Si le Combattimento di Tancredi e di Clorinda est considéré comme le manifeste du stile rappresentativo, le Lamento d’Arianna est à coup sûr la plus belle, la plus poignante et la plus célèbre réalisation de recitar cantando.

Arianna

Ariane endormie, sculpture romaine de l’époque impériale.

Après l’immense succès remporté par l’Orfeo en 1607, à Mantoue, le duc Vincenzo Gonzaga, qui employait Monteverdi, lui demanda de composer un autre opéra, pour les célébrations des noces de son fils Francesco avec Marguerite de Savoie.

Monteverdi venait de perdre son épouse, et c’est dans un état de profonde dépression qu’il quitta la cour de Mantoue pour rejoindre son père à Crémone. Monteverdi prenait de grands risques avec son travail, mais il paraît clair qu’il n’avait plus la force de remplir son contrat avec ce maître mégalomane et pingre qu’était le duc Vincenzo.

Pourtant, sur les instance de celui-ci, Monteverdi reviendra à Mantoue et composera l’Arianna qui sera créée en 1608. Le livret est du poète Rinuccini, un membre de la Camerata fiorentina, et auquel on doit les livrets des tout premiers opéras (les Dafne et Euridice de Peri).

De cet opéra, il ne reste que le Lamento. Si l’on peut, sans jeu de mot, se lamenter sur la perte de cet opéra, tant d’une point de vue musical que musicologique, il faut se réjouir que ce qui, selon l’opinion même de Monteverdi, en constituait le point culminant ait pu être preservé.

D’ailleurs, Monteverdi le fit publier 3 fois : une fois sous forme de pièce séparée, une fois arrangé à 5 voix sous une forme de madrigal, publié avec le 6e livre, et une troisième fois sous la forme à 5 voix, mais avec un texte religieux et rebaptisé Pianto della Madona.

Le personnage d’Ariane est emprunté à la mythologie grecque : l’Athénien Thésée est venu jusqu’en Crète pour tuer le Minotaure et trouve en la princesse Ariane son plus grand allié. Elle lui indique le moyen de ne pas se perdre dans le labyrinthe (à l’aide, tout simplement, d’un fil) où est caché le Minotaure, monstre mi-taureau, mi-humain, et, après que Thésée ait vaincu le monstre, il enlève Ariane, pour finalement l’abandonner sur l’île de Naxos. C’est le dieu Dionysos qui consolera Ariane.

L’action du Lamento se situe à Naxos : Thésée est parti, il a laissé Arianne sur la plage, laissée à ses propres moyens, et condamnée à mourir, à moins d’un miracle. Le Lamento est le chant désespéré d’une femme amoureuse et abandonnée, plutôt que celle d’une femme qui a peur de mourir. Au contraire, la mort est attendue, espérée comme une délivrance aux maux dont elle souffre. Mais ceci reste assez classique dans la dramaturgie de la femme souffrante, au théâtre, à l’opéra comme dans la littérature. Ce qui l’est moins, c’est cette peinture de la douleur dans le cheminement d’une pensée délirante mais logique : Arianna s’adresse à un homme qui ne l’entend plus, qui ne soucie plus d’elle, elle cherche encore à le convaincre, à faire valoir ses droits. Devant le tableau qu’elle dresse de lui, elle ne peut s’empêcher de le maudire et d’appeler sur lui la mort, mais elle le regrette, dans la division entre son coeur qui aime et son reste de raison qui condamne.

Est-ce parce que cette femme succombe à la folie que Dionysos, dieu de l’excès, viendra à son secours ? Le poète, en tout cas, prépare avec adresse ce dénouement heureux qui ne paraît plus artificiel.

Cette musique poignante, ponctuée par les quelques mesures déchirantes "lasciatemi morire, lasciatemi morire" (laissez-moi mourir), mettant en scène un drame humain véritable, marqua ceux qui l’entendirent, tant par sa qualité poétique et musicale que par la nouveauté de cette mise en scène de la douleur. Cette pièce reste l’une des plus bouleversantes du répertoire, malgré les nombreuses souffrances endurées sur scène, depuis 4 siècles, par les héroïnes d’opéra.

Texte du Lamento d’Arianna et sa traduction

Lasciatemi morire! Kulturica Laissez-moi mourir !
E chi volete voi che mi conforte   Que voulez-vous qui me réconforte
In così dura sorte,   Dans un si rude sort
In così gran martire?   Dans un si grand martyre?
Lasciatemi morire.   Laissez-moi mourir !
O Teseo, o Teseo mio,   O Thésée, ô mon Thésée,
Si, che mio ti vo’ dir, che mio pur sei,   Oui, je veux te dire mien car tu es à moi,
Benchè t’involi, ahi crudo, a gli occhi miei   Bien que tu fuies, cruel , loin de mes yeux.
Volgiti, Teseo mio,   Retourne-toi, mon Thésée !
Volgiti, Teseo, o Dio!   Retourne-toi, Thésée, ô Dieu !
Volgiti indietro a rimirar colei   Retourne-toi pour revoir celle
Che lasciato ha per te la Patria e il Regno,   Qui a quitté pour toi sa Patrie et son Royaume,
E in queste arene ancora,   Et qui, restée sur ces sables,
Cibo di fere dispietate e crude,   Proie de fauves sans pitié et cruels,
Lascierà l’ossa ignude!   Laissera ses os dénudés !
O Teseo, o Teseo mio,   O Thésée, ô mon Thésée
Se tu sapessi, o Dio!   Si tu savais, ô Dieu !
Se tu sapessi, ohimè, come s’affanna   Si tu savais, hélas, comme souffre
La povera Arianna,   La pauvre Ariane,
Forse pentito   Peut-être, repentant,
Rivolgeresti ancor la prora allito!   Tu retournerais ta proue vers le rivage !
Ma con l’aure serene   Mais grâce aux vents sereins
Tu te ne vai felice et io qui piango.   Tu t’en vas heureux, et moi je pleure.
A te prepara Atene   Athènes te prépare
Liete pompe superbe, ed io rimango   La pompe d’un accueil joyeux, et moi je reste
Cibo di fere in solitarie arene.   La proie des fauves sur des sables solitaires.
Te l’uno e l’altro tuo vecchio parente   Chacun de tes deux vieux parents
Stringeran lieti, et io   T’embrasseront joyeux, et moi
Più non vedrovvi, o Madre, o Padre mio!   Je ne vous verrai plus, ô ma mère, ô mon père!
Dove, dov’è la fede   Où donc, où est la foi
Che tanto mi giuravi?   Que si souvent tu me jurais ?
Così ne l’alta fede   Est-ce ainsi que, sur le trône sacré de mes pères,
Tu mi ripon degl’Avi?   Tu me replaces?
Son queste le corone   Sont-ce là les couronnes
Onde m’adorni il crine?   Dont tu pares ma chevelure ?
Questi gli scettri sono,   Sont-ce là les sceptres,
Queste le gemme e gl’ori?   Les diamants et les ors ?
Lasciarmi in abbandono   Me laisser à l’abandon
A fera che mi strazi e mi divori?   A un fauve pour qu’il me déchire et me dévore ?
Ah Teseo, ah Teseo mio,   Ah Thésée, ah mon Thésée,
Lascierai tu morire   Laisseras-tu mourir,
Invan piangendo, invan gridando ‘aita,   En vain pleurant, en vain criant à l’aide,
La misera Arianna   La pauvre Ariane
Ch’a te fidossi e ti diè gloria e vita?   Qui se fia à toi et te donna gloire et vie?
Ahi, che non pur rispondi!   Hélas, tu ne réponds même pas !
Ahi, che più d’aspe è sordo a’ miei lamenti!   Hélas, tu es plus sourd qu’un aspic à mes plaintes
O nembri, O turbi, O venti,   O nuées, ô tornades, ô vents
Sommergetelo voi dentr’a quell’onde!   Engloutissez-le dans ces flots !
Correte, orche e balene,   Accourez, orques et baleines,
E delle membra immonde   Et de ces membres immondes
Empiete le voragini profonde!   Emplissez les gouffres profonds !
Che parlo, ahi, che vaneggio?   Que dis-je, hélas, quel est ce trouble ?
Misera, ohimè, che chieggio?   Malheureuse, que demandè-je ?
O Teseo, O Teseo mio,   O Thésée, ô mon Thésée,
Non son, non son quell’io,   Ce n’est pas moi, non ce n’est pas moi,
Non son quell’io che i feri detti sciolse;   Qui ai prononcé ces cruelles paroles;
Parlò l’affanno mio, parlò il dolore,   C’est ma souffrance, c’est la douleur qui a parlé
Parlò la lingua, sì, ma non già il cuore.   C’est ma langue, oui, mais ce n’est pas mon creur.
Misera! Ancor dò loco   Malheureuse, je fais encore place
A la tradita speme?   A l’espoir trahi ?
E non si spegne,   Et il ne s’éteint pas,
Fra tanto scherno ancor, d’amor il foco?   Malgré tant de dérision, le feu de l’amour ?
Spegni tu morte, ornai, le fiamme insegne!   Toi, mort, éteins désormais ces flammes indignes !
O Madre, O Padre, O dell’antico Regno   O ma mère, ô mon père, ô de l’antique Royaume
Superbi alberghi, ov’ebbi d’or la cuna,   Les superbes demeures où d’or fut ma couche,
O servi, O fidi amici (ahi fato indegno!)   O mes serviteurs, ô mes fidèles amis (hélas sort injuste !)
Mirate ove m’ha scort’empia fortuna,   Regardez où m’a conduite la fortune cruelle
Mirate di che duol m’ha fatto erede   Regardez quelle douleur m’ont donné en héritage
L’amor mio,   Mon amour,
La mia fede,   Ma foi
E l’altrui inganno,   Et celui qui m’a trahie !
Così va chi tropp’ama e troppo crede.   Voilà le sort de qui trop aime et se fie.

Traduction française : Michelle Blanckaert

Discographie

Le Lamento d’Arianna fait partie de ces pièces vocales pour voix seule que presque tout chanteur souhaiterait ajouter à son répertoire, non pour ses difficultés mais pour sa teneur émotionnelle. Mais, las, écrit pour voix grave (mezzo-soprano ou contralto), les grandes sopranos n’y ont pas touché. Et, depuis l’arrivée des baroqueux, il n’y a plus une seule chanteuse "classique" qui s’y risque.

C’est grand dommage, car ce que l’on peut gagner en "adéquation stylistique" (et, soulignons-le, c’est en respectant au mieux les intentions du compositeur que l’on arrive aux réalisations les plus belles), on le perd en théâtralité. Parmi les chanteuses rompues à l’art baroque, rares ont un tempérament suffisamment extraverti pour prendre sur leurs frêles épaules ce rôle, fort court certes, mais d’une intensité dramatique rarement égalée.

Charge émotionnelle, écriture d’un autre âge. Une autre difficulté serait de ne pas prendre en compte qu’il s’agit de recitar cantando, et non d’une aria. Il s’agit de "déclamation sur des notes", bien plus que de chant. Enfin, dernière difficulté, la langue italienne, car, le croiriez-vous, sauf erreur de notre part, il a fallu attendre les toutes dernières années du siècle dernier (1997 pour être exact) pour entendre le premier enregistrement d’une italienne dans cette oeuvre !

Parmi les enregistrements datant de l’ère "pré-baroqueuse", et malgré leur inadéquation formelle, ceux de Kathleen Ferrier (pour le timbre merveilleux de sa voix, malgré une restitution sonore plus que médiocre) et de Teresa Berganza, ainsi que la prestation, étonnante à plus d’un titre, d’Ezio Pinza, méritent plus qu’un tour d’oreille.

Cathy Berberian sings Monteverdi

L’étonnante interprétation de Cathy Berberian dans le Lamento

En 1975, la géniale Cathy Berberian et le non moins génial Nikolaus Harnoncourt nous ont livré un joyau qui a marqué son époque : pour la première fois, on entendait un Lamento débarrassé de la tradition vocale et orchestrale héritée du 19e siècle. Et malgré les nombreux enregistrements qui ont suivi, on a du mal encore aujourd’hui à trouver beaucoup mieux.

Guillemette Laurens

Guillemette Laurens : peut-être la monteverdienne idéale

Depuis cette date, des enregistrements fidèles à une lecture baroque de l’oeuvre se sont succédés, mais le rôle si difficile d’Arianna a très rarement trouvé chanteuse à sa mesure. Et, malgré l’abondance, on reste le plus souvent sur sa faim.

Le coeur de Kulturica bat pour l’enregistrement de Guillemette Laurens, accompagnée par le superbe Skip Sempé et son ensemble Cappriccio Stravagante. Pour le coup, nous tenons là un vrai tempérament théâtral, même si certains peuvent juger l’Arianne de Mademoiselle Laurens un peu trop fougueuse. L’époque de Monteverdi n’avait rien d’élégiaque ! Mademoiselle Laurens, en tout cas, a trouvé son chemin entre "chant" et "déclamation". Pour nous, son interprétation sonne juste, et nous tient en haleine de la première à la dernière seconde. Le seul soucis vient de la langue, avec quelques erreurs de prononciation.

Montserrat Figueras et Anne-Sophie von Otter nous ont laissé deux témoignages bien décevants : Montserrat Figueras chante le Lamento plus ou moins de la même manière que le Pianto della Madonna (même musique, mais deux contextes très différents), et Anne-Sophie von Otter paraît bien distante.

Du côté italien, Alessandrini nous a livré un disque magnifique, Le Passioni dell’Anima, avec un Lamento d’Arianna interprété par Rosanna Dominguez, certes argentine, mais dont la connaissance de la langue italienne est parfaite.

Mais hélas, nous attendons toujours un enregistrement de ce Lamento par une Sara Mingardo ou par une Gloria Banditelli. Sara Mingardo, également avec Alessandrini, nous a démontré qu’elle maîtrisait parfaitement (et avec quelle émotion !) la déclamation chantée monteverdienne. Quant Gloria Banditelli, elle a enregistré le plus beau Pianto della Madonna au disque, avec Sergio Vartolo. Ce n’est pas tout à fait le Lamento, mais quelle splendeur !