La mythologie grecque compte plusieurs triades féminines, dont quatre, selon Hésiode, sont immortelles : les Erinyes vengeresses, les terribles Parques, les douces Saisons et les charmantes Grâces. Selon Robert Graves, elles seraient chacunes des avatars d’une même déesse lunaire, adorée sous sont triple visage de nouvelle lune, pleine lune et lune à son déclin. Mais si on les observe dans leur totalité, elles nous donnent une leçon sur la maladie et la guérison spirituelles, incroyablement en avance sur notre temps : peur de la mort ou dépression, voire folie, et leurs antidotes.

Les Erinyes

ou Furies, selon la terminologie latine

Les Erinyes (en grec, Ἐρινύες, mot peut-être formé de Eri- préfixe augmentatif, « très », et Nyx, « la nuit », d’où, « les très sombres », « les très noires », ou bien venant de ἐρινύω, « être en colère ») constituent l’une des plus anciennes triades féminines dans la « chronologie divine » exposée dans la Théogonie d’Hésiode et les textes homériques.

Oreste aux prises avec deux Erinyes.

L’infortuné Oreste, aux prises avec deux Erinyes. Illustration de Mikka, d’après un vase grec rouge et noir.

Selon Hésiode, leur naissance fut contemporaine de celle d’Aphrodite : quand Gaïa, la terre, se prit de haine pour son époux Ouranos, le ciel, qui avait caché leurs enfants dans le sein de la terre, elle convainquit son plus jeune fils Cronos de castrer leur père, lorsqu’il s’approcherait d’elle, à l’aide d’une faucille d’acier (le texte original parle de l’ « élément gris et invincible » que produisit la terre pour réaliser cette faucille, les traductions « faucille de silex », voire « de diamant », ne sont pas appropriées, et l’existence de l’acier n’entre pas en contradiction avec la théorie hésiodique des cinq âges de l’homme). Les organes génitaux furent jetés à la mer, le sperme forma une écume dont naquit Aphrodite, et des gouttes de sang tombées sur la terre naquirent les Erinyes, ainsi que des géants et les nymphes du frêne (ou « méliennes »), qui sont ainsi les derniers enfants de Gaïa et d’Ouranos.

Bien plus tard (vers 1e ou le 2e siècle après J.-C.), la Bibliothèque d’Apollodore, l’une des plus conséquentes sommes mythologiques grecques, confirmera cette généalogie et précisera en outre que les Erinyes étaient trois, et qu’elles se nommaient Ἀληκτὼ (Alecto), Τισιφόνη (Tisiphoné) et Μέγαιρα (Megaira, un nom qui, légèrement déformé sous forme de « mégère », est encore en usage aujourd’hui), noms qui signifient, respectivement, Incessante, Implacable – Vengeance du sang – Rancune, Haine.

Dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les Erinyes sont mentionnées plusieurs fois : elles sont celles que l’on invoque, soit directement, soit via une autorité supérieure, pour exercer la vengeance sur le coupable d’une offense ou d’une injustice, que ce soit dans le monde des hommes que dans celui des dieux. Elles punissent toutes sortes d’offenses ou de crimes (assassinat, surtout les parricides et les matricides, inceste, parjure, mauvaise conduite vis à vis des parents ou des aînés, manquement aux lois de l’hospitalité…). Cette punition est, exprimée en langage moderne, l’éternel tourment d’une conscience coupable, qui se transforme en folie et se prolonge même après la mort. Elles sont considérées comme les protectrices des pauvres, avec Zeus, puisqu’elles ignorent les distinctions sociales, et la peur des Erinyes était peut-être à ces époques aussi efficace que la peur du gendarme.

Il est difficile de connaître leur liberté d’action. En tant que divinités infernales, elles obéissent à Hadès (parfois appelé « Zeus souterrain », ou « Zeus infernal »), dieu des enfers, et à son épouse Perséphoné. Mais, en dehors de toute considération littéraire, leur fonction de « conscience » rend cette question non pertinente. Homère évoque plusieurs fois également une déesse Erinys, au singulier, dont les attributions sont très semblables à celles des Erinyes au pluriel. (On peut supposer que cette Erinys, en accord avec les théories de Robert Graves, soit la forme fondamentale d’une déesse lunaire, dont les trois Erinyes sont les trois phases).

Homère nous conte la triste histoire des filles de Pandaros, devenues orphelines, et qui, bien qu’elles fussent protégées par les plus grandes déesses de l’Olympe, Athéna, Héra, Artémis et Aphrodite, furent enlevées par les Harpyes et livrées, dans les enfers, comme servantes aux Erinyes. (Odyssée, chant 20)

Avec une telle ascendance et surtout de telles fonctions, les Erinyes constituent un élément essentiel des oeuvres des auteurs tragiques grecs (Eschyle, Sophocle et Euripide). Elles sont évoquées (et c’est Euripide aui, le premier, nous donne l’indication que leur nombre est de trois), et même mises en scène, sous forme de choeur. Une pièce d’Eschyle porte leur nom, ou plutôt leur « surnom » : les Euménides, ou Bienveillantes, un qualificatif par lequel elles sont souvent nommées dans les textes, peut-être par superstition, pour écarter leur menace. C’est pour le théâtre que leur forme devient hideuse, des femmes laides et effrayantes aux cheveux et aux bras entremêlés de serpents, alors que l’iconographie les représente le plus souvent comme des créatures ailées et gracieuses.

Les deux principales victimes des Erinyes, dans la tragédie, sont Œdipe et Oreste.

Le premier, roi de Thèbes, devint sans le savoir l’assassin de son père et l’époux de sa mère. Quant à Oreste, après le meurtre de son père Agamemnon par sa mère, il ne lui restait que le choix de laisser l’âme de son père invengée ou de devenir matricide. Poussé par sa soeur Electre, il choisit de tuer leur mère meurtrière, Clytemnestre.

Dans les textes orphiques (et nous avons de bonnes raisons de croire que les textes homériques se rattachent à cette tradition), les Erinyes sont filles d’Hadès et de Perséphoné, les maîtres des Enfers. Il est à remarquer que, dans les textes orphiques, les Erinyes (toujours nommées Euménides) sont également qualifiées de « filles de la Nuit ». Cette filiation, qu’il faut considérer comme poétique, a été prise au pied de la lettre par certains auteurs tardifs, et particulier Virgile et les auteurs latins.

Elles sont nommées FURIAE par les auteurs latins, et c’est sous cette forme, francisée en « Furies », que nous le trouvons le plus souvent dans les textes traduits en français, aussi bien d’auteurs grecs que latins. Mais l’orthographe d’ « Erinnyes », avec deux n, ne se justifie pas.

Triades féminines issues de Zeus

L’Iliade et l’Odyssée, ainsi que de nombreux textes grecs, nous décrivent Zeus, le « dieu des dieux », comme époux infidèle de l’ombrageuse Héra, père d’une nombreuse progéniture qu’il eut de ses aventures avec des nymphes ou avec des mortelles. Mais, avant son mariage avec Héra, Zeus eut plusieurs compagnes parmi les Titanides et les Océanides, dont il eut en tout 22 enfants, et parmi ceux-ci, trois triades, selon la version orthodoxe exposée par Hésiode dans sa Théogonie :

[Après Métis, Zeus] épousa la brillante Thémis ; Thémis enfanta les Heures, Eunomie, Diké, la florissante Irène, qui veillent sur les ouvrages des humains, et les Moires, comblées par Zeus des plus rares honneurs, Clotho, Lachésis et Atropos, qui dispensent aux hommes et les biens et les maux. La fille de l’Océan, Eurynomé, douée d’une beauté ravissante, conçut de Zeus les trois Charites aux belles joues, Aglaia, Euphrosyne et l’aimable Thalie.

Les Saisons, aussi appelées « Heures »

Les Saisons ou Heures

Une représentation traditionnelle des Saisons. Illustration de Mikka

Toutes différentes des Erinyes sont les douces Heures ou Saisons. Leur nom grec, Ὧραι, Horai (Ὧρα, Hora, au singulier, origine du français « heure ») signifie toute période de temps, et peut signifier année, mois, jour, mais en particulier les saisons et les heures, qui n’avaient pas, dans la Grèce antique, de qualificatifs propres. Dans les traductions des textes anciens, on les nomme soit « Heures », pour des raisons étymologiques, soit « Saisons », nom qui correspond à leurs attributions.

Notons également que le nombre de saisons dans l’année, ainsi que leurs durées, étaient mal définis et dépendait de l’époque et de la région. Homère, dont on ne connaît avec certitude ni le moment où vécut (quelque part entre l’an -1200 et l’an -800), ni les origines, en comptait trois, comme Eschyle, le premier grand dramaturge athénien (526 – 456 av. J.-C.), tandis qu’Alcman, un poète lyrique de Sparte au 7e siècle av. J.-C., en comptait quatre et il y eut une période, dans la région d’Athènes, où l’on en comptait sept.

Nos trois divinités se nommaient :
– Εἰρήνη, Eiréné, « Paix » – ce prénom est toujours employé, sous une forme un peu altérée, Irène,
– Εὐνομια, Eunomia, « Bonne loi », d’où, bonne législation, équitable,
– Δίκη, Diké, « Justice », au sens de justice humaine (sa mère, rappelons-le, se nomme Thémis, qui signifie « justice divine »).

Ces noms nous parlent des conditions nécessaires à l’établissement d’un bon gouvernement, stable et équitable, et laissent entendre que les Saisons, qui apparaissent dans les textes comme des divinités de la nature, secondaires, et accompagnant les grandes divinités de l’Olympe (en ceci, elles sont très proches, voire difficile à distinguer des Charites, voir plus bas), auraient eu autrefois d’autres attributions, plus « sérieuses », comme le confirme l’historien Diodore de Sicile (1e siècle après J.-C.) :

« Chacune des Heures est chargée des différents temps de la vie de l’homme, et elles l’avertissent par leurs trois noms, que rien ne peut la lui procurer heureuse, que l’ordre, la justice et la paix. »

En tant que Saisons, elles gouvernent l’ordre de l’année et des travaux des champs. Homère les présente comme les gardiennes des portes du ciel, dans deux passages absolument identiques des chants 5 et 8 de l’Iliade :

« Héra, avec le fouet, poussa vivement les chevaux.
D’elles-mêmes s’ouvrirent en grondant les portes du ciel,
gardées par les Heures, qui ont la charge du vaste ciel et de l’Olympe,
pour écarter de l’entrée un nuage épais, ou l’y remettre.
C’est par là que les déesses firent passer les chevaux aiguillonnés. »

Pindare (9e Ode phythique, 5e siècle av. J.-C., nous apprend que les Saisons ont été les nourrices, avec Gaïa, la terre, du fils qu’eut Apollon avec une princesse mortelle, Cyréné. Elles le nourrirent de nectar et d’ambroisie, ce qui lui conféra l’immortalité, et devin le dieu champêtre Aristée, non mentionné par Hésiode parmi les immortels, mais qui intervient dans l’histoire d’Orphée et d’Euridice.

Dans les Hymnes homériques, les Saisons sont très proches des Charites ou Grâces (voir plus bas), assistant Aphrodite à sa toilette sur l’île de Chypre ou participant aux fêtes avec Apollon, les Muses, Aphrodite et les déesses les plus gracieuses de l’Olympe.

Dans les textes associés aux cultes orphiques, les Saisons prennent un caractère nettement « champêtre », proches de Déméter et de sa fille Perséphoné, du moins, pendant de la période de l’année où elle n’est pas aux côtés de son époux Hadès, aux enfers.

Selon le géographe Pausanias (2e siècle après J.-C.), on trouvait plusieurs lieux qui étaient consacrés aux Saisons, dont un autel près d’Olympie et un sanctuaire à Argos. elles étaient souvent représentées accompagnant d’autres divinités, voire en tant qu’ornements d’ouvrages sculptés important : sur les trônes des statues de Zeux du temple d’Olympie (par Phydias) et d’Apollon à Sparte, sur la couronne de la statue d’Héra à Mycènes… Pausanias cite également le légendaire poète Olen, antérieur à l’apparition de l’écriture grecque vers le 8e siècle, selon lequel les Saisons auraient élevé la déesse Héra, épouse de Zeus.

En conclusion, divinités des « bonnes lois », de l’alternance des périodes de l’années et de la croissance, elles enseignent aux hommes comment mener vie harmonieuse et heureuse, à l’abri des peurs et en harmmonie avec le monde qui les entoure.

Les Moires ou Parques

Clotho, Lachésis et Athropos, les trois Parques ou Moires

Clotho, Lachésis et Athropos : les trois terribles Parques

Bien différentes sont les soeurs des Saisons sont les Moires, du grec Moirai, plus connues sous leur nom latin de Parques, les trois terribles déesses qui filent et coupent le fragile fil de la vie des hommes. Leur nom, en grec, signifie "part", la portion allouée à chaque mortel, son destin.

« … les Parques impitoyables, Clotho, Lachésis et Atropos qui dispensent le bien et le mal aux mortels naissants, poursuivent les crimes des hommes et des dieux et ne déposent leur terrible colère qu’après avoir exercé sur le coupable une cruelle vengeance. » (Hésiode, Théogonie)

Selon Hésiode, elles sont filles de Zeus et de Thémis, la Titanide dont le nom signifie "Justice", toujours selon Hésiode. Mais d’autres leur donnent encore d’autres origines, comme le Chaos ou Pontos. Et, comme pour les Erinyes, elles sont parfois qualifiées de « filles de la nuit », en tant que créatures causant l’effroi.

Homère ne les cite pas en tant que « Moires », mais en tant que « fileuses », Κλῶθες, Clothès, dans le chant 8 de l’Odyssée.

Elles sont au nombre de trois, trois soeurs qui se nomment Clotho ("Fileuse"), Lachésis ("celle qui répartit") et Athropos ("Implacable"). Ensemble, elles président à la destinée des hommes : Clotho file le fil de leur vie, Lachésis distribue les âmes et Athropos, qui coupe le fil, est la plus terrible. Selon Hésiode, elles poursuivent les criminels de leur colère mais, selon d’autres, ce rôle serait celui des Erinyes.

Comme maîtresses du destin et de la mort, ces trois divinités sont particulièrement craintes, et ont les représente sous des traits inquiétants, bien que par toujours aussi vieilles que le prétend Hésiode.

Selon certains, les Parques sont sous les ordres de Zeus. Selon d’autres, non.

Bref, difficile de se faire des certitudes à partir de tant d’opinions contradictoires ! Ce qui ressort en tout cas, c’est qu’elle sont craintes comme liées à la mort et à l’inenuctabilité du destin.

Rares sont les textes qui nous parlent des Parques. Parmi eux, le plus important est sans doute cet hymne orphique (*) :

« Parques infinies, filles de la nuit obscure , je vous implore, ô vous qui sur les bords du marais céleste, aux lieux où une eau sombre coule éternellement d’une fontaine infernale sous un épais brouillard, présidez aux âmes des morts qui sont réfugiées dans les profondeurs de la terre, vous venez aux demeures tumultueuses des hommes, accompagnées de l’Espoir et les yeux couverts de voiles de porphyre ; ainsi traînées par vos rapides coursiers, vous arrivez dans le champ fatal, aux limites de la Justice, de l’Espoir et des Inquiétudes, car la Parque est la maîtresse de la vie. Aucune autre des divinités qui habitent les sanctuaires du ciel n’accompagne aussi fidèlement Jupiter. La Parque sait tout ce que l’avenir nous réserve, tout ce qui est connu à la pensée habile de l’éternel Jupiter. O vierges de la nuit, soyez-nous favorables, soyez-nous bienveillantes ; Atropos, Lachesis, Clothos, déesses invisibles, redoutables, toujours inquiètes, car tout ce que vous donnez aux mortels c’est vous-mêmes qui le leur enlevez ; ô Parques, écoutez les prières des prêtres, écartez de l’âme d’Orphée tous les chagrins terribles. »

(*) : les hymnes orphiques sont une collection de 87 petits poèmes, dont on ne connaît pas la date de composition, et liés au culte d’Orphée.

Les Charites ou Grâces

Représentation ancienne (5e s. av. J.-C.) des Charites, bas relief grec.

Représentation ancienne des Charites,
bas relief grec du 5e siècle avant J.-C.

Toutes différentes sont les 3 filles que, d’après la Théogonie d’Hésiode, Zeus eut de sa quatrième compagne, l’Océanide Eurynomé : les trois Charites (du grec χάριτες, au singulier χάρις, qui signifie exactement « grâce », beauté, charme, mais aussi le fait de chercher à faire plaisir, la bienveillance, le respect, la gratitude, bref, de belles et bonnes choses aux antipodes de la folie coupable symbolisée par les Erinyes), ou Grâces (GRATIAE) selon la terminologie latine. Elles sont nommées Aglaé (Ἀγλαΐη), Euphrosine (Εὐφροσύνη) et Thalie (Θαλίη). Hésiode les fait demeurer avec les Muses, sur l’Olympe, en compagnie de Désir (Himéros). Toujours selon Hésiode, la plus jeune, Aglaé, était l’épouse d’Héphaïstos, le dieu boiteux, le génial forgeron.

Dans un autre ouvrage d’Hésiode, les Travaux et les Jours, ce sont les Charites qui, accompagnées de Persuasion (Πειθὼ, « Pitho »), parent de colliers Pandore, l’Ève grecque.

La généalogie, le nombre et les noms de Grâces sont confirmés dans des textes de référence plus tardifs de la mythologie grecque : hymnes orphiques et Bibliothèque d’Apollodore.

Par contre, Homère nous donne quelques informations, très fragmentaires et en contradiction avec la Théogonie, comme c’est assez souvent le cas : dans le chant 14 de l’Iliade, Héra promet de donner pour épouse l’une des plus jeunes Charites, Pasithéa, à Hypnos, le sommeil, s’il lui rend le service d’endormir Zeus. Ces quelques éléments méritent d’être analysés :

– Héra a donc la possibilité d’accorder la main d’une Charite, ce qui, pour certains mythographes, signifie qu’elle est la mère des Charites. C’est du moins ainsi que l’a interprété un poète du 6e siècle après J.-C. (soit bien plus d’un millénaire après Homère), Coluthos de Lycopolis (Lycopolis, dans la Thébaïde, en Egypte, est aujourd’hui Assiout), dont il ne nous reste qu’une « épopée courte », l’Enlèvement d’Hélène. Toutefois, en tant que belle-mère des Charites et épouse du maître de l’Olympe, Héra possède certains droits, et cette interprétation nous semble abusive ;

– « l’une des plus jeunes des Charites » n’a pas beaucoup de sens si l’on admet qu’elles ne sont que trois. Homère pourrait entendre, sous le nom de Charites, un groupe de divinités mi-déesses, mi-nymphes, peut-être assez comparables aux Océanides ou aux Néréides ;

– le nom de « Pasithéa » vient de « πᾶς » (pas, qui, décliné à l’accusatif, donne Pan, le dieu « tout »), le tout, l’univers et θεά (théa), déesse, soit, déesse universelle, déesse dont l’empire s’étend sur tout, un nom qui ne peut s’appliquer, en toute logique, qu’à Aphrodite, puisque, en tant que déesse de l’amour (et donc de la procréation), elle étend effectivement son empire sur tous les êtres vivants. Premier indice d’un lien puissant entre les Charites et Aphrodite.

Le groupe des Charites de la Bibliothèque Piccolomini

Le groupe des Charites de la Bibliothèque Piccolomini, sculpture romaine de l’époque impériale…

Homère cite, dans le chant 18 de l’Iliade, une divinité nommée Charis, au singulier, épouse d’Héphaïstos, le dieu forgeron. Ce détail pose également problème.

Si l’on compare Homère et Hésiode, qui fait de l’épouse d’Héphaïstos le Charite Aglaé, cette « Charis » serait une « Charite » au nom mal défini. Mais si l’on compare Homère avec lui-même, l’épouse d’Héphaïstos était Aphrodite. Certains mythographes sont d’accord pour voir en Charis l’un des noms ou attributs d’Aphrodite (la belle, la charmante, la gracieuse…) – à moins qu’Héphaïstos n’ait demandé le divorce après l’infidélité de sa trop belle épouse avec Arès…

Donc, comme pour les Erinyes et leur divinité tutélaire Erinys, on est donc amené à penser que les Charites ont pour divinité tutélaire Aphrodite.

À l’inverse des Erinyes, ressorts essentiels des tragédies, les belles, douces et charmantes Charites sont des ornements de choix pour les poètes. Et on compte par dizaines les références aux Charites dans la poésie lyrique grecque, de Sappho à Callimaque. En voici quelques exemples :

NB : Comme pour la plupart des traductions anciennes, libres de droits, celles-ci adoptent les noms latins des divinités, et les Charites sont nommées « Grâces ».

Sappho (6e s. av. J.-C.), Fragments : Venez ici, Muses, abandonnez votre brillant séjour ! … Venez maintenant, Grâces délicates, et vous Muses à la belle chevelure ; … Venez chastes Grâces aux bras de rose, venez, filles de Zeus ! …

Pindare (5e s. av. J.-C.), Odes : … si toutefois, soutenu par la main d’un dieu, je cultive le beau jardin des Grâces; car d’elles vient tout ce qui charme.

…Elle vit plus longtemps que les faits, cette parole que, par la faveur des Grâces, la voix fait jaillir d’une âme profonde.

Anacréon (5e s. av. J.-C.) : Je chante la rose nouvelle au retour du printemps qu’elle couronne. Mon amie, soutiens mes accents. La rose est le souffle pur des dieux, la rose est la joie des mortels, l’ornement des Grâces, la fleur chérie de Vénus dans la saison délicieuse des amours ; la rose est agréable aux Muses, elle fournit de charmantes allégories…

Les Charites, par Raphaël

Le modèle classique des Charites revisité à la Renaissance par Raphaël.

Hymne homérique à Aphrodite (8e – 4e s. av. J.-C.) : … Les Grâces s’empressent de la [Aphrodite] baigner et de verser sur elle une huile divine, odorante, destinée aux dieux immortels, et qui ajoute à leur beauté.

Hymne homérique à Apollon : … Toutes les Muses font entendre leurs voix mélodieuses : elles chantent l’éternelle félicité des dieux et les souffrances des hommes qui vivent dans l’erreur et la faiblesse, sous la domination des Immortels, et ne peuvent trouver aucun asile contre la mort, aucun remède contre la vieillesse. Les Grâces, à la chevelure superbe, les Heures bienveillantes, Hébé, Harmonie, et Aphrodite, la fille de Zeus, forment les chœurs des danses en se tenant par la main…

Callimaque (3e s. av. J.-C.) : Elles sont quatre, les Charites. Car, aux trois qu’elles étaient, le modeleur vient d’en ajouter une autre. Elle est encore toute humide de parfums c’est l’heureuse Bérénice, brillante entre toutes, et sans qui les Charites ne se seraient pas les Charites.

Dans la poésie, elles apparaissent comme proches des Heures (voir plus haut), et certains mythographes les ont assimilées, dans leurs fonctions de suivantes d’Aphrodite. Mais elles sont aussi les divinités de tout ce qui apporte la joie : la beauté, la parure, l’art, la musique, le succès, la danse, le chant, les fêtes et les rires. Elles sont proches d’Aphrodite, des Heures, mais aussi des Muses et d’Apollon, et même de sa chasseresse de soeur Artémis, d’Himéros (« désir »), d’Harmonie, fille d’Aphrodite et d’Arès, d’Hébé (« jeunesse », fille de Zeus et Héra, elle fut l’échanson des dieux puis devint l’épouse d’Héraclès)…

Les deux géographes Strabon et Pausanias (resp. 1e et 2e s. ap. J.-C.) citent la ville d’Orchomène en Béotie, qui fut jadis une cité riche et puissante, comme le lieu du premier temple dédié aux Charites. C’est le légendaire Etéocle, fils incestueux d’Œdipe, qui le fit construire, ainsi que l’écrit Strabon :

« Parvenu au comble de la prospérité, Etéocle avait eu à coeur, apparemment, de remercier ces déesses ou du bien qu’elles lui avaient fait, ou du bien qu’elles l’avaient mis à même de faire, ou de ces deux faveurs à la fois. »

Ainsi, une famille vouée aux Erinyes, parvint, par le travail de l’un de ses fils, à parvenir à la Grâce.

Pausanias parle également des représentations des Charites, en peinture comme en sculpture : initialement vêtues, les artistes les ont progressivement représentées nues.

A des époques plus tardives, les Charites furent associées à Bacchus (notamment dans les Dionysiaques de Nonnus de Panopolis, poète du 5e siècle après J.-C.) : ce glissement de la retenue apollinienne aux excès bachiques, comme celui de Charites vêtues à des Charites nues qu’évoque Pausanias, étaient prévisibles et obéissent à la seconde loi de la thermodynamique, celle de l’accroissement du désordre.

En guise de conclusion à cette visite parmi quelques triades féminines de la mythologie grecque (d’autres triades appartiennent à la légende de Persée), on doit saluer avec gratitude la méthode d’analyse des mythes de Robert Graves. On est frappé par les relations entre ces quatres triades, opposées deux à deux : deux triades parlent du temps, les deux autres d’énergétique psychique. Les Heures parlent de l’alternance joyeuse des travaux et des célébrations, tandis que Moires considèrent le temps comme le chemin vers la mort. Les Erinyes parlent de culpabilité, de dépression et de folie, et les Charites parlent de l’effet curatif des plaisirs, s’ils sont pratiqués en toute conscience et avec un minimum de retenue.