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Titus Vespasien, empereur de Rome de 79 à 81 après J.-C.

Le sujet : Titus Vespasien, empereur de Rome de 79 à 81 après J.-C. (Musée du Vatican)

Contexte historique

Voir également, à propos de l’opera seria en général, notre page sur Idomeneo, rè di Creta.

En 1756 naquit Mozart, et la même année parut à Pise le Saggio sopra l’opera in musica (Essai sur l’opéra) de Francesco Algarotti. Cet Algarotti n’était pas un érudit plongé dans ses livres, mais un homme de son temps, un homme des lumières, que Voltaire, entre autres, apprécia beaucoup. Ce comte vénitien, d’une grande séduction, naquit en 1712, passa sa vie à voyager, à étudier et à apprécier les sciences, la peinture, l’architecture et la musique, et à écrire des lettres et des essais sur ces sujets, telle sa vulgarisation des théories de Newton (sous le titre aujourd’hui politiquement incorrect de Newtonianisme pour les dames) et son essai sur l’opéra qui, tout en nous donnant un témoignage de première main sur la manière dont a évolué l’opéra de Monteverdi à Metastasio, a donné aux musiciens et aux mécènes de son temps des voies pour redonner à l’opéra (plus précisément, à l’opera seria – Algarotti passe entièrement sous silence l’opera buffa) sa fonction première : "frapper les sens, charmer le cœur et satisfaire l’esprit", selon les mots mêmes d’Algarotti.

Portrait du comte Francesco Algarotti par Liotard (1745)

Le théoricien : le comte Francesco Algarotti

C’est pour la composition, en 1780, d’Idomeneo, rè di Creta, que Mozart prit connaissance des idées d’Algarotti : le commanditaire de cette œuvre, le prince-électeur de Bavière Charles Théodore, avait décidé de les appliquer et avait fait confiance à un Mozart de 24 ans pour composer un opera seria suivant ces nouveaux principes, des principes que Mozart retiendra, pour en accepter la plupart et en réfuter d’autres, bref pour prendre position et créer sa propre "philosophie" de l’opéra, qu’il appliquera avec encore plus de succès à d’autres genres.

Dix années plus tard, Mozart avait composé L’Enlèvement au sérail, le plus grand succès qu’il connut de son vivant, et la "trilogie Da Ponte", les trois opéras qu’il composa avec le librettiste Lorenzo Da Ponte, Les Nozze di Figaro, Don Giovanni et Così fan tutte. Mais il n’avait pas eu l’occasion d’écrire un nouvel opera seria.

En février 1790 mourut l’empereur Joseph II, celui qui avait, au début de son règne, beaucoup soutenu Mozart, en lui commandant un opéra allemand (qui sera L’Enlèvement au sérail) et en lui donnant l’autorisation de mettre en musique la pièce de Beaumarchais, Le mariage de Figaro, bien qu’elle fût censurée en France.

C’est son frère Leopold II qui lui succéda en tant qu’empereur du Saint-Empire Romain-Germanique, archiduc d’Autriche et de tous les royaumes qui lui dépendaient. Parmi eux, le royaume de Bohème, et c’est pour les festivités du couronnement du nouveau roi, prévu à Prague le 6 septembre 1791, que Mozart composa La Clemenza di Tito.

La composition, version officielle

Le 8 juillet 1791, donc à peine deux mois avant la date du couronnement, l’impresario Guardasoni s’engagea par contrat avec les administrateurs du Théâtre des États de Bohème à Prague à leur procurer un opéra sur un thème seria, et si aucun nouveau livret ne pourrait être écrit, le compositeur, "un maestro distingué", mettrait en musique le livret de Metastasio, La Clemenza di Tito – un livret écrit en 1734, pour Caldara, réutilisé par une quarantaine de compositeur, dont Gluck en 1752 – ce qui, compte tenu des délais, consistait en la commande d’une nouvelle mise en musique d’un livret rebattu, mais qui plaisait. Le contrat prévoyait également l’engagement d’une prima donna et d’un primo uomo (en l’occurence, un soprano – dont la tessiture correspond, selon la terminologie moderne, à un mezzo-soprano lyrique, voire dramatique – et un castrat) de premier ordre.

Ce livret s’imspire assez librement d’un court passage consacré à l’empereur Titus (Tito en italien) dans la Vie des douze Césars de Suétone, un texte de l’antiquité latine : "Deux patriciens furent convaincus d’aspirer à l’empire. Il se contenta de les avertir, en leur disant que le trône était un présent du Sort, et que s’ils désiraient quelque chose d’autre, il le leur accorderait. Il dépêcha aussitôt ses courriers à la mère de l’un d’eux qui était éloignée, pour la tirer d’inquiétude, et lui assurer que son fils se portait bien. Non seulement il invita les deux conjurés à souper avec lui, mais le lendemain il les plaça exprès à côté de lui dans un spectacle de gladiateurs; et, lorsqu’on lui présenta les armes des combattants, il les leur remit pour les examiner." (traduction tirée du site de Philippe Remacle).

Au delà du succès du livret et du caractère théâtral du sujet, faire l’éloge par opéra interposé d’un empereur romain était un geste politique, puisque le Saint-Empire Romain-Germanique se voulait l’héritier de l’empire romain, devenu chrétien après la conversion de l’empereur Constantin.

Le Titus historique

Ce même Titus (39-81 après J.C.) est surtout connu pour le siège, le sac et l’incendie de Jérusalem et la destruction du temple d’Hérode en 70, pour sa cruauté, sa rapacité, son goût pour le luxe et la luxure et, ce qui a surtout choqué les Romains, pour ses amours avec la princesse juive Bérénice. Mais, lorsqu’il succèda à son père Vespasien, en 79, sa conduite changea du tout au tout, il renvoya Bérénice, renonça aux plaisirs pour une vie plus austère, consacrée au gouvernement, et l’on retiendra de lui son aide aux victimes de l’éruption du Vésuve en 79, de l’incendie de Rome de 80 et de l’épidémie de peste de 81, qui finira par l’emporter. On lui doit un trait d’esprit, "diem perdidi", "j’ai perdu ma journée", qu’il prononça au cours d’un souper, après une journée où il n’eut pas l’occasion d’accorder la moindre grâce. Le criminel de guerre était devenu "le délice du genre humain".

De Prague, Guardasoni se rendit à Vienne où il commanda à Mozart le nouvel opéra. Ce dernier en reçut 250 ducats (dont 50 pour les frais de voyage à Prague), ce qui était élevé et comparable à ce qu’il obtint pour ses derniers opéras, excepté Don Giovanni. Dans une lettre de Salieri au prince Esterházy, lettre dont le motif reste assez obscur, le compositeur italien affirme que Guardasoni l’avait sollicité 5 fois pour composer cet opéra, ce qui, en toute logique, dut réduire encore de plusieurs jours le temps que Mozart put consacrer à la composition de l’opéra, mais on peut tout à fait douter de ce qu’écrit Salieri, qui a toujours su se mettre en avant au détriment, parfois, de la vérité. En outre, il n’était pas du tout apprécié du nouvel empereur.

Mozart était déjà en train de travailler à la Flûte enchantée dont la création était prévue pour la fin du mois de septembre, et il reçut à la même période une commande pour un Requiem, que Mozart avait promis de terminer avant son départ pour Prague, et qui, on le sait, ne fut jamais terminé par lui, non seulement du fait de sa maladie terminale, mais aussi, selon le témoignage de son épouse Constanze, à cause de la répugnance du compositeur qui y voyait un présage de sa mort prochaine. On a également des témoignages que Mozart travaillait encore en août 1791 à la Flûte enchantée, alors qu’il aurait dû se consacrer entièrement, selon toute vraisemblablement, à la Clemenza di Tito.

Aria da capo

L’aria da capo (ou, plus exactement, en italien, aria con da capo – aria avec reprise) était la forme musicale reine de l’opera seria, bien qu’on la trouvât aussi dans la musique religieuse baroque : composée sur un poème de deux strophes de 3 à 6 vers, la première se terminant dans le mode d’entrée, la seconde en contraste avec la première (modulation à la quinte ou au mineur relatif), puis une reprise (da capo, à partir du début) de la première. À l’origine, la reprise n’était pas composée, c’était au chanteur d’orner, de varier, de renouveler l’intérêt de l’auditeur et d’apporter une conclusion appropriée à l’ensemble.

Petit à petit, avec des chanteurs plus "phénomènes vocaux" que musiciens, le "da capo" devenait un étalage de virtuosité, parfois caricatural, qui n’avait plus rien à voir avec le théâtre. Les compositeurs et les amateurs d’opéra d’un certain niveau y ont vu une dérive dangereuse pour cette forme d’opéra, au moment où le succès de l’opéra bouffe explosait littéralement.

Le livret de Metastasio, composé d’un grande quantité de récitatifs, et d’une vingtaine d’aria da capo, ne correspondait plus, ni aux exigences de son temps (le nouveau style italien d’un Cimarosa ou d’un Paisiello, ou la simplicité d’un Gluck), ni à celles de Mozart. Les modifications du livret furent réalisées par Caterino Mazzolà, librettiste à la cour de Dresde auprès de l’électeur de Saxe et "prêté" à la cour de Vienne après le licencement de Lorenzo Da Ponte par le nouvel empereur – faisant sentir dès le début de son règne que l’atmosphère libérale s’était brusquement assombrie, un contre-coup de la Révolution française. La comparaison du livret original de Metastasio et celui de Mazzolà montre des différences importantes, avec la refonte des second et troisième actes en un acte unique, plus dense, la réduction des récitatifs, l’abandon de la fastidieuse « enquête » de Titus après l’attentat, des vilenies caricaturales de Vitellia, et l’écriture des vers de 20 airs et ensembles nouveaux. Environ un quart des vers de cette nouvelle mouture sont de Mazzolà. De plus, celui-ci rétablit une réelle lieta fine, une fin heureuse : Vitellia et Sesto ne sont pas obligé de s’épouser, ce qui serait, pour l’un comme pour l’autre, un rappel constant des plus cruels moments de leur vie, et un sort pire que l’exécution pour Sesto…

Ce livret permettait à Mozart d’appliquer ses propres idées sur l’opéra : la première place revient à la musique, avec une orchestration riche (comprenant, certes, peu de modulations, mais chacune d’entre elles ressortant davantage et prenant sa pleine intensité dramatique), une grande variété d’instruments, des ensembles, des chœurs et de foisonnants finales où se succédent les formes musicales et les ensembles sans interruption, le finale du second acte faisant exception, genre seria oblige : l’arrivée et la confession de Vitellia, suivies par le pardon général de Titus, éléments essentiels à l’action, doivent nécessairement prendre la forme du récitatif, d’où cette brève « enclave » entre la grande scène de Vitellia et la scène finale d’ensemble avec le choeur.

Selon la teneur de son contrat, Guardasoni dut se rendre en Italie, afin d’y engager deux chanteurs de premier ordre, puis revenir à Vienne pour exposer en détail à Mozart les caractéristiques vocales des deux chanteurs qui devaient interpréter les rôles principaux de son opéra, Vitellia et Sesto.

Mozart arriva à Prague le 28 août, avec son épouse Constanze. Il semble qu’il logea à la Villa Betramka, résidence de Josepha Duschek et de sa famille. Il restait moins de 10 jours pour terminer la composition, les répétitions et les dernières mises en place. Le fait que l’on n’ait trouvé aucun manuscrit autographe des récitatifs a pu faire penser que son dernier élève Franz Xaver Süssmayr en était l’auteur et qu’il faisait aussi partie du voyage. Par contre, on a retrouvé presque tous les manuscrits des numéros musicaux de la main de Mozart, la musique est donc bien de lui.

La composition, version révisée

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Le lieu : le Stavovské Divadlo, "Théâtre des Etats" de Prague, où furent crées Don Giovanni et La Clémence de Titus.

Plus on découvre de nouveaux éléments, plus la période de composition de la Clemenza di Tito s’amenuise, alors que, même pour un Mozart, il faut plusieurs mois pour composer un opéra.

Le premier biographe de Mozart, Niemetschek, avait affirmé que celui-ci avait composé La Clemenza di Tito en 18 jours. Outre que cela fait apparaître La Clemenza di Tito comme un opéra baclé, rien dans les documents que l’on possède ne permet de définir cette période de 18 jours – quand a-t-elle commencé ? quand a-t-elle fini ? et si la date butoir fut la représentation du 6 septembre, que s’est-il passé dix-huit plus tôt, le 19 août ?

Dans une lettre écrite par Mozart deux années plus tôt, alors qu’il était en voyage à Prague et en Allemagne du nord, Mozart confia à son épouse, qu’il s’était vu proposer par Guardasoni la composition d’un opéra pour 250 ducats, offre qui ne se concrétisa pas à son retour à Vienne. Il resta plusieurs jours à Dresde où il rencontra l’impresario et, très certainement, le librettiste Mazzolà, poète officiel de la cour de Saxe. Ainsi, il semble qu’entre Mozart, Guardasoni et Mazzolà, l’idée d’une mise en musique d’une livret inspiré de Metastase ait pu germé, et qu’elle attendait une occasion pour se développer. Les festivités du couronnement à Prague, une ville où Mozart n’avait connu que des succès, constituèrent cette occasion.

Il n’est donc pas impossible que les modifications du livret et une partie de l’opéra aient été réalisées bien avant la commande officielle de Guardasoni. Mais il fallait quand même, pour achever l’œuvre, connaître les caractéristiques des voix auxquelles elle était destinée, comme cela se pratiquait à l’époque, et cette fameuse période de 18 jours serait à compter à partir du moment où Mozart obtint les descriptions des voix des chanteurs, soit au retour d’Italie de Guardasoni à Vienne.

En avril 1791, soit plusieurs mois avant cette commande, la cantatrice pragoise Josepha Duschek, amie de longue date des Mozart, donna, à Prague, un récital de cantates et d’airs de cours. Tomislav Volek, un spécialiste du compositeur (le même spécialiste qui retrouva le contrat entre Guardasoni et le Théâtre des Etats de Prague), identifia, avec une probablité élevée, l’une de ces cantates au dernier air de Vitellia, "prima donna" de la Clemenza, "Non più di fiori vaghe catene".

Cette identification plaiderait en faveur le l’hypothèse d’un travail déjà bien avancé au moment de la commande officielle, si la musique de cet air n’était pas si peu adaptée aux paroles, accompagnant, par exemple, les vers « veggo la morte / ver me avanzar » (je vois la mort s’avancer vers moi) d’un passage musical plutôt allègre, ce qui laisserait penser que Mozart utilisa la musique de l’air de concert pour les vers de Mazzolà (en outre, la tessiture requise pour cet air est sensiblement plus grave que celle des autres airs de Vitellia), et non pas, comme l’hypothèse en a été évoquée, d’une composition déjà presque terminée et dont Mozart offrit une partie de la primeur à son amie Josepha Duschek.

Travail réalisé dans la presse, certes, l’aide de son élèvement Süssmayr pour les récitatifs, très probablement, quelques passages n’ayant pas la finesse habituelle des oeuvres mozartiennes, peut-être (et cela reste une question de goût), mais travail bâclé, certainement pas. Mozart, à chaque étape, avait parfaitement préparé le terrain pour son travail ultérieur, et c’est une oeuvre parfaitement achevée qu’il nous a livrée, autant qu’une oeuvre peut l’être aux yeux de son créateur – sujette à corrections et à amélorations à l’infini.

La création

L'impératrice Marie-Louise, à l'époque où elle était encore grande-duchesse de Toscane

La calomniatrice : l’impératrice Maria Ludovica, à l’époque où elle était encore grande-duchesse de Toscane.

L’opéra, dirigé par le compositeur, fut créé le 6 septembre, le jour même du couronnement. La réaction de l’impératrice Marie Louise à la création fut si négative – una porcheria tedescha in lingua italiana, une cochonnerie allemande en langue italienne – que la plupart des mélomanes pensent encore aujourd’hui que cet opéra fut un échec, mais rien ne permet de le penser. Il faut dire aussi que Marie Louise, née à Portici, fille du roi de Naples et de Sicile, devenue par mariage grande-duchesse de Toscane, ne quitta l’Italie pour Vienne qu’à l’âge de 45 ans et qu’elle était plus habituée aux derniers développements de l’opera seria dans son pays natal (notamment Cimarosa et Paisiello, que l’on connaît mieux pour leurs opéas bouffes) qu’au langage musical d’un Mozart.

Après la première, pour laquelle les places étaient gratuites, il y eut d’autres représentations, payantes cette fois-ci. On sait que Guardasoni demanda à ses contractants une compensation financière pour la faible assistance à ces représentations, mais cela faisait sans doute partie des tractations habituelles pour ce type de contrat (ça ne coûte rien de demander…) et des projets de l’imprésario dès la signature du contrat. Il faut ajouter aussi que pour le public visé par cet opéra, les invitations, les divertissements et les repas officiels se succédaient, laissant peu de temps libre à consacrer à l’opéra. Don Giovanni, par exemple, fut représenté quelques jours avant le couronnement, et joué une autre fois, en version instrumentale, lors d’un grand dîner.

Il y eut des reprises de cet opéra dans différentes villes de l’empire, et plusieurs éditions de la partition circulèrent, certaines étant des éditions pirates. Constanze, après la mort de Mozart, l’emporta en tournée de 1794 à 97 et fit donner l’œuvre, généralement en version de concert, à Vienne, puis à Graz, Leipzig, Berlin, Linz et sans doute Dresde. Ce fut le premier opéra de Mozart à atteindre l’Angleterre, en 1806. La création parisienne date de 1816. Il connut encore d’autres reprises jusqu’à la première extinction de l’opera seria, vers 1830.

La Clemenza di Tito, s’il reste plus proche du modèle métastasien de l’opera seria qu’Idomeneo, expose clairement les théories de Mozart sur ce que doit être un opéra, qu’il soit seria ou buffa : il doit charmer nos oreilles par la beauté de la musique, faire vibrer nos émotions à l’unisson de celles des personnages, dans leurs joies comme dans leurs drames, et s’adresser également à nos sens, à notre intelligence et à notre cœur.