Le concile de Trente

Les evêques et les cardinaux réunis dans la cathédrale de Trente

Contexte historique

Quel que soit le lieu ou l’époque, il est difficile de comprendre comment et pourquoi une religion réussit à s’imposer parmi un peuple, face à des croyances préexistantes, face aux gouvernements en place. Comment une petite secte juive a pu s’imposer au fil des siècles jusqu’à dominer l’Europe, d’une manière à la fois spirituelle (presque sans partage) et temporelle (dans une mesure qui est loin d’être négligeable), après des siècles de persécutions, cela reste pour l’essentiel un mystère, au sens propre du terme, car, pour beaucoup, derrière les raisons historiques, sociales, psychologiques, se cache une raison supérieure, la foi dans le fait que cette « petite secte juive » détenait la vérité, et que son « meneur » était un dieu.

De même, il sera difficile de déterminer avec certitude pourquoi, au début du 16e siècle, à cette époque très particulière, le début de la Renaissance, un très petit nombre d’hommes a pu provoquer la scission de l’Eglise catholique et le départ d’un nombre considérable d’hommes et de femmes du sein de Rome et de l’autorité du pape. Si l’Italie et l’Espagne sont restées fidèles au culte catholique, ce ne fut pas le cas d’une grande partie de l’Empire germanique, des Pays-Bas espagnols, de la Suisse, d’une partie non négligeable de la France. Quant à l’Angleterre, c’est en bloc qu’elle rejettera le "papisme" et constituera une religion nouvelle, soumise à l’autorité unique de Sa Très Gracieuse Majesté.

Scène de la Guerre de Trente ans, par Jacques Callot

La Maraude, une scène "ordinaire" de la Guerre de Trente Ans, par Jacques Callot.

En 1542, 25 ans après la publication des thèses de Luther, lorsque le pape Paul III décida la tenue d’un concile, la situation n’en était pas encore arrivée à ce point : ce concile était réclamé par beaucoup, de Luther à Charles Quint, le plus grand souverain d’Europe, pour trouver une accord, autour d’un même texte, la Bible. Mais, pendant les 20 années suivantes, jusqu’à la clôture du concile, le fameux concile de Trente, troublé et plusieurs fois ajourné par des conflits et des épidémies, la situation se dégrada tant qu’il devint, non plus un débat sur le fond, le dogme, en vue d’une hypothétique réconciliation, mais se transforma en une discussion sur la forme du culte, le schisme ayant été, dans les faits, consommé. Avec la réaffirmation des articles de foi critiqués par la Réforme et la condamnation de celle-ci (les Réformés furent déclarés hérétiques), le concile de Trente aura marqué la scission définitive d’avec ce que l’on nommera le Protestantisme, et n’aura pas évité les guerres de religion qui secoueront l’Europe et en ravageront une grande partie jusqu’au millieu du 17e siècle (notamment l’épouvantable guerre de Trente ans, dont quelques horreurs furent immortalisées par le graveur Jacques Callot).

A l’aube de la Renaissance, des évêques et des cardinaux sont venus de toute l’Europe dans la ville italienne de Trente pour réfléchir à la manière de faire évoluer l’Eglise, afin qu’elle réponde aux évidents besoins spirituels des fidèles. Aucun point ne fut laissé de côté. Un texte, une somme colossale de canons, décrets, déclarations d’anathème, conseils et recommandations, fut publié. Puis, après la clôture du concile, des commissions de cardinaux surveillèrent la mise en pratique des décrets et la bonne marche du culte.

C’est cette considérable évolution de l’Eglise catholique, qui occupa plusieurs décennies encore après la fin du concile de Trente, que l’on nommera la « Contre-Réforme ».

La Contre-Réforme et la Musique

Si les textes du concile de Trente abordent une grande variété de sujets concernant l’Eglise, son credo et son culte, tous ne sont pas argumentés dans les mêmes proportions. Dans les faits, ils abordent à peine le sujet de la musique. Dans le Décret touchant les choses qu’il faut observer et éviter dans la célébration de la Messe du 17 septembre 1562 (un an avant la clôture du concile), on trouve la seule mention concernant la musique :

« Ils (les prêtres et évêques) banniront aussi de leurs Eglises toutes sortes de Musiques, dans lesquelles, soit sur l’Orgue, ou dans le simple Chant, il se mêle quelque chose de lascif, ou d’impur. »

C’est un bien pauvre résumé de plus d’un siècle de conflits entre l’Eglise et ses musiciens (déjà, un siècle plus tôt, le concile de Bâle s’était plaint des mêmes faits), et des importantes discussions qui ont eu lieu au cours de ce concile.

L’origine de la musique accompagnant le culte se perd dans les premiers siècles de la chrétienté. Il y a toujours eu des chants et des chantres dans les synagogues, et il est fort probable qu’il en fut de même dès les premières heures du culte chrétien. On trouve mention de cette fonction de chantre dans des sources historiques datant du plus haut Moyen-âge, une fonction liée au culte mais distincte de celle de prêtre et qui sera établie en ordre mineur au 4e siècle.

On ne sait pas dans quelle mesure ce que l’on pratique aujourd’hui sous le vocable de « chant grégorien » constitue un reflet fidèle de ce qu’étaient les chants sacrés médiévaux, et de leur variété, dans le temps (un millénaire) comme dans l’espace (l’ensemble de l’Europe). Les premiers signes de notation, apparus à partir du 9e siècle, et même les plus complets qui se sont constitués par la suite (grâce notamment à Guido Monaco, plus connu en France sous le nom de Guy d’Arezzo, l’« inventeur » de la portée musicale au tout début du 11e siècle) ne peuvent que donner une idée très incomplète de la réalité qu’ils décrivent. Ils servaient d’aide-mémoire, dans le cadre d’un système plus vaste, que l’on pourrait qualifier de « mode », non pas au sens que lui donne la musicologie occidentale, mais l’équivalent de « maqam » ou de « raga » : une échelle avec des hauteurs de note précises (différentes de celles de notre système tempéré actuel, ce qui modifie très sensiblement le caractère de la musique chantée), des degrés attractifs ou secondaires, des rythmes, des enchaînements, des ornements et des codas. Sur la plupart de ces points, et sur la manière même de chanter cette musique, sur le port de voix, l’articulation, la chaîne de transmission a été brisée.

De la même manière que la main et l’outil sont à la base de l’activité artistique, le système de notation musicale permit le développement et la complexification des oeuvres chantées.

Le chant grégorien, ou plus généralement, le chant religieux chrétien des premiers siècles entre dans la définition du "plain-chant" : un chant sans accompagnement instrumental, sans modulation, non mesuré (afin de suivre l’articulation du texte) et essentiellement monophonique (à une seule voix). Sur ce dernier point, le chant grégorien s’est, dès le 9e siècle, quelque peu écarté de cette définition, avec l’organum, un mode de composition de chant à deux voix, mais toujours strictement homophonique (chaque syllabe est chantée simultanément par les deux voix).

A partir de la fin du 12e siècle (on pose comme date de départ de cette nouvelle ère musicale celle de la construction de Notre-Dame de Paris, 1163, qui devint un centre foisonnant d’invention artistique), et ce d’une manière continue jusqu’à la Renaissance, l’organum se développe, s’orne (on parle d’"organum fleuri"), les voix se multiplient, s’entremêlent sur des rythmes qui prennent leur indépendance, et l’organum cède la place au motet (dont la définition est très floue, "pièce musicale", généralement à plusieurs voix, généralement religieuse, généralement a capella, généralement sur un texte latin). Ecole Notre-Dame (Léonin, Pérotin) et Ars Antiqua, Ars Nova (Philippe de Vitry, Guillaume de Machaut), Ars Subtilior (Johannes Ciconia), Polyphonie franco-flamande (Dufay, Binchois) : les écoles, les genres se succèdent, toujours vers une plus grande complexité de l’harmonie et du contrepoint.

Cette invention sonore toujours renouvelée, offrant des harmonies toujours plus complexes et plus belles, contribuait à l’intérêt des cérémonies religieuses, et sans doute, même au plus noir des débats, il n’a sans doute pas été sérieusement envisagé, lors du Concile de Trente, d’interdire toute invention musicale pour revenir au plain-chant, à l’époque considéré comme archaïque et de peu d’intérêt. Toutefois, on avait des reproches à faire aux compositions du temps :

– d’une part, avec la multiplication des voix, la liberté des rythmes et l’ajout d’autres textes au texte principal du motet, il devenait impossible de comprendre ce qui était chanté ;

– d’autre part, les musiciens utilisaient toutes sortes de thèmes mélodiques pour les insérer dans leurs compositions, et c’était quelquefois des mélodies auxquelles étaient précédemment associées des paroles "lascives ou impures"; c ‘est à cela que fait allusion le texte du concile cité plus haut ;

– enfin, d’utiliser des textes qui n’avaient aucun rapport avec le culte.

Le compositeur Giovanni Pierluigi Palestrina (1525 ou 1526 - 1594)

Le compositeur Giovanni Pierluigi Palestrina (1525 ou 1526 – 1594)

Ces critiques étaient parfaitement justifiées.

C’est Palestrina, alors maître de chapelle du pape Pie IV, qui fut chargé par la commission dirigée par le cardinal Borromée de composer une messe (en fait, il en composa trois) répondant aux exigences, écrites ou non, du concile de Trente. La Messe "Papae Marcelli" fut agréée, et par la commission, et par le pape qui l’entendit dans la chapelle Sixtine, comme modèle pour les compositions ultérieures, en 1565. Les emplois de milliers de maîtres de chapelle furent ainsi préservés, et l’on continua à composer des oeuvres religieuses, messes et motets, dans le goût de leurs époques respectives.

Les effets de la Contre-Réforme sur la musique furent contradictoires. Il s’agissait en apparence d’une réaffirmation et un renforcement des liens entre l’Eglise et la création musicale, comme ce fut le cas pour l’architecture, la peinture et la sculpture, dans la mesure où cet art et cette musique restaient à l’abri de toute contamination profane. Mais cette création allait se faire dans un climat de méfiance, "sous surveillance", peu favorable à son éclosion. Elle ne causa pas de rupture nette entre une création "avant" et une création "après", les évolutions artistiques profondes étaient beaucoup plus liées à l’époque et à des mentalités en mutation qu’à des décrets. Toutefois, elle enfonça la scission entre art religieux et art profane, et causa le développement d’un art profane de qualité, les artistes ne pouvant plus considérer l’art religieux, jusqu’alors symbole d’excellence et d’"avant-garde", comme un terrain propice à leurs expérimentations. Ce mouvement fut lent, presqu’insensible, pour arriver au point où nous en sommes aujourd’hui : il n’y a plus ou que fort peu de création dans le domaine de l’art religieux, tant du point de vue pictural que du point de vue musical. La création musicale religieuse catholique se reporta en grande partie sur la musique d’orgue.

On peut également déplorer que les recommandations du concile fussent formulées d’une manière négative (pas de mélodies "lascives ou impures", pas de textes profanes, pas de "mélanges des voix"), et non de manière à insuffler une inspiration nouvelle.

Du côté de la Réforme, les choses furent sensiblement différentes. Le terrain n’était pas, à strictement parler, vierge, mais au moins neuf. Pour les penseurs du Protestantisme (Luther, Calvin), la musique faisait intégralement partie du culte et contribuait à élever l’âme. Ils aspiraient à l’invention d’une nouvelle musique, composée dans ce but, et c’est à ce but que les génies de Heinrich Schütz (qui fut élève de Monteverdi), puis Bach, se sont attelés. En ce sens, les temples protestants, bien mieux que les églises catholiques, ont été les laboratoires de leur création.

Dix années après la fin du concile, se constituait à Florence la première Camerata fiorentina, qui exprima, sur la base de recherches sur la musique et le théâtre grecs et d’arguments philosophiques, les exigences pour une nouvelle musique, un nouveau théâtre. Ils partaient du point où étaient arrivés les évêques de concile de Trente, la musique doit servir le texte, et non l’inverse. Et c’est dans le domaine profane que le génie de Monteverdi prit ce challenge à bras le corps, pour poser les bases réelles d’un tout nouveau genre, l’opéra.

Liens intéressants

• Une page consacrée aux rapports entre le concile de Trente et la musique, par Joëlle-Elmyre Doussot, dans les Papiers Universitaires.

• Une autre, plus orientée sur la musique religieuse à la même époque, par Emilie Coswaren, sur le site de l’Université de Liège.