L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Jeu de l’arc.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Athéna inspire alors à la fille d’Icarios, la prudente Pénélope, de placer dans le palais d’Ulysse, pour les prétendants, l’arc et le fer étincelant, jeux qui seront la première cause de leur trépas. Aussitôt elle monte l’escalier le plus élevé du palais, et prend une belle clef d’airain recourbée ; à cette clef était adaptée une poignée d’ivoire. Elle se rend avec ses femmes dans la chambre la plus reculée, où furent placés les trésors du roi, l’airain, l’or, et le fer richement travaillé. Là reposait aussi l’arc flexible, et le carquois, dans lequel était un grand nombre de traits funestes ; présent que fit au héros un hôte qui le rencontra près de Lacédémone, le fils d’Eurytos, Iphitos, égal aux dieux. Ils se trouvèrent l’un et l’autre en Messénie, dans le palais du vaillant Orsilochos. Ulysse y vint réclamer une dette que toute la nation avait contractée envers lui ; car des Messéniens enlevèrent d’Ithaque, dans leurs navires, trois cents brebis et leurs bergers. Ce fut pour ce motif qu’Ulysse, quoique jeune encore, entreprit un long voyage ; il fut envoyé par son père et par les vieillards. Iphitos réclamait douze cavales qui lui furent enlevées, et douze mules accoutumées au travail ; mais elles devinrent la cause de sa mort : étant arrivé chez le fils de Zeus, le magnanime Héraclès, cet artisan des plus grands travaux, celui-ci le tua dans sa maison, quoiqu’il fût son hôte : l’insensé ne redouta ni la vengeance des dieux, ni la table qu’il plaça devant Iphitos ; dans la suite il l’immole lui-même, et retint dans son palais les superbes cavales. C’est lorsque Iphitos était à leur recherche qu’il rencontra le divin Ulysse ; il lui donna l’arc qu’avait porté jadis le grand Eurytos, qui le laissa, quand il mourut, à son fils, dans ses hautes demeures. En retour Ulysse offrit à ce héros un glaive étincelant, avec une forte lance, origine d’une hospitalité bienveillante ; mais ils ne se reçurent point mutuellement à leur table : auparavant le descendant de Zeus immola le fils d’Eurytos, Iphitos, égal aux immortels, lui qui donna cet arc. Quand Ulysse partait sur ses noirs vaisseaux pour quelque guerre, il ne l’emportait point, il laissait dans son palais ce monument d’un hôte chéri ; mais il s’en servait dans sa patrie.

Dès que Pénélope, la plus noble des femmes, est arrivée à la chambre, elle s’arrête sur le seuil de chêne qu’un ouvrier habile polit avec soin, et sur lequel il plaça jadis, en les alignant au cordeau, deux montants qui soutenaient les portes éclatantes ; aussitôt elle détache la courroie de l’anneau, introduit la clef, et soulève, en la tournant, les leviers des portes : elles mugissent comme un taureau paissant dans la prairie ; ainsi retentissent ces portes superbes, qui cèdent aux efforts de la clef, et s’ouvrent aussitôt devant la reine. Pénélope monte sur une tablette élevée ; là sont les coffres qui contiennent des vêtements parfumés d’essences. Alors, étendant la main, elle détache de la cheville l’arc et l’étui brillant qui le renfermait. Alors s’asseyant, elle le place sur ses genoux, et fait éclater ses gémissements ; puis elle retire de son étui l’arc du roi. Lorsque enfin Pénélope s’est longtemps rassasiée de larmes amères, elle retourne à la salle du festin auprès des fiers prétendants, en tenant dans ses mains l’arc flexible, et le carquois, dans lequel était un grand nombre de traits funestes. Les servantes portaient une corbeille ; là sa trouvaient le fer et l’airain, les jeux de leur maître. Quand la plus noble des femmes est arrivée auprès des prétendants, elle s’arrête sur le seuil de la porte solide, ayant un léger voile qui couvre son visage. Deux suivantes se tiennent à ses côtés. Alors, s’adressant aux convives, elle leur parle en ces mots :

« Écoutez-moi, princes superbes, vous qui mangeant et buvant sans cesse ruinez la maison d’un héros absent depuis longtemps ; vous ne pouvez plus donner d’autre prétexte à vos brigues, que le désir de m’épouser et d’avoir une femme. Approchez donc, prétendants, voici qu’apparaît un nouveau combat. J’apporte le grand arc du divin Ulysse ; celui qui tendra cet arc sans efforts, et qui traversera d’une flèche les douze piliers de fer troués, je le suivrai loin de ce palais qui me reçut vierge encore, palais superbe, rempli d’abondantes provisions; je m’en ressouviendrai, je pense, même dans mes songes. »

Elle dit, et commande au pasteur Eumée de placer pour les prétendants l’arc et le fer étincelant. Eumée les reçoit en pleurant, et les place ; de son côté, pleurait aussi le pasteur Philétios en voyant l’arc de son maître. Alors Antinoos leur adresse des reproches amers, et s’écrie :

« Pâtres grossiers, qui n’avez que de frivoles pensées, misérables, pourquoi verser des pleurs, et réveiller ainsi les regrets de la reine, elle dont l’âme est plongée dans une profonde douleur, parce qu’elle a perdu son époux ? Mais assis, mangez en silence, ou bien allez pleurer dehors, en nous laissant l’arc d’Ulysse, combat difficile pour les prétendants ; car je ne pense pas qu’ils puissent facilement tendre cet arc étincelant. Parmi tous ces princes, il n’en est pas un qui soit tel qu’était Ulysse : jadis j’ai connu ce héros ; il m’en souvient, mais je n’étais encore qu’un enfant. »

Il parlait ainsi ; car il espérait pouvoir seul tendre la corde, et d’une flèche traverser les piliers de fer. Cependant lui, le premier, devait recevoir le trait parti des mains de l’irréprochable Ulysse, qu’il avait outragé dans le palais, et contre lequel il excita tous ses compagnons. Alors le vigoureux Télémaque leur parle en ces mots :

« Ah, grands dieux ! sans doute que Zeus, le fils de Cronos, m’a privé de la raison ! Ma mère chérie consent, malgré sa prudence, à suivre un autre époux, à s’éloigner de ce palais ; et moi, cependant, je ne songe qu’à rire, à me réjouir dans mon âme insensée. Approchez donc, prétendants, voici qu’apparaît un nouveau combat pour une femme telle qu’il n’en est aucune autre dans l’Achaïe, ni dans la divine Pylos, ni dans Argos, ni dans Mycènes, ni dans Ithaque, ni même sur le fertile continent ; vous le savez vous mêmes, qu’est-il besoin de louer ma mère ? Mais allons, ne différez plus par de vains prétextes, ne refusez pas davantage de tendre l’arc, et voyons. Je veux moi-même l’essayer ; si je tends la corde, si je traverse d’une flèche les piliers de fer, ma vénérable mère ne quittera pas ce palais, en m’accablant de peines, pour suivre un autre époux, lorsque je lui paraîtrai dans l’avenir pouvoir accomplir les faits glorieux de mon père. »

Il dit, et de ses épaules rejette la tunique de pourpre, en se levant avec impétuosité ; il détache aussi de son épaule le glaive aigu. D’abord il place les piliers de fer, et, creusant pour chacun d’eux un trou profond, il les aligne au cordeau ; puis tout autour il tasse la terre ; les assistants sont frappés de surprise en voyant comme il dispose tout avec habileté, lui qui jamais auparavant n’avait vu ces jeux. Alors arrivant sur le seuil de la porte, il s’arrête, et tâche de tendre l’arc. Trois fois il agite cette arme, en s’efforçant de la courber ; trois fois la vigueur lui manque, quoique dans son âme il espérât tendre le nerf et traverser d’une flèche les piliers de fer. Enfin il était près de tendre l’arc, en l’attirant avec force une quatrième fois, mais Ulysse lui fait signe et le réprime, quoique impatient. Alors Télémaque s’écrie dans l’as semblée :

« Ah, grands dieux ! je ne serai jamais qu’un homme faible et sans courage, ou plutôt je suis encore trop jeune, et ne puis me confier à la force de mon bras pour repousser un ennemi, s’il m’attaquait le premier. Approchez donc, vous qui par votre force l’emportez sur moi, tâchez de tendre cet arc, et terminons les jeux. »

Aussitôt Télémaque dépose l’arc à terre en l’appuyant contre les portes solides du palais ; il incline la flèche sur la brillante extrémité de cet arc, et va s’asseoir à la place qu’il occupait auparavant. Alors Antinoos, fils d’Eupithès, fait entendre ces mots :

« Mes amis, levez-vous en ordre par la droite, en partant de l’endroit où l’échanson verse le vin. »

Ainsi parle Antinoos, et tous approuvent cet avis. D’abord se lève Liodès, fils d’Énops, aruspice de ces princes, qui toujours était assis à l’écart auprès d’une urne magnifique ; tant de crimes lui paraissaient odieux, et même il s’indignait contre tous les prétendants ; c’est lui qui le premier saisit l’arc et la flèche aiguë. Arrivé sur le seuil de la porte, il s’arrête, et tâche de tendre l’arc, mais il ne peut y parvenir ; bientôt ses efforts ont fatigué ses mains faibles et délicates ; alors il dit aux prétendants :

« O mes amis, je ne puis tendre la corde ; qu’un autre l’essaye maintenant. Mais sans doute cet arc privera de la force et de la vie plusieurs hommes vaillants ; en effet, il vaut mieux mourir que de vivre sans atteindre le but pour lequel nous nous rassemblons ici sans cesse, et que nous désirons tous les jours. Cependant aujourd’hui l’un de vous espère en son âme, et souhaite vivement s’unir à Pénélope, l’épouse d’Ulysse ; mais après avoir éprouvé cet arc sans doute il verra qu’il lui faut offrir le présent des noces et se marier à quelque autre femme de la Grèce. Alors la reine épousera celui qui donnera la plus riche dot, et qui viendra conduit par son destin. »

En achevant ces mots, il dépose l’arc en l’appuyant contre les portes solides du palais ; il incline la flèche sur la brillante extrémité de cet arc, et va s’asseoir à la place qu’il avait auparavant. Cependant Antinoos l’accable de reproches, et lui dit :

« Liodès, quelle parole terrible et funeste s’est échappée de tes lèvres ! Je m’indigne en écoutant que cet arc privera de la force et de la vie plusieurs hommes vaillants, parce que tu n’as pu le courber. Va, ta mère, en te donnant le jour, ne t’a point fait pour manier l’arc et les flèches ; mais les illustres prétendants le tendront bientôt. »

Il dit, et donne cet ordre à Mélanthios, le gardien des chèvres :

« Hâte-toi, Mélanthios, d’allumer le feu dans le palais ; place devant le foyer un siège recouvert d’une toison de brebis, et de l’intérieur apporte une masse énorme de graisse, afin que nous autres, jeunes princes, l’ayant fait chauffer, et l’ayant frotté de cette graisse, nous éprouvions l’arc, et terminions le combat. »

Il dit ; aussitôt Mélanthios allume un grand feu, puis il place devant le foyer un siège recouvert avec des peaux de brebis, et de l’intérieur apporte une masse énorme de graisse. Les jeunes princes, après l’avoir fait chauffer, essayent de nouveau ; mais ils ne peuvent tendre l’arc, et tous manquèrent absolument de force. Cependant Antinoos persiste encore, ainsi que le noble Eurymaque, les deux chefs des prétendants ; ils étaient les plus illustres par leur valeur.

Alors Eumée et Philétios s’éloignent du palais ; avec eux le divin Ulysse sort aussi de la maison. Quand tous les trois ont franchi les portes et l’enceinte des cours, le héros adresse aux pasteurs ces douces paroles :

« Gardien des génisses, et vous, gardien des porcs, dois-je vous révéler un secret, ou bien le taire ? Mais mon cœur m’excite à vous le dire. Que feriez-vous pour aider Ulysse, s’il revenait inopinément, si quelque divinité le ramenait ? Serait-ce aux prétendants ou bien à lui que vous prêteriez secours ? Dites ce que vous inspirent et votre cœur et vos désirs. »

« Grand Zeus, s’écrie à l’instant Philétios, puissent mes vœux s’accomplir, puisse ce héros arriver enfin, et puisse un dieu le ramener ; vous connaîtriez quels seraient et ma force et mon bras. »

Eumée priait aussi tous les dieux pour que le valeureux Ulysse revînt dans son palais. Quand ce prince eut reconnu leur esprit sincère, il reprend en ces mots, et leur dit :

« Eh bien, il est devant vous ; c’est moi qui souffris tant de maux, et qui reviens dans ma patrie après vingt années d’absence. Je reconnais que vous seuls, parmi mes serviteurs, avez désiré mon retour ; je n’ai point entendu les autres prier pour que de nouveau je revinsse dans ma maison. Mais je vous dirai la vérité, comme elle s’accomplira : si Zeus m’accorde un jour de vaincre ces fiers prétendants, je vous donnerai des épouses à tous les deux, je vous comblerai de richesses, et vous bâtirai des maisons près de la mienne ; vous serez toujours pour moi comme les compagnons et les frères de Télémaque. Cependant approchez, je veux vous montrer un signe évident qui me rendra reconnaissable, et portera la persuasion dans votre âme : c’est la blessure que me fit autrefois un sanglier aux dents éclatantes, lorsque j’allai sur le mont Parnèsos avec les fils d’Autolycos. »

En achevant ces paroles, il ouvre les haillons qui couvrent la large cicatrice. Dès qu’ils l’ont aperçue, et qu’ils ont reconnu la vérité, tous les deux pleurent en jetant les bras autour d’Ulysse, et baisent avec transport sa tête et ses épaules. Ulysse baise aussi leur tête et leurs mains. Ils auraient pleuré jusqu’au coucher du soleil, si le héros lui-même n’eût arrêté ces larmes.

« Cessez, dit-il, ces pleurs et ces gémissements, de peur que quelqu’un ne s’en aperçoive en sortant du palais et ne le dise dans l’intérieur. Mais rentrons les uns après les autres, et non point tous ensemble : moi le premier, vous ensuite ; que ce signe vous suffise. Sans doute que, tous tant qu’ils sont, les fiers prétendants ne consentiront pas à me donner l’arc et le carquois ; mais vous, divin Eumée, portant l’arc à travers la salle, vous le remettrez en mes mains ; puis vous direz aux femmes de fermer exactement les portes solides du palais : si quelqu’une d’elles entend du bruit et des gémissements dans l’enceinte où se tiennent les hommes, qu’elle ne sorte point, mais qu’elle reste en silence attachée à ses travaux. Pour vous, Philétios, je vous recommande de fermer à la clef les portes de la cour, et d’y mettre promptement un lien. »

Après ce discours, il rentre dans ses superbes demeures ; puis il va s’asseoir sur le siège qu’il avait auparavant ; les deux serviteurs rentrent ensuite dans la maison d’Ulysse.

En ce moment, Eurymaque de ses deux mains maniait l’arc en l’approchant dans tous les sens de la flamme du foyer ; mais il ne put parvenir à le tendre ; il s’indignait en son noble cœur. Alors, soupirant avec amertume, il s’écrie :

« Grands dieux, quelle douleur pour moi-même et pour tous ces princes ! Ce n’est pas tant sur ce mariage que je gémis, quoique je le regrette ; car enfin il est un grand nombre d’autres femmes grecques, soit dans Ithaque, soit dans les villes voisines ; mais c’est d’être si fort inférieur en force au divin Ulysse, et de n’avoir pu tendre cet arc ; notre honte sera connue de la postérité. »

« Cher Eurymaque, lui répond Antinoos, il n’en sera point ainsi ; tu le sais bien toi-même. Mais maintenant on célèbre parmi le peuple la fête sacrée d’Apollon ; qui voudrait encore tendre l’arc ? Restez tranquilles maintenant ; cependant laissons debout tous les piliers de fer ; je ne crois pas que personne les enlève en venant dans le palais d’Ulysse, fils de Laërte. Mais allons, que l’échanson distribue les coupes, et faisant des libations, abandonnons les arcs recourbés. Demain, dès l’aurore, vous ordonnerez à Mélanthios de conduire ici les plus belles chèvres de ses troupeaux, afin qu’après avoir offert les cuisses au puissant Apollon, nous reprenions cet arc, et terminions le combat. »

Ainsi parle Antinoos ; cet avis plaît à tous. Aussitôt les hérauts versent l’eau sur les mains des princes, et les jeunes gens remplissent les coupes de vin ; ils les distribuent à tous en commençant par la droite. Ceux-ci font les libations, boivent au gré de leurs désirs, et le prudent Ulysse, toujours méditant son stratagème, leur adresse ces paroles :

« Daignez m’entendre, prétendants d’une reine illustre, je veux vous dire quelle pensée agite mon sein ; j’implore surtout Eurymaque et le noble Antinoos, lui qui vient de dire avec sagesse qu’il fallait maintenant déposer l’arc et s’adresser aux dieux ; demain donc une divinité donnera la victoire à celui qu’elle voudra. Cependant donnez-moi cet arc étincelant, pour que j’essaye après vous la force de mes mains, que je voie si mes membres ont encore la vigueur qu’ils avaient jadis, ou si les voyages et la misère me l’ont déjà ravie. »

Il dit ; les prétendants s’indignent avec fureur, craignant qu’il ne parvienne à tendre cet arc superbe. Alors Antinoos l’accable de reproches :

« O le plus misérable des hôtes ! tu n’as pas l’ombre de raison ; n’es-tu donc pas satisfait d’avoir tranquillement pris ton repas au milieu de nous, princes illustres ? T’avons-nous privé de nourriture, et n’as-tu pas entendu nos entretiens ? Aucun autre mendiant, aucun étranger n’entendit ainsi nos discours. Mais le vin t’a troublé, comme tous ceux qui le prennent avec excès et qui ne boivent pas avec mesure. Ainsi dans le palais du magnanime Pirithoos le vin causa tous les malheurs du centaure Eurythion, lorsqu’il vint chez les Lapithes. Sitôt que ses sens furent frappés par l’excès du vin, furieux, il commit les plus grands crimes dans les demeures mêmes de Pirithoos ; la douleur s’empara des héros, qui le traînèrent hors des portiques, et lui coupèrent le nez et les oreilles avec un glaive cruel. Alors, le cœur rongé de chagrin, Eurithyon fut contraint de s’éloigner, après avoir subi la peine due à son esprit insensé. Voilà l’origine de la guerre entre les Centaures et les Lapithes et ce fut sur lui-même qu’Eurythion d’abord attira le malheur en s’abandonnant à l’ivresse. De même, étranger, je te prédis les plus grands maux, si tu tentes de courber cet arc. Va, tu ne trouveras désormais aucun secours parmi le peuple, et dans un noir vaisseau nous t’enverrons au prince Échétos, le plus cruel des hommes ; là, rien ne te sauvera. Bois donc en silence, et ne dispute point avec des hommes plus jeunes que toi. »

Aussitôt la prudente Pénélope fait entendre ces paroles : « Antinoos, il n’est ni juste ni convenable d’insulter les hôtes de Télémaque, quand il en vient un dans cette maison. Pensez-vous que si cet étranger courbe l’arc d’Ulysse, en se confiant à la force de son bras, il me conduise dans sa maison, et que je devienne son épouse ? Non, certes, et lui-même ne l’espère pas en son âme ; que nul donc d’entre vous, qui prenez ici votre repas, ne s’afflige de cette pensée, parce que rien n’est moins vraisemblable. »

Eurymaque, le fils de Polybos, lui répondit en ces mots : « Fille d’Icarios, sage Pénélope, certes nous ne pensons pas que cet homme vous épouse jamais, cela n’est pas vraisemblable ; mais nous redoutons les vains propos des hommes et des femmes, et nous craignons que quelque misérable parmi les Grecs ne dise : « Ah ! combien ces hommes sont inférieurs au héros dont ils recherchent l’épouse, eux qui n’ont pu tendre l’arc brillant ; cependant un pauvre errant, en venant ici, l’a courbé sans effort, et de sa flèche a traversé les piliers de fer. » Tels seraient leurs discours ; ils seraient pour nous un éternel opprobre. »

« Noble Eurymaque, lui répond Pénélope, qu’ils n’espèrent pas être illustres parmi le peuple, ceux qui ruinent avec audace la maison d’un homme puissant ; pourquoi donc vous livrer à ces honteux excès ? Cet étranger est grand et robuste, et se glorifie d’être le fils d’un père illustre ; remettez-lui donc l’arc étincelant, afin que nous en jugions. Je le déclare, et j’accomplirai ma promesse : s’il tend cet arc, s’il obtient d’Apollon une telle gloire, je le revêtirai d’une tunique et d’un manteau, superbes vêtements ; je lui donnerai de plus une lance aiguë, l’effroi des chiens et des voleurs, avec un glaive à deux tranchants ; je lui donnerai pour ses pieds des brodequins, et le renverrai dans le pays où son désir est de se rendre. »

Le sage Télémaque repartit alors :

« O ma mère, quand il s’agit de l’arc, je suis ici le plus puissant des Grecs, je puis le donner ou le refuser à qui me plaît, et non ces princes, soit qu’ils habitent dans l’âpre Ithaque, ou dans les îles voisines de l’Élide, fertile en coursiers ; nul d’entre eux ne forcera ma volonté, quand même j’exigerais que cette arme fût donnée en présent à l’étranger. Retournez donc à votre demeure, reprenez vos travaux accoutumés, la toile et le fuseau; commandez à vos femmes de hâter leur ouvrage, le soin de l’arc regarde tous les hommes, moi surtout, car c’est à moi que la puissance appartient dans ce palais. »

Alors Pénélope, frappée d’admiration, retourne à sa demeure ; elle dépose en son cœur les sages conseils de son fils. Puis étant remontée dans les appartements supérieurs avec les femmes qui la servent, elle pleure Ulysse, son époux chéri, jusqu’au moment où le doux sommeil, envoyé par Athéna, vient fermer ses paupières.

En ce moment, Eumée prend l’arc superbe pour le porter au vaillant Ulysse ; les prétendants s’agitent en tumulte dans le palais ; l’un de ces jeunes audacieux s’écrie :

« Où veux-tu porter cet arc, vil gardien des porcs, misérable insensé ? Bientôt, au milieu de tes troupeaux, et loin du secours des hommes, tu seras dévoré par les chiens que toi-même as nourris, si le puissant Apollon nous est favorable, et tous les autres dieux immortels. »

Ainsi parlent les prétendants ; alors Eumée dépose au même endroit l’arc qu’il portait, saisi de crainte, parce que plusieurs s’agitaient en tumulte dans le palais. Mais à son tour Télémaque d’une voix terrible lui dit ces mots :

« Eumée, avancez et portez cet arc ; bientôt vous n’obéirez plus à tous ; craignez que, malgré ma jeunesse, je ne vous renvoie aux champs en vous accablant de pierres : ma force l’emporte sur la vôtre. Plût aux dieux que sur tous les prétendants qui sont dans le palais je puisse aussi l’emporter par la vigueur de mon bras ! bientôt je les chasserais honteusement de mes demeures ; ils ne commettent ici que des crimes. »

Il dit ; tous les prétendants accueillent ses paroles avec de grandes risées : ils avaient apaisé leur violent courroux contre Télémaque. Aussitôt le pasteur traverse la salle, et remet l’arc entre les mains d’Ulysse ; puis, appelant la nourrice Euryclée, il lui parle en ces mots :

« Télémaque vous commande, prudente Euryclée, de fermer exactement les portes solides du palais ; si quelque femme entend du bruit et des gémissements dans l’enceinte où se tiennent les hommes, qu’elle ne sorte point, mais qu’elle reste en silence attachée à ses travaux. »

Il dit ; ces paroles restent gravées dans l’âme d’Euryclée. Elle se hâte de fermer les portes de ces superbes demeures.

Cependant Philétios sort secrètement de la maison, et ferme aussi les portes de la cour. Sous le portique était un câble de navire fait de byblos, Philétios en attache les leviers des portes, et rentre dans l’intérieur ; il va se rasseoir sur le siège qu’il avait auparavant, en regardant Ulysse. Ce héros prend l’arc, l’examine avec attention, et le retourne dans tous les sens, de peur que la corne n’eût été rongée par les vers en l’absence du maître. Alors l’un des prétendants dit à celui qui se trouvait près de lui :

« Sans doute, cet homme est un habile connaisseur d’arcs ; peut-être il en a chez lui de semblables, ou peut-être désire-t-il en faire un lui-même ; comme dans ses mains il le manie de tous côtés, ce vagabond artisan de crimes ! »

Un autre de ces jeunes présomptueux s’écriait :

« Ah ! puisse-t-il obtenir un heureux destin, comme il est vrai qu’il pourra tendre cet arc ! »

Ainsi parlaient tous les prétendants ; cependant Ulysse, après avoir manié longtemps l’arc immense, et l’avoir regardé dans tous les sens, comme un homme habile dans l’art de la lyre et du chant tend facilement la corde avec une clef neuve, en touchant des deux côtés le boyau préparé d’une jeune brebis, de même Ulysse, sans aucun effort, tend l’arc magnifique. Alors de sa main droite saisissant le nerf, il l’éprouve ; l’arme rend un son aigu, semblable au cri de l’hirondelle. Les prétendants sont saisis de crainte, et tous changent de couleur. En ce moment Zeus tonne avec fracas pour indiquer un présage ; le noble et patient Ulysse se réjouit de ce que le fils du prudent Cronos lui montre ce prodige. Il prend un trait acéré, le seul qui fût resté sur la table ; le carquois renfermait tous les autres, que bientôt les Grecs devaient éprouver. Alors, saisissant l’arc par la poignée, il attire la corde avec la flèche, et, toujours assis sur son siège, visant avec justesse, il lance le trait ; sans s’égarer il traverse depuis le premier tous les piliers troués, et la pointe d’airain les franchit jusqu’en dehors de la lice ; alors s’adressant à son fils :

« Télémaque, dit-il, l’hôte assis dans votre palais ne vous est point un sujet de honte : je n’ai pas manqué le but, et n’ai pas fait de longs efforts pour tendre cet arc ; ma force est encore tout entière, et sans doute que maintenant les prétendants ne m’outrageront plus en me méprisant. Mais voici l’heure de préparer aux Grecs le repas du soir, tandis qu’il est encore jour, puis nous goûterons les douceurs du chant et de la lyre ; ce sont les ornements d’un festin. »

Il dit, et de l’œil lui fait un signe ; alors Télémaque, fils chéri d’Ulysse, ceint un glaive aigu ; de sa main il saisit une lance ; armé de l’airain étincelant, il se tient debout près du siège de son père.

Fin du chant 21 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)