L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Reconnaissance de Télémaque et d’Ulysse.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Dans la bergerie, Ulysse et le noble pasteur préparaient le repas du lever de l’aurore, et se hâtaient, après avoir allumé le feu, d’envoyer aux champs les bergers avec les troupeaux de porcs ; cependant les chiens prodiguaient leurs caresses à Télémaque, et n’aboyaient point à sa rencontre. Ulysse s’aperçoit de leur empressement, et le bruit des pas parvient jusqu’à lui. Soudain il adresse ces paroles au chef des pasteurs :

« Eumée, sans doute que l’un de vos compagnons arrive en ces lieux, ou du moins quelqu’un de votre connaissance ; les chiens n’ont pas aboyé, même ils ont pris un air caressant, et j’entends le bruit des pas. »

Il n’avait pas achevé de parler, que déjà son fils chéri paraît sous le portique. Frappé d’étonnement, le pasteur se lève ; de ses mains s’échappent les vases qu’il tenait pour préparer le vin. Il court au-devant de son maître, lui baise la tête, les yeux et les deux mains ; de chaudes larmes coulent de ses joues. Comme un père tendre embrasse son fils bien aimé qui revient d’une terre lointaine après dix ans d’absence, unique enfant qu’il obtint dans sa vieillesse et pour lequel il souffrit d’amères douleurs, de même le pasteur Eumée embrasse le beau Télémaque, l’entourant tout entier, comme si ce héros échappait à la mort ; alors en pleurant il fait entendre ces paroles rapides :

« Enfin vous arrivez, Télémaque, douce lumière de mes yeux. Je n’espérais plus vous revoir, depuis que sur un navire vous étiez parti pour Pylos. Entrez, mon cher fils, que mon âme se réjouisse en vous voyant, puisque nouvellement arrivé vous venez dans cette demeure. Vous ne visitez pas souvent vos campagnes et vos bergers, mais vous restez à la ville ; car c’est ainsi qu’il plaît à votre âme de surveiller la troupe funeste des prétendants. »

Le prudent Télémaque lui répond en ces mots :

« Il en sera comme vous désirez, noble vieillard ; c’est à cause de vous que je viens ici, pour vous voir et pour apprendre par vos discours si ma mère est restée dans son palais, ou si quelqu’un des prétendants l’aurait épousée, tandis que dans la couche délaissée d’Ulysse l’araignée file sa toile odieuse. »

Le chef des pasteurs reprend aussitôt :

« Oui, Pénélope demeure avec une patience inébranlable dans son palais ; ses nuits et ses jours remplis d’amertume se consument dans les larmes. »

À ces mots, il reçoit la lance d’airain ; le jeune héros entre et franchit le seuil de pierre. Comme il s’avançait, son père Ulysse veut lui céder la place ; mais Télémaque le retient, et lui dit :

« Restez assis, vénérable étranger, nous trouverons un autre siège dans la bergerie ; voici cet homme qui va le préparer. »

Il dit ; Ulysse se rassied ; le pasteur s’empresse d’étendre de verts branchages, qu’il recouvre avec une peau de brebis ; c’est là que repose le fils chéri d’Ulysse. Eumée apporte ensuite des plateaux chargés de viandes rôties qu’on avait laissées du repas de la veille ; il se hâte de remplir les corbeilles de pain, et mêle l’eau dans un vase champêtre avec un vin plus doux que le miel. Télémaque cependant se place en face du divin Ulysse. Tous aussitôt portent les mains vers les mets qui leur furent servis. Quand ils ont apaisé la faim et la soif, Télémaque adresse ces mots au chef des pasteurs :

« Vieillard, d’où nous arrive cet étranger ? Comment les matelots l’ont-ils conduit dans Ithaque ? Quelle est leur patrie ? Car ce n’est pas à pied, je crois, qu’il a pu venir en ces lieux. »

« Mon fils, répond Eumée, je vous dirai tout avec vérité. Cet étranger se glorifie d’être né dans le vaste pays de Crète ; longtemps errant, il parcourut, dit-il, les nombreuses cités des hommes ; un dieu voulut qu’il accomplît ces travaux. Maintenant, échappé d’un vaisseau de navigateurs thesprotes, il est venu dans ma bergerie, et je vous le confie ; faites selon vos désirs, il s’honore d’être votre suppliant. »

« Cher Eumée, interrompt à l’instant le sage Télémaque, ce que vous venez de dire me pénètre de chagrin ; comment recevrais-je un étranger dans ma demeure ? Je suis jeune encore, et ne puis me confier à mon bras pour repousser l’ennemi qui le premier me ferait outrage ; deux résolutions opposées se partagent l’esprit de ma mère, ou de rester avec moi, de prendre soin de ma maison, en respectant la couche de son époux et sa renommée parmi le peuple ; ou de suivre parmi les Grecs celui qui, le plus illustre, la conduira dans sa maison, et donnera la plus forte dot. Cependant, puisque cet étranger est venu dans votre bergerie, je le revêtirai d’un manteau, d’une tunique et de riches habits ; je veux aussi lui donner une épée à double tranchant, des brodequins pour ses pieds, et le ferai conduire partout où son désir sera de se rendre. Mais, si vous le voulez, continuez à le traiter, en le retenant dans la bergerie ; je vous enverrai des vêtements et tout le blé nécessaire à votre nourriture, pour qu’il ne vous soit point à charge, non plus qu’à vos compagnons. Mais je ne permettrai point qu’il se rende au milieu des prétendants ; leur violence à franchi toutes les bornes : s’ils l’outrageaient, j’en éprouverais une vive douleur. Il est difficile qu’un seul homme, bien que vaillant, lutte contre un grand nombre ; ils sont toujours les plus forts. »

« Ami, reprend aussitôt le vaillant Ulysse, puisqu’il est juste que je réponde, certes mon cœur est déchiré en apprenant tout ce que vous racontez des iniquités que dans votre maison commettent les prétendants, malgré vous, et tel que vous voilà. Mais dites-moi si vous vous soumettez volontiers, ou si dans la ville les peuples vous haïssent en cédant à la voix d’un dieu ; dites-moi si vous accusez des frères : l’étranger prend confiance en leurs inimitiés, surtout quand s’élève une grande dissension. Ah ! que ne suis-je aussi jeune que vous, avec le courage qui m’anime ! que ne suis-je le fils d’Ulysse ! que ne suis-je Ulysse lui-même au retour de ses longs voyages ! car il reste encore quelque espérance : qu’aussitôt alors un héros étranger abatte ma tête, si je n’étais la ruine de tous en rentrant dans le palais du fils de Laërte. Mais si j’étais accablé par la foule, moi, restant seul, j’aimerais mieux mourir, immolé dans mes palais, que de voir sans cesse ces forfaits odieux, mes hôtes outragés, mes servantes violées dans mes riches demeures, mes vins épuisés, et tous mes vivres chaque jour impunément dévorés, sans que ces maux aient un terme. »

Le prudent Télémaque répondit en ces mots :

« Cher étranger, je vous parlerai sans détour. Non, mon peuple ne me voua jamais aucune haine, et je n’accuse point des frères, qui par leurs inimitiés donnent confiance à l’étranger, surtout quand s’élève une grande dissension. Le grand Zeus n’a jamais fait naître qu’un fils dans notre famille ; Arcisios engendra le seul Laërte, qui fut le père du seul Ulysse ; moi je suis aussi le seul fils qu’Ulysse ait laissé dans son palais, mais il n’en a pas joui. C’est pour cela que maintenant mille ennemis sont dans mes demeures. Tous ces princes qui règnent sur les îles voisines, Dulichium, Samé, la verte Zacynthe, ceux même qui se sont emparés du pouvoir dans l’âpre Ithaque, désirent épouser ma mère, et ravagent ma maison. Pénélope, sans refuser absolument ce funeste mariage, ne peut se résoudre à l’accomplir ; eux cependant me ruinent en dévorant mon héritage ; bientôt ils me perdront moi-même. Mais ces choses reposent sur les genoux des dieux.

« Pour vous, cher Eumée, allez à l’instant auprès de la sage Pénélope, lui dire que je suis bien portant, et que j’arrive de Pylos. Moi je reste ici ; hâtez-vous de revenir, et n’annoncez mon retour qu’à ma mère seulement ; qu’aucun autre des Grecs n’en soit instruit, car plusieurs méditent contre moi d’affreux desseins. »

« Je comprends, je saisis votre pensée, réplique aussitôt le pasteur ; vous commandez à quelqu’un d’intelligent. Mais dites-moi, parlez avec vérité : ne devrais-je pas en même temps annoncer votre retour au malheureux Laërte ? Depuis le départ d’Ulysse, plongé dans une grande douleur, il s’occupait cependant des travaux, il buvait et mangeait dans sa maison avec ses serviteurs, lorsqu’il en éprouvait le désir ; maintenant, depuis que sur un navire vous êtes parti pour Pylos, on dit qu’il ne veut plus ni manger ni boire, et qu’il ne regarde plus les travaux ; mais il reste gémissant dans les larmes et les regrets, et sa peau desséchée est collée à ses os. »

« Rien de plus douloureux sans doute, s’écrie Télémaque ; toutefois, laissons-le encore sans nouvelles, quoi qu’il nous en coûte. Si toute chose succédait au gré des mortels, nous demanderions d’abord le retour de mon père. Vous donc, après avoir annoncé mon arrivée à Pénélope, revenez aussitôt, sans aller aux champs trouver le vieux Laërte ; mais dites à ma mère qu’elle se hâte d’envoyer secrètement l’intendante du palais : cette femme portera la nouvelle au vieillard. »

Il dit, et presse le départ du pasteur ; celui-ci prend une chaussure, et l’attachant à ses pieds, il se rend à la ville. Cependant Eumée, s’éloignant de la bergerie, n’échappe point aux regards d’Athéna ; elle arrive près des héros ; sa figure est celle d’une femme grande, belle et savante dans les plus beaux ouvrages. Elle s’arrête devant la porte de la bergerie, en se découvrant au vaillant Ulysse. Télémaque ne la vit pas, il n’aperçut rien ; car les dieux ne se rendent point visibles à tous. Ulysse et les chiens la reconnurent ; mais ceux-ci n’aboyèrent point, et, poussant de longs hurlements, ils restèrent avec crainte dans le fond de l’étable. La déesse alors fait un signe des yeux ; Ulysse l’aperçoit aussitôt : alors loin de la maison il se rend vers le mur élevé de la cour, et se tient devant la déesse ; Athéna lui parle en ces mots :

« Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, maintenant dis le secret à ton fils ; ne lui cache rien, afin qu’après avoir concerté tous les deux le trépas et la ruine des prétendants, vous alliez ensemble à la ville ; moi-même je ne resterai pas longtemps loin de vous, dans mon impatience de combattre. »

À ces mots, Athéna le touche de sa baguette d’or ; d’abord elle revêt sa poitrine d’un manteau superbe et d’une tunique ; elle rend à son corps toute sa jeunesse. Aussitôt les traits du héros prennent une teinte brunie, et ses joues se raffermissent ; une barbe bleuâtre ombrage son menton. La déesse ayant fait ces choses s’éloigne de nouveau ; cependant Ulysse rentre dans la bergerie. Son fils le contemple avec, étonnement ; tremblant, il détourne les yeux, et craignant que ce ne soit un immortel, il laisse échapper ces paroles :

« Étranger, comme vous me paraissez différent de ce que vous étiez tout à l’heure : vous avez d’autres vêtements, et vos traits ne sont plus les mêmes. Sans doute vous êtes l’un des dieux qui résident dans le vaste Olympe. Mais soyez-nous propice, afin que nous vous offrions des sacrifices agréables et de riches présents d’or ; épargnez-nous. »

« Je ne suis point un dieu, répond le sage Ulysse ; pourquoi me comparer aux immortels ? Je suis votre père, pour lequel, soupirant avec ardeur, vous avez souffert bien des maux, en supportant les outrages des hommes. »

À ces mots il embrasse son fils, et le long de ses joues laisse couler ses larmes sur la terre ; jusqu’alors il les avait toujours contenues. Télémaque cependant (il ne pouvait se persuader que ce fût la son père), reprenant aussitôt, lui répondit par ces paroles :

« Non, vous n’êtes point Ulysse, vous n’êtes point mon père ; mais une divinité me trompe, pour que dans ma douleur je soupire encore davantage. Il n’est pas un mortel qui par sa volonté puisse opérer ces prodiges, à moins qu’un dieu survenant, ne le rende aisément jeune ou vieux à son gré. Tout à l’heure encore vous étiez vieux et couvert de haillons ; maintenant vous êtes semblable aux divinités qui résident dans le vaste Olympe. »

« Télémaque, reprend alors Ulysse, il ne vous convient pas, puisque votre père est ici, de témoigner cette grande surprise et cet étonnement. Croyez qu’il ne viendra point en ces lieux un autre Ulysse ; c’est bien moi qui, souffrant de grands maux et longtemps errant, arrive enfin, après la vingtième année, aux terres de la patrie. Reconnaissez l’ouvrage d’Athéna protectrice, qui me fait paraître à son gré (car elle peut tout), tantôt comme un pauvre mendiant, tantôt comme un homme jeune et revêtu d’habits magnifiques. Il est facile aux habitants de l’Olympe de glorifier ou de flétrir un faible mortel. »

À ces mots il s’assied ; Télémaque tenant son père embrassé soupirait en répandant des pleurs. Pour tous les deux s’élève un grand désir de larmes ; ils font éclater des gémissements plus nombreux que les aigles ou les éperviers auxquels des laboureurs ont ravi leurs petits avant qu’ils pussent voler ; c’est ainsi que de leurs yeux coulent d’abondantes larmes. Sans doute le coucher du soleil les eût trouvés gémissant encore, si Télémaque n’avait adressé ces paroles à son père :

« Quels navigateurs, ô mon père chéri, vous ont conduit dans Ithaque ? Quelle est leur patrie ? car ce n’est pas à pied, je crois, que vous êtes venu sur ces bords. »

« Mon fils, répond le patient Ulysse, je vous raconterai tout avec vérité. Des navigateurs phéaciens m’ont ramené, car ils conduisent quiconque arrive chez eux ; ils m’ont fait traverser la mer sur un de leurs vaisseaux pendant que je dormais, et m’ont déposé dans Ithaque ; ils m’ont donné des présents magnifiques, de l’airain, de l’or en abondance, et des habits d’un riche tissu ; je les ai déposés dans une grotte par la volonté des dieux. Maintenant j’arrive ici par les inspirations d’Athéna, afin que nous concertions ensemble le trépas de nos ennemis. Parlez-moi donc des prétendants, et donnez-m’en le nombre, afin que je sache ce que sont ces hommes, et combien ils sont ; ensuite délibérant dans mon âme irréprochable, je verrai si nous pourrons les combattre, nous deux seuls et sans secours, ou si nous devons rechercher des étrangers. »

« O mon père, s’écrie aussitôt Télémaque, j’ai souvent entendu parler de votre gloire immense, je sais que vous êtes fort par votre bras et sage dans le conseil ; mais vous venez de proférer une grande parole, j’en reste frappé d’étonnement : jamais deux hommes ne pourront combattre tant d’ennemis et de si puissants.

Ces prétendants ne sont pas dix seulement, ni même deux fois dix, mais bien davantage ; apprenez donc ici quel est leur nombre. De Dulichium sont arrivés cinquante-deux jeunes gens, l’élite de la nation, et six serviteurs les accompagnent ; de Samé sont venus vingt-quatre héros ; de Zacynthe on compte vingt fils des Grecs, et d’Ithaque elle-même douze des plus vaillants ; avec eux est le héraut Médon, un chantre harmonieux, et deux serviteurs habiles à préparer les festins. Si nous attaquons tous ces hommes réunis dans l’intérieur du palais, je crains pour vous l’amertume et le regret en venant punir leur audace. Réfléchissez donc, ô mon père, et voyez s’il ne serait pas quelque défenseur qui nous secourût d’un esprit bienveillant. »

« Je vais vous répondre, réplique Ulysse aussitôt ; vous-même réfléchissez, écoutez-moi ; puis voyez si Athéna avec Zeus son père nous suffisent, ou s’il me faut chercher quelque autre secours. »

« Ah, sans doute, répond Télémaque, ceux que vous nommez sont de puissants défenseurs, eux qui dans les cieux élevés reposent au sein des nuages, eux qui règnent et sur les hommes et sur les dieux immortels ! »

« Eh bien, dit le héros, ces deux divinités ne resteront pas longtemps éloignées de la bataille terrible, lorsque dans mes palais nous et les prétendants serons livrés à toutes les fureurs d’Arès. Cependant, ô mon fils, dès que brillera l’aurore, retournez à la maison, et mêlez-vous aux prétendants audacieux ; pour moi, le pasteur Eumée me conduira plus tard à la ville sous la figure d’un pauvre vieillard couvert de haillons. S’ils m’insultent dans ma demeure, que votre cœur supporte avec patience tous les outrages que je dois endurer. Lors même qu’ils me traîneraient par les pieds hors du palais, qu’ils m’accableraient de coups, contenez-vous en le voyant. Demandez-leur seulement de cesser leurs outrages, en les calmant par de douces paroles ; mais vous ne les persuaderez pas, car pour eux le jour fatal est arrivé. Cependant gravez en votre âme ce que je vais vous dire : lorsque Athéna, fertile en sages conseils, m’en inspirera la pensée, je vous ferai signe de la tête ; et vous, m’ayant aperçu, portant aussitôt toutes les armes qui sont dans nos demeures, déposez-les au fond de la chambre élevée, toutes sans exception ; ensuite détournez les soupçons des prétendants par des discours spécieux, et lorsqu’ils vous interrogeront dans le désir de posséder ces armes, dites-leur : « Je les ai placées loin de la fumée ; elles ne sont déjà plus semblables à celles qu’Ulysse a laissées quand il partit pour Ilion ; mais elles ont perdu leur éclat, tant elles furent exposées à la vapeur de la flamme. D’ailleurs, le fils de Cronos m’inspire une raison plus forte : je redoute qu’en buvant le vin, et prenant entre vous querelle, vous ne vous frappiez les uns les autres, et ne souilliez par le sang vos festins et les poursuites du mariage, car le fer attire l’homme. » Telles seront vos paroles ; toutefois, pour nous, vous laisserez deux épées, deux javelots et deux boucliers, que nous prendrons quand nous combattrons : alors la déesse Pallas et le bienveillant Zeus affaibliront nos ennemis. Cependant gravez encore en votre âme ce que je vais vous dire, si vous êtes vraiment mon fils, si vous êtes de notre sang, que nul n’apprenne ici qu’Ulysse est en ces lieux, que Laërte ne le sache pas, ni le gardien des porcs, ni l’un des serviteurs, ni même Pénélope ; mais que seuls, vous et moi, connaissions la pensée des femmes. Nous éprouverons aussi parmi nos serviteurs celui qui dans son âme vous respecte et vous craint, et celui qui pour vous est sans égard, ou qui vous méprise, tel pourtant que vous êtes. »

L’illustre fils d’Ulysse répondit en ces mots :

« O mon père, j’espère que vous connaîtrez mon cœur ; nulle faiblesse ne s’est emparée de moi, mais peut-être ce parti ne nous serait-il point avantageux : je vous engage à l’examiner. Nous perdrons beaucoup de temps à parcourir les travaux des champs pour éprouver chacun des serviteurs ; cependant les ennemis, tranquilles dans nos demeures, dévorent nos richesses avec audace et n’épargnent rien. Je vous engage donc à rechercher parmi les femmes celles qui nous méprisent et celles qui sont innocentes ; mais je ne voudrais pas encore éprouver les hommes, en parcourant nos bergeries ; nous ferons cela plus tard, s’il est vrai que vous connaissiez un signe du puissant Zeus. »

C’est ainsi que tous les deux s’entretenaient ensemble. Cependant le vaisseau qui conduisit à Pylos Télémaque et ses compagnons s’approchait d’Ithaque ; dès qu’ils sont entrés dans le port, ils tirent le navire sur le rivage, et des serviteurs vigilants enlèvent les agrès, puis ils déposent aussitôt chez Clytios les présents magnifiques. Ils envoient ensuite un héraut dans le palais d’Ulysse annoncer à la prudente Pénélope que Télémaque était aux champs, et qu’il avait ordonné de diriger le vaisseau vers la ville, de peur que, tremblante en son âme, l’auguste reine ne répandît encore des larmes amères. Le héraut et le pasteur Eumée se rencontrèrent, portant tous deux le même message à l’épouse d’Ulysse. Lorsqu’ils arrivèrent dans le palais du roi, le héraut, debout, au milieu des suivantes de Pénélope, fit entendre ces paroles :

« O reine, votre fils est arrivé. »

Puis le chef des pasteurs, s’étant approché, raconte à Pénélope tout ce que Télémaque l’avait chargé de lui dire. Après avoir exécuté cet ordre, il retourne auprès de ses troupeaux, et s’éloigne des murs du palais.

Cependant les prétendants sont navrés de douleur, et leur âme est rongée de chagrins ; ils sortent des demeures d’Ulysse, et près des murailles élevées de la cour ils s’asseyent devant les portes. Alors, au milieu d’eux, Eurymaque, fils de Polybos, ouvre l’entretien en ces mots :

« O mes amis, une grande entreprise vient d’être accomplie par Télémaque, c’est ce voyage ; nous pensions qu’il ne l’accomplirait pas. Maintenant il nous faut donc lancer un navire, le meilleur que nous ayons, réunir des rameurs accoutumés à la mer, afin d’avertir nos compagnons de retourner promptement dans leurs demeures. »

À peine il achevait de parler, qu’Amphinomos en se retournant voit un navire entrer dans le port, des matelots pliant les voiles, et dans leurs mains emportant les rames. Alors il s’adresse en riant à ses compagnons, et leur dit :

« N’envoyons point de message, les voici dans le port ; un dieu sans doute les aura prévenus, ou peut-être auront-ils découvert le vaisseau qui passait auprès d’eux, et n’auront-ils pu l’atteindre. »

Tous à ces mots se lèvent, et se dirigent vers le rivage de la mer ; ils retirent aussitôt le navire sur le sable, et des serviteurs empressés emportent les agrès. Tous réunis, ils se forment en assemblée, et ne permettent à nul autre, ni des jeunes gens ni des vieillards, d’y prendre place ; alors Antinoos, fils d’Eupithée, leur tient ce discours :

« O douleur ! ainsi les dieux ont délivré cet homme d’un affreux péril ! Pendant tout le jour, des sentinelles étaient placées sur les sommets élevés, et se succédaient tour à tour ; de même au coucher du soleil ; jamais nous ne passions la nuit à dormir sur le rivage, mais sur la mer ; dans notre vaisseau rapide nous attendions la divine Aurore, dressant des embûches à Télémaque, pour le surprendre et l’immoler : c’est un dieu qui l’a reconduit dans sa patrie. Cependant nous ici concertons une mort funeste à Télémaque, et qu’il ne puisse nous échapper ; car je ne pense pas tant qu’il vivra que nos desseins s’accomplissent. Ce héros est déjà plein de sagesse, d’éloquence, et les peuples ne nous sont nullement favorables. Hâtez-vous, avant qu’il convoque les Grecs dans l’assemblée. Je ne pense pas qu’alors il s’apaise ; mais gardant sa colère, se levant au milieu de tous, il dira que nous voulions lui donner la mort, et que nous n’avons pas réussi. Les citoyens en apprenant ces desseins criminels ne les approuveront pas ; ils nous puniront, nous chasseront de notre patrie, et nous forceront d’aller chez les peuples étrangers. Ainsi tâchons de le surprendre aux champs, loin de la ville, ou bien à son retour ; alors possédant son héritage et ses richesses, nous les partagerons également entre nous, et nous laisserons sa mère habiter le palais d’Ulysse avec celui qu’elle épousera. Si cet avis vous déplaît, si vous voulez qu’il vive, et qu’il jouisse des biens paternels, cessons de nous rassembler ici pour dévorer à notre gré ses richesses, et chacun de nous dans sa demeure recherchera le mariage de Pénélope par ses présents ; elle ensuite épousera celui qui donnera la plus riche dot, ou que le sort aura désigné. »

Il dit ; à cette proposition tous gardent un profond silence. Le seul Amphinomos se lève pour parler. Il était fils de Nisos et petit-fils du prince Arétios ; venu de Dulichium, fertile en blés et riche en gras pâturages, il était chef des prétendants, et plaisait surtout à Pénélope par ses paroles ; son âme était douée de nobles sentiments. Plein de bienveillance pour ses compagnons, il leur parle en ces mots :

« Mes amis, je ne puis vouloir qu’on immole Télémaque : il serait affreux d’exterminer ainsi la race royale ; mais consultons d’abord la volonté des dieux. Si les arrêts du grand Zeus nous approuvent, moi-même j’immolerai ce héros, j’exciterai même tous les autres ; mais si les dieux nous sont contraires, je vous exhorte à cesser toute poursuite. »

Ainsi parle Amphinomos ; ce discours plaît aux prétendants. Aussitôt ils se lèvent, et se rendent dans le palais d’Ulysse ; quand ils sont entrés, ils s’asseyent sur des trônes magnifiques.

Cependant la sage Pénélope avait résolu de paraître devant ces hommes remplis d’audace. Elle venait d’apprendre qu’ils méditaient la mort de son fils dans ses propres demeures ; c’était le héraut Médon qui l’en avait instruite, parce qu’il connaissait leurs desseins. Pénélope traverse donc le palais avec les femmes qui la servent. Quand la plus noble des femmes est arrivée auprès des prétendants, elle s’arrête sur le seuil de la porte solide, ayant un léger voile qui couvre son visage ; alors, nommant Antinoos, elle l’accable de ces reproches amers :

« Audacieux Antinoos, vil artisan du crime, c’est en vain qu’on dit dans le peuple d’Ithaque que tu l’emportes sur tous ceux de ton âge par ta sagesse et par tes paroles : tu n’es point tel qu’on te suppose. Méchant, pourquoi préparer la mort et le trépas à Télémaque, sans égard pour les hôtes dont Zeus est le témoin ? Il est odieux de se tendre mutuellement de pièges. Ne sais-tu pas que jadis ton père s’est réfugié dans ce palais, redoutant la vengeance du peuple ? Tous étaient irrités contre lui, parce que, s’étant joint à des brigands taphiens, il attaqua les Thesprotes, eux qui nous étaient alliés ; les citoyens voulaient le tuer, lui percer le cœur, et dévorer ensuite ses immenses richesses ; mais Ulysse le garantit, le protégea, quoiqu’ils fussent impatients de frapper. Aujourd’hui cependant tu consumes sans honte l’héritage de ce héros, tu veux épouser sa femme, immoler son fils, et tu m’accables de tristesse ; mais je t’ordonne de cesser et de réprimer les autres. »

Eurymaque, fils de Polybos, lui répond ainsi :

« Fille d’Icarios, prudente Pénélope, rassurez-vous, que de telles craintes ne troublent point votre âme. Il n’est pas un homme, il n’en fut et n’en sera jamais qui porte la main contre votre fils Télémaque tant que je vivrai sur la terre et que je verrai la lumière. Ou bien, je le déclare, et mon serment s’accomplira, soudain un sang noir rougira ma lance ; parce que souvent le valeureux Ulysse me plaçant sur ses genoux, mît dans mes mains des viandes rôties, et m’offrit un vin délicieux. De tous les hommes, Télémaque est celui qui m’est le plus cher : je l’engage donc à ne point redouter la mort de la part des prétendants ; mais ce qui nous vient des dieux, nul ne peut l’éviter. »

C’est ainsi qu’il parlait pour rassurer Pénélope ; mais ce prince méditait aussi la mort de Télémaque. La reine, après ce discours, remonte dans ses appartements magnifiques, et pleure Ulysse, son époux, jusqu’à ce que Athéna répande un doux sommeil sur ses paupières.

Vers le soir, le noble pasteur revint auprès d’Ulysse et de Télémaque ; ceux-ci s’occupaient à préparer le repas du soir, en immolant un porc âgé d’un an. Cependant Athéna, s’étant approchée d’Ulysse, l’avait frappé de sa baguette pour le changer une seconde fois en vieillard, et couvrir son corps de lambeaux déchirés ; car elle craignait qu’Eumée ne le reconnût en le voyant, n’en portât la nouvelle à la prudente Pénélope, et ne pût garder ce secret en son âme. En ce moment Télémaque le premier adresse ces mots au chef des pasteurs :

« Vous arrivez donc, cher Eumée. Quels bruits circulent par la ville ? Les superbes prétendants sont-ils revenus de leur embuscade ? ou bien épient-ils encore mon arrivée à la maison ? »

« Je n’ai point dû m’enquérir de toutes ces choses, répondit Eumée, ni faire aucune question en traversant la ville. Tout mon désir était d’accomplir promptement mon message, ensuite de revenir ici. Le héraut, messager diligent, envoyé par vos compagnons de voyage m’a rencontré ; c’est lui qui le premier a donné la nouvelle à votre mère. Toutefois, voilà ce que je sais, et ce que j’ai vu de mes yeux. À quelque distance de la ville, à l’endroit où s’élève la colline d’Hermès, j’ai vu dans notre port entrer un vaisseau rapide ; beaucoup d’hommes se trouvaient dans ce navire ; il était chargé de boucliers et de haches à deux tranchants. J’ai pensé que ce pouvait être les prétendants ; mais je ne le sais pas. »

À ces mots, Télémaque sourit en jetant les yeux sur son père ; cependant il se dérobe aux regards du pasteur.

Dés que les apprêts du festin sont achevés, et que les mets sont servis, ils prennent le repas ; aucun n’eut à désirer une part égale. Après avoir apaisé la faim et la soif, ils désirent le repos et vont goûter les bienfaits du sommeil.

Fin du chant 16 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)