L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Combat singulier d’Hector et d’Ajax – Sépulture des morts.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

En achevant ces paroles, l’intrépide Hector s’élance hors des portes ; son frère, Pâris, marche à ses côtés : tous deux brûlent d’ardeur pour la guerre et les combats. Ainsi, quand une divinité accorde un vent favorable aux matelots qui longtemps ont fatigué en agitant la mer de leurs rames polies, et dont les membres sont brisés par le travail ; de même les deux guerriers apparaissent aux Troyens, impatients de les revoir.

D’abord Pâris immole Ménesthios, habitant d’Arna, lui qu’engendrèrent Areithoos, à la forte massue, et la belle Philoméduse. Hector, de sa lance terrible, frappe Éionée à la gorge, au-dessous du casque d’airain, et lui ravit le jour. Dans cette mêlée sanglante, Glaucos, fils d’Hippolochos, et chef des soldats lyciens, de sa lance frappe à l’épaule le fils de Dexios, Iphinoos, lorsqu’il s’élançait sur son char ; il tombe renversé, et ses forces l’abandonnent.

Cependant Athéna, voyant les Grecs périr dans cette bataille cruelle, descend des sommets de l’Olympe jusque dans les murs sacrés d’Ilion ; Apollon, du haut de Pergame, accourt au-devant de cette déesse, car il désire accorder la victoire aux Troyens. Les deux divinités se rencontrent près du hêtre. Apollon, parlant le premier, adresse ces paroles à Athéna :

« Dans quel nouveau dessein, fille du grand Zeus, es-tu descendue de l’Olympe ? quelle ardeur t’anime ? Est-ce pour faire pencher en faveur des Grecs la victoire inconstante ? car tu es sans pitié pour les Troyens expirants. Cependant, si tu veux m’écouter, il est un plus sage parti : suspendons aujourd’hui le carnage et la guerre ; ensuite les Grecs combattront de nouveau, jusqu’à ce qu’ils trouvent la ruine d’Ilion, puisque toi et Héra désirez si vivement de détruire cette ville. »

« J’y consens, Apollon, lui répondit Athéna, aux yeux d’azur ; la même pensée m’occupait lorsque je suis descendue de l’Olympe au milieu des Grecs et des Troyens. Mais, dis-moi, comment pourras-tu faire cesser les combats de ces guerriers ? »

« Excitons le courage redoutable du brave Hector, lui dit Apollon, afin qu’il provoque l’un des enfants de Danaos à se mesurer seul avec lui dans un combat terrible ; et les valeureux Grecs, applaudissant à cette audace, exciteront un de leurs guerriers à combattre le divin Hector. »

Il dit ; et Athéna ne s’oppose pas à cet avis. Alors Hélénos, fils chéri de Priam, ayant compris dans son cœur les desseins qui plaisaient à ces divinités, s’approche d’Hector, et lui parle en ces mots :

« Fils de Priam, Hector, égal aux dieux par ta prudence, je suis ton frère, voudras-tu m’obéir ? Arrête les Troyens et les Grecs, et toi-même va provoquer le plus vaillant des Grecs à combattre seul contre toi ; car il n’est pas encore dans ta destinée de mourir et d’atteindre le terme fatal : j’en suis instruit par la voix des immortels. »

Ainsi parle Hélénos ; à ce discours, Hector, plein de joie, s’avance entre les deux armées, et saisissant le milieu de sa lance, il arrête les phalanges des Troyens, qui tous restent immobiles. Agamemnon retient aussi les Grecs valeureux. Cependant Apollon et Athéna, placés sur le hêtre majestueux de Zeus, semblables à deux vautours, contemplent avec joie ces guerriers, dont les épais bataillons, hérissés de boucliers, de casques et de lances, sont maintenant en repos. Comme le souffle naissant du zéphyr fait frémir la surface des ondes, qui s’obscurcissent à son approche ; ainsi paraissent dans la plaine les rangs des Grecs et des Troyens. Alors, au milieu des deux armées, Hector s’écrie :

« Écoutez-moi, Troyens, et vous, Grecs valeureux ; je dirai ce que m’inspire mon courage. Le puissant fils de Cronos n’a point ratifié nos serments ; et dans sa pensée ce dieu prépare, encore des malheurs aux deux peuples, jusqu’au jour où vous renverserez les tours élevées d’Ilion ou que vous-mêmes serez vaincus près de vos navires. Mais, puisque parmi vous sont les plus vaillants héros de la Grèce, que celui de vos guerriers qui désire me combattre sorte des rangs, et, le premier de tous, qu’il attaque le vaillant Hector. Toutefois, voici ce que je propose, et que Zeus nous en soit témoin : si l’un de vous me ravit le jour de sa longue lance, il enlèvera mes armes, et les portera vers ses navires ; mais il rendra mon corps à ma patrie, afin que les Troyens et les épouses des Troyens m’accordent les honneurs du bûcher. Au contraire, si j’immole mon ennemi, si Phébus me donne cette gloire, j’enlèverai ses armes, je les porterai dans la ville sacrée d’Ilion, et les suspendrai dans le temple d’Apollon, qui lance au loin ses traits ; mais je renverrai le corps de ce guerrier vers les vaisseaux, afin que les Grecs à la longue chevelure, l’ensevelissent, lui construisent un tombeau sur les rivages du vaste Hellespont ; et, dans les siècles à venir, un jour quelqu’un, traversant sur son vaisseau les noires ondes de la mer, dira : Voila le tombeau d’un guerrier mort anciennement ; tout brave qu’il était, il tomba sous les coups du magnanime Hector. C’est là ce qu’on dira, et ma gloire ne périra jamais. »

À ces paroles, tous les Grecs restent dans le silence ; par honte ils n’osent refuser, et craignent cependant d’accepter le combat. Mais enfin Ménélas se lève, et, gémissant avec amertume, il les accable de reproches :

« Guerriers pleins de jactance, ô vous qui n’êtes que des femmes, et non des hommes ! quel opprobre pour nous, quel honteux outrage si parmi les Grecs nul ne se présente aujourd’hui contre Hector ! Ah ! puissiez-vous tous, anéantis, être réduits en poussière, vous qui restez immobiles, sans honneur et sans gloire ! Eh bien ! moi seul, je m’armerai contre lui, car les destins des combats reposent dans le sein des immortels. »

Il dit, et revêt une armure superbe. Alors, ô Ménélas, le terme de ta vie était entre les mains d’Hector, car il était bien plus fort que toi, si les chefs des Grecs n’étaient accourus pour te retenir ; l’Atride lui-même, le puissant Agamemnon, l’arrête par le bras, et lui dit :

« Ton cœur t’égare, trop généreux Ménélas ; cette témérité ne te convient pas ; quoi qu’il t’en coûte, retiens ton courage ; ne va pas, dans ta colère, combattre un héros qui t’est bien supérieur, Hector, fils de Priam, que redoutent tous les guerriers. Achille lui-même, dans nos combats glorieux, ne le rencontre qu’en frémissant, lui, bien plus redoutable que toi. Retire-toi maintenant au milieu de tes compagnons : les Grecs susciteront contre Hector un autre combattant ; et ce guerrier, quelque intrépide qu’il soit, reposera volontiers ses membres fatigués, s’il échappe à cette lutte dangereuse, à ce combat terrible. »

Ainsi, par de sages conseils, ce héros persuade le cœur de son frère, et Ménélas obéit. Aussitôt ses compagnons détachent avec joie l’armure de ses épaules. Cependant Nestor se lève au milieu des Grecs, et leur tient ce discours :

« O dieux, quelle tristesse profonde va s’emparer de toute la Grèce ! Oh ! combien gémira le vieux guerrier Pélée, ce chef éloquent et sage des Thessaliens, lui qui jadis se plaisait tant, près de ses foyers, à m’interroger sur les ancêtres et sur les enfants de tous les Argiens ! Ah ! s’il apprend qu’aujourd’hui tous tremblent devant Hector, sans doute, en élevant ses mains, il implorera les dieux pour que son âme, abandonnant son corps, descende dans les sombres demeures d’Hadès! Puissant Zeus, Athéna, Apollon, que ne suis-je encore dans ma jeunesse, comme aux jours où, sur les rivages du rapide Céladon, combattaient les citoyens de Pylos et les vaillants Arcadiens, rassemblés autour des remparts de Phéa, sur les rivages du Jardanos ! A la tête des guerriers d’Arcadie était Éreuthalion, héros pareil aux dieux ; il portait sur ses épaules l’armure d’Areithoos, du terrible Areithoos, que les hommes et les femmes nommaient le guerrier à la forte massue, car jamais il ne combattit avec l’arc ou le javelot ; mais, armé de la massue de fer, il renversait des phalanges entières. Lycurgue le tua par ruse, et non par la force ; il l’attaqua dans un étroit sentier, où la massue de fer ne garantit pas Areithoos de la mort ; car Lycurgue le prévint, et lui plongea sa lance dans le corps. Areithoos tomba renversé sur la terre ; Lycurgue enleva les armes, présent du terrible Arès, et lui-même ensuite s’en servait en combattant. Lorsque ce héros eut vieilli dans ses palais, il donna l’armure d’Areithoos à son compagnon fidèle, Éreuthalion, qui, possesseur de ces armes, provoquait les plus illustres guerriers. Tous, remplis d’effroi, tremblaient devant lui, nul n’osait l’attendre ; mais mon cœur audacieux, méconnaissant la crainte, m’excita à le combattre. J’étais le plus jeune de tous ; cependant je l’attaquai, et Athéna m’accorda la victoire : je terrassai ce héros, d’une taille et d’une force prodigieuses ; son corps, étendu sur la terre, couvrait un espace immense. Ah ! que ne suis-je, comme alors, à la fleur de mon âge ! que n’ai-je ma force tout entière ! bientôt l’intrépide Hector trouverait un adversaire. Et parmi vous, les plus vaillants des Grecs, pas un ne s’empresse de marcher contre lui ! »

Tels étaient les reproches du vieux Nestor. Aussitôt neuf guerriers se présentent ; et d’abord se lève le grand Agamemnon, roi des hommes ; puis le fils de Tydée, le terrible Diomède ; viennent ensuite les deux Ajax, revêtus d’une force indomptable ; Idoménée, et l’écuyer d’Idoménée, Mérion, semblable au dieu sanglant de la guerre ; enfin s’avancent Eurypyle, fils illustre d’Évaimon ; Thoas, fils d’Andraimon, et le sage Ulysse : tous veulent combattre l’intrépide Hector.

Alors Nestor, guerrier vénérable, leur parle en ces mots :

« Tirez au sort maintenant pour savoir quel est le guerrier qu’il désignera. Ce héros méritera bien des Grecs, et se félicitera lui-même, s’il échappe à cette lutte dangereuse, à ce combat terrible. »

Alors chacun des chefs trace un signe qu’il jette dans le casque d’Agamemnon, fils d’Atrée. Cependant les peuples priaient, les mains élevées vers les dieux, et chacun disait en regardant le ciel :

« O puissant Zeus, fais que le sort désigne Ajax, ou le fils de Tydée, ou le roi de l’opulente Mycène. »

Telles étaient leurs prières ; Nestor agite le casque, et le sort désigne celui qu’ils désiraient, le grand Ajax. Un héraut porte le signe de tous côtés dans la foule, et, commençant par la droite, il le montre aux chefs des Grecs ; nul d’entre eux ne le reconnaît ni ne l’avoue pour être le sien. Mais lorsque, à travers les rangs, il arrive à l’illustre Ajax, qui traça ce signe et le jeta dans le casque, alors celui-ci tend la main, et le héraut le lui remet en s’approchant. À la vue de ce signe, qu’il reconnaît, le guerrier se sent pénétré de joie ; il le laisse tomber à ses pieds, et s’écrie :

« Oui, mes amis, cette marque est la mienne, et je m’en réjouis comme vous, car j’espère vaincre le divin Hector. Vous, cependant, tandis que je prendrai mes armes, implorez silencieusement en vous-mêmes Zeus, puissant fils de Cronos, afin que les Troyens ne vous entendent pas ; ou plutôt à haute voix, car nous ne craignons personne : nul à son gré ne pourra me dompter, ou par force, ou par adresse ; car je me flatte que Salamine, qui m’a vu naître et qui m’a nourri, n’a pas fait de moi un guerrier inhabile. »

Il dit, et les peuples adressaient leurs vœux au grand Zeus ; tous s’écriaient, les yeux levés vers le ciel :

« Puissant Zeus, toi qui règnes sur l’Ida, dieu grand et majestueux, fais qu’Ajax remporte la victoire, et qu’il obtienne une gloire éclatante ; cependant, si tu chéris aussi Hector et si tu le protèges, du moins accorde à tous deux la même force et le même honneur. »

C’est ainsi que priaient les Grecs. Cependant Ajax se couvrait de l’airain étincelant. Dès qu’il a revêtu ses armes, il s’élance aussitôt : tel se montre le formidable Arès, lorsqu’il va se mêler aux combats des hommes que Zeus excite à combattre par la force de la discorde dévorante ; tel se lève le terrible Ajax, le rempart des Grecs ; il sourit d’un air farouche, et marche à grands pas en agitant sa longue javeline. A cette vue les Grecs se réjouissent ; mais les Troyens sentent leurs membres trembler d’effroi, le coeur même d’Hector palpite dans son sein : mais il n’était plus possible de reculer, ni de se plonger dans la foule, puisque lui-même avait provoqué le combat. Ajax s’approche, portant son bouclier énorme semblable à une tour ; il était d’airain, et recouvert de sept peaux de bœuf. Le plus habile ouvrier, Tychios, qui habitait Hylé, fabriqua ce bouclier superbe avec la dépouille de sept taureaux vigoureux, et la huitième couche était d’airain.

Ajax, portant ce bouclier devant sa poitrine, s’arrête tout près d’Hector, et lui dit en le menaçant :

« Hector, tu vas connaître maintenant, dans ce combat singulier, quels braves se trouvent parmi les Grecs, même après l’impétueux Achille, au cœur de lion ; car ce héros reste auprès de ses navires, irrité contre Agamemnon, pasteur des hommes. Il est encore parmi nous des guerriers nombreux et dignes de se mesurer avec toi. Mais commence le combat. »

« Fils de Télamon, noble Ajax, prince des peuples, lui répond le brave Hector, ne cherche pas à m’éprouver comme un faible enfant, ou comme une femme qui ne connaît pas les travaux de la guerre. Je connais les périls et le carnage ; je sais porter à droite, je sais porter à gauche mon bouclier solide ; je sais lancer mes coursiers rapides sans me fatiguer dans les batailles, et je sais avec joie me signaler dans un combat de pied ferme. Mais, quelque fort que tu sois, je ne veux point t’attaquer à la dérobée ; si je réussis à t’atteindre, je veux que ce soit ouvertement. »

À ces mots, balançant une longue javeline, il la jette contre le formidable bouclier d’Ajax, et frappe la surface d’airain qui formait la huitième et dernière couche ; le fer inflexible la traverse en perçant les six premières, et s’arrête à la septième. Le noble Ajax, à son tour, lance un long javelot, et frappe le bouclier arrondi du fils de Priam ; l’arme impétueuse perce le brillant airain, pénètre la cuirasse superbe, et la pointe déchire la tunique sur le flanc. Mais le fils de Priam se dérobe à la mort cruelle. Tous les deux alors arrachent de leurs mains ces fortes javelines, et se précipitent tels que des lions dévorants ou des sangliers dont la force est indomptable. Le fils de Priam atteint de sa lance le milieu du bouclier ; mais la pointe se recourbe sans pouvoir rompre l’airain. Alors Ajax se précipite sur Hector : sa pique traverse le bouclier, arrête le Troyen qui s’élance, et le blesse à la gorge ; un sang noir jaillit aussitôt. Toutefois le brave Hector ne cesse point le combat ; seulement il s’éloigne, et de sa forte main, saisissant un roc noir, énorme et raboteux, qui gisait dans la plaine, il frappe le milieu du formidable bouclier d’Ajax : l’airain retentit avec un son terrible. Alors Ajax soulève à son tour une pierre plus grande encore, et, la tournant dans les airs, il lui imprime une force immense. Cette pierre, large comme une meule, brise le bouclier et blesse les genoux d’Hector ; il tombe renversé, mais couvert de son bouclier. Apollon le relève aussitôt. Ils étaient près de se déchirer, si les hérauts, messagers de Zeus et des hommes, ne fussent venus, l’un envoyé par les Troyens et l’autre par les Grecs valeureux, Idéos et Talthybios : tous deux, pleins de prudence, étendent leur sceptre au milieu des combattants ; et le héraut Idéos, fertile en sages conseils, leur parle en ces mots :

« Cessez, ô mes enfants, cessez vos combats ; le puissant Zeus vous chérit tous deux : vous êtes l’un et l’autre de vaillants guerriers, nous le savons tous ; mais déjà la nuit est arrivée, il est bien aussi d’obéir à la nuit. »

« Sage Idéos, répond Ajax, invitez Hector à tenir ce même langage, car c’est lui qui provoqua nos chefs les plus braves au combat : que ce soit donc lui qui commence, et s’il cède, je céderai également. »

Alors le magnanime Hector, au casque étincelant, dit aussitôt :

« Ajax, c’est un dieu qui t’a donné la force, la valeur, et la sagesse, et, par ta lance, tu l’emportes sur tous les Grecs. Cessons aujourd’hui cette lutte meurtrière ; une autre fois nous combattrons encore, jusqu’à ce qu’un dieu nous sépare et donne la victoire à l’un des deux. Déjà la nuit est arrivée, il est bien aussi d’obéir à la nuit : ainsi donc, retourne vers tes navires combler de joie les Grecs, surtout tes amis et tes compagnons ; moi, dans la vaste cité du roi Priam, je réjouirai les Troyens et les chastes Troyennes, elles qui se rendent dans le temple pour implorer les dieux en ma faveur. Cependant, faisons-nous l’un à l’autre des présents glorieux, et que chacun des Grecs et des Troyens dise : Ils combattirent animés d’une rage meurtrière, mais ils se séparèrent unis par l’amitié. »

En achevant ces mots, Hector donne une épée enrichie de clous d’argent, avec le fourreau et le superbe baudrier ; Ajax donne une ceinture éclatante de pourpre. Ils se séparent : l’un retourne dans l’armée des Grecs, et l’autre se mêle à la foule des Troyens. Ceux-ci sont charmés de revoir plein de force et de vie ce héros qui vient d’échapper à la valeur et aux mains invincibles d’Ajax ; ils le conduisent vers la ville, après avoir désespéré de son salut. De leur côté, les chefs des Grecs reconduisent Ajax auprès d’Agamemnon, qui se réjouit de cette victoire.

Lorsque les chefs sont rassemblés dans la tente de l’Atride, pour eux, Agamemnon, roi des hommes, immole un fort taureau de cinq ans au puissant fils de Cronos ; ils dépouillent la victime, ils l’apprêtent, la divisent, la découpent avec art en morceaux que l’on passe dans des broches, la font rôtir avec soin, et la retirent des flammes. Ces apprêts terminés, le repas étant ainsi disposé, ils goûtent les plaisirs du festin, se rassasient de mets également partagés : mais le héros, fils d’Atrée, Agamemnon, honore Ajax du large dos de la victime. Lorsqu’ils eurent chassé la faim et la soif, Nestor, le premier de tous, ouvre un nouvel avis ; ce vieillard, qui déjà venait de leur donner de sages conseils, se lève dans l’assemblée, et, plein de prudence, leur parle en ces mots :

« Atrides, et vous tous, chefs de la Grèce, déjà de nombreux guerriers ont péri, déjà le farouche Arès à mêlé leur sang noir aux ondes limpides du Scamandre, et leurs âmes sont descendues dans les enfers : il faut donc qu’au lever de l’aurore tu fasses cesser les combats, et, tous rassemblés, nous transporterons ici les cadavres avec nos bœufs et nos mules ; nous livrerons les corps aux flammes, non loin des navires, afin que chacun rapporte les os des guerriers à leurs enfants, quand nous retournerons dans nos patries. Élevons donc hors du camp une tombe commune autour du bûcher, et près de ce monument hâtons-nous de construire de hautes murailles, rempart de nos vaisseaux et de nos guerriers ; là seront pratiquées des portes solides, pour laisser à nos chars un large chemin. Creusons, en dehors et tout près, un fossé profond qui, entourant le rempart, puisse arrêter les chevaux et les soldats ennemis, de peur que les superbes Troyens ne nous accablent de tout le poids de la guerre. »

Ainsi parla Nestor, et tous les rois applaudirent. Cependant, au sommet de la citadelle élevée d’Ilion, et sous les portiques de Priam, il se forme une assemblée imposante et tumultueuse. Alors le sage Anténor se lève, et parle ainsi le premier aux Troyens :

« Écoutez-moi, Troyens, enfants de Dardanos, et vous, alliés, je vous dirai ce que dans mon sein m’inspire mon cœur. Rendons aux Atrides l’Argienne Hélène et ses richesses ; qu’ils l’emmènent car nous combattons aujourd’hui, parjures à la foi des serments ; et je n’espère rien de glorieux pour nous, si les Troyens refuserai ce que je propose. »

Après ce discours, Anténor se rassied ; mais le divin Pâris, l’époux d’Hélène à la belle chevelure, s’avance au milieu de l’assemblée, et répond par ces paroles :

« Anténor, tu tiens des discours qui ne me sont point agréables : tu pourrais en concevoir de meilleurs. Si tu parles sérieusement, il faut que les dieux mêmes t’aient privé de la raison. À mon tour, je veux parler aux valeureux Troyens. Je le déclare donc ouvertement : je ne rendrai point mon épouse. Quant aux richesses que je conduisis d’Argos dans mon palais, je consens à les rendre toutes, et même j’en ajouterai que je possède en mes demeures. »

Ayant ainsi parlé, Pâris se rassied ; mais alors le roi Priam, que sa prudence rend égal aux dieux, se lève, et tient ce sage di cours dans l’assemblée :

« Écoutez-moi, Troyens, enfants de Dardanos, et vous, alliés, afin que je vous dise ce que dans mon sein m’inspire mon cœur. Maintenant, prenez le repas du soir comme auparavant dans la ville, et que chacun veille avec soin : que demain, dès l’aurore, Idéos se rende vers les vaisseaux des Grecs, qu’il rapporte aux Atrides, Agamemnon et Ménélas, les paroles de Pâris, pour qui s’alluma cette querelle ; puis, dans un sage discours, il leur demandera s’ils consentent à suspendre l’effroyable tumulte de la guerre, afin de brûler les cadavres ; nous combattrons ensuite jusqu’à ce qu’un dieu nous sépare et donne la victoire à l’un des deux peuples. »

Il dit : tous se rendent à ces paroles ; et les soldats prennent dans leurs rangs le repas du soir. Dès l’aurore, Idéos se rend vers les navires. Il trouve les Grecs belliqueux rassemblés prés du vaisseau d’Agamemnon ; le héraut, debout au milieu des chefs, leur dit à haute voix :

« Atrides, et vous, chefs des Grecs, Priam et les nobles Troyens, (puisse ce qu’ils vous proposent vous être agréable !) m’ordonnent de vous rapporter les paroles de Pâris, pour qui s’alluma cette guerre. Toutes les richesses que, dans ses larges navires, Pâris rapporta dans Ilion (que n’est-il mort auparavant !), il consent à les rendre ; et même il en joindra d’autres qu’il possède en ses demeures ; mais il dit ne vouloir point rendre l’épouse qui, vierge encore, s’unit au glorieux Ménélas, quoique les Troyens l’y exhortent. Ceux-ci m’ordonnent aussi de vous demander si vous consentez à suspendre la guerre terrible, afin de brûler les cadavres ; nous combattrons ensuite jusqu’à ce qu’un dieu nous sépare, et donne la victoire à l’un des deux peuples. »

À ce discours, tous les Grecs restent en silence ; enfin le brave Diomède s’écrie :

« Que nul n’accepte à présent les richesses de Pâris, ni même Hélène ; il est manifeste pour le moins clairvoyant que déjà les Troyens touchent à leur ruine. »

Il dit ; et les Grecs applaudissent, charmés des paroles du vaillant Diomède ; alors le puissant Agamemnon dit au héraut : « Idéos, tu viens d’entendre ce que te répondent les Grecs ; tels sont aussi mes désirs. Toutefois, je ne m’oppose point à ce qu’on brûle les cadavres, car on ne peut refuser aux morts les honneurs du bûcher ; et puisqu’ils ont péri, apaisons promptement leurs mânes par le feu. Que Zeus, redoutable époux d’Héra, reçoive nos serments. »

En disant ces mots il tenait son sceptre élevé vers les dieux. Idéos retourne dans la ville sacrée d’Ilion. Les Troyens et les fils de Dardanos, tous réunis, attendaient impatiemment son retour, il arrive enfin, et, debout au milieu de l’assemblée, il les instruit du refus des Grecs. Soudain on s’empresse, les uns de conduire les cadavres, les autres d’apporter le bois. De leur côté, les Grecs, loin des vaisseaux, se hâtent aussi, les uns de conduire les morts, les autres d’apporter le bois.

Cependant le soleil naissant éclairait les campagnes, et du sein de la mer, vaste et paisible, il s’élevait dans les cieux ; bientôt les deux peuples se rencontrèrent. Alors il leur fut difficile de reconnaître chaque guerrier ; mais avec une onde limpide ils enlèvent la poussière sanglante, et placent les morts sur des chars, en versant d’abondantes larmes. Cependant le roi Priam ne permet pas qu’on pleure ; les Troyens, le cœur plein de tristesse, accumulent en silence les cadavres sur le bûcher, les livrent aux flammes, et retournent dans les saints remparts d’Ilion. De même les Grecs, de leur côté, le cœur plein de tristesse, posent les cadavres sur le bûcher, les livrent aux flammes, et retournent vers les larges navires.

À l’heure où, l’aube n’ayant point encore paru, la nuit devenait douteuse, une troupe choisie de guerriers grecs se rassemble vers le bûcher : ils élèvent hors du camp une tombe commune ; puis, non loin de ce monument, ils construisent une muraille avec de hautes tours, remparts des vaisseaux et des guerriers. Là sont pratiquées des portes solides, pour laisser aux chars un chemin facile ; enfin ils creusent en avant un fossé large et profond, dont les bords sont hérissés de pieux.

Tels étaient les travaux des valeureux Grecs. Les dieux, assis près de Zeus, maître de la foudre, regardent attentivement le grand ouvrage qu’élèvent ces guerriers à la cuirasse d’airain ; alors le puissant Poséidon s’écrie :

« O Zeus, quel homme désormais sur la terre voudra communiquer aux dieux sa pensée et ses desseins ? Ne vois-tu pas que les Grecs superbes ont élevé une muraille en avant de leurs vaisseaux, qu’ils ont creuse un fossé tout autour, sans avoir offert aux dieux d’illustres hécatombes ? La gloire de ces travaux s’étendra dans tous les lieux où brille la lumière du jour, et l’on oubliera ces remparts qu’avec tant de peine Phébos et moi nous avons élevés au roi Laomédon. »

Zeus, qui rassemble les nuages, lui répond en soupirant :

« O puissant Poséidon, toi qui ébranles la terre, que viens-tu de dire ? Laisse à d’autres divinités, qui n’ont ni ta force ni ta puissance, de redouter une telle pensée ; mais toi, ta gloire s’étendra partout où brille la lumière du jour. Va, lorsque les Grecs, à la longue chevelure, retourneront sur leurs vaisseaux vers les douces terres de la patrie, tu arracheras ces murs, tu les engloutiras dans le sein des mers, et tu couvriras de sable ces vastes rivages : ainsi disparaîtront ces hautes murailles qu’élevèrent les Grecs.»

Pendant que les dieux s’entretiennent ainsi, le soleil termine sa carrière, et les Grecs achèvent leurs travaux. Ils égorgent les bœufs dans le camp, et préparent le repas du soir. Plusieurs vaisseaux, chargés de vin étaient venus de Lemnos, envoyés par le fils de Jason, Eunéos, qu’Hypsipyle conçut de Jason, pasteur des peuples. Mille mesures de ce vin furent offertes par Eunéos en présent aux Atrides. Le reste est acheté par les Grecs, qui donnent en échange soit du fer, soit de l’airain ; les uns offrent des peaux, les autres des bœufs ou des esclaves. Ils apprêtent le banquet joyeux ; et durant toute la nuit les Grecs prennent le repas, ainsi que les Troyens et les alliés dans l’enceinte d’Ilion. Mais cette nuit même Zeus médite contre eux d’affreux desseins, en faisant gronder son tonnerre. La pâle crainte s’empare de tous les cœurs ; les guerriers laissent couler à terre le vin de leurs coupes ; aucun d’eux n’ose boire avant d’avoir fait des libations au puissant fils de Cronos. Ils se couchent ensuite, et vont goûter les bienfaits du sommeil.

Fin du chant 7 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)