L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Le combat près du fleuve

Lorsque les Troyens arrivent près du Xanthe rapide, ce fleuve au cours sinueux qu’engendra l’immortel Zeus, Achille, rompant leurs phalanges, les disperse dans cette plaine près de la ville où, le jour précédent, les Grecs s’enfuyaient éperdus, lorsque triomphait le valeureux Hector. Ici, les uns se précipitent en désordre, et Héra répand devant eux une ombre épaisse, pour les arrêter…

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Lorsque les Troyens arrivent près du Xanthe rapide, ce fleuve au cours sinueux qu’engendra l’immortel Zeus, Achille, rompant leurs phalanges, les disperse dans cette plaine près de la ville où, le jour précédent, les Grecs s’enfuyaient éperdus, lorsque triomphait le valeureux Hector. Ici, les uns se précipitent en désordre, et Héra répand devant eux une ombre épaisse, pour les arrêter ; l’autre moitié se jette dans le fleuve aux tourbillons argentés. Ils tombent avec un horrible fracas ; le fleuve a retenti, et partout ses rivages répondent à ce bruit. En ce tumulte, les guerriers nagent de toutes parts, emportés au milieu des tourbillons du Xanthe. Ainsi des légions de sauterelles, pour échapper au feu dévorant, s’envolent et se réfugient près d’un fleuve : mais la flamme qui s’élève tout à coup brûle, infatigable, et elles s’élancent alors dans les ondes. Ainsi, sous les coups d’Achille, la foule des soldats et des coursiers remplit les abîmes retentissants du Xanthe.

Cependant ce héros, fils de Zeus, laisse sur le rivage sa lance appuyée contre un tamaris, et, semblable à un dieu, il s’élance armé seulement de son glaive, en méditant d’affreux exploits. Il frappe tout ce qui se rencontre : alors s’élèvent les cris lamentables de ceux qu’immole son glaive redoutable, et l’onde est rougie de leur sang. Comme tous les autres poissons fuient à l’approche d’un énorme dauphin, et se pressent en tremblant dans les retraites cachées d’un port tranquille, car il dévore tous ceux qu’il peut atteindre ; de même les Troyens, sur les bords du fleuve, se blottissent dans le creux des rochers. Alors Achille, les mains lasses de meurtres, tire du fleuve douze jeunes guerriers vivants, qui doivent expier la mort de Patrocle. Il met hors du fleuve ces Troyens, épouvantés comme des faons timides, leur attache les mains avec les fortes courroies qu’ils portent autour de leurs tuniques, et les confie à ses compagnons, pour les conduire dans ses larges navires ; puis il s’élance de nouveau, impatient de semer le carnage.

Là, il rencontre un des fils de Priam, s’échappant du fleuve, Lycaon, que jadis dans une attaque nocturne il entraîna, malgré sa résistance, loin des champs paternels. C’était lorsque Lycaon coupait les branches flexibles d’un figuier pour former les roues d’un char : alors le divin Achille fondit inopinément sur lui, et, l’emmenant sur ses vaisseaux, il le vendit dans la riche Lemnos. Le fils de Jason en donna un prix considérable ; ensuite un hôte de ce héros, Éétion, d’Imbros, pour acheter Lycaon céda de nombreux présents, et l’envoya dans la divine Arisbe. De là, s’échappant en secret, Lycaon revint au palais de son père. Depuis son arrivée, pendant onze jours, il se livra à la joie, entouré de tous ses amis ; mais le douzième jour un dieu le jette encore entre les mains d’Achille, qui cette fois doit l’envoyer dans les enfers, malgré sa résistance. Ce héros l’aperçoit, désarmé, sans casque, sans bouclier, même n’ayant point sa lance ; Lycaon avait jeté ses armes sur le rivage, et, baigné de sueur, les membres brisés de fatigue, il s’éloignait du fleuve. À cette vue Achille, indigné, dit en son cœur magnanime :

« Grands dieux ! quel étonnant prodige frappe mes regards ! Ah, sans doute les magnanimes Troyens que j’ai immolés reviendront du ténébreux empire. C’est ainsi qu’arrive ce guerrier, après avoir échappé à son dernier jour, quoique je l’aie vendu dans la divine Lemnos ; il n’a point été arrêté par les flots de la mer blanchissante, qui, malgré eux, arrête tant de mortels. Mais allons, et qu’il tâte de la pointe de ma lance, que je sache dans ma pensée, que j’apprenne si de même il reviendra de l’endroit où je l’enverrai, et si la terre pourra le retenir, elle qui retient même le plus vaillant. »

Immobile, il roulait ainsi ces pensées dans son âme ; cependant le fils de Priam, frappé de terreur, s’approche pour embrasser les genoux d’Achille, tant il désire au fond de son cœur éviter la mort et la Parque funeste. Cependant le héros lève sa longue lance, brûlant de le frapper ; mais Lycaon se hâte, et vient, en se courbant, saisir les genoux d’Achille : le fer, impatient de verser le sang des hommes, s’était enfoncé dans la terre après avoir rasé le dos ; alors, d’une main, Lycaon prend les genoux du guerrier, de l’autre il saisit la lance acérée, et, sans la quitter, il fait entendre ces paroles suppliantes :

« J’embrasse tes genoux, Achille, respecte mes jours, prends compassion de moi, je suis à tes pieds, fils de Zeus, comme un suppliant digne de pitié. J’ai goûté près de toi les fruits de Déméter au jour où tu me saisis dans nos riches campagnes, lorsque, m’entraînant loin de mon père et de mes amis, tu me vendis dans la divine Lemnos. Je te valus alors le prix d’une hécatombe ; maintenant, pour me racheter je donnerai trois fois autant de richesses. Voilà seulement la douzième aurore depuis mon retour dans Ilion ; j’ai déjà souffert de grands maux, et déjà mon destin malheureux me fait retomber entre tes mains. Ah ! sans doute que je suis odieux au puissant Zeus, puisqu’il me livre encore à toi ! Ma mère ne m’a donc mis au jour que pour peu d’instants ; Laothoé, fille du vieillard Altée, qui règne sur les Léléges valeureux, et qui possède la superbe Pédasos, sur les rivages du Satnios ; la fille de ce roi est l’une des nombreuses épouses de Priam ; elle eut deux fils, et tous les deux tu les auras immolés. Déjà, à la tête de nos fantassins, tu as renversé le beau Polydore ; tu l’as frappé de ta lance, et maintenant le malheur va fondre sur moi. Non, je n’espère plus échapper de tes mains, puisqu’un dieu me livre à toi. Toutefois, écoute, et grave mes paroles dans ton âme ; ne m’arrache point la vie, car je ne suis point sorti du même sein qu’Hector, ce héros qui t’a privé d’un ami si doux et si vaillant. »

Telles sont les paroles suppliantes du fils de Priam ; mais il entendit cette réponse impitoyable :

« Insensé ! ne me parle pas de rançon ; n’en propose jamais. Avant que Patrocle eût atteint son dernier jour, il était doux à mon âme d’épargner les Troyens, je les prenais vivants et je les vendais ; mais aujourd’hui il n’évitera point la mort celui parmi les Troyens, et surtout parmi les fils de Priam, qu’un dieu livrera en mes mains devant les remparts d’Ilion. Ami, meurs à ton tour. Pourquoi ces plaintes inutiles ? Patrocle est bien mort, ce héros si supérieur à toi. Ne me vois-tu pas moi-même plein de force et de beauté ? Je suis né d’un père vaillant et d’une mère immortelle. Eh bien ! moi aussi je subirai la mort et la cruelle destinée ; je la subirai soit au lever de l’aurore, soit au déclin, soit au milieu du jour, lorsqu’un guerrier m’arrachera la vie avec le fer, en me frappant ou de sa lance, ou d’une flèche que l’arc aura lancée. »

Il dit : Lycaon sent ses genoux et son cœur défaillir ; il laisse échapper la lance, et s’assied en étendant les bras : Achille tire son glaive redoutable, et frappe l’os près de la gorge ; la lame s’enfonce tout entière : Lycaon reste étendu, le front dans la poussière; de son corps s’échappe un sang noir, qui coule sur la terre : alors Achille le saisit par le pied, l’entraîne, le précipite dans le fleuve, et, triomphant, il s’écrie :

« Reste confondu avec les poissons, qui, tranquilles, suceront le sang de ta plaie. Ta mère ne te placera point en pleurant sur un lit funèbre ; mais le Scamandre en son cours rapide t’entraînera dans le vaste sein des mers ; le poisson, s’élançant à la noire surface des ondes frémissantes, dévorera la chair délicate de Lycaon. Tombez ainsi jusqu’au jour où nous envahirons la ville sacrée d’Ilion ; vous en fuyant, et moi vous frappant dans le dos. Il ne vous garantira point, ce large fleuve aux gouffres argentés, à qui vous sacrifiez de nombreux taureaux, et dans les gouffres duquel vous jetez vivants les rapides coursiers. Mais vous périrez ainsi d’une mort déplorable, jusqu’à ce que tous vous ayez expié le meurtre de Patrocle et la ruine des Grecs que, durant mon absence, vous immolâtes devant ces légers navires. »

Il dit : et le fleuve en conçoit une plus grande colère ; il médite en son sein comment il arrêtera les exploits d’Achille, et détournera la ruine des Troyens. Cependant le fils de Pélée, armé de sa longue lance, se précipite, impatient d’immoler Astéropée, fils de Pélégon, qu’avaient enfanté le fleuve Axios et Péribée, l’aînée des filles d’Acessamènes ; car ce fut à elle que s’unit le fleuve profond. Achille s’élance contre Astéropée ; lui, debout sur la rive, attend son ennemi en tenant deux javelots : le Xanthe lui inspire ce courage, indigné à la vue des jeunes guerriers immolés qu’Achille à précipités dans ses ondes, et dont le héros n’a point eu pitié. Quand ces guerriers sont près l’un de l’autre, le premier des deux, Achille parle en ces mots :

« Quel es-tu, de quelle nation, toi qui m’oses affronter ? Ils sont malheureux les pères dont les fils s’exposent à ma fureur. »

« Magnanime Achille, répondit le valeureux fils de Pélégon, pourquoi demander mon origine ? Je viens des terres lointaines de la fertile Péonie, et je commande aux Péoniens armés de javelots. C’est aujourd’hui la onzième aurore depuis mon arrivée dans Ilion. Je suis issu du fleuve Axius au large cours, l’Axius qui répand ses ondes brillantes sur la terre ; il engendra Pélégon, illustre par sa lance, et c’est, dit-on, de ce héros que je suis né : maintenant combattons, terrible Achille. »

À ce discours superbe, le divin fils de Pélée lève sa lance de frêne, et le vaillant Astéropée jette à la fois deux javelots, car il était ambidextre ; de l’un des javelots il frappe le bouclier sans traverser cette armure ; le dard est arrêté par la lame d’or, présent d’un dieu ; de l’autre il effleure la main droite d’Achille, et fait jaillir un sang noir ; le trait, avide de percer le corps du héros, pénètre profondément dans la terre. Alors Achille jette contre Astéropée sa lance rapide, et brûle de l’immoler ; le trait s’égare, frappe la rive escarpée, et jusqu’à la moitié l’arme de frêne s’enfonce sur ses bords. Soudain le fils de Pélée tire le glaive suspendu à son côté, et, terrible, il s’élance sur son ennemi, qui, de sa forte main, ne peut arracher du rivage l’arme d’Achille. Trois fois il l’ébranle, s’efforçant de l’enlever, trois fois sa force le trahit ; enfin à la quatrième fois, il veut, en le courbant, rompre le frêne de l’Éacide, mais Achille le prévient, s’approche, et de son glaive lui arrache la vie ; il le frappe dans le ventre, près du nombril ; les entrailles se répandent sur la terre, et les ombres de la mort couvrent les yeux du héros expirant. Achille, se précipitant sur le cadavre, ravit les armes, et, plein d’orgueil, il s’écrie :

« Reste ainsi sans vie ; certes il est difficile, même pour le fils d’un fleuve, de lutter avec les enfants du puissant Zeus. Tu te vantais d’être issu d’un fleuve au large cours, et moi je me glorifie de descendre du grand Zeus. J’ai reçu le jour du héros qui règne sur les nombreux Thessaliens, Pélée, fils d’Éaque. Éaque est né de Zeus ; ce dieu est plus puissant que tous les fleuves qui se précipitent dans la mer, et sa race l’emporte aussi sur la race d’un fleuve. Voilà près de toi un grand fleuve, voyons s’il peut te secourir. Non, il n’est point permis de le disputer au fils de Cronos ; aussi le fort Achéloos ne tente point de s’égaler à lui, ni même la force du grand Océan, aux profonds abîmes ; c’est de lui pourtant que naissent tous les fleuves, toute la mer, toutes les fontaines, et les sources abondantes ; mais il redoute la foudre du puissant Zeus et le tonnerre retentissant qui gronde du haut des cieux. »

Il dit, retire du rivage la lance d’airain, et après lui avoir arraché la vie, il laisse étendu sur le sable ce guerrier que baigne l’eau noire du fleuve. Les anguilles et les poissons s’attachent à son cadavre, et dévorent à l’envi la chair de ses flancs. Ensuite Achille poursuit les cavaliers péoniens, qui, sur les bords du fleuve sinueux, s’enfuient épouvantés à la vue de leur chef terrassé dans cet affreux combat par le bras et le glaive du fils de Pélée. Là, il immole Thersiloque, Mydon, Astypyle, Mnésos, Thrasios, Énios, et Ophélestès. Sans doute, le violent Achille renversait encore un grand nombre de Péoniens, si le fleuve, indigné, et sous la figure d’un mortel, n’eût fait entendre cette voix du sein de ses profonds abîmes :

« O Achille, tu l’emportes sur tous les hommes par tes exploits funestes, car les dieux ne cessent de te protéger ; si le fils de Cronos t’a permis d’exterminer tous les Troyens, du moins exerce loin de moi tes ravages dans la plaine. Mes eaux, dans leur cours fortuné, se remplissent de cadavres : resserré par la foule des corps, je ne puis rouler mes ondes jusque dans le sein des mers ; toi, cependant, tu ne cesses de tuer. Arrête, suspends tes coups ; moi-même j’en suis saisi d’horreur, chef des peuples. »

Achille aux pieds rapides lui répond aussitôt :

« Ces choses s’accompliront, divin Scamandre, ainsi que tu le désires. Toutefois, je ne cesserai pas de poursuivre les Troyens, avant de les avoir renfermés dans leur ville, et d’avoir tenté en face d’Hector s’il doit me vaincre, ou moi l’immoler. »

En prononçant ces paroles, il fond sur les Troyens, semblable à une divinité. Alors le fleuve, s’adressant à Apollon :

« O fils de Zeus, dit-il, toi qui portes un arc d’argent, tu suis mal les ordres de ton père, qui te recommanda surtout de veiller sur les Troyens, et de les protéger jusqu’au soir, à l’heure où le coucher du soleil ramène les ténèbres sur la terre. »

Il dit. Cependant Achille, s’élançant du haut du rivage, se précipite dans les eaux. Le fleuve alors le poursuit en soulevant ses vagues ; furieux, il agite ses flots ; il repousse les nombreux cadavres qu’Achille avait en foule entassés dans ses ondes ; il les rejette au loin sur la plage en mugissant comme un taureau ; puis il reçoit en son sein tous les Troyens qui respirent encore, et les cache dans les abîmes de ses grottes profondes : les vagues terribles bruissent autour d’Achille, et le flot grondait en frappant sur son bouclier. Les pieds du héros ne peuvent le soutenir. Aussitôt il saisit de ses mains un orme vigoureux et superbe ; en le déracinant il déchire tout le rivage, et oppose les branches touffues aux courants impétueux ; de l’arbre étendu tout entier il se fait un pont ; par ce moyen, s’élançant hors de l’abîme, le héros effrayé se hâte de courir dans la plaine à pas précipités. Le dieu puissant ne se ralentit pas, et, noircissant la surface de ses ondes, il poursuit le héros pour arrêter les exploits d’Achille, et détourner la ruine des Troyens. Le fils de Pélée s’élance de tout le jet d’une flèche, aussi prompt que l’aigle noir, cet oiseau chasseur et de tous le plus fort et le plus vite : tel s’élance le guerrier. Sur sa poitrine l’airain rend un son terrible : il fuit loin du rivage en s’inclinant, et le fleuve le poursuit avec un horrible fracas. Ainsi lorsqu’un homme creusant un canal conduit les eaux d’une source limpide vers ses vergers et ses plantes, sa main est armée du hoyau, et il dégage le sillon de tous les obstacles ; aussitôt l’onde s’échappe, et par elle les cailloux sont entraînés ; bientôt elle murmure en se précipitant avec rapidité sur le terrain incliné, et devance celui qui la dirige : ainsi les flots du Scamandre sans cesse poursuivent Achille, malgré sa vitesse ; tant les dieux sont plus forts que les hommes. Chaque fois que le héros essaye de résister au fleuve et de reconnaître s’il n’est point poursuivi par tous les dieux habitants de l’Olympe, chaque fois une vague immense du fleuve issu de Zeus couvre ses épaules ; il s’élance sur les lieux élevés, et son cœur est plein d’amertume. Le fleuve rapide fait fléchir les genoux d’Achille, et dans son cours dérobe la terre sous ses pieds. Alors, les yeux vers le ciel, le héros s’écrie en gémissant :

« O puissant Zeus, il n’est donc aucun des dieux qui par pitié soit résolu à me sauver de ce fleuve ! Ensuite je consens à tout souffrir. Mais parmi les immortels, nulle divinité n’est aussi coupable que ma mère, qui me flattait par des promesses trompeuses ; elle me disait que devant les remparts des guerriers troyens je périrais sous les flèches rapides d’Apollon. Plût aux dieux qu’Hector m’eût tué, lui le plus vaillant des héros nourris sur ce rivage ! Du moins un brave m’aurait immolé, et il aurait enlevé les dépouilles d’un brave ; tandis que maintenant mon destin est de périr d’une mort honteuse, englouti dans cet immense fleuve, comme un jeune pâtre entraîné par le torrent qu’il voulait traverser dans la saison des pluies. »

Il dit : aussitôt Poséidon et Athéna s’approchant se tiennent auprès de lui, semblables à des mortels ; dans leurs mains ils prennent les mains d’Achille, et le rassurent par leurs discours :

« Fils de Pélée, lui dit d’abord le puissant Poséidon, ne tremble point, ne sois pas troublé : oui, Zeus l’approuve, nous te sommes des dieux secourables, moi et la puissante Athéna. Ton destin n’est pas d’être vaincu par ce fleuve ; bientôt il s’apaisera, toi-même en seras témoin. Cependant nous te donnerons de sages avis, si tu veux nous obéir. Ne retire point ton bras du carnage avant que tous ceux des Troyens qui auront échappé à ton glaive ne soient renfermés dans les hautes murailles d’Ilion, et ne rentre dans tes navires qu’après avoir arraché la vie à Hector ; c’est nous qui t’accordons d’obtenir celte gloire. »

À ces mots, Poséidon et Athéna retournent parmi les immortels. La voix de ces divinités a ranimé le courage d’Achille : il s’élance dans la plaine, toute remplie par les eaux du fleuve débordé, où flottaient les armes étincelantes et les cadavres des jeunes guerriers morts dans le combat. Achille d’un pied vigoureux s’élance en luttant contre la rapidité du courant ; le large fleuve ne peut l’arrêter, car Athéna à rempli de force ce héros. Cependant le Scamandre ne ralentit point sa furie : toujours plus irrité contre le fils de Pélée, il grossit ses flots, envahit la hauteur du rivage, et d’une voix forte, il adresse ces paroles au Simoïs :

« Mon frère, réprimons tous deux la fureur de ce guerrier, ou bientôt il renversera la citadelle du roi Priam ; les Troyens dans ce combat ne peuvent lui résister. Viens promptement à mon aide, remplis ton sein de l’eau des fontaines, précipite tous les torrents, enfle tes vagues, entraîne avec fracas et les arbres et les rochers pour dompter cet homme farouche, qui triomphe maintenant, et pense être égal aux dieux ; mais je ne crois pas que sa force puisse le sauver, ni sa beauté, ni ses armes brillantes, qui bientôt seront ensevelies dans la boue au fond de mes profonds abîmes. Lui-même je l’engloutirai dans le sable, je le couvrirai d’un épais limon, et les Grecs ne pourront point recueillir ses os tant je le cacherai profondément dans la fange : c’est là que sera sa sépulture, et il n’aura pas besoin de tombeau quand les Grecs célébreront ses funérailles. »

Il dit, et, courroucé, il se précipite sur Achille ; puis s’élevant sur le rivage, en murmurant il rejette l’écume, le sang et les cadavres. A l’instant l’onde rougeâtre de ce fleuve, issu de Zeus, s’arrête suspendue, et enveloppe le fils de Pélée ; Héra pousse un cri, et tremblante pour Achille, de peur qu’il ne soit englouti dans ces gouffres profonds, aussitôt elle appelle Héphaïstos, son fils chéri, et lui dit :

« Lève-toi, mon fils, car nous savons que c’est contre toi que combat le Xanthe impétueux : prête-nous ton secours, fais briller à l’instant tes nombreuses flammes ; moi, j’enverrai du sein des mers le Zéphyr et le violent Notos pour exciter une affreuse tempête, qui, portant un feu destructeur, dévorera les soldats et les armes des Troyens ; embrase les arbres qui croissent sur les bords du Xanthe ; lance tes feux contre lui-même ; ne te laisse fléchir ni par ses paroles flatteuses, ni par ses menaces, et ne ralentis ton ardeur qu’après avoir entendu le signal de ma voix ; alors seulement tu apaiseras tes flammes infatigables. »

Aussitôt Héphaïstos darde ses feux étincelants ; la flamme brille dans la plaine, et dévore les cadavres qui, entassés, en foule tombèrent sous les coups d’Achille : toute la plaine est desséchée, et l’onde brillante est arrêtée. Ainsi, dans la saison de l’automne, lorsque le souffle de Borée sèche la terre d’un jardin nouvellement planté, celui qui le cultive est comblé de joie : ainsi le dieu dessèche toute la plaine, consume les morts, et bientôt contre le fleuve il dirige ses feux étincelants ; les ormes, les saules, les tamaris, sont la proie des flammes, ainsi que le lotos, le jonc, et le souchet, qui croissaient en abondance sur les beaux rivages du fleuve. Les poissons nombreux sont épouvantés ; les uns se plongent dans les gouffres, les autres se précipitent de toutes parts dans le courant des flots poursuivis par le souffle de l’habile Héphaïstos. Enfin le fleuve lui-même, atteint par la flamme, fait entendre ces plaintes, et s’écrie :

« Héphaïstos, aucun des dieux ne saurait te résister ; non, je ne lutterai point contre tes flammes ardentes. Suspends ta fureur ; Achille peut aujourd’hui même chasser les Troyens de leur ville : que me fait leur querelle ? qu’ai-je besoin de leur venir en aide ? »

Ainsi parlait le Xanthe, tout en feu ; ses limpides courants bouillonnent. Ainsi bouillonne dans l’intérieur d’un vase qu’entourent de nombreuses flammes la graisse limpide d’un sanglier succulent ; elle frémit de toutes parts, lorsqu’on dessous on place du bois desséché : de même bouillonne l’eau des rapides courants atteints par la flamme ; le fleuve ne veut plus couler, il s’arrête ; et terrassé par le souffle de l’industrieux Héphaïstos, il adresse en suppliant ces paroles à Héra :

« O déesse, pourquoi votre fils vient-il troubler mon cours et m’affliger seul entre toutes les divinités ? moi, qui suis moins coupable envers vous que les autres dieux favorables aux Troyens ? Cependant, je cesserai de combattre si vous l’ordonnez ; mais que Héphaïstos cesse aussi : je le jure, jamais je ne retarderai l’heure fatale des Troyens ; non, lors même qu’Ilion embrasé s’écroulerait sous les flammes qu’auraient allumées les vaillants fils des Grecs. »

À peine la belle Héra a-t-elle entendu cette prière, qu’aussitôt elle parle à Héphaïstos en ces mots :

« Cesse tes ravages, ô mon illustre fils ; il n’est point juste de chagriner un dieu pour des mortels. »

Elle dit : Héphaïstos éteint la flamme divine, et les flots, renfermés entre les beaux rivages, ont repris leur tranquille cours. L’impétuosité du Xanthe est domptée, et ces dieux ont cessé de combattre ; car Héra les arrête, malgré sa colère.

Cependant parmi les autres divinités se précipite la discorde cruelle, implacable, et dans tous les cœurs s’agitent des sentiments contraires. Les dieux s’attaquent en poussant d’horribles clameurs ; la terre profonde en mugit : du haut des cieux la trompette a sonné, et Zeus l’entend, assis au sommet de l’Olympe ; il sourit, et son cœur tressaille de joie quand il voit tous les dieux livrés à la discorde : ceux-ci ne se contiennent pas plus longtemps ; Arès, qui brise les boucliers, commence le combat ; d’abord armé d’un javelot d’airain, il fond sur Athéna, et lui tient ce discours outrageant :

« Pourquoi, déesse imprudente, entraînes-tu les dieux à la guerre, toi revêtue d’une audace indomptable et qu’anime une violente ardeur ? Ne te souvient-il plus du jour où tu excitas le fils de Tydée à me blesser ? N’est-ce pas toi-même qui, saisissant la lance brillante, et, la poussant contre moi, as déchiré le corps d’un dieu ? Ah ! c’est maintenant, sans doute, que tu vas payer tout le mal que tu m’as fait. »

En disant ces mots, il frappe la redoutable égide, ornée de franges d’or, et que ne pourrait briser la foudre même de Zeus : c’est là que frappe Arès avec sa longue lance. La déesse recule de quelques pas, et de sa forte main saisit un noir rocher qui gisait dans la plaine, masse énorme et raboteuse que les hommes des anciens âges posèrent pour être la limite d’un champ : Athéna la jette, frappe le cou d’Arès, et le prive de sa force ; en tombant il couvre sept arpents de terre ; la poussière souille sa chevelure, et ses armes retentissent autour de lui. Pallas sourit à cette vue, et, triomphante, elle laisse échapper ces paroles rapides :

« Insensé ! ne sais-tu pas combien je me glorifie de l’emporter sur toi, pour oser mesurer ta force à la mienne ? Ainsi puisses-tu donner satisfaction aux Érinyes que, dans son courroux, ta mère invoqua contre toi, puisque tu as abandonné les Grecs, et secouru les Troyens parjures. »

En parlant ainsi Athéna détourne ses yeux étincelants ; alors Aphrodite, la fille de Zeus, prend par la main Arès, qui pousse de profonds soupirs et ne rappelle ses esprits qu’avec peine. Cependant Héra aperçoit Aphrodite, et soudain elle dit à Athéna :

« Quoi! fille du puissant Zeus, déesse indomptable, tu permets que cette audacieuse entraîne le farouche Arès à travers le tumulte, loin des batailles sanglantes ! Hâte-toi de le poursuivre. »

Aussitôt Athéna se précipite, le cœur plein de joie, et, dans son élan rapide, d’une main vigoureuse elle frappe le sein d’Aphrodite, qui sent aussitôt ses genoux et son cœur défaillir : les deux divinités restent étendues sur la terre fertile ; alors, fière de sa victoire, Athéna s’écrie :

« Qu’il en soit ainsi de tous les dieux protecteurs des Troyens, lorsqu’ils combattront les valeureux Grecs ! Qu’ils soient ainsi vaillants et endurcis à la guerre, comme Aphrodite, qui pour secourir le dieu Arès osa résister à ma force ! Depuis longtemps nous aurions terminé cette guerre, en détruisant les hauts remparts d’Ilion. »

Elle dit, et la déesse Héra sourit à ce discours. Alors Poséidon, dont le trident ébranle la terre, adresse ces mots au brillant Apollon :

« Phébos, pourquoi nous tenir à l’écart ? Cela ne convient pas, puisque les autres dieux ont commencé la guerre. Quelle honte, sans avoir combattu, de retourner dans l’Olympe et dans les brillants palais de Zeus! Avance donc, car tu es le plus jeune ; ce n’est pas à moi d’attaquer, puisque je suis né le premier, et que je sais plus de choses. Malheureux ! que tu portes un esprit peu sensé ! Il ne te souvient donc plus de tous les maux que nous avons soufferts autour d’Ilion, lorsque, seuls de tous les dieux, nous vînmes, envoyés par Zeus, servir durant une année entière le superbe Laomedon pour un salaire convenu, et que ce roi nous commandait en maître. Moi, je bâtis une ville aux Troyens ; je l’entourai d’une large muraille et belle surtout, pour que cette ville fût inexpugnable; toi, Phébos, tu faisais paître les bœufs aux pieds robustes dans les vallons de l’Ida, couronné de forêts. Lorsque les Heures bienfaisantes eurent amené le terme de nos travaux, l’audacieux Laomedon nous refusa durement toute récompense, et nous renvoya avec outrage ; il menaça de t’enchaîner les pieds et les mains, et de te vendre dans une île lointaine ; enfin il jurait de nous couper les oreilles à tous les deux avec son glaive d’airain. Nous partîmes, le cœur plein de rage, et courroucés par le refus du salaire qu’il nous avait promis : cependant aujourd’hui tu portes secours à son peuple. Comment ne te joins-tu pas à nous, pour que les Troyens parjures périssent d’une mort affreuse avec leurs enfants et leurs tendres épouses ? »

Phébos, qui lance au loin ses traits, lui répond aussitôt :

« Sans doute, ô Poséidon, tu pourrais me traiter d’insensé si je combattais contre toi pour de misérables mortels, qui, semblables aux feuilles des arbres, vivent tantôt abondantes et nourries des sucs de la terre, et tantôt périssent desséchées. Cessons à l’instant nos débats, et que les hommes seuls se livrent à la guerre. »

À ces mots, il s’éloigne, craignant de se trouver dans la mêlée avec le frère de son père ; mais, indignée contre Apollon, Artémis, sa sœur, qui dompte les monstres des bois, lui tient ce discours outrageant :

« Pourquoi t’enfuir, ô Phébos, pourquoi abandonner la victoire à Poséidon, et le laisser impunément se couvrir de gloire ? Lâche, que te sert d’être armé de cet arc inutile ? Va, que désormais je ne t’entende plus, dans les palais de mon père, te vanter, comme autrefois, en présence des dieux immortels, d’affronter la puissance de Poséidon ! »

Elle dit ; mais Apollon ne lui répondit pas. Alors l’auguste épouse de Zeus, dans sa colère, adresse à Artémis ces paroles menaçantes :

« Comment oses-tu, déesse audacieuse, t’opposer à moi ? Il te sera difficile de me résister, bien que tu sois armée de flèches et que Zeus t’ait donné la force d’un lion pour immoler à ton gré les faibles mortelles : certes, il t’est plus aisé de renverser les monstres sur les montagnes, ou les cerfs sauvages, que de combattre celle qui t’est supérieure en force ; mais si tu veux tenter le sort des combats, tu apprendras combien je l’emporte sur toi, puisque tu oses comparer ta force à la mienne. »

Aussitôt de sa main gauche elle prend les mains de Artémis, et de la droite elle lui arrache le carquois des épaules ; puis, avec un rire moqueur, elle lui en frappe les oreilles lorsqu’elle se retourne, et les flèches tombent dispersées. La déesse s’éloigne tout en pleurs, comme une colombe qui, pour échapper au vautour, s’envole dans le creux d’un rocher ; son destin n’était pas de périr : ainsi fuyait Artémis éplorée en abandonnant son carquois ; alors Hermès, messager céleste, s’adressant à Léto :

« Déesse, lui dit-il, je ne vous combattrai point, je le vois ; il est dangereux d’attaquer les épouses de Zeus, roi des tempêtes ; même il vous est permis d’aller dans l’assemblée des dieux vous glorifier de m’avoir vaincu par votre force terrible. »

Ainsi parlait Hermès. Léto ramasse aussitôt l’arc recourbé et les flèches éparses dans un tourbillon de poussière ; elle emporte ces armes, et suit les pas de sa fille. Artémis bientôt arrive dans l’Olympe, et se rend au brillant palais de Zeus : ses yeux sont baignés de larmes ; elle se place sur les genoux de son père, et autour d’elle le voile divin est agité. Le puissant fils de Cronos l’accueille, et lui dit avec un doux sourire :

« Qui donc, parmi les immortels, ô ma chère enfant, à pu t’outrager, comme si tu avais commis un crime en présence des dieux ? »

Artémis, le front ceint du diadème, lui répond aussitôt :

« Votre épouse, ô mon père, m’a outragée ; la belle Héra, qui excite entre tous les dieux la discorde et les querelles. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient ensemble. En ce moment Phébos se précipite dans Ilion ; inquiet pour les remparts de cette ville superbe, il craint que les enfants de Danaos ne la détruisent en ce jour, avant le terme fatal. Les autres immortels retournent dans l’Olympe ; ceux-ci dévorés de colère, ceux-là triomphants de joie, et tous se rangent auprès du redoutable Zeus. Cependant Achille immole à la fois et les Troyens et les coursiers agiles. Ainsi, lorsqu’une épaisse fumée s’élève jusqu’au ciel immense, du sein d’une ville embrasée, la colère des dieux anime l’incendie ; à tous elle impose le travail, et à plusieurs elle inflige de grands maux : de même Achille inflige aux Troyens les travaux et les douleurs.

Le vieux Priam, debout sur la tour sacrée d’Ilion, aperçoit ce héros formidable ; les Troyens, immolés par la bras d’Achille, fuient épouvantés ; ils ne résistent plus. Alors, en gémissant, Priam descend de la tour, et près des remparts donne ainsi ses ordres aux gardes vigilants :

« Tenez les portes ouvertes jusqu’à ce que nos troupes fugitives soient rentrées dans la ville, car Achille s’approche en semant l’épouvante ; maintenant, je crois, va se consommer notre ruine. Dès que nos soldats, renfermés dans les murs, pourront enfin respirer, fermez à l’instant les portes munies de leurs fortes barrières : je tremble que cet homme cruel ne pénètre dans nos murs. »

Il dit : aussitôt on enlève les barrières, et les portes ouvertes assurent le salut des Troyens. Apollon vole au-devant d’eux pour les arracher à la mort : ils arrivent en foule au sein des remparts élevés de la ville ; et, tourmentés par la soif, couverts de poussière, ils se hâtent d’abandonner la plaine. Achille les poursuit sans relâche avec sa lance : une violente colère réside toujours en son cœur, il brûle de se couvrir de gloire.

Sans doute, en ce moment, les fils des Grecs ravageaient la superbe Troie, si le brillant Apollon n’eût excité le noble fils d’Anténor, Agénor, héros irréprochable et vaillant. Apollon remplît de force l’âme de ce guerrier, et se tient près de lui pour le soustraire aux pesantes destinées de la mort ; le dieu, appuyé contre le hêtre, est enveloppé d’un sombre nuage. Lorsque Agénor voit le formidable Achille, il s’arrête ; une violente tempête trouble son sein, et, soupirant, il dit en son cœur magnanime :

« Ah, malheureux ! si, pour éviter le terrible Achille, je fuis parmi la foule de ces soldats épouvantés, ce héros me saisira moi-même, et m’arrachera la vie comme à un lâche ; mais si j’abandonnais les Troyens poursuivis par le fils de Pélée, si je fuyais loin des murs à travers cette plaine, jusqu’à ce que je parvienne aux vallons de l’Ida, je resterais caché dans d’épaisses broussailles ; ensuite vers le soir, après m’être plongé dans le fleuve, et avoir séché la sueur, je rentrerais dans Ilion. Mais pourquoi mon cœur s’entretient-il de telles pensées ? Craignons, au contraire, qu’Achille ne m’aperçoive fuyant à travers la plaine, loin de la ville, et que, me poursuivant, il ne me saisisse dans sa course rapide ; alors il ne me sera plus permis d’éviter les destinées de la mort, car il est le plus fort de tous les hommes. Mais si je l’attaquais au pied de nos remparts, son corps enfin peut être percé par l’airain tranchant ; il n’a qu’une âme, et les hommes disent qu’il est mortel : toutefois, Zeus le comble de gloire. »

Il dit : et, se retournant, Agénor attend Achille : son cœur généreux le porte à braver les dangers du combat. Telle une panthère s’élance d’un épais taillis contre le chasseur : dans son cœur elle ne tremble pas, elle n’est point épouvantée en écoutant l’aboiement des chiens. Déjà l’homme l’a percée avec la lance ou le javelot ; mais, quoique déchirée par le fer, elle ne quitte point le combat qu’elle n’ait attaqué l’ennemi ou qu’elle n’en soit terrassée. Tel Agénor ne veut point fuir qu’il n’ait éprouvé la valeur d’Achille ; il tient en avant son immense bouclier, dirige sa lance contre le héros, et s’écrie d’une voix forte :

« Sans doute tu espères dans ton cœur, ô superbe Achille, renverser en ce jour la ville des Troyens belliqueux. Insensé ! bien des malheurs auront encore lieu autour de ces remparts. Nous sommes encore de nombreux et de braves guerriers, qui pour nos pères, nos femmes et nos enfants, saurons défendre Ilion ; et toi, tu recevras la mort en ces lieux, bien que tu sois un guerrier si vaillant et si audacieux. »

Aussitôt, d’un bras vigoureux, il lance un trait aigu, qui sans dévier vole et frappe la jambe d’Achille au-dessous du genou ; le brodequin, formé d’un étain éclatant, rend un son terrible ; mais le fer rebondit du coup, et ne pénètre pas ; les présents d’un dieu ont préservé le héros.

À son tour, le fils de Pélée fond sur le valeureux Agénor ; mais Apollon ne permet pas qu’Achille remporte la victoire: il enlève le Troyen, l’enveloppe d’un épais nuage, et le transporte loin du combat, pour qu’il y soit en repos. Ensuite, par une ruse, Phébos éloigne Achille de l’armée : le dieu qui lance des flèches, en tout semblable au divin Agénor, se tient sans cesse devant les pas d’Achille, qui de ses pieds s’efforçait de l’atteindre. Apollon, poursuivi à travers la plaine féconde, se détourne vers le fleuve Scamandre aux gouffres profonds, en ne devançant qu’un peu le héros ; par cet artifice, il trompait Achille, qui espérait toujours l’atteindre dans sa course ; cependant les autres Troyens, effrayés, trouvent un refuge dans Ilion : la ville entière est remplie de soldats ; ils n’osent pas s’attendre les uns les autres hors des remparts pour reconnaître celui qui s’est échappé, ou celui qui a péri dans le combat ; mais ils se précipitent en foule dans la ville, ceux que leurs pieds agiles ont sauvés du trépas.

Fin du chant 21 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)