L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Violation des serments. – Revue des troupes par Agamemnon.

Les dieux, rassemblés autour de Zeus, s’entretenaient dans les lambris dorés de l’Olympe ; et tandis que l’auguste Hébé leur versait le nectar, ils se passaient mutuellement leurs coupes d’or, en considérant la ville des Troyens…

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Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Les dieux, rassemblés autour de Zeus, s’entretenaient dans les lambris dorés de l’Olympe ; et tandis que l’auguste Hébé leur versait le nectar, ils se passaient mutuellement leurs coupes d’or, en considérant la ville des Troyens. Alors Zeus, tâchant d’irriter Héra par d’aigres paroles, sans s’adresser à elle, parle en ces mots :

« Deux déesses favorisent Ménélas, Héra, protectrice d’Argos, et Athéna, d’Alalcomène ; mais, tranquilles loin de ce héros, elles se plaisent à le voir combattre ; tandis que l’aimable Aphrodite, inséparable de Pâris, le préserve d’un funeste destin, et vient encore maintenant de l’arracher à la mort. Cependant la victoire est au valeureux Ménélas : c’est à nous de décider quelles seront les suites de ce combat ; si nous devons rallumer une guerre cruelle et de sanglantes discordes, ou cimenter l’alliance des deux peuples. Si ce dernier avis était approuvé par tous les dieux, la ville du roi Priam conserverait ses citoyens, et Ménélas reconduirait Hélène dans ses foyers. »

A ces mots, Athéna et Héra, par un murmure sourd, témoignent leur dépit ; assises l’une auprès de l’autre, elles méditaient la ruine des Troyens. Athéna garde le silence ; elle n’ose parler, quoiqu’animée d’un violent courroux contre son père ; mais Héra ne contient plus sa fureur dans son sein, et s’écrie :

« Cruel fils de Cronos ! quelles paroles as-tu prononcées ? Quoi ! tu veux rendre mes peines inutiles ? tu veux que je perde le fruit de ces sueurs prodiguées dans de longs travaux ? moi, qui fatiguai mes coursiers à réunir cette armée, fléau de Priam et de ses enfants ! Continue ; mais ne crois pas que tous nous applaudissions à tes desseins. »

« Malheureuse, répond Zeus indigné, quels crimes si grands et Priam et les enfants de Priam ont-ils commis envers toi pour que sans cesse tu brûles de renverser la superbe ville d’Ilion ? Peut-être que si, franchissant ses portes et ses vastes remparts, tu dévorais vivants Priam, ses fils, et tous les Troyens, ta colère serait assouvie. Mais fais ce que tu désires, de peur que cette querelle ne laisse entre nous un levain de haine. Toutefois, je le déclare, grave en ton cœur ces paroles : si jamais, dans ma fureur, je veux détruire une ville où naquirent des héros qui te sont chers, n’arrête pas ma vengeance, laisse-lui son cours. Oui, c’est à regret que je t’abandonne cette cité : parmi toutes les villes que, sous le soleil et la voûte étoilée, habitent les hommes enfants de la terre, Ilion fut toujours chère à mon cœur, ainsi que Priam et le peuple de ce roi guerrier. Là, mes autels jamais ne furent privés de mets délicieux, de libations et de la fumée des victimes, honneurs qui sont le partage des dieux. »

« Il est trois villes qui me sont chères, répond la majestueuse Héra : Argos, Sparte, et l’opulente Mycènes ; tu peux les détruire quand elles seront odieuses à ton cœur, je n’irai point les protéger, je n’en prendrai nul soin. Si, dans mon courroux, je voulais m’opposer à leur ruine, mon courroux serait inutile, car ta puissance est supérieure à la mienne. Mais mes travaux ne doivent pas non plus rester infructueux. Je suis déesse aussi ; mon origine est la même que la tienne : le prudent Cronos m’engendra déesse vénérable à la fois par ma naissance et parce que je suis appelée ton épouse ; de toi, qui règnes sur tous les immortels. Mais consentons mutuellement, moi à tes vœux, toi aux miens, et tous les autres dieux seront entraînés. Ordonne donc à Athéna de se rendre à l’instant au milieu des deux armées, et d’engager les Troyens à rompre les premiers la foi des serments en attaquant les Grecs, fiers de leur victoire. »

Le père des dieux et des hommes approuve cet avis ; aussitôt il adresse à Athéna ces paroles rapides :

« Va promptement au milieu des deux armées, et fais que les Troyens rompent les premiers envers les Grecs la foi des serments. »

En parlant ainsi, Zeus ranime encore l’ardeur d’Athéna ; elle s’élance des sommets de l’Olympe. Comme un astre que le fils de Cronos fait éclater aux yeux des nautoniers ou d’une nombreuse armée, prodige brillant d’où jaillissent mille étincelles ; ainsi Pallas se précipite sur la terre, vole au milieu des deux camps, et son aspect frappe d’étonnement les Troyens et les valeureux Grecs. En considérant ce prodige, ils se disent entre eux :

« Sans doute les combats cruels et les discordes sanglantes vont renaître encore parmi nous; ou peut-être notre alliance est-elle confirmée par Zeus, arbitre des guerres entre les peuples. »

Ainsi s’entretenaient les Grecs et les Troyens. Cependant Athéna, sous les traits du vaillant Laodocos, fils d’Anténor, se mêle à la foule des Troyens, cherchant à découvrir le divin Pandaros. Elle trouve enfin le brave et glorieux fils de Lycaon ; autour de lui sont les fières cohortes des soldats armés de boucliers qui le suivirent loin des rivages de l’Asépos ; elle s’approche du guerrier, et lui parle en ces mots :

« Voudras-tu m’obéir, fils belliqueux de Lycaon ? oseras-tu lancer un trait rapide à Ménélas ? Que d’honneurs, que de reconnaissance t’accorderaient tous les Troyens, et par-dessus tout l’illustre Pâris ! Ce prince te comblerait des dons les plus précieux, s’il voyait le vaillant fils d’Atrée, vaincu par tes flèches, porté sur le bûcher funèbre. Frappe donc l’illustre Ménélas, et jure au puissant Apollon, dieu de Lycie, d’immoler une hécatombe solennelle des premiers nés de tes agneaux, quand tu retourneras dans les remparts de la divine Zélée. »

Ainsi parle Athéna ; et la déesse persuade le cœur de cet insensé. Soudain il saisit son arc superbe, fait avec les cornes d’une chèvre sauvage, que lui-même avait transpercée lorsqu’elle s’élançait du haut d’un rocher : le guerrier, l’observant d’un lieu couvert, lui perça le flanc ; elle tomba renversée sur la pierre. Ses cornes, hautes de seize palmes, s’élevaient au-dessus de sa tête ; un ouvrier habile les polit avec soin, les réunit, et dora les extrémités. Pandaros, pour mieux tendre cet arc, l’appuie en l’inclinant contre terre. Ses braves compagnons le couvrent de leurs boucliers, de peur que les Grecs ne se précipitent avant qu’il ait frappé le belliqueux Ménélas, fils d’Atrée. Alors Pandaros ôte le couvercle de son carquois, en tire une flèche rapide lancée pour la première fois, source de noires douleurs ; il adapte le dard cruel à la corde, et jure au puissant Apollon, dieu de Lycie, d’immoler une hécatombe de jeunes agneaux quand il retournera dans les remparts de la divine Zélée. Il tire à la fois la corde et le cran de la flèche, il fait toucher le nerf à sa poitrine, et la pointe du fer au sommet de l’arc. À peine a-t-il tendu cet arc immense recourbé, l’arme résonne, la corde crie, la flèche acérée s’élance, et vole impatiente de pénétrer dans la foule.

Mais, ô Ménélas, les dieux immortels ne t’abandonnèrent point, et surtout la puissante fille de Zeus, qui, debout devant toi, ralentit le trait mortel. La déesse en préserve ton corps, comme une mère écarte la mouche importune loin de son fils, lorsqu’il goûte un doux sommeil. Elle-même dirige le dard à l’endroit où des agrafes d’or retiennent le baudrier, ce qui formait une double cuirasse. La flèche amère tombe sur l’épais baudrier, traverse cette armure, ornée de broderies, s’enfonce à la fois dans la cuirasse, richement travaillée, et dans la ceinture d’airain que portait le héros, rempart contre les traits, et qui souvent l’avait garanti de la mort ; cette ceinture est elle-même percée, et la pointe du dard effleure légèrement la peau : soudain un sang noir s’échappe de la blessure.

Ainsi, lorsqu’une femme de Carie ou de Méonie a coloré en pourpre l’ivoire qui doit orner la tête des coursiers, plusieurs guerriers le désirent ; mais cet objet précieux, mis en réserve pour un roi, sera tout à la fois la parure du coursier et la gloire de son maître ; de même, ô Ménélas, le sang colora tes cuisses, tes jambes, et coula jusqu’à tes pieds.

Le puissant Agamemnon frissonne de terreur en voyant couler le sang de la blessure ; l’intrépide Ménélas a frissonné lui-même. Cependant, quand il s’aperçoit que les crochets acérés du dard et le nerf qui lie au bois le fer aigu n’ont point pénétré, le courage renaît dans son cœur. Alors le puissant Agamemnon pousse un profond soupir ; et, tenant la main de Ménélas, qu’entourent ses amis affligés, il s’écrie :

« O mon frère chéri ! je viens donc de jurer ton trépas, lorsque je t’ai seul exposé pour les Grecs à combattre les Troyens. Voilà qu’ils t’ont blessé en lâches, foulant aux pieds les serments protecteurs. Mais ces serments ne seront point inutiles, ni le sang des agneaux, ni les libations d’un vin pur, ni la foi scellée par nos mains réunies. Si le ciel ne punit pas à l’instant ces crimes, il les punira plus tard : ils seront chèrement payés par la vie des parjures, par celle de leurs épouses et de leurs enfants. Oui, j’en suis persuadé, je le sens au fond de mon âme, un jour viendra où périront et la ville sacrée d’Ilion, et Priam, et le peuple de ce puissant roi ; Zeus, le fils de Cronos, ce juge suprême, qui réside dans les régions de l’éther, courroucé de ce manque de foi, agitera sur eux tous sa formidable égide : ces choses ne resteront point sans être accomplies. Mais quelle sera ma douleur si tu succombes, ô Ménélas, si tu touches au terme fatal de ta vie ! Je retournerais alors plein de honte dans notre chère Argos ; car tous les Grecs se ressouviendront aussitôt de la patrie, et nous abandonnerons Hélène pour être la gloire de Priam et des Troyens. Toi, cependant, la terre consumera ton corps enseveli devant Ilion, sans que nous ayons accompli nos travaux. Alors chacun des orgueilleux Troyens, foulant d’un pied insultant la tombe du vaillant Ménélas, dira : Puisse la colère d’Agamemnon être toujours aussi vaine contre ses ennemis, lui qui conduisit sur ces bords une armée inutile, et qui s’en retourna dans sa patrie sur des vaisseaux vides, en abandonnant le brave Ménélas ! Voilà ce qu’ils diront tous : ah ! puisse alors la terre m’engloutir dans son sein ! »

Ménélas, pour le rassurer, lui répond aussitôt :

« Tranquillise-toi ; ne jette point l’effroi parmi les Grecs. Le trait aigu ne m’a point frappé dans un endroit mortel ; le riche baudrier, la cuirasse et la ceinture d’airain que façonnèrent d’habiles ouvriers ont préservé mes jours. »

« Plaise aux dieux, s’écrie Agamemnon, qu’il en soit ainsi, cher Ménélas! Un fils d’Asclépios touchera ta blessure, et il y appliquera le remède qui tempère les plus vives douleurs. »

Puis s’adressant à Talthybios, son héraut fidèle,

« Talthybios, dit-il, hâte-toi de conduire ici le grand Machaon, fils du savant Asclépios, afin qu’il voie le vaillant Ménélas, chef des Grecs, qu’un des Troyens, ou des Lyciens, habile à tirer de l’arc, a blessé d’une flèche. Hélas ! la gloire est pour lui, et pour nous la douleur. »

Il dit : le héraut obéit à cet ordre ; il parcourt l’armée des Grecs, cherchant de toutes parts l’illustre Machaon. Il l’aperçoit : autour de lui sont les phalanges des guerriers vaillants qui le suivirent loin de la fertile Tricca. Talthybios s’approchant :

« Accours, dit-il, fils d’Asclépios ; le puissant Agamemnon t’appelle, afin que tu voies le vaillant Ménélas, chef des Grecs, qu’un des Troyens, ou des Lyciens, habile à tirer de l’arc, a blessé d’une flèche. La gloire est pour lui, et pour nous la douleur. »

Il dit : ce discours jette le trouble dans l’âme de Machaon ; et tous deux se hâtent de traverser la vaste armée des Grecs. Lorsqu’ils arrivent aux lieux où le blond Ménélas avait été blessé (autour de lui se trouvaient rassemblés en cercle les chefs les plus vaillants, et le divin héros reposait au milieu d’eux), Machaon aussitôt retire la flèche de l’épais baudrier ; en la retirant, il fait ressortir aussi les crochets acérés ; il délie ensuite le baudrier éclatant, la cuirasse et la ceinture d’airain que façonnèrent des ouvriers habiles ; puis il examine la plaie où s’enfonça le fer homicide, en exprime le sang, et, d’une main savante, y applique des remèdes salutaires, qu’Asclépios, son père, reçut autrefois de Chiron, dont il était chéri.

Tandis qu’on s’empresse autour du vaillant Ménélas, les phalanges troyennes s’avancent, couvertes de leurs vastes boucliers ; les Grecs à l’instant revêtent leurs armes, et rappellent tout leur courage.

En ce moment vous n’eussiez point vu le divin Agamemnon s’endormir, ou se cacher, ou vouloir éviter la guerre ; mais, plein d’ardeur, il se prépare à de glorieux combats. Il quitte ses coursiers et son char étincelant d’airain. Eurymédon, fils de Ptolémée, issu de Piréos, tient en réserve ces coursiers haletants : l’Atride lui commande expressément de les tenir toujours à ses côtés, pour le moment où la fatigue accablerait ses membres, car il avait à porter partout ses ordres souverains. Cependant, à pied, il passe en revue les nombreuses cohortes ; s’il voit des guerriers pleins de zèle, il exalte leur courage en ces mots :

« Argiens, n’oubliez point votre noble valeur. Le grand Zeus ne sera pas propice à des traîtres : ceux qui les premiers trahirent les serments, les vautours dévoreront leurs chairs palpitantes ; et nous, sur nos vaisseaux, nous emmènerons leurs épouses bien aimées, leurs tendres enfants après avoir anéanti leur ville. »

Mais si quelques-uns lui semblent reculer devant les périls de la guerre, il les accable de ces reproches terribles :

« Faibles, indignes Argiens, n’êtes-vous pas honteux ? Pourquoi rester frappés de stupeur ? Tels de jeunes faons, fatigués de courir au travers de vastes campagnes, et qui s’arrêtent, sans force et sans courage ; ainsi, glacés d’effroi, vous refusez de combattre. Attendez-vous que les Troyens s’avancent jusqu’aux bords de la mer, où sont arrêtés les navires, pour voir si Zeus étendra sur vous sa main protectrice ? »

Ainsi, chef suprême, Agamemnon parcourt les phalanges des guerriers ; bientôt, à travers la foule, il arrive près des Crétois. Commandés par le vaillant Idoménée, tous se sont revêtus de leurs armes. Idoménée paraît à la tête de ses soldats comme un sanglier terrible ; et Mérion commande les derniers rangs. A cet aspect, Agamemnon, roi des hommes, éprouvant une douce joie, adresse au chef des Crétois ces paroles flatteuses :

« Idoménée, je t’honore plus que tous les autres Grecs, soit à la guerre, soit en toute entreprise, soit dans nos festins, quand les chefs mêlent dans les urnes le vin réservé pour les plus vaillants des Grecs, en signe d’honneur. Alors, si les autres guerriers ne boivent qu’avec mesure, toi, remplissant ta coupe, tu peux, ainsi que moi, boire au gré de tes désirs. Vole donc aux combats, et sois tel que tu fus autrefois. »

Le chef des Crétois lui répond aussitôt :

« Atride, toujours je serai ton compagnon fidèle, comme je te l’ai promis et juré. Mais anime les autres Grecs, et que nous combattions à l’instant, les Troyens ont rompu les traités ; c’est pour eux que sont réservées les douleurs et la mort, pour eux qui les premiers ont enfreint les serments. »

A ces mots Atride s’éloigne, le cœur rempli de joie ; et, traversant la foule des guerriers, il arrive auprès des Ajax : tous deux étaient armés ; une nuée de fantassins suivait leurs pas. Ainsi, lorsque du sommet des montagnes un berger aperçoit un nuage qui se roule sur la mer au souffle du zéphyr, il apparaît dans le lointain plus noir que la poix elle-même, et, s’avançant sur les flots, il amène avec lui une horrible tempête ; à cette vue le pasteur, effrayé, hâte ses troupeaux vers une grotte profonde : tels, avec les deux Ajax, les épaisses et sombres phalanges d’une noble jeunesse s’avancent pour combattre, hérissées de dards et de boucliers. En les voyant, Agamemnon se réjouit, et leur tient ce discours :

« Braves Ajax, princes des valeureux Grecs, je n’exciterai point votre ardeur, je vous ferais injure ; vous, surtout, savez animer les soldats à combattre vaillamment. Grand Zeus, Athéna, Apollon, puisse un même courage échauffer le cœur de tous nos guerriers, et bientôt tombera la ville de Priam, soumise et ravagée par nos mains ! »

Il dit, quitte les Ajax, et vole à d’autres combattants. Ce prince rencontre Nestor, orateur harmonieux de Pylos, qui formait les rangs de ses soldats et les excitait à la guerre ; près de lui paraissent le grand Pélagon, Alastor, Chromios, le puissant Hémon, et Bias, pasteur des peuples. A la tête de ses troupes, Nestor dispose les chevaux et les chars ; aux derniers rangs sont les nombreux et vaillants fantassins, rempart des armées ; enfin, il place au milieu les guerriers timides, afin que, même malgré eux, la nécessité les force à combattre. Il s’adresse d’abord aux cavaliers ; il leur commande de retenir les chevaux, et de ne point errer au hasard au milieu de la foule :

« Ne vous confiez pas trop, dit-il, en votre valeur et en votre adresse à conduire un char : qu’aucun de vous ne se hâte d’attaquer seul les Troyens ; mais ne reculez pas, bientôt vous seriez les plus faibles. Quand un guerrier séparé de son char monte sur celui de son compagnon, qu’alors il s’arme de la lance ; c’est de beaucoup le parti le meilleur. C’est en pensant, en agissant ainsi que nos pères, l’âme remplie de prudence et de valeur, renversèrent tant de murailles et de nombreuses cités. »

Ainsi les encourageait le vieux Nestor, depuis longtemps habile à la guerre. Le puissant Agamemnon, charmé de l’entendre, laisse échapper ces rapides paroles :

« O vieillard, plût aux dieux que le mâle courage qui réside dans ton sein fût secondé par tes genoux vigoureux, et que ta force se conservât tout entière ! Mais l’inexorable vieillesse a brisé tes membres. Ah ! plutôt, que n’accable-t-elle un autre guerrier, et que ne comptes-tu parmi les plus jeunes ! »

« Fils d’Atrée, répond le guerrier de Géréna, je voudrais être encore tel que j’étais lorsque j’immolai le vaillant Éreuthalion. Mais les dieux n’accordent point aux hommes tous leurs dons à la fois. Que ne suis-je jeune encore ! Aujourd’hui la vieillesse m’accable. Toutefois tel que je suis, j’accompagnerai nos cavaliers ; je les exciterai par mes conseils et par mes discours : c’est là le partage des vieillards. Quant aux combats, nos jeunes guerriers les soutiendront, eux qui, venus après moi, sont pleins de confiance en leurs forces. »

Ainsi parle Nestor. L’Atride, le cœur rempli de joie, poursuit sa marche. Il voit le noble fils de Pétéos, Ménesthée, au milieu de ses Athéniens, vaillants dans les combats. Non loin de là paraît le prudent Ulysse, qu’environnent les phalanges indomptables des Céphalléniens. Ils n’avaient pas encore entendu le cri de la guerre ; et tandis que déjà s’ébranlaient les cohortes des Grecs et des Troyens, eux attendaient dans le repos qu’une autre colonne des Grecs fondît sur les ennemis et donnât le signal des combats. À cette vue, Agamemnon irrité leur adresse à l’instant ces mots :

« O fils de Pétéos, de ce roi chéri de Zeus, et toi, guerrier, homme rusé, fertile en stratagèmes funestes, pourquoi vous tenir à l’écart, et, saisis de crainte, attendre les autres guerriers ? C’est à vous de marcher à leur tête et de vous opposer à la fureur des combats ; car c’est vous que toujours j’appelle les premiers aux festins où nous rassemblons les plus illustres chefs. Sans doute il vous semble doux alors de savourer les viandes succulentes, de boire dans vos coupes un vin délicieux au gré de vos désirs ; et maintenant vous verriez sans peine dix cohortes armées du fer meurtrier vous précéder dans les combats ! »

Ulysse, jetant sur Agamemnon un regard de colère : « Atride, dit-il, quelle parole s’est échappée de tes lèvres ? Pourquoi dis-tu que nous abandonnons la guerre? Quand nous livrerons à nos ennemis un combat sanglant, tu verras alors, si tu le veux, ou si tu y songes, comme aux premiers rangs le père chéri de Télémaque attaquera les guerriers troyens. Mais tu ne profères que de frivoles discours. »

Agamemnon, qui s’aperçoit du courroux d’Ulysse, change de langage, et lui répond en souriant :

« Noble fils de Laërte, prudent Ulysse, je ne veux ni te quereller injustement ni te commander : je sais que ton âme, remplie de courage, connaît les sages conseils, et qu’en toutes choses tu penses comme moi. Mais, allons, tout sera concilié plus tard ; et si j’ai proféré quelque parole téméraire, puissent les dieux en effacer le souvenir ! »

Ayant ainsi parlé, le roi s’éloigne, et porte ses pas vers d’autres guerriers. Il trouve le fils de Tydée, l’intrépide Diomède, debout sur son char ; près de lui paraît Sthénélos, fils de Capanée. À cette vue, Agamemnon adresse à Diomède ce discours plein de reproches :

«Fils du vaillant et généreux Tydée, pourquoi trembler, pourquoi considérer ainsi l’espace qui sépare les deux armées ? Certes, ton père Tydée ne s’effrayait point ainsi ; toujours à la tête des plus braves, il attaquait l’ennemi : c’est ainsi que l’ont raconté ceux qui furent témoins de ses combats. Pour moi, je ne l’ai jamais vu ni rencontré ; mais on dit qu’il l’emportait sur tous. Hôte pacifique, il vint autrefois à Mycènes pour rassembler des troupes ; il y vint avec l’illustre Polynice, quand ils assiégeaient les murs sacrés de Thèbes : ils nous suppliaient de leur accorder le secours de nos vaillants guerriers. Nous y consentîmes, et leurs vœux furent remplis ; mais Zeus nous fit changer de résolution, en nous montrant de funestes présages. Ils partirent donc, et, poursuivant leur route, arrivèrent aux bords verdoyants de l’Asopos, bordé de joncs épais ; c’est alors que les Grecs envoyèrent Tydée à Thèbes comme ambassadeur. Il s’y rendit, et trouva les nombreux enfants de Cadmos s’abandonnant à la joie des festins dans les palais du puissant Étéocle. Là, le brave Tydée fut inaccessible à la crainte, quoique étranger et seul au milieu de tous les Thébains ; mais sans cesse il les appelait à divers combats, et dans tous, il vainquit sans effort, tant Athéna lui fut secourable. Cependant les Thébains, irrités, lui dressèrent, à son retour, de dangereuses embûches, en plaçant sur son passage cinquante jeunes guerriers ; ils étaient conduits par deux chefs, le beau Maion et le vaillant Polyphonte, issus l’un d’Aimon, et l’autre d’Autophonos. Mais Tydée leur fit subir un sort funeste, il les extermina tous ; un seul retourna dans ses foyers : le héros, obéissant aux ordres des dieux, consentit à renvoyer Maion. Tel fut Tydée l’Étolien ; mais il mit au monde son fils, moins prompt à combattre et plus habile à discourir. »

Il dit : le fort Diomède ne répondit point, et respecta les paroles de ce roi vénérable. Mais le fils de Capanée s’écrie à l’instant :

« Atride, ne mens point, toi qui sais la vérité. Oui, nous nous vantons d’être plus braves que nos pères ; nous avons pris la ville de Thèbes aux sept portes, en conduisant une armée moins nombreuse que la leur sous ses murs consacrés à Arès ; nous nous sommes confiés aux oracles des dieux, ainsi qu’au secours de Zeus : eux, au contraire, ont péri par leur propre imprudence. Ne me soutiens donc pas que nos pères ont droit à la même gloire. »

Diomède, le regardant d’un œil sévère,

« Ami, dit-il, garde le silence, obéis à ma voix. Je ne blâme point Agamemnon d’exciter les valeureux Grecs à combattre : il jouira d’une gloire immortelle si ses troupes exterminent les Troyens et s’emparent de la ville sacrée d’Ilion ; mais aussi, pour lui, quelle amère douleur si les Grecs succombent ! Marchons cependant, et rappelons notre mâle valeur. »

Aussitôt, revêtu de ses armes, il s’élance de son char. L’airain autour de la poitrine du guerrier rend un son terrible ; le plus brave en eût été saisi de crainte.

Comme sur le bruyant rivage les vagues de la mer se précipitent les unes sur les autres au souffle du Zéphyr, elles s’élèvent d’abord dans la pleine mer, et vont se briser en mugissant sur la plage ; là, s’arrondissant autour des rochers, elles se gonflent, et rejettent au loin l’écume blanchissante ; de même se succèdent les rangs pressés des Grecs, qui s’avancent fièrement au combat. Chaque prince commande à ses soldats ; ceux-ci restent muets (vous diriez que ces peuples nombreux n’ont plus de voix), et par leur silence ils respectent les chefs : autour d’eux leurs armes brillantes jettent un vif éclat ; couverts d’airain, tous s’avancent en ordre. Les Troyens, au contraire, sont comme de nombreuses brebis qui, dans l’étable d’un homme opulent, tandis qu’on exprime de leurs mamelles un lait éclatant de blancheur, poussent de longs bêlements quand elles entendent la voix de leurs agneaux ; telles sont les clameurs qui s’élèvent de la vaste armée des Troyens. Ce ne sont pourtant ni les mêmes cris ni le même accent ; mais leur langage est mêlé, car ces guerriers étaient venus de divers pays. Arès les excite à combattre, Athéna excite les Grecs ; partout règnent la Terreur, la Fuite et l’insatiable Discorde, sœur et compagne de l’homicide Arès. Faible d’abord, elle s’élève à peine ; mais bientôt elle porte sa tête dans les cieux, et cependant marche sur la terre : c’est elle qui maintenant, traversant les armées, jette au milieu des peuples une fureur homicide, pour accroître le carnage et les gémissements des guerriers.

Dès que les deux armées se sont rencontrées dans le même espace, déjà s’entrechoquent et les boucliers et les lances et les forces des guerriers étincelants d’airain ; les boucliers arrondis se heurtent entre eux ; un bruit affreux s’élève, de toutes parts les cris triomphants des vainqueurs se mêlent à la voix plaintive des mourants, et la terre est inondée de sang. Ainsi, lorsque les torrents de l’hiver, s’élançant des montagnes, confondent leurs ondes impétueuses dans un profond abîme, ils se précipitent de leurs sources immenses sur les flancs caverneux du rocher ; le pasteur entend de loin dans les montagnes ce bruit redoutable ; ainsi dans la mêlée des combattants naissent les clameurs et l’épouvante.

D’abord Antilochos renverse un héros troyen qui combattait aux premiers rangs, Échépolos, fils de Thalysias ; il atteint la saillie du casque, et le frappe dans le front : la pointe aiguë pénètre l’os, et les ténèbres couvrent les yeux de ce guerrier ; il tombe comme une tour dans un assaut terrible. Le fils de Chalcodon, Éléphénor, chef des valeureux Abantes, saisit le cadavre par les pieds, en se hâtant de le mettre hors de la portée des traits, pour le dépouiller au plus tôt de ses armes; mais cet empressement lui sera de courte durée : le vaillant Agénor l’aperçoit traînant le cadavre ; aussitôt de sa lance d’airain il lui perce le flanc, qu’Éléphénor, en se baissant, ne couvrait plus de son bouclier, et le prive des forces de la vie. Ainsi perdit le jour le chef des Abantes. Autour de ce héros, un combat terrible s’engage entre les Grecs et les Troyens ; ils se précipitent comme des loups les uns sur les autres, et chaque guerrier renverse un ennemi.

Ajax Télamonien frappe le fils d’Anthémion, le jeune et beau Simoïsios. Sa mère, descendant du mont Ida, l’enfanta sur les bords du Simoïs, alors qu’elle accompagnait ses parents pour visiter les troupeaux : c’est pour cela qu’il fut appelé Simoïsios. Hélas ! il ne paya point à ses parents chéris les soins de son enfance : sa vie fut de peu de durée ; il mourut vaincu par la lance du redoutable Ajax. Comme il devançait tous les autres, ce héros le frappe dans le sein, au-dessus de la mamelle droite, et la pointe d’airain ressort derrière l’épaule. Simoïsios tombe dans la poussière. Tel est un peuplier, né sur les bords humides d’un vaste marais ; sa tige est unie, mais à son sommet poussent de nombreux rameaux ; coupé par le fer étincelant d’un ouvrier habile pour former les roues d’un superbe char, l’arbre desséché reste étendu sur le rivage : de même Ajax dépouille Simoïsios, fils d’Anthémion. Un fils de Priam, Antiphos, couvert d’une cuirasse éblouissante, dirige contre Ajax à travers la foule un javelot rapide : il manque le héros ; mais le fer atteint dans l’aine un brave compagnon d’Ulysse, Leucos, qui entraînait le corps d’un ennemi ; lui-même tombe auprès du cadavre qui s’échappe de sa main. Ulysse, à la vue de son compagnon immolé, frémit de colère ; il s’élance à la tête des troupes, armé d’un fer brillant, s’arrête près des ennemis, et, portant ses regards de tous côtés, il fait voler un trait étincelant. Les Troyens se replient, et cèdent aux coups de ce guerrier ; mais il n’a point en vain lancé son javelot : il frappe Démocoon, fils illégitime de Priam, et venu d’Abydos, où paissent ses rapides cavales. Ulysse, furieux de la perte de son ami, frappe de sa javeline la tête du Troyen ; la pointe d’airain traverse l’une et l’autre tempe : d’épaisses ténèbres couvrent les yeux de Démocoon ; il tombe avec fracas, et sur son corps ses armes retentissent. Les plus braves reculent, et même le vaillant Hector. Alors les Grecs, poussant de grands cris, entraînent les cadavres, et se précipitent avec plus d’ardeur encore. Cependant Apollon, voyant le combat du haut de Pergame, s’indigne, et d’une voix forte exhorte ainsi les Troyens :

« Courage, Troyens valeureux ; ne cédez point la victoire aux Argiens. Leurs corps ne sont ni de pierre ni de fer, pour résister aux coups de l’airain tranchant. Achille, le fils de la belle Thétis, ne combat plus pour eux ; et, près de ses navires, il nourrit en son coeur une colère implacable. »

Ainsi du haut des murailles parle ce dieu terrible, tandis que la fière Athéna, fille de Zeus, anime les Grecs, et vole dans tous les rangs où elle voit fléchir le courage des guerriers.

En ce moment, le Destin homicide enchaîne le Grec Diorès, fils d’Amaryncée ; il est frappé près de la cheville, à la jambe droite, par une roche raboteuse qu’avait lancée le chef des Thraces, Peiros, fils d’Imbrasos, venu de la ville d’Ainos. La pierre funeste déchire les deux tendons, et brise même les os : Diorès tomba renversé dans la poussière, et, près d’expirer, il tend les deux mains vers ses compagnons ; mais Peiros, qui l’a blessé, s’élance, et lui plonge son glaive au milieu du corps. Les entrailles du guerrier se répandent sur la terre, et les ténèbres de la mort enveloppent ses yeux.

À l’instant, Thoas l’Étolien attaque l’impétueux Peiros, le blesse de sa lance au-dessus de la mamelle, et l’airain s’enfonce dans le poumon. Thoas s’approche, arrache l’arme terrible de la poitrine, et tirant son épée tranchante, il le frappe dans le sein et lui ravit le jour. Mais Peiros n’est point dépouillé de son armure : ses compagnons, les Thraces au front chevelu, l’environnent en tenant leurs longues lances ; ils repoussent Thoas, malgré sa taille, sa force et sa valeur, et celui-ci cède en s’éloignant. Ainsi l’un près de l’autre sont étendus dans la poudre Peiros, chef des Thraces, et Diorès, chef des belliqueux Épéens. Autour d’eux ont péri beaucoup d’autres héros.

En ce moment, si quelqu’un, non encore atteint du glaive ou du javelot, était venu parcourir le champ de bataille, et qu’Athéna, le tenant par la main, l’eût garanti de l’impétuosité des traits, cet homme n’aurait pu blâmer l’ardeur des combattants ; car en ce jour une foule de Grecs et de Troyens confondus étaient couchés le front dans la poussière.

Fin du chant 4 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)