Né en Crète, où se mêlaient influences byzantines, arabes et vénitiennes, El Greco, d’abord peintre d’icônes, est devenu le premier grand peintre espagnol. Sa liberté d’expression, au service d’une spiritualité élevée, ainsi que sa science des techniques picturales, ont fait du Greco l’un des représentants les plus brillants et les plus originaux du courant maniériste.

Autoportrait du Greco en Saint-Luc

L’Evangéliste Saint Luc, un autoportrait du Greco

Premières années en Crète : l’art de l’icône

Le peintre connu sous le nom du Greco, de son vrai nom Domenikos Theotokopoulos, est né à Héraklion (alors nommée Candia) en 1541.

À la naissance du Greco, la Crète appartenait la République de Venise, après avoir été longtemps sous domination arabe, puis byzantine. Quand à la ville portuaire de Candia, proche de l’antique Cnossos, elle avait été fondée par des maures d’Espagne dissidents.

On a retrouvé en Crète, à la fin du siècle dernier, des icônes signés « Theotokopoulos » : El Greco (bien qu’il ne fût pas encore appelé ainsi à cette époque) était arrivé, avant son départ pour Venise, à une parfaite maîtrise de l’art de l’icône.

On ne peut évoquer cette période de la vie du peintre sans citer un grand peintre d’icônes, le crétois Mikhail Damaskinos (ou Michael Damaskenos, selon les translittérations), contemporain du Greco et qui, comme lui, partit étudier à Venise.

Or, s’il est né en Crète, son nom de Damaskinos témoigne d’origines proche-orientales, de la ville de Damas qui rayonnait depuis plusieurs siècles dans le domaine des arts et des sciences. Il s’agit du Proche-Orient sur son versant chrétien, sous l’influence de l’ancienne Byzance qui, après des siècles de domination spirituelle et temporelle sur la Méditerranée, avait été prise par les turcs un siècle plus tôt, en 1453.

Ainsi, le Greco vient-il d’un monde méditerranéen qui fut de tous temps un mélange cultures, héritier de Byzance plutôt que de Rome.

Études à Venise et à Rome

La Pietà dite "aux quatre figures", de Michel-Ange

La Pietà dite « aux quatre figures » de Michel-Ange, l’une de ses dernières oeuvres, qui inspira El Greco

Il ne quittera pas tout à fait la sphère d’influence byzantine lorsqu’il quittera la Crète, puisqu’il séjournera à Venise de 1566 à 1570 et étudiera dans l’atelier du Titien (en italien, Tiziano Vecellio). Mais c’est auprès du Tintoret (Tintoretto) que le Greco puisera son inspiration.

En 1566, Titien était un vieil homme (il avait près de 80 ans) chargé d’honneur. Il avait passé presque toute sa vie à Venise, et avait peu voyagé. On lui doit une avancée importante dans le domaine de la technique picturale, le glacis, une fine couche de vernis transparent, qui illumine littéralement la toile, et il fut un maître de la couleur, dans le style propre à Venise. Si ses grandes compositions, typiques de l’art maniériste, sont quelque peu maladroites, avec des corps tordus dans des postures souvent ridicules, ses nus sont admirables, et il excella dans l’art du portrait, inspiré de Raffaello Sanzio, où il créa un style très original, qui fut lui-même beaucoup imité et qui participa au courant maniériste.

Le Tintoret avait été également élève de Titien, et l’on constate une filiation certaine entre les oeuvres de l’un et de l’autre, mais le Tintoret, qui ne passa que quelques mois dans l’atelier du Titien, était un grand admirateur de Michel-Ange, qui venait de mourir à Rome, en 1564, et y avait laissé son grand oeuvre peint, les murs et le plafond de la Chapelle Sixtine.

L'une des deux Pietà romaines du Greco

L’une des deux Pietà romaines du Greco, inspirée de la sculpture de Michel-Ange.

Il était donc logique que le Greco quittât Venise pour Rome, où il s’établit de 1570 à 1576. Ses toiles peintes à Rome témoignent de son admiration pour Michel-Ange en tant que sculpteur. El Greco, par contre, n’avait pas autan d’estime pour Michel-Ange en tant que peintre.

Les premières oeuvres italiennes du Greco montrent une maîtrise déjà vigoureuse du pinceau et de la palette de couleurs, et une acquisition rapide de la « culture » des peintres de son époque : perspective, insertion d’éléments d’architecture, composition, drapés, techniques très différentes de celles de l’icône. Mais il n’a pas rejeté ce qu’il avait appris en tant que peintre d’icônes, comme l’utilisation de fonds colorés ou l’organisation dans l’espace des ombres des drapés, soulignant les lignes de force.

En complète opposition avec des artistes comme Michel-Ange ou Dürer, ainsi que le Tintoret, dont les oeuvres picturales s’appuyaient sur un un art du dessin absolument virtuose et dont les compositions étaient préparées par des croquis détaillés, El Greco se contentait d’esquisses rapides à la plume, illuminées ou ombrées de coups de pinceau enduit de blanc ou de lavis, et laissant ensuite, sur la toile ou le panneau de bois, les masses colorées prendre leur forme propre et les soulignant de leurs ombres et de leurs lumières.

Toutefois, si de nombreux éléments sont déjà en place, on aurait du mal, le plus souvent, de reconnaître le style du Greco dans ses toiles italiennes.

L’Espagne

Le Greco quitta Rome pour Tolède en 1577.

Tolède, qui avait été la capitale de l’Espagne wisigothique, puis celle de la Reconquista, a brièvement retrouvé ce rôle par décision de Charles-Quint, mais l’a perdu sous le règne de son fils Philippe II, qui réalisa le projet de son père, la construction de la cité royale de l’Escurial, située au nord de Madrid.

Mais Tolède restait, et reste toujours, la capitale culturelle de l’Espagne. Alors que Cordoue ou Grenade, reconquises respectivement en 1236 et en 1492, perdaient jusqu’au souvenir de leur âge des lumières, Tolède, conquise par les rois catholiques dès 1085, continua même après 1492 de diffuser les cultures juives, musulmanes et chrétiennes.

C’est là, dans le coeur culturel de l’Espagne, mais loin du pouvoir, que se développa la personnalité propre du Greco, qui s’affranchissait du modèle italien, comme en témoignent ces deux Spoliation du Christ, celle de 1577-1579 et celle de 1590-95. Il existe un troisième tableau autographe sur ce même sujet, de plus petit format, conservé à Upton House (Warwickshire, Angleterre).

La Spoliation de Tolède La Spoliation exposée à la Alte Pinakothek de Munich

La Spoliation de la cathédrale de Tolède (1577-79)

 

La Spoliation de 1590-95, exposée à la Alte Pinakothek de Munich

L’Enterrement du Comte d’Orgaz par El Greco

Le maniérisme personnel, spirituel et génial du Greco : l’Enterrement du Comte d’Orgaz (1585-1588)

On remarque la simplification des formes et des visages, les contrastes marqués à longs coups de pinceau, ainsi que l’évolution de la palette de couleurs, encore très « italienne » en 1577. Entre ces deux versions, El Greco a peint son plus célèbre tableau, que l’on admirer à l’église Santo Tome de Tolède, l’Enterrement du Comte d’Orgaz.

Le Greco peignit cette toile de près de 5 mètres de haut en 1586, alors qu’il avait 45 ans. Si la partie basse, «terrestre», humaine de la toile reste de facture assez sage, la partie céleste, peuplée de Jésus, de Marie, de l’âme du défunt, de saints et d’anges, est marquée par un étirement des perspectives et par une palette où contrastent grisailles et masses de couleurs saturées, qui deviendront la signature du peintre. Elle marque une sorte de «franchissement», après lequel Le Greco renoncera à la plupart des conventions picturales de son époque, pour réaliser un art d’une originalité extrême, qui n’aura aucun imitateur dans toute l’histoire de l’art et qui fait écho aux écrits spirituels de son époque (Le Chemin de la Perfection de Sainte Thérèse d’Avila, Le Cantique Spirituel de Saint Jean de la Croix).

Il ne cessera jamais d’aller toujours plus loin dans sa vision, vers une figuration au service de l’élévation spirituelle, à mille lieues des maîtres de son temps, retrouvant dans l’Espagne très catholique son inspiration de jeune peintre d’icônes.

L’oubli et la redécouverte

L'Ouverture du cinquième sceau de l'Apocalypse par El Greco

L’Ouverture du Cinquième Sceau de l’Apocalypse (1608-1614), l’une des dernières toiles du Greco, avec son Laocoon.

Le Greco mourut à Tolède en 1614. Il connut une longue période d’oubli, mais fut redécouvert au XXe siècle et est désormais considéré comme l’un des plus grands maîtres de la peinture. Sans doute, malheureusement, pour de mauvaises raisons : on a voulu en faire un précurseur de l’art abstrait, mais ses aspirations étaient toutes autres, à l’opposé de celles des peintres abstraits du XXe siècle.

On connaît les traits de son long visage, encore allongés, comme ses dessins, par une longue barbe pointue et un front haut et dégarni : il a laissé plusieurs autoportraits, dont deux sous les traits de Saint Luc. On comprend cette assimilation : selon la légende, l’Evangéliste Luc peignit trois portraits de Marie après la Pentecôte, qui servirent de modèles aux premiers icônes.

On ne doit pas oublier son extraordinaire science de la peinture, de ses techniques, de la mystérieuse alchimie qui permet de fixer des couleurs sur un support, et ce si possible pour une longue période de temps. A cet égard, il fut l’un des plus grands, comme en témoigne l’excellente conservation de ses toiles et la luminosité de ses couleurs.

Il fut, non seulement un peintre, mais aussi un humaniste, comme en témoignent l’abondante bibliothèque qu’il a laissée et les amis qu’il a fréquentés.

Bibliographie

Le livre d'Antonina Vallentin sur Le Greco

Les meilleurs livres sur Le Greco, ceux d’Antonina Vallentin et de Jacques Lassaigne, n’ont pas été réédités récemment, mais on peut les trouver d’occasion.

Le grand livre sur El Greco par Antonina Vallentin date des années 1950 et contient des illustrations soignées en noir et blanc.

Plus proche de nous, Jacques Lassaigne, spécialiste de la peinture espagnole, a signé en 1973 une très belle biographie consacrée au Greco aux Editions Somogy.

Voici également une sélection via notre partenaire Amazon France :

Un livre remarquable sur le monde des icônes, par Michel Quenot.

– Les Oeuvres complètes de Saint Jean de la Croix, l’inspiration spirituelle du Greco.

Egalement, aux éditions du Seuil, dans la collection Points Sagesse :

La Vive Flamme de l’Amour et Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix,

Vie écrite par elle-même et Le Château de l’Âme de Sainte Thérèse d’Avila.