L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Assemblée des dieux. – Exhortation d’Athéna à Télémaque.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Muse, redis-moi les malheurs de cet homme fertile en stratagèmes qui longtemps erra sur la terre après avoir détruit les remparts sacrés d’Ilion, qui visita les villes, et connut l’esprit d’un grand nombre d’hommes ; qui sur mer souffrit dans son âme bien des douleurs pour obtenir son propre salut et le retour de ses compagnons ; mais il ne put les sauver, malgré ses efforts : ils périrent par leurs propres attentats. Les insensés ! ils mangèrent les troupeaux du Soleil, et ce dieu les priva du jour du retour. Déesse, fille de Zeus, dis-nous une partie de ces aventures.

Déjà tous les guerriers échappés aux horreurs du carnage étaient rentrés dans leurs foyers, après avoir évité les périls de la mer et des combats. Un seul, désireux du retour et de son épouse, fut retenu par l’auguste nymphe Calypso, qui, dans ses grottes profondes, desirait qu’il devînt son époux. Mais lorsque dans le cours des années arriva le temps marqué par les dieux pour son retour dans Ithaque, où ce héros, quoiqu’au milieu de ses amis, devait rencontrer d’inévitables dangers, tous les immortels prirent pitié de lui, hors Poséidon ; il resta toujours courroucé contre le divin Ulysse, jusqu’à ce que ce héros parvint dans sa patrie.

Cependant Poséidon s’était rendu chez les Éthiopiens, habitant des terres lointaines, les Éthiopiens qui, placés aux bornes du monde, sont séparés en deux nations, l’une tournée au couchant, l’autre au lever du soleil, où, parmi les hécatombes de taureaux et de jeunes brebis, Poséidon assistait avec joie à leurs festins ; les autres divinités, étant rassemblées dans le palais de Zeus, roi de l’Olympe, le père des dieux et des hommes, le premier de tous, fait entendre sa voix ; alors il rappelait dans sa pensée Égisthe, que venait d’immoler le fils d’Agamemnon, l’illustre Oreste ; en se ressouvenant de ce prince, il adresse ces paroles aux immortels :

« Hélas ! les hommes accusent sans cesse les dieux ; ils disent que c’est de nous que viennent les maux, et pourtant c’est par leurs propres attentats que, malgré le destin, ils souffrent tant de douleurs. Ainsi maintenant Égisthe s’est uni, malgré le destin, à l’épouse d’Atride, et même il à tué ce héros qui revenait d’Ilion, quoique Égisthe sût l’affreuse mort dont il périrait ; puisque nous-mêmes, pour la lui prédire, avons envoyé Hermès lui donner avis de ne point immoler Agamemnon, et de ne point s’unir à la femme de ce héros ; car Oreste devait en tirer vengeance, lorsque ayant atteint la jeunesse il désirerait rentrer dans son héritage. Ainsi parla Hermès ; mais ces sages conseils ne persuadèrent point l’âme d’Égisthe : il expie aujourd’hui tous ses crimes accumulés.»

La divine Athéna répond aussitôt :

« Fils de Cronos, mon père, le plus puissant des dieux, oui, sans doute, cet homme à péri d’une mort justement méritée. Périsse ainsi tout autre mortel coupable de tels forfaits ! Mais mon cœur est dévoré de chagrins en pensant au valeureux Ulysse, à cet infortuné, qui depuis longtemps, loin de ses amis, souffre d’amères douleurs dans une île lointaine, située au milieu de la mer ; c’est dans cette île, couverte de forêts, qu’habite une déesse, la fille du prudent Atlas, qui connaît tous les abîmes de la mer, et qui soutient les hautes colonnes appuis de la terre et des cieux. Oui, sa fille retient ce héros malheureux et gémissant, elle le flatte sans cesse par de douces et de trompeuses paroles, pour lui faire oublier Ithaque ; mais Ulysse, dont l’unique désir est de revoir la fumée s’élever de la terre natale, voudrait mourir. Quoi ! votre cœur ne se laissera-t-il point fléchir, roi de l’Olympe ? quoi donc ! Ulysse près des vaisseaux argiens, et dans les vastes champs d’Ilion, a-t-il jamais négligé vos sacrifices ? Pourquoi donc êtes-vous maintenant si fort irrité contre lui, grand Zeus ? »

« Ma fille, s’écrie le dieu qui rassemble les nuages, quelle parole s’est échappée de vos lèvres ? Comment pourrais-je oublier jamais le divin Ulysse, qui surpasse tous les hommes par sa prudence, et qui toujours offrit les plus pompeux sacrifices aux immortels habitants de l’Olympe ? Mais le puissant Poséidon est toujours courroucé à cause du Cyclope qu’Ulysse à privé de la vue, le divin Polyphème, qui, par sa force immense, surpasse tous les Cyclopes. Ce fut la nymphe Thoosa, la fille de Phorcys, prince de la mer, qui, s’étant unie à Poséidon dans ses grottes profondes, donna le jour à Polyphème. Depuis lors Poséidon n’a pas fait périr Ulysse, mais il le laisse errer loin de la patrie. Nous tous ici présents, consultons-nous donc sur ce retour, et sur les moyens de l’accomplir : Poséidon calmera sa colère ; car, malgré nous, il ne pourra s’opposer seul à la volonté de tous les immortels. »

« Mon père, le plus puissant des immortels, lui répond Athéna, s’il est agréable aux dieux fortunés que le prudent Ulysse retourne en sa maison, envoyons le messager Hermès dans l’île d’Ogygie, pour déclarer aussitôt à la belle nymphe que notre immuable résolution sur le retour du valeureux Ulysse est qu’il revienne dans sa patrie. Moi, je me rendrai dans Ithaque pour encourager son fils, et je mettrai la force dans son sein, pour qu’il convoque l’assemblée des Grecs, et qu’il interdise sa maison à tous les prétendants, eux qui sans relâche égorgent ses nombreux troupeaux de bœufs et de brebis. Ensuite je veux l’envoyer à Sparte, et dans la sablonneuse Pylos, pour qu’il s’informe, par quelque ouï-dire, du retour de son père, et qu’il obtienne une bonne renommée parmi les hommes. »

Ayant ainsi parlé, la déesse attache à ses pieds de superbes et d’immortels brodequins d’or, qui la portent sur les ondes et sur la terre immense aussi vite que le souffle des vents. Puis elle saisit la longue lance dont la pointe est acérée, arme forte, terrible, et prompte à renverser les bataillons des héros contre qui s’irrite la fille d’un dieu puissant. Elle part en s’élançant des sommets de l’Olympe, et s’arrête au milieu du peuple d’Ithaque, devant le vestibule d’Ulysse, sur le seuil de la cour ; la déesse, sous les traits de l’étranger Mentès, roi des Taphiens, tient en sa main la lance étincelante. Elle trouve d’abord les audacieux prétendants ; ils s’amusaient à jouer aux dés devant les portes, couchés sur des peaux de bœufs qu’eux-mêmes avaient égorgés ; des hérauts, des serviteurs diligents s’empressaient les uns de mêler le vin et l’eau dans les urnes, les autres, avec des éponges aux pores nombreux, lavaient les tables, les plaçaient devant les prétendants, et divisaient les viandes en morceaux.

Le beau Télémaque est le premier qui voit la déesse : assis parmi les prétendants, son cœur est consumé de chagrins, songeant dans son esprit que si son valeureux père revenait, il mettrait en fuite, dans ses demeures, la foule des prétendants, ressaisirait ses honneurs, et gouvernerait à son gré ses riches domaines. Telles étaient les pensées de Télémaque au milieu des prétendants, lorsqu’il aperçoit Athéna. Il va droit au portique, et s’indigne au fond de l’âme qu’un étranger soit resté si longtemps à la porte ; il s’approche de la déesse, lui prend la main, droite, reçoit la lance d’airain, et lui dit aussitôt ces paroles :

« Salut, étranger, vous serez accueilli par nous ; puis quand vous aurez pris quelque nourriture, vous direz ce qu’il vous faut. »

En parlant ainsi, le héros s’avance le premier, et Athéna le suit. Lorsqu’ils sont entrés dans le palais, Télémaque pose la lance contre une haute colonne, et place cette arme dans le meuble brillant où se trouvaient rangées les nombreuses lances du vaillant Ulysse ; il conduit la déesse vers un trône qu’il recouvre d’un beau tissu de lin orné de riches broderies ; au-dessous était une escabelle pour reposer ses pieds. Lui-même se place près d’elle sur un siége élégant, loin des prétendants, craignant que son hôte, importuné par le bruit, ne soit troublé dans son repas, en se mêlant à ces audacieux ; et d’ailleurs il voulait questionner l’étranger sur le retour d’Ulysse. Alors une servante, portant une belle aiguière d’or, verse l’eau qu’elle contient dans un bassin d’argent, pour qu’ils lavent leurs mains ; puis elle place devant eux une table polie. L’intendante du palais y dépose le pain et des mets nombreux, en y joignant ceux qui sont en réserve ; un autre serviteur apporte des plats chargés de toutes espèces de viandes, et leur présente des coupes d’or ; un héraut s’empresse de verser le vin.

Bientôt les fiers amants de Pénélope entrent dans la salle du repas, et s’asseyent en ordre sur des trônes et sur des sièges ; des hérauts répandent l’eau sur les mains des convives, les servantes présentent le pain dans des corbeilles, des jeunes gens remplissent les coupes de vin, et les distribuent à tous les convives en faisant les libations. Ils étendent alors les mains vers les mets qu’on leur a servis et préparés. Quand les prétendants ont apaisé la faim et la soif, ils ne songent plus qu’à se livrer aux doux plaisirs du chant et de la danse ; ce sont les ornements d’un festin. Un héraut remet une lyre magnifique entre les mains de Phémius, qui ne chante que par force au milieu des prétendants ; bientôt par ses accords il prélude à des chants mélodieux. En ce moment Télémaque adresse la parole à Athéna, et se penche vers la tête de la déesse, pour que les assistants ne puissent pas l’entendre :

« Cher étranger, dit-il, ne serez-vous point offensé de mes discours ? Oui, tel est l’unique soin de ces hommes, la lyre, le chant ; et cela leur est facile, eux qui dévorent impunément un héritage étranger, l’héritage d’un héros dont peut-être maintenant les ossements blanchis, gisant sur la terre, pourrissent à la pluie, ou peut-être sont roulés par les vagues au fond de la mer. S’ils le voyaient revenir dans Ithaque, comme tous aimeraient mieux être rapides à la course que chargés d’or et de vêtements ! Mais maintenant Ulysse à péri d’une mort déplorable ; pour nous il n’est plus d’espoir, quand même un voyageur nous dirait qu’Ulysse doit bientôt revenir : le jour du retour est à jamais perdu. Cependant, dites-moi ce que je vous demande, parlez-moi franchement : qui donc êtes-vous ? de quelle nation ? quelle est votre ville ? quels sont vos parents ? sur quel navire êtes-vous arrivé ? comment les matelots vous ont-ils conduit dans Ithaque ? quelle est leur patrie ? car ce n’est pas à pied, je crois, que vous avez pu venir en ces lieux. Dites-moi les choses avec vérité, pour que je les sache bien. Venez-vous ici pour la première fois ? ou bien êtes-vous un hôte paternel ? car de nombreux étrangers sont venus dans nos demeures, et mon père était bienveillant pour les hommes. »

« Oui, lui répondit Athéna, je vous raconterai tout avec détail. Je m’honore d’être Mentès, le fils du sage Anchialus, et je règne sur les Taphiens, qui se plaisent à manier la rame. Maintenant, j’arrive ici sur un de mes vaisseaux avec mes compagnons, et, sillonnant la vaste mer, je vais à Tamèse, chez des peuples étrangers, chercher de l’airain et porter du fer étincelant. J’ai laissé mon navire à quelque distance de la ville, dans le port de Rhoithron, au pied du mont Néius, ombragé de forêts. Nous nous glorifions depuis longtemps d’être les uns aux autres des hôtes de famille, et vous l’apprendrez si, pour l’interroger, vous allez auprès du vieux Laërte : on dit qu’il ne vient plus à la ville, mais qu’à l’écart, accablé de maux, il vit aux champs avec une vieille servante qui lui présente la nourriture et le breuvage, lorsque, les membres brisés de fatigue, il a parcouru péniblement ses vignes fécondes. Aujourd’hui j’aborde en cette île, parce qu’on me disait que votre père était au milieu de son peuple ; mais sans doute les dieux l’égarent encore dans sa route. Non, Ulysse n’a point encore disparu de la terre, il est retenu plein de vie sur la vaste mer, dans une île lointaine ; peut-être des hommes cruels l’ont fait captif, des sauvages l’arrêtent malgré ses désirs. Toutefois, je vous prédirai ce que les dieux ont placé dans mon âme, et je crois que ces choses s’accompliront, quoique je ne sois pas un devin, ni même un savant augure ; Ulysse ne sera pas longtemps loin de sa patrie. Lors même qu’il aurait des liens de fer, il trouvera le moyen de revenir, car il est fertile en stratagèmes. Mais vous aussi, parlez avec sincérité ; dites-moi si vraiment vous êtes le fils d’Ulysse : certes, par votre tête et vos beaux yeux, vous ressemblez parfaitement à ce héros. Tel que je suis, nous nous sommes souvent trouvés ensemble avant qu’il s’embarquât pour Ilion, où sur leurs navires voguèrent les plus illustres des Argiens. Depuis lors Ulysse et moi nous ne nous sommes point vus. »

« Étranger, je vous répondrai sans détour, reprend Télémaque ; ma mère m’a dit que j’étais le fils d’Ulysse : pour moi, je ne le sais pas, car nul ne connaît quel est son père. Ah ! plût aux dieux que j’eusse été le fils d’un homme fortuné que la vieillesse atteint au milieu de ses richesses ; mais maintenant le héros qui, dit-on, m’a donné le jour est le plus malheureux des mortels. Voilà ce que vous m’avez demandé. »

La déesse Athéna lui répond en ces termes :

« Non, les dieux n’ont point voulu que votre race parvînt sans nom à la postérité, puisque, tel que vous voilà, Pénélope vous à donné le jour. Mais dites-moi, parlez avec vérité, quel est ce festin ? quelle est cette foule ? quel besoin en avez-vous ? Est-ce une fête, une noce ? car ce n’est point un de ces repas où chacun apporte un tribut. Ces audacieux me paraissent manger dans vos demeures pour vous insulter ; tout homme sage venant en ces lieux s’indignerait en voyant ces nombreux outrages. »

« Étranger, lui répond le prudent Télémaque, puisque vous m’interrogez, et que vous vous enquérez sur ces choses, apprenez que cette maison devait être opulente et considérée, tant que le maître aurait vécu parmi ses peuples ; mais les dieux, méditant de cruels desseins, en décidèrent autrement, et firent qu’Ulysse fut le plus ignoré des hommes. Aussi je pleurerais moins sa perte s’il fût mort avec ses compagnons parmi le peuple des Troyens, ou dans les bras de ses amis, après avoir terminé la guerre. Tous les Grecs auraient élevé sans doute une tombe à ce héros, et c’eût été pour son fils une grande gloire dans l’avenir. Mais aujourd’hui les Harpyes l’ont enlevé honteusement ; il est mort ignoré, sans honneur, ne me laissant que la douleur et les larmes : ce n’est pas sur lui seul que je pleure, et les dieux m’ont aussi préparé de cruelles douleurs. Tous les princes qui régnent sur les îles voisines, Dulichium, Samé, la verte Zacynthe, ceux même qui se sont emparés du pouvoir dans l’âpre Ithaque, désirent épouser ma mère, et ravagent ma maison. Pénélope, sans refuser absolument ce funeste mariage, ne peut se résoudre à l’accomplir ; eux cependant me ruinent en dévorant mon héritage ; bientôt ils me perdront moi-même. »

« Grands dieux ! s’écrie Athéna indignée, combien vous manque Ulysse absent, lui qui de sa main frapperait les audacieux prétendants. Si, venant à cette heure, il s’arrêtait sous les portiques de sa demeure, avec son casque, son bouclier, et deux javelots, tel qu’il était quand pour la première fois je le vis buvant et se réjouissant dans notre maison, alors qu’il arrivait d’Éphyre d’auprès Ilos, fils de Merméris. Ulysse, sur un léger navire, était allé chez ce prince lui demander un poison mortel, pour imprégner ses flèches d’airain. Ilos le refusa, craignant d’offenser les dieux immortels ; mais mon père lui donna ce qu’il désirait, tant il chérissait ce héros. Tel qu’Ulysse était alors, que ne se mêle-t-il aux prétendants ! Pour eux tous, quelle mort prompte ! quelles noces amères ! Mais il est incertain, et ces choses reposent sur les genoux des dieux, si ce héros doit revenir ou non pour se venger dans son palais. Vous cependant je vous engage à voir comment vous chasserez les prétendants de cette demeure. Prêtez-moi donc une oreille attentive, et recueillez avec soin mes paroles : Demain réunissez dans l’assemblée les plus illustres des Grecs, portez à tous la parole, en prenant les dieux à témoin ; puis ordonnez aux prétendants de retourner dans leurs domaines. Pour votre mère, si son désir est de se marier, qu’elle se rende auprès de son père, homme puissant ; ses parents concluront son mariage, et lui feront de nombreux présents de noces, dignes d’une fille aussi chérie. Je veux vous donner encore un sage conseil, laissez-vous persuader. Équipez un vaisseau de vingt rameurs, que ce soit le meilleur, et partez pour vous informer de votre père absent depuis longues années, soit que quelque mortel vous en instruise, soit que vous entendiez une voix envoyée par Zeus, voix qui surtout apporte aux hommes une grande renommée. D’abord allez à Pylos, et vous interrogerez l’illustre Nestor ; puis à Sparte, auprès du blond Ménélas ; c’est lui qui de tous les Grecs est arrivé le dernier. Si vous apprenez qu’Ulysse respire encore, et qu’il doive revenir, vous l’attendrez, malgré vos peines, durant une année entière ; si vous apprenez au contraire qu’il à péri, s’il n’existe plus, vous reviendrez dans votre patrie, vous élèverez une tombe en son honneur, vous célébrerez, comme il convient, de pompeuses funérailles, et vous donnerez un époux à votre mère. Quand vous aurez accompli ces devoirs, songez au fond de votre âme comment dans votre palais vous immolerez les prétendants, soit par ruse, soit à force ouverte. Il ne faut plus vous livrer à de puérils jeux, puisque vous n’êtes plus un enfant. N’avez-vous pas appris quelle gloire parmi tous les hommes s’est acquise Oreste en immolant l’infâme et parricide Égisthe, qui tua l’illustre père de ce héros ? Mon ami, je vous vois grand et beau, soyez fort aussi, pour qu’on parle bien de vous dans les siècles futurs. Moi cependant je retourne vers mon navire, près de mes compagnons, qui sans doute s’impatientent en m’attendant. Pour vous, songez à ce que je vous ai dit, et mettez à profit mes conseils. »

« Étranger, reprend aussitôt le prudent Télémaque, dans votre sagesse vous m’avez adressé des paroles amies, comme un père à son fils, et je ne les oublierai jamais. Cependant demeurez encore, quoique désireux de partir, afin de prendre un bain et de réjouir votre cœur ; puis vous emporterez sur votre navire un présent qui vous comblera de joie, présent honorable et magnifique, qui sera pour vous un gage de mon souvenir ; car tels sont les dons que des hôtes chéris offrent à leurs hôtes. »

« Ne me retenez pas plus longtemps, répond la déesse, je suis impatient de continuer ma route. Quant au présent que votre cœur vous engage à m’offrir, vous me le donnerez quand je reviendrai, pour que je l’emporte dans ma demeure, et j’accepterai ce don précieux ; vous en obtiendrez un en retour qui sera digne de vous. »

En achevant ces mots, Athéna s’échappe, et s’envole comme un oiseau qui se perd dans la nue ; elle remplit de force et de courage le cœur du héros, et lui rappelle son père plus encore qu’auparavant : alors Télémaque, réfléchissant dans sa pensée, est saisi de crainte, car il à reconnu que c’était un dieu. Soudain le noble héros retourne auprès des amants de sa mère.

Au milieu d’eux chantait un illustre chanteur, et tous dans le silence étaient assis en l’écoutant ; il redisait le retour des Grecs, retour funeste, que loin d’Ilion leur avait imposé la déesse Pallas.

Cependant, retirée dans un appartement supérieur, la prudente Pénélope, fille d’Icarios, recueille en son âme ces chants divins ; aussitôt elle descend l’escalier élevé du palais ; elle n’est point seule, deux servantes l’accompagnent. Quand la plus noble des femmes est arrivée auprès des prétendants, elle s’arrête sur le seuil de la porte solide, ayant un léger voile qui couvre son visage ; les deux suivantes se tiennent à ses côtés. Alors, les yeux baignés de larmes, elle parle en ces mots au chantre divin :

« Phémius, vous connaissez beaucoup d’autres récits, doux charmes des hommes, les travaux des dieux et des héros que célèbrent les chanteurs ; ainsi donc, venez chanter une de ces actions mémorables, tandis que les prétendants boivent le vin en silence ; mais cessez ce triste chant, qui toujours dans mon sein brise mon cœur de regrets, car c’est moi surtout qu’oppresse une douleur inconsolable. Oui je regrette une tête si chère, songeant sans cesse à ce héros dont la gloire à retenti dans toute la Grèce, et jusqu’au milieu d’Argos. »

« Ma mère, reprend aussitôt Télémaque, pourquoi refuser à le chantre aimable de nous charmer comme son esprit l’inspire ? ce ne sont point les chanteurs qui sont cause de nos maux, mais Zeus, qui distribue ses dons aux ingénieux mortels comme il lui plaît. Il ne faut donc point reprocher à Phémius de chanter la triste destinée des Grecs : la chanson qu’admirent davantage les hommes, c’est celle qui toujours est la plus nouvelle aux auditeurs. Il faut accoutumer votre âme à les entendre ; Ulysse, dans la ville de Troie, n’a pas seul perdu le jour du retour, bien d’autres héros ont péri comme lui. Retournez donc à votre demeure, reprenez vos travaux accoutumés, la toile et le fuseau, puis commandez à vos femmes de hâter leur ouvrage ; le soin de la parole appartient à tous les hommes, et surtout à moi, car c’est à moi que la puissance est donnée dans ce palais. »

Alors, frappée d’admiration, Pénélope retourne à sa demeure ; elle garde en son cœur les sages paroles de son fils ; puis étant remontée aux appartements supérieurs avec les femmes qui la servent, elle pleure Ulysse, son époux, jusqu’à ce que Athéna répande un doux sommeil sur ses paupières.

Cependant les prétendants remplissaient de tumulte le palais ombragé ; tous désiraient partager la couche de la reine. Alors Télémaque s’avance, et leur adresse ces paroles :

« Prétendants de ma mère, hommes remplis d’audace, réjouissons-nous en prenant le repas, et que le tumulte cesse ; il est bon d’écouter un tel chanteur, qui par sa voix est égal aux dieux. Demain dès l’aurore nous nous réunirons tous dans l’assemblée, pour que je vous déclare ouvertement l’ordre d’abandonner ce palais ; songez à d’autres festins, consumez vos richesses, en vous traitant tour à tour dans vos propres maisons. Mais s’il vous semble meilleur et plus profitable de dévorer impunément l’héritage d’un seul homme, continuez ; moi, j’implorerai les dieux immortels, afin que Zeus vous rétribue selon vos œuvres ; puissiez-vous alors périr sans vengeance dans ces demeures ! »

Tous, à ces mots, compriment leurs lèvres de dépit, et s’étonnent que Télémaque ose parler avec tant d’assurance. Alors le fils d’Eupithée, Antinoos, s’écrie, et lui dit :

« Sans doute, Télémaque, ce sont les dieux qui t’inspirent de nous traiter avec tant de hauteur et de nous parler avec tant d’assurance. Ah ! puisse le fils de Cronos ne jamais t’établir roi dans l’île d’Ithaque ; ce qui pourtant par ta naissance est ton droit paternel. »

Le sage Télémaque lui répond à l’instant :

« Antinoos, t’indigneras-tu de ce que je vais te dire ? Sans doute, Zeus me l’accordant, j’accepterais volontiers d’être roi. Penses-tu que parmi les hommes ce soit un don si funeste ? Non, ce n’est point un malheur de régner ; aussitôt les demeures d’un roi se remplissent de richesses, et lui-même est comblé d’honneurs. Cependant il est un grand nombre de princes dans Ithaque, des jeunes gens et des vieillards ; l’un d’eux peut obtenir la puissance, puisque Ulysse n’existe plus ; mais du moins je serai le roi de mon palais, et des serviteurs que le divin Ulysse à conquis pour moi. »

Eurymaque, fils de Polybe, reprend à son tour, et lui dit:

« Télémaque, ces choses reposent sur les genoux des dieux ; nous ignorons quel est celui des Grecs qui régnera dans l’île d’Ithaque ; pour toi, possède tes richesses, et règne sur tes palais. Il n’est aucun homme qui, par violence et malgré toi, veuille ravir tes biens, tant que dans Ithaque il restera des habitants. Mais, ami, je veux te questionner sur l’étranger : d’où vient cet homme ? de quel pays s’honore-t-il de tirer origine ? quels sont ses parents, sa patrie ? Est-il venu t’annoncer le retour de ton père, ou bien, arrive-t-il en ces lieux pour réclamer une dette ? Comme il s’est échappé subitement, sans attendre qu’on l’ait reconnu ! Cependant il n’a pas la mine d’un misérable. »

« Hélas ! Eurymaque, répond le fils d’Ulysse, on ne peut plus compter sur le retour de mon père : si quelqu’un venait m’en apporter la nouvelle, je n’y croirais pas, et je n’attache même plus aucune valeur aux prophéties que recherche ma mère, lorsqu’elle appelle le devin dans notre palais. Cet homme, mon hôte paternel, est de Taphos ; il s’honore d’être Mentès, le fils du sage Anchialos, et règne sur les Taphiens, qui se plaisent à manier la rame. »

Ainsi parla Télémaque, et pourtant dans sa pensée il avait reconnu la déesse. Les prétendants continuèrent à goûter les délices du chant et de la danse; ils restèrent jusqu’à ce que vînt le soir. La nuit sombre arrive qu’ils étaient encore à se réjouir. Alors chacun d’eux retourne dans sa demeure pour se livrer au sommeil. Télémaque se retire aussi dans le vaste appartement qui lui fut construit dans la belle enceinte de la cour, en un lieu d’où l’on pouvait tout découvrir ; et c’est là qu’il va chercher le repos, roulant dans sa pensée une foule de desseins.

A côté de Télémaque, Euryclée portait des flambeaux éclatants, la sage Euryclée, fille d’Ops, issu lui-même de Pisénor, elle que Laërte acheta jadis de ses propres richesses, et quoiqu’elle fût encore dans sa première jeunesse, il donna vingt taureaux pour l’obtenir ; il l’honora dans son palais comme une chaste épouse, et jamais ne partagea sa couche ; il redoutait la colère de la reine. En ce moment elle porte des flambeaux éclatants auprès de Télémaque ; de toutes les servantes c’est elle qui l’aimait le plus, parce qu’elle l’avait élevé quand il était encore enfant. Elle ouvre les portes de la chambre solidement construite ; Télémaque s’assied sur le lit, et quitte sa molle tunique ; il la remet aux mains de cette femme prudente. Celle-ci plie avec soin le vêtement, le suspend à la cheville près du lit, et se hâte de sortir de la chambre ; elle retire la porte par l’anneau d’argent, puis elle abaisse le levier en tirant la courroie. Là durant la nuit entière Télémaque, recouvert de la fine toison des brebis, réfléchit en lui-même au voyage que lui conseilla Athéna.

Fin du Chant 1 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)