Sturm und Drang

Sturm und Drang – Illustration de Mikka pour Kulturica

Composé quelques mois avant la mort du compositeur, le Quintette à cordes atteint des sommets de musicalité, de concentration et de "dialogue avec les étoiles". Une musique qui parle à l’âme, plus qu’au coeur.

Schubert, entre Sturm und Drang et romantisme

Schubert est l’un des plus grands compositeurs de la période romantique, et le "fondateur" du Lied allemand. Ce n’est pas parce que Schubert n’a pas connu le succès avec ses opéras (heureusement, ils ont commencé à être enregistrés, dans de bonnes conditions, et l’on peut désormais se faire une idée assez juste de Schubert en tant que compositeur d’opéras) qu’il n’a pas été un compositeur majeur : outre le domaine du Lied, dont il reste le maître incontesté malgré Mozart ou Wolf, ses compositions ont marqué l’histoire de la musique de chambre, de la musique de piano, de la symphonie et de la musique religieuse.

Sturm und Drang

Peut-être plus que dans le romantisme lui-même, la musique de Schubert plonge ses racines dans le "Sturm und Drang", mouvement artistique, littéraire et philosophique des années 1770-1790, fondé en réaction au rationnalisme des Lumières "à la française", et au succès de l’art italien, jugé très supérieur à l’art allemand.

Si l’histoire du siècle dernier peut témoigner de la face obscure des avatars de cette philosophie (supériorité de la race germanique et tout ce qui s’ensuit), le "Sturm und Drang" d’un Schubert ou d’un Haydn exalte des valeurs tout autres : celle des gens simples, des randonnées en forêt et en montagne, de la prière du soir, du repos dominical et de la musique jouée en famille, d’où ne sont pas exclues les croyances ancestrales aux fantômes et aux ombres maléfiques (comme en témoignent les Lieder le Roi des Aulnes, ou der Doppelgänger). Les personnages ne sont ni des dieux, ni des héros, ni des princes, mais des meuniers (die schöne Müllerin) et des fileuses (Gretchen am Spinnrade). Leur richesse ne vient ni de l’intelligence, ni du rang, mais de leur capacité à aimer de toute leur âme.

La nature, dit-on, place souvent l’antidote à côté du mal. Et c’est bien vers Schubert et vers sa musique que les Allemands, vaincus, perdus, outrés par le mal qui s’est fait en leur nom, se sont tournés à la Libération et ont pu y retrouver des valeurs nationales pacifiques et lumineuses, sur lesquelles reconstruire tout un pays.

Le quintette à cordes D. 956

Composé au cours de l’année 1828, le quintette à cordes, ces pages sublimes de musique de chambre, appartient à la dernière période créative de Schubert, mort le 19 novembre de cette même année. Franz Schubert était atteint de la syphillis depuis 1823 et les cinq dernières années de sa vie l’ont vu passer des tréfonds de l’angoisse à des périodes de rémission durant lesquelles Schubert nourrira les projets les plus déraisonnables.

A partir de 1827, Schubert composera des oeuvres proprement immortelles, qui démentent sa réputation de compositeur de second plan qui perdure encore aujourd’hui, des chefs-d’oeuvres absolus de la musique. On citera son Voyage d’hiver (un cycle de Lieder admiré par Beethoven), sa Messe en mi bémol majeur, ses trois dernières Sonates pour piano et son Schwanengesang (Chant du cygne), quelques Lieder retrouvés après sa mort.

Cette oeuvre a des accents qui vont au delà de la vie et de la mort, au delà du visible : elle nous fait toucher au mystère de la musique.

Son écriture est complexe, et témoigne de la maîtrise de Schubert (lui qui souhaitait, quelques mois avant sa mort, prendre des cours de composition !) : une profusion sonore qui dépasse le cadre de la musique de chambre, et des périodes méditatives de soli ou de deux instruments à l’unisson, une complexité harmonique et des mélodies sublimes aux couleurs du silence, tout cela fait du quintette une musique pour l’éternité.

Musique de chambre à deux violoncelles

Le terme de "musique de chambre" (traduction de l’italien "musica da camera") dit bien ce qu’il veut dire : ce n’est ni de la musique religieuse qui se joue dans l’église, ni de la musique orchestrale qui se joue dans les salles de concert, ni de l’opéra qui se joue… dans les opéras. C’était, à l’époque baroque, une musique qui se jouait dans les "chambres", mais pas n’importe lesquelles, celles des princes et des grands de ce monde. Et l’on peut sentir une certaine filiation à la musique vocale profane, telle que le madrigal ou, plus simplement, la chanson (mélodie) accompagnée d’une "basse continue" (à valeur harmonique).

Bach et Vivaldi (mais ce ne furent pas les premiers) ont, l’un et l’autre posé quelques bases de la musique de chambre : Bach, dans sa géniale écriture contrapunctique calculée ; Vivaldi, avec ses trouvailles "célestes".

Très tôt, les instruments à cordes ont tenu une place prépondérante dans la musique de chambre, le clavier, quant à lui, étant un "invité de marque". Instrument tempéré, donc s’accordant mal aux libertés des cordes, et, à l’époque, pauvre en grave (clavecin, pianoforte), le clavier ne s’intègre pas aisément à la musique de chambre, alors que la viole de gambe, puis le violoncelle, ont de tous temps constitué l’ossature harmonique grave de cette musique.

C’est Haydn, plus que Mozart, qui a établi les bases de la formation devenue reine incontestée de la musique de chambre, le quatuor à cordes, composé de 2 violons, d’un alto et d’un violoncelle. Le doublage du violon permet tout à la fois d’enrichir la part mélodique (dialogue entre les deux instruments) et l’écriture harmonique, basée sur le violoncelle, l’alto et le second violon. Cette forme n’est pas sans évoquer la traditionnelle musique chorale à quatre voix…

Mozart avait montré la voie et combien l’adjonction d’un 5e instrument au quatuor (dans le cas de Mozart, l’alto) pouvait apporter à la composition. Mais le coup de génie de Schubert a été, d’une manière totalement originale (le compositeur et violoncelliste Boccherini a, avant lui, composé pour la même formation, mais des oeuvres d’un caractère radicalement différent puisqu’ils appartiennent encore à l’époque baroque), de doubler la partie de violoncelle, portant l’accent sur les graves, renforçant l’ossature harmonique de la composition, et provoquant également un "échange de rôle" entre aigu et grave, entre violons et violoncelles, les violons devenant parfois les supports harmoniques de la mélodie jouée par les violoncelles, échange dérangeant, déstabilisant, "sur le fil".

Du point de vue de l’émotion, ce n’est pas une oeuvre gaie, loin s’en faut, mais elle n’est sans doute pas aussi déchirante que le Voyage d’Hiver. C’est en tout cas une oeuvre rare qui apporte consolation dans la tristesse. S’il est un musicien, en dehors de Mozart, qui nous fait croire au Paradis de la Musique, c’est Schubert, celui qui dialogue avec les anges…

Discographie

En dehors de quelques "échecs remarquables", les uns par leur morbidité, les autres par un étalage de virtuosité hors de propos, il existe plusieurs versions d’une grande beauté de cette eouvre. Plus qu’avec tout autre compositeur, les musiciens doivent s’effacer, oublier leur ego. L’émotion, le dialogue avec la mort sont déjà dans les notes : ce que peut apporter une interprétation, c’est l’humanisme, le naturel, la complicité entre les instrumentistes et avec Schubert.

Pleine d’enthousiasme est cette version de "petits jeunes", autour de Galimir, du festival de Marlboro, où brille l’esprit "au service de la musique" de Serkin.

Weller et Gürtler

Longtemps considérée comme la version de référence, celle du quatuor Weller avec Gürtler, chez Decca, est toujours une merveille, déchirante sans être morbide, somptueuse sans beauté gratuite.

Prazak et Coppey

La version des Prazak, avec Marc Coppey bénéficie du génie de cet ensemble : comme d’habitude, avec une infinie évidence, les membres du quatuor Prazak nous prennent par la main dès les premières mesures pour nous faire traverser cette oeuvre et nous en faire vivre toute l’humanité. La meilleure prise de son de toute la discographie du quintette.

Le Quintette avec Bylsma chez Sony (version sur instruments d'époque)

Enfin, il faut signaler la version réalisée autour du gambiste Anner Bylsma, sur instruments d’époques et qui, si elle ne nous paraît pas aussi réussie que les précédentes, offre un éclairage nouveau indispensable à la connaissance de cette oeuvre.