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Créé avec succès à Munich en 1781, puis repris en version de concert en 1786 dans le théâtre privé du prince Auersperg, près de Vienne, Idomeneo, rè di Creta naquit lors des séjours que Mozart fit à Mannheim, à l’époque et pour une brève période capitale musicale du Saint-Empire, alors que courait l’idée de redonner vie au genre moribond de l’opera seria en s’inspirant de la tragédie lyrique française. Sa composition plongea Mozart, pour la première fois, dans les affres de la passion créatrice, et son génie trouva alors sa voie royale d’expression, l’opera.

Les années de splendeur de Mannheim

Le château de Mannheim

Le château de Mannheim, détruit pendant la seconde guerre mondiale, reconstruit à l’identique, est aujourd’hui le principal bâtiment de l’université de Mannheim. Une certaine vision de l’éducation et de la culture.

Intermède historique

Mannheim se situe au confluent du Rhin et du Neckar. D’un point de vue historique, elle faisait partie du Palatinat du Rhin (Pfalz am Rhein), un Etat du Saint-Empire Romain Germanique. Sous ce nom issu de l’antiquité, du moyen-âge et de la division par Charles-Quint d’un empire si vaste qu’il n’était plus gouvernable, un ensemble hétérogène et inextricable de villes impériales, de royaumes, de duchés et autres Etats laïques ou ecclésiastiques qui, à l’époque de Mozart, comportait, outre les actuelles Allemagne et Autriche, les pays-bas non espagnols, presque toute l’Europe centrale au nord des Alpes, le nord de l’Italie et l’est de la France. Le chef de cet empire, nommé Empereur des Romains, était élu par 3 archevêques et 6 chefs des principaux états, les "princes-électeurs", mais, après Maximilien Ie et Charles-Quint, la succession fut de fait héréditaire. L’exception à ce "puzzle" était l’archiduché d’Autriche, dont dépendaient plusieurs royaumes et autres territoires, sur lesquels les archiducs successifs pouvaient mener des politiques cohérentes à long terme. Ce vaste territoire était déjà un empire de fait bien avant sa "déclaration officielle" en 1804, conséquence des guerres napoléoniennes.

Lorsque, en 1720, le prince-électeur Charles III Philippe du Palatinat transféra sa cour et toute l’administration du Palatinat du Rhin de Heidelberg vers Mannheim, commença pour cette ville une période de prospérité et de développement des arts et des sciences.

Ce développement s’accéléra en 1742, avec le décès de Charles III Philippe et l’arrivée à Mannheim de son successeur, Charles Théodore, grand amateur, notamment, de musique et de théâtre (mais aussi d’arts et de sciences), et Mannheim connut sa pleine période d’apogée. Elle ne dura que 36 ans.

Le chef d'orchestre Christian Cannabich

Le chef d’orchestre Christian Cannabich (1731-1798)

Sur le plan musical, avec la création de l’Ecole de Mannheim en 1750 par Johann Stamitz, un orchestre sous la direction du chef et compositeur Christian Cannabich et considéré comme le meilleur d’Europe hors d’Italie, des troupes d’opéra italien et français, Mannheim joua un rôle prépondérant dans l’évolution musicale de son temps, avec, pour ne parler que de l’opéra, la diffusion d’idées sur le renouveau de l’opera seria et sur la création d’un véritable opéra allemand. Mais Mannheim ne vit pas pas les résultats de ses efforts : Idomeneo, opera seria incluant des apports de la tragédie lyrique française, fut créé à Munich, et L’Enlèvement au Sérail, premier Singspiel à réelle dimension opératique, le fut à Vienne. En effet, pour pouvoir succéder au prince-électeur de Bavière décédé en 1778, Charles Théodore dut transférer sa cours à Munich, d’où il cumula les deux fonctions électives, et Mannheim se vida de la plus grande partie de ses musiciens au profit de la capitale bavaroise.

Opera seria italien et tragédie lyrique française

De la naissance de l’opéra à l’époque qui nous intéresse, 180 ans se sont écoulés. Après Monteverdi, dès les premières décennies du 17e siècle, les grandes villes italiennes ont repris cette forme de spectacle, créant des styles et des écoles qui se différenciaient pour mieux s’inspirer les unes des autres, car compositeurs, librettistes, chanteurs voyageaient beaucoup, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Très vite, l’opéra italien s’exporta – en France, par exemple, à l’invitation du cardinal Mazarin, des productions italiennes furent montées à Paris.

Pietro Metastasio

Le librettiste Pietro Metastasio (1698-1782)

Au cours du siècle suivant, l’opera seria connut son apogée, puis commença son déclin. Bientôt régnèrent sur la production européenne d’opéras italiens les livrets Métastase, un écrivain brillant et prolifique, qui codifia de plus en plus étroitement le dramma per musica (que l’on rebaptisa par la suite opera seria, "sérieux", quand l’opera buffa, "comique, drôle", connut ses premiers succès sur les grandes scènes lyriques) : règle des trois unités – permettant de réduire, entre autre, le nombre de décors; les sujets traités – moins de merveilleux et plus d’évènements historiques; la fin heureuse récompensant les bonnes actions des héros – au risque de réécrire l’histoire; peu d’ensembles mais un calcul précis du nombre d’arias confiées à chaque personnage, arias généralement de la forme « da capo » : composées sur un poème de deux strophes de 3 à 6 vers, la première se terminant dans le mode d’entrée, la seconde en contraste avec la première (modulation à la quinte ou au mineur relatif), puis une reprise (da capo, à partir du début) de la première.

Cette formule avait conquis toute l’Europe, sauf la France : sous l’impulsion de Louis XIV, Giambattista Lullli, qui devint Jean-Baptiste Lully, développa ce qui fut appelé la "tragédie lyrique française". Le genre survécut à Lully, avec des compositeurs français de grande qualité, tels que Charpentier, Campra, puis Rameau, et franchit les frontières, sans connaître toutefois le succès de l’opéra italien, du fait de la piètre qualité des chanteurs français.

En réalité, Lully, en France, composa, sur des textes français, des opéras sur le modèle qu’il connaissait avant son départ d’Italie, bien avant Métastase : des sujets, pour la plupart, mythologiques, faisant intervenir le merveilleux, des choeurs et des ballets, ainsi que des ensembles (ce qui, notons le, décrit aussi bien l’un des tous premiers opéras de l’histoire de la musique, l’Orfeo de Monteverdi, que l’opéra français aux 17e et 18e siècle).

Christoph Willibald, chevalier von Gluck (1714-1787)

Le compositeur Christoph Willibald, chevalier von Gluck (1714-1787), par Joseph Duplessis

En 1756, qui est par ailleurs l’année de naissance de Mozart, parut en Italie l‘Essai sur l’opéra en musique d’Algarotti, déplorant l’évolution de l’opéra seria qui devenait pretexte à l’exhibition des chanteurs et préconisant de s’inspirer du modèle de la tragédie lyrique française. Cet essai eut un grand retentissement dans le cénacle musical européen.

Dans les années 1770, Gluck composa, en italien pour Vienne et en français pour Paris, deux opéras traduisant sa propre vision des réformes nécessaires à l’opera seria, Orfeo ed Euridice et Alceste. Cette vision était loin de donner à l’opera seria la bouffée d’air dont il avait besoin, mais en resserrait encore les limites, avec un appauvrissement de la partie orchestrale et une réduction drastique des morceaux de virtuosité vocale. Bref, l’opera seria était en train de devenir le pendant musical du théâtre de Racine. Mais ce qui restait viable pour le grand mélodiste qu’était Gluck (comme pour le grand poète et dramaturge qu’était Racine) ne pouvait en aucun cas servir de modèle à des compositeurs moins doués.

Et Mozart dans tout cela ?

En septembre 1777, Mozart entreprit un voyage pour Paris qui dura plus de deux ans. A cette époque, Mozart avait 21 ans et était, comme son père, compositeur et musicien employé à la cour du prince-archevêque de Salzburg, Hieronymus Colloredo. Le poste était mal rémunéré, très prenant, et le jeune homme supportait mal ce qui lui apparaissait comme une déchéance, après qu’il eût, dans son enfance d’enfant-prodige, fréquenté les cours et connu l’admiration de la noblesse européenne.

Le but de ce voyage était de trouver des commandes d’oeuvres musicales et lyriques, voire un emploi fixe pour le jeune génie, le long d’un itinéraire qui comprenait de grandes villes et les cours de potentats amateurs de musique, hors des territoires dépendants de l’archiduché d’Autriche.

Colloredo accepta le départ du fils, mais non celui du père. Mozart partait donc sans son "agent", celui qui avait l’habilité de se faire recevoir par les hommes qui comptaient dans le monde musical et de présenter au mieux les oeuvres de son fils dans toutes les villes qu’ils visitaient. Qui pourrait imaginer ce qui serait advenu de Mozart si son père avait été du voyage ?

Pour ne pas le laisser partir seul, sa mère l’accompagnait.

Mozart passa plusieurs mois à Mannheim, à l’aller de son voyage à Paris. Mannheim, à cette époque, était une ville idéale pour Mozart, où l’on parlait la même langue que lui, celle de la musique, et où il se fit de nombreux amis, dans les familles Wendling et Weber notamment, ainsi que le chef d’orchestre Christian Cannabich. Johann Baptist et Franz Anton Wendling étaient deux frères, le premier flûtiste et le second violoniste, tous deux employés dans l’orchestre de la cour, et tous deux étaient mariés à des cantatrices.

Quant à la famille Weber, elle était encore plus chère au coeur de Mozart, puisqu’il tomba amoureux de la seconde demoiselle Weber, Aloisia, et épousera la troisième, Constanze.

Autant les mois passés à Mannheim furent heureux et remplis de promesses, autant ceux qu’il vécut à Paris furent décevants, et même tragiques, puisqu’il y perdit sa mère.

A cette époque, la vie musicale parisienne était en pleine querelle des gluckistes et de piccinistes. Ce n’était pas le moment idéal pour un jeune musicien d’essayer de se faire une place dans cette cacophonie, mais il y parvint… presque et c’est là que l’absence de son père se fit le plus mal sentir. Mozart eut toutefois l’occasion d’assister à une représentation du Roland de Piccini, et de se familiariser avec les opéras bouffe de Grétry.

Au retour, Mozart passa quelque temps à Munich, chez les Weber, partis de Mannheim à la suite de la cour de Charles Théodore de Bavière.

Mozart est à nouveau à Salzburg en janvier 1779, sans avoir conquis Paris, sans rapporter la moindre commande, seulement la promesse de la commande d’un opéra pour le carnaval de la part du prince-électeur de Bavière.

Charles Théodore de Bavière tint sa promesse, avec un an de retard, et la commande d’un opera seria arriva à Salzbourg courant 1780. Ce fut l’abbé Varesco, librettiste attitré de la cour de Salzbourg, qui traduisit en italien et adapta une tragédie d’Antoine Danchet qui avait été mise en musique par Campra sous le titre Idoménée et créée en 1712 à Paris, une très sombre histoire, à laquelle Varesco adapta une lieta fine, une fin heureuse, comme c’était la coutume dans l’opera seria. On peut supposer que ce fut à la cour de Munich que le livret fut choisi, une tragédie lyrique française au lieu d’un livret italien, afin de tenter l’expérience du "mélange des genres" préconisé par Algarotti.

En septembre 1780, le livret est assez avancé pour que Mozart commence à y travailler… et à demander des modifications. Lors du départ du compositeur et de son librettiste pour Munich, début novembre, la mise en musique est presque terminée. Mais il reste beaucoup à faire, notamment adapter la musique et les vers aux capactés des chanteurs, qui se plaignent notamment de l’abondance des "i", qui ne permettent pas à leur voix de s’épanouir.

Le théâtre Cuvilliès à Munich

Le théâtre Cuvilliès à Munich, où fut créé Idomeneo

Il subsiste de nombreuses lettres écrites par Mozart à son père, resté à Salzbourg, sur l’évolution du projet, ses critiques des chanteurs, ses éloges des musiciens et du chef, Christian Cannabich, ses interrogations sur la meilleure manière d’arriver à la vérité dramatique, des lettres qui, par leur teneur, rappellent beaucoup celles d’un autre grand compositeur d’opéra, Giuseppe Verdi. Il modifia, recomposa, ajouta et supprima des airs jusqu’aux toutes dernières répétitions. Ses plus grandes déceptions étaient les deux rôles principaux, Idomeneo et Idamante, son fils, joués par Anton Raaff, une vieille gloire, mais à cette époque trop âgée pour tenir convenablement le rôle, et le castrat Vincenzo del Prato, auquel Mozart dut apprendre son rôle note par note. Mais on sent, au ton de ces lettres, la passion de Mozart pour la composition de cet opéra. Entouré d’amis, parmi lesquels les frères Wendling (dont les épouses, Dorothea et Elisabeth Augusta prirent respectivement les rôles d’Ilia et celui d’Elettra), soutenu par les éloges de son commanditaire et de Cannabich, Mozart donnera le meilleur de lui-même.

L’opéra, avec ensembles, choeurs et ballets, fut grandement apprécié. Créé le 29 janvier 1781, il fut repris pour trois autres représentation, toujours au théâtre de la Résidence, le théâtre Cuvelliès, à Munich.

Mais, dans l’esprit de Mozart, l’opéra n’était pas terminé, et il avait d’autres idées pour l’améliorer encore, notamment en modifiant les rôles d’Idomeneo et d’Idamante, respectivement pour basse (il pensait aux formidables capacités dramatiques de Johann Ignaz Ludwig Fischer, l’Osmin de la création de l’Enlèvement au sérail) et ténor, et en allemand, sur la traduction qu’en avait faite, pour le programme de la création, un autre ami de Mozart, Johann Andreas Schachtner, à la fois écrivain et trompetiste à la cour de Salzbourg. Schachtner avait réalisé la traduction allemande de la Finta Giardiniera et le livret de Zaïde, deux opéras de jeunesse de Mozart.

Il pourra concrétiser une petite partie de ses projets, à l’occasion d’une reprise d’Idomeneo, en 1786 (l’année même de la création des Nozze di Figaro), dans le théâtre privé du château du prince Auersperg, tout près de Vienne. Il s’agissait d’une représentation de concert, donc sans mise en scène ni décors. Mozart fit plusieurs coupures (dont nous ne possédons pas la trace, le matériel de la représentation ayant été perdu), et créa deux très belles scènes (sur des textes, semble-t-il, de Da Ponte, le librettiste des Nozze), la scena con rondo KV 490 composée d’un récitatif accompagné entre Ilia et Idamante, devenu ténor "Non più, tutto ascoltai, tutto compresi" et l’aria concertante avec solo de violon d’Idamante, "Non temer, amato bene" (remplaçant la scène d’Arbace ouvrant de second acte), et le duetto d’Ilia et Idamante KV 489 "Spiegarti non poss’io", venant se substituer au "S’io non moro a questi accenti" de la version munichoise.

Là encore, l’atmosphère fut amicale : l’un des anciens élèves de violon de Mozart, devenu un ami proche, le comte Hatzfeld, joua le solo de violon dans la scène K.490, et sa belle-soeur, la comtesse Hortense Hatzfeld, joua le rôle d’Elettra.

Ce fut la dernière représentation d’Idomeneo du vivant de Mozart. Après sa mort, il y eut quelques reprises, en allemand, ainsi qu’une adaption de Richard Strauss. C’est seulement en 1951, au festival de Glyndebourne, sous la direction du grand Fritz Busch, qu’il connut sa renaissance dans sa langue originale, l’italien.

Idomeneo et La Clemenza di Tito en 1791, comptent parmi les rares tentatives de mettre en application les théories d’Algarotti, et donnèrent au genre moribond de l’opera seria un nouvel élan, qui s’éteignit définitivement après Rossini et ses opera seria composés pour Naples (La donna del lago, Maometto secondo, Zelmira – 1822) et Venise (Semiramide, 1823), et Bellini qui composa, au cours de sa courte vie, un seul opera seria "de jeunesse", Zaira, en 1829.

Lien vers la discographie sélective de l’œuvre