L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Événements qui précèdent le trépas des Prétendants.

Cependant Ulysse va reposer dans le vestibule du palais ; il étend à terre une peau de bœuf non préparée, et par-dessus beaucoup de toisons de brebis, que les Grecs avaient immolées ; Eurynomé, quand il est couché, le couvre d’un manteau. C’est là qu’Ulysse, restant éveillé, réfléchit en lui-même sur le trépas de ses ennemis…

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Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Cependant Ulysse va reposer dans le vestibule du palais ; il étend à terre une peau de bœuf non préparée, et par-dessus beaucoup de toisons de brebis, que les Grecs avaient immolées ; Eurynomé, quand il est couché, le couvre d’un manteau. C’est là qu’Ulysse, restant éveillé, réfléchit en lui-même sur le trépas de ses ennemis ; les femmes de la reine, qui jusqu’à ce jour avaient coutume de s’abandonner aux prétendants, sortaient du palais en laissant éclater entre elles une joie et des ris immodérés. Alors la colère s’allume dans l’âme du héros ; il délibère en son esprit s’il doit à l’instant leur donner la mort, ou permettre qu’elles s’unissent à ces hommes criminels pour la dernière fois ; il rugit dans le fond de son cœur. De même une lice autour de ses petits encore faibles, grondant contre un homme inconnu, désire combattre ; tel Ulysse rugit en son âme, indigné de ces forfaits odieux ; mais, se frappant la poitrine, il réprimande son propre cœur en ces mots :

« Modère-toi, mon cœur ; tu supportas bien pire en ce jour où le cruel Cyclope dévora tes braves compagnons ; tu l’enduras jusqu’à ce que la prudence t’éloignât de cet antre, où je pensai mourir. »

Il dit, et comprime ainsi les mouvements de son cœur ; mais il persiste inébranlablement dans sa résolution ; cependant il se roule dans tous les sens. Ainsi sur le brasier ardent un homme tourne de tous côtés un ventre d’animal rempli de graisse et de sang, qu’il se hâte de faire rôtir ; de même Ulysse s’agitait en réfléchissant comment il accablerait de son bras les audacieux prétendants, lui seul contre plusieurs. En ce moment arrive près de lui Athéna, qui descend des cieux ; elle a les traits d’une mortelle ; se penchant vers la tête du héros, elle lui fait entendre ces paroles :

« Pourquoi veiller sans cesse, ô le plus infortuné de tous les hommes ? Songe que c’est ici ta maison, que dans ce palais est ton épouse, ton enfant, et que chacun désirerait avoir un tel fils. »

Ulysse lui répond en ces mots :

« Oui, sans doute, ô déesse, toutes choses sont ainsi, vous parlez avec équité ; mais je réfléchis comment j’accablerai de mon bras les audacieux prétendants, moi seul ; tandis qu’eux remplissent en foule l’intérieur de ce palais. D’ailleurs un plus grand obstacle tourmente encore ma pensée ; lors même que je les tuerais par votre secours et celui de Zeus, comment échapperais-je à tous les dangers ? C’est là, je vous en supplie, ce qu’il faut considérer. »

« Insensé, s’écrie Athéna, chacun se laisse persuader par son inférieur, qui n’est qu’un simple mortel, et qui ne sait que peu de choses ; tandis que moi je suis une divinité, qui sans cesse t’ai secouru dans tous tes travaux. Je te le dirai donc ouvertement : quand même cinquante bataillons de guerriers nous envelopperaient de toutes parts, impatients de frapper avec le glaive, tu ravirais à l’instant et leurs bœufs et leurs grasses brebis. Que le sommeil donc s’empare de tes sens ; il est affreux de rester ainsi toute la nuit éveillé. Bientôt tu verras la fin de tes maux. »

En achevant ces mots, elle répand le sommeil sur les yeux d’Ulysse ; la déesse auguste était déjà retournée dans l’Olympe, quand le sommeil, qui chasse les soucis de l’âme, en affaissant nos membres, s’empare du héros. Cependant sa chaste épouse était éveillée ; elle pleurait assise sur sa couche moelleuse. Après s’être longtemps rassasiée de larmes, la plus noble des femmes adresse à Artémis cette prière :

« Artémis, déesse vénérable, fille de Zeus, plût au ciel que, me frappant dans le sein avec une flèche, vous m’arrachiez à l’instant la vie ! ou puisse la tempête me saisir, me transporter dans les plaines de l’air, et me précipiter dans les abîmes du rapide Océan. Ainsi les tempêtes autrefois enlevèrent les filles de Pandaros ; les dieux firent périr leurs parents. Elles furent laissées orphelines dans leur palais ; la belle Aphrodite les nourrit de lait, de miel et de vin ; Héra leur accorda de l’emporter sur toutes les femmes par la prudence et la beauté, la chaste Artémis leur donna la taille, et Athéna leur apprit à faire de magnifiques ouvrages. Puis quand Aphrodite alla dans le vaste Olympe demander que ces jeunes filles connussent les douceurs du mariage, en implorant Zeus, maître de la foudre (divinité qui connaît toute chose, et qui règle à son gré le bonheur ou le malheur des mortels), alors les Harpyes enlevèrent les jeunes filles et les livrèrent aux Erinyes terribles pour les servir ; qu’ainsi m’anéantissent les habitants de l’Olympe, ou qu’Artémis à la belle chevelure me frappe, afin que voyant encore Ulysse, même au sein de la terre, je ne charme point la pensée d’un époux inférieur à ce héros. Le malheur est encore supportable lorsqu’on pleure tout le jour, le cœur accablé de tristesse, et que pendant la nuit on goûte le sommeil, car il fait tout oublier, les biens et les maux, quand il enveloppe nos paupières ; mais pour moi, jusque dans mes songes, une divinité funeste me poursuit. Cette nuit encore près de moi je voyais un homme tout semblable à mon époux, tel qu’il était lorsqu’il partit avec son armée ; et mon cœur s’abandonnait à la joie, parce que je ne croyais pas que ce fût un songe, mais la réalité. »

Elle dit ; bientôt parut l’Aurore sur son trône d’or. Cependant Ulysse entendit la voix de son épouse gémissante ; il réfléchit aussitôt, car il lui sembla dans son âme qu’elle avait reconnu sa présence. Alors, prenant la couverture et les peaux de brebis qui lui servirent de couche, il les place sur un siège dans l’intérieur de la salle ; mais il entraîne la peau de bœuf, et la jette hors du palais ; puis il implore Zeus en élevant les mains :

« Grand Zeus, puisque à travers la terre et la mer vous avez voulu me conduire dans ma patrie, après m’avoir accablé de maux, faites que l’un des hommes, éveillé dans ce palais, dise un bon présage, et que du haut des cieux brille un autre signe de Zeus. »

Tels furent ses vœux ; le dieu bienveillant l’exauça ; soudain il fait gronder son tonnerre au sommet de l’Olympe étincelant et du haut des nuages ; le noble Ulysse s’en réjouit. Dans l’intérieur une femme, occupée à broyer le grain, envoie un bon présage de la chambre voisine, où se trouvaient les meules d’Ulysse, pasteur des peuples ; autour de ces meules douze femmes travaillaient à moudre la farine d’orge et celle de froment, la moelle de l’homme. Toutes les autres dormaient après avoir moulu le froment ; une seule n’avait pas fini son travail ; elle était très-faible : alors, s’arrêtant près de sa meule, elle dit cette parole, présage pour son maître :

« Puissant Zeus, qui régnez sur les dieux et sur les hommes, sans doute qu’en faisant gronder ce tonnerre du haut des cieux étoiles, où n’apparaît aucun nuage, vous signalez un prodige à quelque mortel. Accomplissez maintenant pour moi, malheureuse, le vœu que je vais prononcer ; puissent en ce jour les prétendants goûter pour la seule et dernière fois dans le palais d’Ulysse les charmes du festin. Ils brisent mes membres par de pénibles travaux pour leur moudre la farine ; qu’ils prennent aujourd’hui le dernier repas ! »

Elle dit ; le noble Ulysse se réjouit de ce présage et de la foudre de Zeus ; car enfin il espère punir ses ennemis.

En cet instant les autres femmes esclaves, accourant de toutes parts dans les superbes palais d’Ulysse, allument une vive flamme au sein des foyers. Télémaque sort de sa couche, semblable aux dieux, et se revêt de ses habits ; il suspend un glaive à ses épaules ; il attache à ses pieds une chaussure brillante, et saisit une forte lance terminée par une pointe d’airain. Il s’arrête sur le seuil, et, rencontrant Euryclée :

« Chère nourrice, dit-il, pour honorer l’étranger, avez-vous préparé sa couche et sa nourriture ? Ou bien serait-il resté dans ce palais sans recevoir aucuns soins ? Car telle est ma mère, malgré sa prudence ; elle accueille inconsidérément le plus obscur des hommes, et renvoie le plus brave sans honneur. »

« Mon fils, reprend la sage Euryclée, ne l’accusez point maintenant, elle est innocente. L’étranger, assis dans cette demeure, a bu le vin au gré de ses désirs ; il a dit n’avoir pas besoin de nourriture ; ce fut Pénélope qui l’interrogea. Lorsqu’il se ressouvint du sommeil et du repos, elle donna l’ordre à ses femmes de dresser un lit ; mais lui, comme un homme triste et dévoré de chagrins, ne voulut point reposer dans une couche et sur des tapis, mais il s’est étendu vers le portique, sur une peau da boeuf ; nous l’avons recouvert d’une couverture. »

Elle dit ; Télémaque s’éloigne du palais en tenant sa lance ; des chiens rapides suivent ses pas. Le héros s’avance pour se rendre à l’assemblée des valeureux Grecs. Cependant la vénérable Euryclée, fille d’Ops, issu lui-même de Pisénor, commandait aux servantes :

« Hâtez-vous, disait-elle, d’arroser, de nettoyer cette demeure, et sur les sièges élégants étendez des tapis de pourpre ; vous laverez toutes les tables avec des éponges, rincez les urnes et les coupes arrondies ; vous, allez puiser l’eau dans la fontaine, et hâtez-vous de l’apporter ici. Les prétendants ne seront pas longtemps loin de ce palais, mais certainement ils arriveront dès le matin ; car c’est pour tous un jour de fête. »

Elle dit, et chacune obéit à cet ordre. Vingt d’entre elles vont puiser l’eau dans la fontaine profonde ; les autres s’empressent de tout préparer dans l’intérieur du palais.

Ensuite arrivent les serviteurs des Grecs ; ils fendent le bois avec soin ; les femmes reviennent de la fontaine ; après elles vient aussi le pasteur Eumée, conduisant trois porcs, les plus beaux de la bergerie ; il les laisse paître en liberté dans la vaste enceinte des cours, et lui-même adresse au noble Ulysse ces douces paroles :

« Étranger, les Grecs vous considèrent-ils davantage, ou vous méprisent-ils dans ce palais comme auparavant ? »

« Eumée, répond le patient Ulysse, puissent les dieux punir les injures dont ces hommes superbes m’ont accablé dans une maison étrangère ! ils n’ont pas l’ombre de pudeur. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient ensemble. Auprès d’eux arrive Mélanthios, gardien des chèvres, conduisant les plus belles de ses troupeaux pour le repas des prétendants ; deux bergers le suivaient. Ils les attachent sous le portique retentissant ; alors Mélanthios adresse au vaillant Ulysse ces reproches amers :

« Étranger, te voilà donc encore revenu dans ce palais pour importuner les princes ? Ne quitteras-tu jamais cette porte ? Certes, je ne pense pas que nous nous séparions avant d’avoir éprouvé nos mains, puisque tu veux toujours mendier insolemment ; cependant il est assez d’autres repas parmi les Grecs. »

Ainsi parlait Mélanthios ; Ulysse ne répondit point, mais il secoua la tête en méditant une affreuse vengeance.

Le troisième qui vient après eux est Philoetios, chef des bergers, amenant aux prétendants une génisse stérile et des chèvres superbes. Philoetios et sa suite furent transportés par des nautoniers qui conduisaient les autres passagers quand l’un d’eux venait dans Ithaque. Il attacha ses troupeaux sous le portique retentissant ; puis, s’approchant d’Eumée :

« Pasteur, lui dit-il, quel est cet étranger nouvellement arrivé dans notre maison ? De quels peuples s’honore-t-il d’être issu ? Quelle est sa famille et sa patrie ? L’infortuné, comme il est semblable au roi notre maître ! Oui, sans doute les dieux doivent accabler les simples mortels, puisqu’aux rois eux-mêmes ils réservent tant d’infortunes !

Il dit, et lui présente la main droite ; puis, s’adressant au héros, il fait entendre ces paroles :

« Salut, vénérable étranger ; puisse la prospérité vous venir dans la suite ! car vous êtes en proie maintenant à bien des maux. Grand Zeus, nulle divinité n’est aussi terrible que vous : vous êtes sans pitié pour les mortels, après leur avoir donné la naissance ; leur vie n’est mêlée que de troubles et de douleurs. En vous voyant, la sueur m’a saisi, mes yeux se sont remplis de larmes, au souvenir d’Ulysse ; peut-être lui-même, vêtu comme vous de méchants habits, erre parmi les hommes, si toutefois il respire, s’il jouit encore de la lumière du soleil. Mais s’il est déjà mort, et descendu dans les demeures d’Hadès, malheur à moi de la perte d’Ulysse, qui, lorsque je n’étais qu’un enfant, me donna le soin de ses génisses dans le pays des Céphalléniens. Elles sont innombrables maintenant, et jamais pour nul homme ne fut si féconde la race des bœufs au large front ; cependant des étrangers m’obligent à conduire ici ces troupeaux pour leurs repas ; ils méprisent dans son palais le fils d’Ulysse, et ne redoutent point la vengeance des dieux ; tous brûlent de se partager les richesses de leur maître absent. Cependant, je roule en ma pensée mille projets divers ; il serait mal sans doute, tant que le fils d’Ulysse existe, d’aller chez un autre peuple, et de conduire ces bœufs à des hommes étrangers ; mais il est affreux, en veillant sur les troupeaux d’autrui, de souffrir tant d’outrages. Depuis longtemps j’aurais fui chez quelqu’un de nos rois les plus puissants, car tant d’excès ne se peuvent supporter ; mais je pense encore à mon malheureux maître, qui reviendra peut-être pour disperser dans son palais la foule des prétendants. »

« Pasteur, lui répondit Ulysse, vous ne me paraissez point un homme vulgaire ni sans intelligence, et moi-même je reconnus que votre esprit est doué de sagesse ; je vous le dirai donc, et je l’atteste par un grand serment : je jure par Zeus, le premier des dieux, par cette table hospitalière, et par le foyer de l’irréprochable Ulysse où je viens d’arriver, que vous étant encore en ces lieux Ulysse reviendra dans sa maison ; et si tel est votre désir, vous verrez de vos propres yeux tous les prétendants immolés, eux qui règnent en maîtres dans ce palais. »

Le chef des pasteurs de bœufs lui répond à l’instant :

« Plût au ciel, cher étranger, que Zeus accomplît cette parole ! vous connaîtriez alors quel est mon courage et la force de mon bras. »

Eumée implorait de même tous les dieux pour que le sage Ulysse revînt enfin dans sa patrie.

C’est ainsi que tous les trois s’entretenaient ensemble. Cependant les prétendants méditaient la perte et la mort de Télémaque ; mais en ce moment à leur gauche s’élève un aigle au vol superbe, qui tenait une faible colombe. Aussitôt Amphinomos leur parle en ces mots :

« Mes amis, ce dessein du trépas de Télémaque ne s’accomplira pas pour nous ; mais songeons au repas. »

Ainsi parle Amphinomos ; son discours plaît à tous ces princes. Ils entrent dans le palais d’Ulysse, et jettent leurs manteaux sur des sièges ; ils sacrifient ensuite les brebis et les grasses chèvres et sacrifient aussi les jeunes porcs et la génisse qui n’a point porté le joug ; ils distribuent les viandes rôties ; puis ils mêlent le vin dans les urnes ; le pasteur des porcs présente les coupes. Philoetios, chef des bergers, leur apporte le pain dans de riches corbeilles, et Mélanthios verse le vin. Tous alors étendent les mains vers les mets qu’on leur à préparés.

Cependant Télémaque, songeant à ses ruses, fait asseoir Ulysse dans la salle magnifique, près du seuil de pierre, après avoir apporté lui-même un humble siège devant une chétive table ; c’est là qu’il place la part des viandes, et versant le vin dans une coupe d’or, il adresse au héros ces paroles :

« Asseyez-vous maintenant au milieu des convives, en buvant ce vin ; je réprimerai les insultes et les attaques de tous les prétendants ; cette maison n’est point une demeure publique, mais le palais d’Ulysse, qui l’acquit pour moi. Pour vous, prétendants, abstenez-vous de toute violence et de tout outrage ; craignez que quelque dispute ou quelque querelle ne s’élève entre nous. »

Tous, à ces mots, compriment leurs lèvres de dépit, et s’étonnent que Télémaque parler avec tant d’assurance. Alors le fils d’Eupithès, Antinoos, leur parle en ces mots :

« Quoique dure, acceptons, Achéens, cette parole de Télémaque ; certes il nous parle avec menace. Zeus n’a pas permis l’accomplissement de nos desseins ; sans cela nous l’eussions déjà réprimé dans son palais, bien qu’il soit un orateur éloquent. »

Ainsi parle Antinoos ; mais Télémaque ne s’inquiète point de ces paroles. Bientôt après les hérauts conduisent par la ville l’hécatombe sacrée des dieux ; les Grecs à la longue chevelure se réunissent dans le bois touffu d’Apollon, qui lance au loin ses traits.

Ceux-ci font rôtir les viandes, les retirent du foyer, et les parts étant distribuées, ils se livrent à la joie des festins. Les serviteurs placèrent devant Ulysse une part égale à celle qu’ont obtenue les autres, comme l’ordonna Télémaque, son fils bien aimé.

Cependant Athéna ne permet pas que ces jeunes audacieux cessent leurs outrages, afin qu’une plus grande ardeur de vengeance pénètre dans l’âme du fils de Laërte. Parmi les prétendants était un homme nourri dans l’iniquité ; Ctésippos était son nom, il habitait un palais dans Samé ; se confiant en ses immenses richesses, lui surtout désirait vivement obtenir l’épouse d’Ulysse absent. Maintenant il adresse ces mots à ses audacieux compagnons :

« Écoutez-moi, valeureux prétendants, afin que je vous parle ; l’étranger avec raison vient de recevoir une part égale à la nôtre : il ne serait ni juste ni convenable de mépriser les hôtes de Télémaque, quand l’un d’eux arrive dans cette demeure. Mais je veux aussi lui donner le présent de l’hospitalité, pour qu’il l’offre soit à celui qui le baignera, soit à quelque autre des serviteurs qui sont dans le palais du divin Ulysse. »

Il dit, et saisissant le pied d’un bœuf au fond d’une corbeille, il le lance d’une main vigoureuse ; mais Ulysse l’évite en inclinant la tête. Alors, du fond de son âme, il laisse échapper un rire amer ; le pied va frapper la muraille élevée. Aussitôt Télémaque menace Ctésippos en ces mots :

« Ctésippos, rien de plus heureux pour toi : tu n’as pas atteint l’étranger, lui-même échappe à tes coups. Autrement, je t’aurais percé le sein de ma lance aiguë, et ton père, au lieu de ton mariage, aurait ici construit ta tombe. Que nul dans cette demeure ne me montre son insolence ; maintenant je connais chaque chose, le bien et le mal ; tandis que jusqu’à ce jour je n’étais qu’un enfant. Ainsi j’ai supporté de voir mes troupeaux égorgés, mon vin, mes blés livrés au pillage ; car il est difficile qu’un seul homme en réprime un grand nombre. Mais allez, dans votre haine vous ne commettrez plus ces crimes ; si vous désirez m’immoler avec le fer, je le voudrais aussi, puisqu’il vaut mieux mourir que de voir sans cesse ces forfaits odieux, les hôtes outragés, et les servantes honteusement violées dans ces riches demeures. »

Il dit ; tous à ces mots gardent un profond silence. Enfin Agélaos, fils de Damastor, fait entendre ces paroles

« O mes amis, que nul ne s’indigne ni ne réponde par d’aigres discours à ces justes reproches; n’outragez donc plus l’étranger et nul autre des serviteurs qui sont dans la maison du divin Ulysse. Mais je veux donner un sage conseil à Télémaque, ainsi qu’à sa mère, et puisse-t-il leur être agréable à tous deux ! Tant qu’au fond de l’âme vous avez conservé l’espoir que le prudent Ulysse reviendrait chez lui, ce n’était pas sans raison que les prétendants attendaient et restaient dans cette demeure : c’était en effet le parti le meilleur, si jamais, revenant en ces lieux, Ulysse de retour fût rentré dans son palais ; mais il est clair maintenant que ce héros ne reviendra pas. Télémaque, vous devez donc représenter à votre mère qu’elle doit épouser le plus illustre des Grecs, celui qui donnera les plus nombreux présents ; afin que, buvant et mangeant au gré de vos désirs, vous possédiez en paix les biens paternels, et que Pénélope veille sur la maison d’un nouvel époux. »

Le sage Télémaque répondit à ces mots :

« J’en atteste Zeus, Agélaos, et les malheurs de mon père, qui peut-être a péri loin d’Ithaque, ou peut-être est encore errant, je ne m’oppose point au mariage de ma mère ; je l’exhorte à s’unir à celui que son cœur désire, et j’offre en outre des présents nombreux. Mais je crains, par une parole rigoureuse, de l’éloigner, malgré ses vœux, de cette demeure ; qu’un dieu ne le permette jamais. »

Ainsi parle Télémaque ; Athéna alors excite un rire immodéré parmi les prétendants, et trouble leur raison. Ils riaient d’un rire étrange ; ils dévoraient les viandes encore sanglantes ; leurs yeux se remplissaient de larmes ; leur âme prévoyait le malheur. En ce moment le devin Théoclymènos s’écrie dans l’assemblée :

« Malheureux ! à quels maux êtes-vous donc en proie ? La nuit couvre votre tête, votre visage et vos genoux. Un gémissement se fait entendre, et vos joues sont inondées de larmes; le sang coule sur ces murs, sur ces superbes lambris ; le portique, les cours sont remplis d’ombres qui se précipitent dans les ténèbres de l’Érèbe ; le soleil a disparu des lieux, un nuage affreux nous enveloppe. »

Il dit, et tous à ce discours rient avec joie. Alors Eurymaque, fils de Polybos, fait entendre ces paroles :

« Sans doute il a perdu la raison, cet étranger nouvellement arrivé d’un pays lointain. Jeunes serviteurs, faites-le sortir à l’instant du palais, et conduisez-le sur la place publique, puisque le jour lui paraît semblable à la nuit. »

« Eurymaque, répond le devin Théoclymènos, je n’ai pas besoin de guides pour m’accompagner ; mes yeux, mes oreilles, mes deux pieds ont encore toute leur force, et mon esprit, toujours ferme au dedans de moi, n’est point honteusement dégradé. Je sors volontiers, car je prévois les malheurs qui vous menacent, et qu’aucun des prétendants ne pourra fuir, qu’aucun n’évitera, aucun de vous qui dans le palais d’Ulysse, en insultant les étrangers, tramez d’odieux complots. »

En achevant ces mots, Théoclymènos s’éloigne de ces superbes demeures ; il se rend auprès de Piraeos, qui l’accueille avec joie. Alors tous les prétendants, se regardant entre eux, s’efforcent de blesser Télémaque, et se moquent en riant de ses hôtes ; ainsi l’un de ces jeunes audacieux lui disait avec aigreur :

« Télémaque, nul n’est plus malheureux que toi dans le choix de ses hôtes ; celui que tu protèges, misérable vagabond, manquant de pain et de vin, incapable de travail, sans vigueur, n’est qu’un inutile fardeau de la terre ; l’autre ne reparaît ici que pour prophétiser. Mais cède à mes avis, c’est le parti le plus sage : jetons ces étrangers dans un navire, envoyons-les aux Siciliens, pour en avoir une bonne rançon. »

C’est ainsi que parlaient les prétendants ; Télémaque ne s’inquiète point de ces paroles, mais il regarde son père en secret, attendant toujours l’instant de porter les mains sur les prétendants audacieux.

Cependant, assise en face sur un siège magnifique, Pénélope, la fille d’Icarios, écoutait attentivement ce que disaient ces princes dans l’intérieur du palais. Ceux-ci préparaient en riant un agréable et splendide festin, après avoir immolé de nombreuses victimes ; toutefois, jamais repas plus funeste ne leur fut réservé que celui qui leur serait bientôt offert par une déesse et par un héros vaillant ; car les premiers ils avaient machiné de honteux complots.

Fin du chant 20 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)