L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Entretien d’Hector et d’Andromaque.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Les dieux ont abandonné les funestes batailles des Grecs et des Troyens ; le combat s’étend de toutes parts dans la plaine, et les guerriers dirigent les uns contre les autres des javelots armés de fer, entre les rivages du Xanthe et du Simoïs.

Le fils de Télamon, Ajax, rempart des Grecs, le premier, rompt la phalange des Troyens, et ranime l’espoir de ses compagnons en immolant un héros illustre parmi les Thraces, le noble et vaillant Acamas, fils d’Éyssoros. Il frappe le casque, ombragé d’une épaisse crinière, et perce le front de son ennemi : la pointe d’airain s’enfonce dans le crâne ; et d’épaisses ténèbres couvrent les yeux d’Acamas.

Le valeureux Diomède tue Axylos, fils de Teuthras. Axylos habitait dans l’opulente Arisbée, possédait de grands biens, et fut l’ami des hommes ; car il les accueillit tous sans distinction dans sa demeure, voisine d’une route fréquentée ; mais aucun de ses hôtes ne put l’arrache au trépas en s’exposant pour lui. Diomède lui ravit le jour, ainsi qu’à l’écuyer Calésios, qui conduisait le char du héros : tous deux tombent sur la poussière.

Euryale immole Drésos et Opheltios : il attaque Asépos et Pédasos, que la nymphe Abarbarée conçut de l’irréprochable Bucolion, l’aîné des fils du roi Laomédon, Bucolion, qu’en secret enfanta sa mère. Lui-même, faisant paître ses troupeaux sur les montagnes, s’unit d’amour à la jeune nymphe, qui porta dans son sein et mit au jour ces deux jumeaux ; mais Euryale, fils de Mécistée, prive leurs corps charmants des forces de la vie, et les dépouille de leurs armes.

Polypétès, inébranlable dans les combats, renverse Astyalos ; Ulysse, de sa lance meurtrière, égorge Pidytès de Percote ; Teucer, le divin Arétaon. Ablèros périt par le glaive d’Antiloque, fils de Nestor ; Agamemnon, roi des hommes, frappe Élatos, qui, sur les rivages du limpide Satniéïs, habitait la haute Pédasos ; Phylacos, dans sa fuite, succombe sous les coups du brave Léitos ; Eurypyle ravit le jour à Mélanthios.

Adraste tombe vivant entre les mains de Ménélas : ses chevaux, effrayés, sont arrêtés par les branches d’un tamaris, et brisant l’extrémité du timon, ils dirigent leur course vers la ville, où les Troyens fuyaient, épouvantés ; lui-même était tombé près des roues, le front dans la poussière. Debout devant lui, Ménélas est armé de sa forte lance ; alors Adraste, embrassant les genoux du guerrier, l’implore, en ces mots :

« Accorde-moi la vie, fils d’Atrée, et tu recevras de magnifiques présents. Mon père possède de nombreux trésors dans ses palais, de l’airain, de l’or, et du fer richement travaillé. Sans doute il te comblerait de dons immenses s’il apprenait que je respire encore sur les vaisseaux des Grecs. »

Ces mots ont fléchi le cœur de Ménélas. Il allait remettre Adraste aux mains d’un de ses compagnons pour le conduire vers ses vaisseaux ; mais Agamemnon accourt, et, menaçant, il s’écrie :

« Homme faible, ô Ménélas ! pourquoi prendre tant d’intérêt à nos ennemis ! Certes, tu reçus dans ta maison de si grands bienfaits des Troyens ! Ah ! plutôt, que nul d’entre eux n’évite une mort cruelle ; que l’enfant même dans le sein de sa mère n’échappe point à nos coups ; qu’ils périssent tous hors d’Ilion, sans sépulture et sans honneur ! »

Il dit, et, par ces justes reproches, il change le cœur de Ménélas, qui de sa main repousse le héros suppliant. Agamemnon plonge son fer dans le flanc du malheureux Adraste ; il tombe renversé : l’Atride, appuyant son pied sur la poitrine du guerrier, arrache sa lance de frêne. Cependant Nestor, s’adressant aux Grecs, s’écrie d’une voix forte :

« Amis, braves héros, enfants de Danaos, guerriers chers au dieu Arès, qu’aucun de vous, trop avide de butin, ne reste en arrière pour emporter dans les vaisseaux de riches dépouilles, exterminons nos ennemis ; et puis, à loisir, vous dépouillerez dans la plaine les corps des guerriers immolés. »

Ces paroles excitent encore l’ardeur et la force des soldats. Alors les Troyens, cédant à leur faiblesse, auraient été forcés par les Grecs belliqueux de retourner dans Ilion, si l’un des fils de Priam, Hélénos, le plus habile des augures, s’approchant d’Hector et d’Énée, n’eût dit à ces deux chefs :

« Énée, Hector, ô vous sur qui, plus que sur tout autre, repose le soin des Troyens et des Lyciens, car vous l’emportez sur tous par votre valeur et par votre sagesse, parcourez l’armée, arrêtez et retenez vos soldats devant les portes ; empêchez qu’ils n’aillent se réfugier dans les bras de leurs femmes, pour que leur fuite fasse la joie de nos ennemis. Ranimez le courage de nos phalanges ; et nous, quoique épuisés de fatigue, nous soutiendrons de pied ferme l’effort des Grecs, car la nécessité l’exige. Toi, cher Hector, va dans Ilion ; dis à notre mère de rassembler les plus vénérables Troyennes dans le temple de Pallas, au sommet de la citadelle : elle ouvrira les portes de la demeure sacrée ; elle prendra le plus grand et le plus riche voile qui soit dans son palais, celui qu’elle préfère ; elle le déposera sur les genoux d’Athéna, et lui promettra d’immoler dans le temple douze génisses d’un an qui n’ont pont encore porté le joug, si cette déesse veut prendre pitié de notre ville, de nos épouses, de nos tendres enfants, si elle repousse loin de nos murs le fils de Tydée, guerrier farouche, affreux artisan de terreur, et, je pense, le plus redoutable de tous les Grecs. Jamais Achille lui-même ne nous inspira tant d’effroi, ce chef des héros, issu, dit-on, d’une divinité ; mais Diomède est encore plus furieux, nul ne peut égaler sa vaillance. »

Soudain, obéissant aux ordres de son frère, Hector, revêtu de ses armes, s’élance de son char, et, brandissant ses javelots, il parcourt toute l’armée, excite ses soldats, et rallume un combat terrible. Les Troyens se retournent, ils s’opposent aux Grecs, qui reculent et cessent le carnage. Il leur semble qu’un dieu soit descendu du ciel étoile pour secourir les Troyens, tant ce retour est prompt. Alors Hector s’écrie d’une voix retentissante :

« Troyens valeureux, alliés venus des terres lointaines, montrez-vous en héros ; amis, rappelez votre mâle valeur. Moi, je vais dans Ilion dire à nos sages vieillards, à nos épouses, d’implorer les dieux et de leur promettre des hécatombes. »

À ces mots, le vaillant Hector s’éloigne ; la peau noirâtre qui parcourt les bords de son bouclier arrondi frappe à la fois et son cou et ses pieds.

Cependant le fils d’Hippoloque, Glaucos, et le fils de Tydée, s’avancent au milieu des armées, tous deux brûlant de combattre ; à peine se sont-ils rapprochés, que le valeureux Diomède parle en ces mots le premier :

« Brave guerrier, quel est ton rang parmi les mortels ? Jusqu’à ce jour, je ne t’ai point vu dans nos glorieux combats, et cependant, aujourd’hui, tu surpasses tous les autres par ton courage, en affrontant ma lance redoutable. Ils sont malheureux, les pères dont les fils s’exposent à ma fureur ; mais si tu es un immortel descendu des cieux, je ne combattrai point contre les dieux ; non, car le violent Lycurgue, fils de Dryas, ne vécut pas longtemps, pour avoir attaqué les dieux immortels. Sur le mont sacré de Nysa,, il poursuivit autrefois les nourrices du fougueux Dionysos ; frappées par le cruel Lycurgue, elles jetèrent toutes à la fois leur thyrse à terre : Dionysos, effrayé lui-même, se réfugia dans les flots de la mer, et Thétis le reçut, tout tremblant, dans son sein, tant les menaces de cet homme farouche l’avaient rempli d’une terreur profonde. Les dieux, dont l’existence est douce et fortunée, s’irritèrent enfin contre Lycurgue ; Zeus le priva de la vue, et il ne vécut pas longtemps, parce qu’il était odieux à tous les immortels. Non, je ne combattrai point les heureux habitants de l’Olympe ; mais, si tu n’es qu’un des hommes qui se nourrissent des fruits de la terre, approche, et bientôt tu toucheras aux portes du trépas. »

« Magnanime Diomède, lui répond le glorieux fils d’Hippoloque, pourquoi me demander quelle est mon origine ? La naissance des hommes est comme celle des feuilles : le vent répand les feuilles sur la terre, mais la forêt féconde en produit de nouvelles, et la saison du printemps revient toujours ; ainsi naissent et s’éteignent les générations des hommes. Cependant, puisque tu désires t’en enquérir, afin que tu saches bien quelle est mon origine, que tant de mortels connaissent, écoute. A l’extrémité du pays d’Argos, fertile en nobles coursiers, est la ville d’Éphyre ; c’est là que vivait Sisyphe, le plus rusé des mortels, Sisyphe, le fils d’Éole : il fut père de Glaucos, et Glaucos de l’irréprochable Bellérophon. Les dieux accordèrent à ce héros la beauté et la vaillance unies à la douceur ; mais Proïtos trama contre lui de sinistres complots, et le chassa d’Argos, parce qu’il était le plus puissant des Argiens ; car Zeus les avait soumis au sceptre de ce roi. La noble Antée, femme de Prêtas, éprise d’un violent amour, désirait s’unir en secret à Bellérophon ; mais elle ne put persuader les nobles sentiments de ce héros. Alors, employant l’imposture, elle dit à son époux :

« Puisses-tu périr, ô Proïtos, si tu n’immoles Bellérophon, qui voulut s’unir à moi malgré mes refus. »

« Elle dit : à ces mots le roi fut saisi de colère ; mais une crainte religieuse l’empêcha d’immoler Bellérophon : il l’envoya dans la Lycie, et lui remit des signes funestes, ayant gravé sur des tablettes jointes avec art plusieurs indices de mort ; il lui commanda de les montrer à son beau-père, afin que Bellérophon perdît la vie. Ce guerrier part sous la protection des dieux : lorsqu’il fut arrivé dans la Lycie, sur les rivages du Xanthe, le roi de ces vastes contrées s’empressa de l’honorer ; durant neuf jours il offrit à Bellérophon les repas de l’hospitalité, et sacrifia neuf taureaux. Mais quand l’Aurore aux doigts de rosé eut ramené le dixième jour, il interrogea son hôte, en lui demandant à voir les signes qu’il lui apportait de la part de son gendre Proïtos. Quand il eut reçu ces signes funestes, il ordonna d’abord au héros de tuer l’invincible Chimère, issue des dieux, et non des mortels. Elle avait la tête d’un lion, la queue d’un dragon, et le milieu de son corps était d’une chèvre sauvage ; elle exhalait avec violence des flammes dévorantes ; mais Bellérophon égorgea le monstre, en se confiant aux oracles des dieux. Ensuite il attaqua les vaillants Solymes : c’était là, disait-il, le plus terrible des combats qu’il soutint jamais. Enfin il triompha des Amazones, au mâle courage. Cependant, à son retour, le roi lui tendit de nouveaux pièges ; il choisit les plus braves des Lyciens, et les plaça dans une embuscade, mais aucun d’eux ne revit ses foyers : l’irréprochable Bellérophon les extermina tous. Le roi de Lycie, reconnaissant alors que ce héros tenait des dieux une noble origine, le retint dans ses états, lui accorda sa fille, et lui fit partager les honneurs de la royauté. Les Lyciens lui réservèrent, en un lieu séparé, des champs superbes, riches en arbres et en moissons, pour lui être consacrés. La fille du roi donna trois enfants à l’illustre Bellérophon, Isandre, Hippoloque, et Laodamie. Le puissant Zeus s’unit à Laodamie, et de cet amour naquit le belliqueux Sarpédon. Mais alors Bellérophon lui-même devint odieux à tous les immortels ; solitaire, il errait dans les champs d’Aléion, et ses pensées rongeant son cœur, il évitait la trace des hommes. Arès, insatiable de carnage, fit périr Isandre, qui combattait les vaillants Solymes. Irritée contre Laodamie, Artémis, qui tient des rênes d’or, la perça de ses flèches. Hippoloque fut mon père, et je me vante d’être son fils. En m’envoyant à Troie, il me recommanda surtout d’être toujours le plus brave, le premier des guerriers, et de ne point déshonorer la race de mes pères, qui furent illustres dans Éphyre et dans la vaste Lycie. Telle est mon origine, tel est le sang dont je me fais gloire d’être issu. »

Il dit : le valeureux Diomède, rempli de joie, enfonce sa lance dans la terre ; ensuite il adresse ces douces paroles à Glaucos, pasteur des peuples :

« Oui, Glaucos, tu es pour moi un hôte antique et paternel. Le divin Oeneos reçut autrefois l’irréprochable Bellérophon ; il le retint pendant vingt jours dans son palais, et tous deux s’offrirent mutuellement les gages précieux de l’hospitalité. Oeneos fit présent d’un riche baudrier éclatant de pourpre, Bellérophon d’une large coupe d’or, que j’ai laissée dans mes demeures en venant ici. Je ne me ressouviens plus de Tydée ; il me quitta que j’étais jeune encore, lorsque l’armée grecque périt devant les murs de Thèbes. Ainsi donc je suis pour toi, maintenant, un hôte fidèle dans le royaume d’Argos, comme tu le seras pour moi dans la Lycie, quand j’irai parmi ces peuples. Cependant, évitons nos lances même dans la mêlée ; assez d’autres Troyens ou de leurs vaillants alliés perdront la vie sous mes coups, lorsqu’un dieu voudra les offrir à ma valeur et que je les atteindrai dans ma course. Pour toi, Glaucos, tu trouveras assez d’autres Grecs à immoler, si ta force le permet. Mais échangeons nos armes, afin que tous apprennent combien nous honorons cette hospitalité qui jadis unissait nos pères. »

Tous deux, à ces mots, s’élancent de leurs chars, se prennent mutuellement la main, et se jurent une foi constante. Alors, le fils de Cronos prive Glaucos de sa raison, puisque, en échangeant son armure avec Diomède, il lui donne des armes d’or du prix d’une hécatombe pour des armes d’airain qui ne valaient que neuf taureaux.

Lorsque Hector arriva vers les portes de Scées auprès du hêtre, les femmes et les filles des Troyens, accourant autour de lui, l’interrogent sur leurs fils, leurs frères, leurs amis et leurs époux. Le héros leur commande à toutes d’aller implorer les dieux, car plusieurs avaient de grandes douleurs à supporter.

Hector se rend ensuite aux superbes palais de Priam, entourés de riches portiques. Dans ces palais, cinquante appartements, rapprochés entre eux, étaient revêtus d’un marbre éclatant ; là, reposaient les enfants de Priam près de leurs épouses légitimes ; vis-à-vis, et dans l’intérieur des cours destinées aux filles du roi, étaient douze autres appartements, de même rapprochés entre eux, et revêtus d’un marbre éclatant, où reposaient les gendres de Priam près de leurs honorables épouses. C’est là que s’offrit à la vue d’Hector sa tendre mère, qui se rendait auprès de Laodicé, la plus belle de ses filles. Soudain elle prend la main d’Hector, le nomme, et lui parle ainsi :

« Mon fils, pourquoi quitter les terribles combats, et venir en ces lieux ? Est-ce que les terribles enfants des Grecs se pressent autour de la ville ? Ton désir est-il, en venant ici, d’élever tes mains vers Zeus du haut de la citadelle ? Mais attends que je t’apporte un vin plus doux que le miel ; d’abord, pour en offrir des libations à Zeus, ainsi qu’à tous les immortels ; ensuite, si tu veux en boire, il te sera profitable, car le vin rend une vigueur nouvelle à l’homme épuisé de fatigue ; et toi, combien n’as-tu pas souffert en combattant pour les tiens ! »

« Ne m’apportez pas ce vin délicieux, ô ma mère, répond à l’instant le grand Hector, de peur que vous ne m’affaiblissiez, et que je n’oublie ma force et mon courage. Je n’ose offrir des libations à Zeus avec des mains impures : l’homme souillé de poussière et de sang ne doit point implorer le puissant fils de Cronos. Mais vous, rassemblez les plus vénérables Troyennes ; allez avec les victimes dans le temple d’Athéna victorieuse, et déposez sur les genoux de la déesse le plus grand et le plus magnifique voile qui soit dans vos palais, celui qui vous est le plus cher à vous-même. Promettez à cette déesse d’immoler dans le temple douze génisses d’un an qui n’ont point encore porté le joug, si elle veut prendre pitié de notre ville, de nos épouses, de nos tendres enfants, et repousser loin de Troie le fils de Tydée, guerrier farouche, affreux artisan de terreur. Rendez-vous donc, ô ma mère, dans le temple d’Athéna victorieuse ; moi, j’irai trouver Pâris, je l’appellerai, si toutefois il daigne m’écouter. Ah ! que la terre ne s’ouvre-t-elle pour l’engloutir ! le roi de l’Olympe l’a nourri pour être un fléau terrible aux Troyens, à l’auguste Priam, et aux fils de Priam. Si je le voyais précipité dans les enfers, je croirais n’avoir jamais éprouvé de douleurs dans mon âme. »

À ces mots, Hécube se rend dans son palais, et donne l’ordre à ses femmes de rassembler les plus vénérables Troyennes ; elle-même va dans la chambre parfumée où sont renfermés ses voiles riches en broderies, ouvrages des femmes sidoniennes, que le beau Pâris amena de Sidon lorsque, traversant les vastes mers, il conduisait Hélène, fille d’un glorieux père. Hécube prend le voile pour le porter en offrande à Athéna : c’était le plus grand et le plus riche en broderies ; il brillait comme un astre, et se trouvait placé au-dessous de tous les autres. La reine cependant s’éloigne du palais, et plusieurs femmes vénérables l’accompagnent.

Quand elles sont arrivées dans le temple d’Athéna, au sommet de la citadelle, la belle Théano, fille de Kissès, et femme du valeureux Anténor, leur ouvre les portes ; c’est elle que les Troyens avaient établie prêtresse d’Athéna. Toutes aussitôt élèvent, en gémissant, leurs mains vers la déesse. La belle Théano prend le voile, le place sur les genoux de la blonde Athéna, et, suppliante, elle implore en ces mots la fille du grand Zeus :

« O secourable Athéna, protectrice d’Ilion, la plus auguste des déesses, brise la lance de Diomède, et que lui-même tombe, le front dans la poussière, devant les portes Scées. Nous immolerons dans ton temple douze génisses d’un an qui n’ont point encore porté le joug, si tu prends pitié de notre ville, des épouses troyennes et de leurs tendres enfants. »

Elle priait ainsi ; mais Pallas refuse de l’exaucer. Tandis que les Troyennes imploraient la fille du grand Zeus, Hector se rendait aux palais superbes que Pâris avait bâtis lui-même avec l’aide des plus habiles ouvriers de l’opulente Ilion ; ils avaient construit un vestibule, des salles magnifiques, et la chambre des époux, non loin des demeures de Priam et d’Hector, dans la citadelle élevée : c’est en ces lieux qu’arrive Hector, chéri de Zeus ; il tient en sa main une lance de onze coudées, dont la pointe d’airain, entourée d’un cercle d’or, jette une vive lumière. Il trouve Pâris dans la chambre de l’hyménée, s’occupant à polir ses armes, le bouclier, la cuirasse et l’arc recourbé ; tandis qu’Hélène, assise au milieu de ses femmes, dirigeait leurs travaux, Hector, en voyant son frère, laisse échapper ces vifs reproches :

« Malheureux ! il te sied mal de nourrir la colère dans ton âme ! Les peuples périssent en combattant autour de la ville et des remparts ; c’est pour toi cependant que la guerre et les alarmes environnent Ilion, et tu nous accablerais de reproches, si tu voyais l’un de nous s’éloigner de ces batailles sanglantes. Viens donc, de peur que la ville entière ne soit la proie des flammes dévorantes. »

Pâris, aussi beau qu’un dieu, lui répond à l’instant :

« Hector, tes reproches sont justes, je les ai mérités ; mais je veux te répondre, prête-moi ton attention, écoute-moi. Ce n’est point par haine ou par ressentiment contre les Troyens que je reste dans mes palais, mais pour me livrer à ma douleur. En ce moment, Hélène, mon épouse, vient par ses paroles persuasives de m’exciter à voler au combat ; et je pense moi-même que ce sera le meilleur parti : la victoire est changeante parmi les hommes. Attends donc, je revêts mes armes ; ou précède-moi, je te suis, et te rejoindrai bientôt, je l’espère. »

Il dit ; le vaillant Hector ne lui répondit point ; mais Hélène, adressant à ce héros de flatteuses paroles :

« Hector, dit-elle, ô vous, frère d’une malheureuse cause funeste de toutes nos misères ; plût aux dieux que le jour où ma mère m’enfanta une tempête fatale m’eût emportée sur les monts ou dans les flots de la mer retentissante ! l’abîme m’aurait engloutie avant l’accomplissement de tous ces malheurs. Mais puisque les dieux ont résolu tant de maux, que n’ai-je été du moins l’épouse d’un héros plus vaillant, d’un guerrier sensible à la honte, à l’indignation des hommes ! Pour lui, son âme est sans fermeté, il n’en aura jamais ; et je pense qu’il en portera la peine. Entrez cependant, reposez-vous sur ce siège, ô mon frère, vous dont l’âme est accablée de tant de peines, vous qui supportez tant de fatigues à cause de moi, misérable, et pour le crime de Pâris : Zeus me fit naître, ainsi que lui, sous un destin funeste, et nous serons l’entretien des siècles à venir. »

« Ne me faites pas asseoir, Hélène, lui répond le vaillant Hector; quoique vous me soyez chère, vous ne me persuaderez pas. Maintenant le plus vif désir qui me presse, c’est de défendre les Troyens, à qui mon absence cause tant de regrets. Cependant, ranimez le courage de Pâris ; qu’il se hâte, et me rejoigne tandis que je suis encore dans la ville. Moi, je me rends dans ma demeure, afin de voir mon épouse chérie et mon jeune fils ; car j’ignore si je retournerai près d’eux encore une fois, ou si les dieux doivent bientôt m’accabler. »

À ces mots, le brave Hector s’éloigne : il arrive bientôt à ses demeures superbes ; mais il n’y trouve point !a belle Andromaque, car elle était avec son fils et une suivante au sommet de la tour, où elle gémissait éplorée. Le héros, ne trouvant point sa fidèle épouse, s’arrête sur le seuil du palais, et s’adresse aux femmes qui la servaient.

« Femmes, dites-moi la vérité ; où donc est allée la belle Andromaque hors de son palais ? Est-ce chez une de mes sœurs, chez l’épouse d’un de mes frères ? S’est-elle rendue au temple d’Athéna, où les autres Troyennes apaisent par leurs prières la terrible déesse ? »

« Hector, puisque vous le commandez, lui répond la fidèle intendante du palais, je dirai la vérité. Andromaque n’est point chez une de vos sœurs, ni chez l’épouse d’un de vos frères ; elle ne s’est point rendue au temple d’Athéna, où les autres Troyennes apaisent par leurs prières la terrible déesse : mais elle est montée sur la haute tour d’Ilion, dès qu’elle à su la défaite des Troyens et la grande victoire des Grecs ; elle courait vers nos remparts comme une femme égarée, et près d’elle la nourrice portait le jeune enfant. »

Elle dit : Hector aussitôt quitte son palais, et reprend le même chemin, le long des vastes rues d’Ilion. Après avoir traversé cette ville immense, il arrive aux portes Scées ; c’était par là qu’il devait se rendre dans la plaine. À l’instant sa noble épouse accourt au-devant de lui, Andromaque, fille du magnanime Éétion, qui jadis habitait dans Thèbes Hypoplacie, au pied du mont Placion, couvert de forêts, et qui régnait sur les peuples de la Cilicie ; la fille de ce roi fut unie au vaillant Hector. Lorsqu’elle vint au-devant de son époux, une seule femme l’accompagnait, portant sur son sein leur fils encore dans l’âge le plus tendre : unique rejeton d’Hector, il était beau comme un astre ; son père le nommait Scamandrien, mais tous les autres Troyens l’appelèrent Astyanax (le roi de la ville), car le seul Hector protégeait Ilion. À la vue de son enfant, il sourit en silence, tandis qu’Andromaque s’approche du héros, en répandant des larmes ; alors, lui prenant la main, elle lui parle en ces mots :

« Infortuné ! ton courage te perdra ; tu n’as point de pitié pour ce tendre enfant, ni pour moi, malheureuse, qui serai veuve bientôt, car bientôt les Grecs t’immoleront, en réunissant tous leurs efforts. Cependant, si je venais à te perdre, il vaudrait bien mieux pour moi d’être ensevelie dans la terre ; hélas ! je n’aurai plus de consolation du moment que tu auras cessé de vivre, la douleur seule me restera. Je n’ai plus ni mon père ni mon auguste mère : le terrible Achille tua mon père lorsqu’il ravagea la ville populeuse des Ciliciens, Thèbes, aux portes élevées ; mais en immolant Éétion, il ne le dépouilla point, car le respect le retint ; après l’avoir fait brûler avec ses armes superbes, il lui éleva un monument autour duquel les nymphes des montagnes, filles du puissant Zeus, plantèrent des ormeaux. J’avais aussi sept frères dans nos palais : mais tous, en un même jour, descendirent dans la nuit éternelle ; tous furent exterminés par l’impétueux Achille, alors qu’ils faisaient paître leurs nombreux troupeaux de bœufs et de blanches brebis. Pour ma mère, qui régnait au pied du mont Placion, couvert de forêts, le vainqueur la conduisit sur ce rivage avec les autres richesses : cependant il la délivra en recevant une immense rançon ; mais, dans les palais de mon père, elle périt sous les coups d’Artémis, qui se plaît à lancer des flèches. Hector, tu es pour moi mon père, ma vénérable mère ; tu es mon frère, tu es aussi mon époux, brillant de jeunesse ! prends donc pitié de ma douleur, reste au sommet de cette tour, ne laisse pas ton épouse veuve et ton enfant orphelin. Place tes soldats sur la colline des figuiers : c’est là surtout que la ville est accessible, que nos murs peuvent être aisément franchis : c’est par là que trois fois les plus braves des Grecs ont tenté de pénétrer, et les deux Ajax, et l’illustre Idoménée, et les Atrides, et le vaillant fils de Tydée, soit qu’un devin habile les eût conseillés, soit que le courage seul eût inspiré cette audace. »

« Chère épouse, lui répond le brave Hector, toutes ces pensées m’occupent aussi ; mais je rougirais trop devant les Troyens et les superbes Troyennes si, comme un lâche, je m’éloignais des batailles ; et ce n’est pas ce que m’inspire ma valeur, puisque j’appris à toujours être brave, à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour soutenir la gloire de mon père et la mienne. Oui, je le sens au fond de mon âme, un jour viendra où la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple du vaillant Priam, périront à la fois ; mais ni les malheurs à venir des Troyens, d’Hécube elle-même, ni ceux du roi Priam et de mes frères, qui, nombreux et vaillants, tomberont dans la poudre, domptés par des bras ennemis, ne m’affligent autant que ta propre destinée, lorsqu’un Grec inhumain t’entraînera tout en pleurs, après t’avoir ravi la douce liberté ; lorsque dans Argos tu ourdiras la trame sous les ordres d’une femme étrangère, et que, contrainte malgré toi par la dure nécessité, tu porteras l’eau des fontaines de Messeis ou d’Hypérie. Alors, en voyant couler tes larmes, on dira : C’est donc là cette épouse d’Hector, qui fut le plus vaillant des guerriers troyens, quand ils combattaient autour d’Ilion ! C’est ainsi que chacun parlera, et ce te sera une nouvelle douleur de n’avoir plus ton époux pour éloigner de toi le jour de l’esclavage ; mais que la terre amoncelée couvre mon corps inanimé, avant que j’entende tes cris et que je te sache arrachée de ces lieux ! »

À ces mots, le magnanime Hector veut prendre son fils entre ses bras ; mais l’enfant, troublé à la vue de son père, se jette en criant dans le sein de sa nourrice ; il est effrayé par l’éclat de l’airain et la crinière qui, sur le sommet du casque, flotte d’une manière menaçante : le père sourit, ainsi que cette tendre mère. Le vaillant Hector aussitôt prend le casque superbe qui brille sur sa tête, et le pose à terre ; il embrasse son fils bien aimé, le balance dans ses bras, puis, implorant Zeus et les autres dieux :

« Zeus, dit-il, et vous tous, dieux immortels, faites que mon fils soit, ainsi que moi, illustre parmi les Troyens ; qu’il ait ma force et mon courage pour régner et commander dans Ilion ; qu’un jour chacun s’écrie : Il est encore plus brave que son père. Qu’à son retour des combats il paraisse chargé des dépouilles sanglantes de l’ennemi terrassé par son bras ; et que le cœur de sa mère en tressaille de joie ! »

Il dit, et remet son fils entre les mains de son épouse chérie, qui le reçoit dans son sein avec un sourire mêlé de pleurs. Le héros, à cette vue, touché de pitié, la nomme, et lui parle en ces mots :

« Chère Andromaque, ne t’abandonne pas trop à la douleur : aucun guerrier ne peut me précipiter dans la tombe avant l’heure fatale ; et, du moment de sa naissance, nul homme courageux ou timide ne peut éviter la destinée. Mais retourne dans ta demeure, et reprends tes occupations, la toile et le fuseau : surveille les travaux de tes femmes ; pour la guerre, elle doit être mon unique soin et celui de tous les hommes nés dans Ilion. »

En achevant ces paroles, Hector reprend son casque, ombragé d’une épaisse crinière. Son épouse chérie se rend à sa demeure, et souvent elle retourne la tête, en versant d’abondantes larmes ; bientôt elle arrive dans le palais de l’intrépide Hector. Elle y trouve rassemblées ses femmes nombreuses, et par sa présence elle excite leurs gémissements : toutes dans le palais pleurent sur Hector, bien qu’il soit encore vivant ; car elles n’espèrent plus qu’il revienne des combats, ni qu’il puisse éviter la fureur et les mains des ennemis.

Cependant Pâris ne s’est point arrêté dans sa superbe demeure : revêtu de ses armes éclatantes d’airain, il traverse la ville, se confiant à ses pieds légers. Tel un coursier, abondamment nourri dans une étable, brisant ses liens et bondissant sur la plaine, se dirige vers le fleuve rapide où, superbe, il a coutume de se baigner ; il lève sa tête, laisse flotter sur ses épaules une épaisse crinière, et fier de sa beauté, ses membres agiles le portent sans effort vers les pâturages connus où paissent de jeunes cavales : tel le fils de Priam descend des hauteurs de Pergame ; couvert d’une armure brillante comme l’astre du jour, il s’avance glorieux et d’un pas rapide ; bientôt il rencontre son frère Hector, prêt à quitter les lieux où il s’était entretenu avec son épouse. Pâris le premier lui adresse ces mots : « Mon généreux frère, sans doute j’ai retardé ton impatience par mes lenteurs, en ne venant pas assez tôt, ainsi que tu me l’avais ordonné. »

« Ami, lui répond le belliqueux Hector, nul homme, s’il est juste, ne méprisera tes travaux guerriers : tu es plein de courage ; mais parfois tu t’abandonnes volontairement à la mollesse, et tu ne veux pas combattre ; moi, cependant, je ressens dans mon cœur une douleur profonde lorsque j’entends les reproches que t’adressent les Troyens, eux qui souffrent tant de maux à cause de toi. Mais volons à la guerre ; un jour tout sera concilié entre nous, si jamais Zeus nous permet d’élever dans nos palais une coupe libre aux dieux habitants de l’Olympe, après avoir repoussé les valeureux Grecs loin des plaines d’Ilion. »

Fin du chant 6 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)