L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Pénélope reconnaît Ulysse.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

La vieille Euryclée, transportée d’allégresse, monte aux appartements supérieurs, pour annoncer à la reine qu’Ulysse était dans le palais, ses genoux ont repris leur vigueur, et ses pieds vont avec rapidité ; se penchant alors vers la tête de Pénélope, elle lui dit :

« Réveillez-vous, ô ma fille chérie, et que vous voyiez de vos yeux celui que vous désirez sans cesse : Ulysse est de retour ; il est arrivé dans sa maison après une longue absence ; il a tué les superbes prétendants, qui ravageaient son palais, dévoraient ses richesses, et faisaient violence à son fils. »

« Chère nourrice, reprend aussitôt la prudente Pénélope, les dieux vous ont rendue folle, eux qui peuvent faire un insensé d’un homme sage et combler de prudence un esprit léger ; ce sont eux qui vous ont frappée, auparavant votre sens était droit. Pourquoi me railler, moi dont l’âme est remplie de chagrins, en me disant des choses si peu vraisemblables, et m’arracher au doux sommeil qui m’enchaînait en couvrant mes paupières ? Jamais je ne m’étais si fort endormie depuis le départ d’Ulysse pour l’infâme et funeste Ilion. Mais allez, descendez maintenant, retournez dans la salle des festins. Si parmi les femmes qui m’appartiennent, quelque autre était venue m’annoncer ces nouvelles et m’arracher au sommeil, je l’aurais à l’instant renvoyée avec outrage ; mais votre vieillesse vous protégera. »

La nourrice Euryclée répondit :

« Non, mon enfant, je ne vous raille point ; Ulysse est réellement de retour, il est arrivé dans sa maison, comme je viens de vous l’annoncer ; c’est l’étranger que tous ont insulté dans ses propres demeures. Télémaque savait déjà qu’il était venu, mais par prudence il cachait les desseins de son père, afin de punir la violence de ces hommes audacieux. »

Ainsi parle Euryclée ; Pénélope se réjouit, et, quittant sa couche, elle embrasse la vieille nourrice en versant des larmes ; puis elle lui dit ces mots rapides :

« Chère nourrice, parlez sincèrement, et s’il est réellement arrivé dans sa maison, ainsi que vous l’annoncez, dites-moi comment il a porté son bras sur les infâmes prétendants, lui se trouvant seul, eux étant rassemblés en foule dans l’intérieur du palais. »

La nourrice Euryclée répondit en ces mots ;

« Je ne l’ai point vu, je ne l’ai point appris, j’ai seulement entendu les cris des mourants ; nous, dans l’intérieur de nos chambres, étions assises, toutes frappées de crainte, et les portes étaient étroitement fermées ; elles le furent jusqu’à ce que votre fils Télémaque vint m’avertir ; lui que son père envoya m’appeler. Alors j’ai trouvé le noble Ulysse debout au milieu des cadavres ; étendus autour de lui sur le sol, ils gisaient entassés les uns sur les autres ; votre âme se réjouirait en voyant ce héros tout couvert de sang et de poussière, comme un lion. Maintenant tous ces corps sont rassemblés sous les portiques de la cour ; votre époux, qui vient d’allumer un grand feu, purifie avec le soufre ses superbes demeures ; c’est lui qui m’envoie vous appeler. Venez donc, et tous les deux livrez votre cœur à la joie, après avoir souffert de nombreuses douleurs. Maintenant votre plus grand désir est accompli ; votre époux vivant revient dans ses foyers, et vous retrouve dans sa maison avec son fils ; quant aux prétendants, qui lui firent tant de mal, il les a tous punis dans son propre palais. »

« Chère nourrice, reprend Pénélope, modérez les transports de votre joie. Vous savez combien son retour en ces lieux serait agréable à tous, mais à moi surtout, ainsi qu’au fils que nous avons engendré : cependant je ne puis croire véritable cette parole, comme vous l’annoncez : un dieu sans doute aura tué les audacieux prétendants, irrité de leur insolence et de leurs forfaits. Ils n’honoraient jamais aucun des hommes qui vivent sur la terre, ni le méchant ni le juste, lorsqu’un étranger arrivait auprès d’eux ; ainsi c’est par leur propre folie qu’ils ont éprouvé le malheur ; pour Ulysse, il a perdu loin de l’Achaïe l’espoir du retour, il est perdu lui-même. »

La nourrice Euryclée repartit à l’instant :

« O ma fille, quelle parole s’est échappée de vos lèvres ! votre époux est dans sa demeure, assis auprès du foyer, et vous dites qu’il ne reviendra jamais ; votre âme est toujours incrédule. Mais je vais vous donner une preuve plus certaine encore, c’est la blessure qu’il a reçue d’un sanglier aux dents éclatantes. Je l’ai reconnue lorsque je lui lavais les pieds ; je voulais à l’instant vous en prévenir, mais il me ferma la bouche avec sa main, et, par un esprit plein de prudence, il ne me permit pas de parler. Venez donc, Pénélope, je m’engage avec vous, et si je vous trompe, faites-moi périr d’une mort déplorable. »

« Chère nourrice, reprend aussitôt la reine, il vous serait difficile de pénétrer tous les desseins des dieux immortels, quoique vous soyez instruite de beaucoup de choses ; mais rendons nous auprès de mon fils, afin de voir tous les prétendants immolés et celui qui les a tués. »

En parlant ainsi, Pénélope descend des appartements supérieurs ; elle réfléchit en son âme si, de loin, elle interrogera son époux, ou si, s’approchant, elle baisera sa tête et prendra ses mains. Quand elle est entrée dans la salle, et qu’elle a franchi le seuil de pierre, elle s’assied vis-à-vis d’Ulysse, à la lueur du foyer, près du mur opposé ; lui cependant était appuyé contre une haute colonne, les regards baissés, attendant si sa vertueuse épouse lui dirait quelque chose, après l’avoir vu de ses propres yeux. Mais elle gardait un profond silence, et son cœur était frappé d’étonnement ; tantôt en le considérant en face, elle croit le reconnaître, tantôt elle ne le reconnaît plus, en voyant les vils haillons qui couvrent son corps. Alors Télémaque, surpris, lui reproche ce silence, et s’écrie :

« O ma mère, mère funeste, qui portez une âme inflexible, pourquoi vous éloigner ainsi de mon père, et, maintenant que vous êtes assise devant lui, ne pas lui dire une parole ni vous enquérir de lui ? Non, sans doute, aucune autre femme, d’un cœur si patient, ne s’éloignerait de son époux qui, longtemps ayant supporté bien des maux, reviendrait enfin, après vingt années d’absence, aux terres de la patrie ; votre cœur est plus dur que la pierre. »

« O mon fils, répondit la prudente Pénélope, mon âme reste stupéfaite dans mon sein ; je ne peux ni lui dire une parole, ni l’interroger, ni même le regarder en face. Pourtant s’il est vraiment Ulysse, et s’il est revenu dans son palais, nous nous reconnaîtrons mieux entre nous ; car il est des signes que nous savons à nous deux seuls, et qui sont cachés à tous les autres. » Le noble et patient Ulysse sourit à ce discours, et s’adressant à Télémaque, il lui parle en ces mots :

« Télémaque, permettez que votre mère m’éprouve dans cette salle ; bientôt elle me reconnaîtra mieux. Mais maintenant, parce que je suis malpropre, que mon corps est couvert de méchants haillons, elle me méprise, et ne peut pas dire qui je suis. Nous cependant réfléchissons quel est le parti le meilleur. Celui qui parmi le peuple n’immola qu’un seul homme, auquel ne restent pas de nombreux vengeurs, est contraint de fuir, en abandonnant sa patrie et ses parents ; mais nous à présent nous venons d’immoler ceux qui furent le rempart de la ville, les plus illustres des jeunes hommes dans Ithaque : c’est sur ces choses que je vous engage à réfléchir. »

« Examinez-les vous-même, mon père chéri, répond le sage Télémaque aussitôt ; car on dit que votre prudence est illustre parmi les hommes, et nul mortel sur la terre n’oserait vous le disputer en sagesse. Nous, pleins de zèle, nous vous suivrons, et je ne pense pas manquer de courage, tant que je conserverai toute ma force. »

« Eh bien, reprit Ulysse, je dirai quel parti me semble préférable. D’abord rendez-vous au bain, revêtez vos tuniques, et commandez aux femmes dans le palais de prendre leur parure ; ensuite, que le chantre divin, en tenant une lyre mélodieuse, nous excite à former l’aimable chœur des danses, afin que chacun en l’entendant du dehors pense qu’on célèbre une noce, soit celui qui passe dans le chemin, soit ceux qui demeurent près d’ici ; de peur que le bruit du meurtre des prétendants ne se répande par la ville avant que nous soyons arrivés dans nos fertiles campagnes ; là nous verrons ensuite ce que nous inspirera le roi de l’Olympe. »

Il dit ; tous écoutent ces conseils, et s’empressent d’obéir. D’abord ils se plongent dans le bain, et se revêtent de leurs tuniques ; les femmes prennent leur parure ; le chantre divin, saisissant la lyre brillante, leur inspire à tous de douces chansons et l’aimable chœur des danses. Bientôt tout le palais retentit des pas des hommes qui se livrent à la danse, et des femmes aux belles ceintures. Chacun disait, en écoutant du dehors de ces demeures :

« Sans doute quelqu’un épouse l’auguste reine ; l’insensée ! elle n’a pu, jusqu’à ce qu’il fût de retour, garder avec constance la maison de celui qui l’épousa quand elle était vierge encore. » C’est ainsi que chacun s’exprimait ; mais ils ne savaient pas comment les événements s’étaient accomplis. Cependant l’intendante Eurynomé lave dans le palais le magnanime Ulysse, et le parfume d’essences, puis le revêt d’une tunique et d’un manteau ; Athéna alors répand la beauté sur les traits de ce héros, fait paraître sa taille plus grande, plus majestueuse, et de sa tête laisse descendre sa chevelure en boucles ondoyantes, semblable à la fleur d’hyacinthe. Comme un ouvrier habile que Athéna et Héphaïstos ont instruit dans tous les secrets de son art, fait couler l’or autour de l’argent, et forme un ouvrage gracieux ; de même la déesse répand la grâce sur la tête et les épaules d’Ulysse. Il s’éloigne du bain, semblable aux dieux immortels ; puis il va reprendre sa place sur le siège qu’il occupait, et, placé vis-à-vis de son épouse, il lui parle en ces mots :

« Princesse, plus qu’à toutes les faibles mortelles, c’est à vous que les habitants de l’Olympe donnèrent un cœur insensible ; non, sans doute, aucune autre femme avec cette constance ne s’éloignerait d’un époux qui longtemps ayant supporté bien des maux reviendrait enfin, après vingt années d’absence, aux terres de la patrie. Toutefois, ô nourrice, faites préparer mon lit, pour que je me repose ; quant à la reine, son cœur est plus dur que l’airain. »

« Noble héros, lui répondit Pénélope, je ne suis point vaine, je ne vous méprise pas, mais je n’admire point outre mesure ; oui, je me rappelle bien comme vous étiez lorsque vous partîtes d’Ithaque sur vos navires armés de longues rames. Cependant hâtez-vous, Euryclée, de préparer cette couche moelleuse qui se trouve maintenant hors de la chambre nuptiale, et que mon époux construisit lui-même ; là vous lui dresserez un lit, et pour favoriser son sommeil, étendez au-dessus des peaux, des couvertures de laine et de riches tapis. »

Elle parlait ainsi pour éprouver son époux ; mais, blessé d’un tel discours, il dit aussitôt à sa chaste épouse :

« Reine, vous avez dit une parole qui me déchire le cœur ; quel homme donc à déplacé cette couche ? Cette entreprise eût été difficile, même au mortel le plus habile, à moins qu’une divinité survenant en ces lieux ne l’ait à son gré transportée facilement ailleurs ; il n’est aucun homme vivant, même à la fleur de l’âge, qui l’eût aisément changée de place ; dans cette couche artistement travaillée il existe un signe particulier ; c’est moi-même qui l’ai construite, et nul autre que moi. Dans l’enceinte de la cour croissait un olivier aux feuilles allongées, jeune et vigoureux ; il s’élevait comme une large colonne. Je bâtis tout autour la chambre nuptiale ; j’achevai cet ouvrage avec des pierres étroiment unies, et le couvris d’un toit ; enfin je plaçai les portes épaisses, qui se fermaient étroitement. J’abattis les branches de l’olivier ; coupant alors le tronc près de la racine, je le polis avec le fer, et le travaillant soigneusement, l’alignant au cordeau, j’en formai le pied de cette couche ; je le trouai de tous côtés avec une tarière. C’est sur ce pied que je façonnai le lit, et pour l’achever, je l’incrustai d’or, d’argent et d’ivoire ; enfin je tendis dans l’intérieur des courroies de cuir recouvertes de pourpre. Tel était le travail que je vous décris ; je ne sais donc, ô reine, si ma couche subsiste encore, ou si quelqu’un l’a transportée ailleurs, en coupant l’olivier à sa racine. »

Il dit ; Pénélope sent ses genoux et son cœur défaillir, en reconnaissant les signes que lui décrit Ulysse avec exactitude ; elle court à son époux en pleurant, entoure de ses bras le cou du héros, lui baise la tête, et s’écrie :

« Ne vous fâchez pas contre moi, cher Ulysse, vous en toutes choses le plus prudent des hommes ; les dieux nous ont accablés de chagrins, et nous ont envié le bonheur de passer notre jeunesse l’un près de l’autre, et d’arriver ensemble sur le seuil de la vieillesse. Cependant maintenant ne vous irritez pas contre moi, ne me blâmez point de ne vous avoir pas embrassé dès que je vous ai vu. Sans cesse je redoutais au fond de mon âme que quelque voyageur, venant en ces lieux, ne me séduisît par ses discours ; car il en est plusieurs qui conçoivent de mauvais desseins. Jamais Hélène, la fille de Zeus, ne se fût unie d’amour à l’étranger, si cette femme avait su qu’un jour les valeureux fils des Grecs devaient la ramener dans sa patrie. Un dieu permit qu’elle consommât ce crime honteux ; mais elle ne prévit pas d’abord les suites d’un crime déplorable qui fut la première cause de nos malheurs. Mais à présent, puisque vous me faites connaître les signes évidents de notre couche, que nul autre homme n’a jamais vue, mais seulement vous et moi, puis une seule femme, Actoris, que m’a donnée mon père quand je vins en ces lieux, et qui toujours garda soigneusement les portes de la chambre nuptiale, vous avez persuadé mon âme, quoiqu’elle soit défiante. »

Elle dit ; Ulysse éprouve encore davantage le désir de verser des larmes, il pleure en embrassant sa vertueuse et chaste épouse. Comme une plage amie apparaît à des hommes qui nagent avec effort, et dont Poséidon au sein de la mer a brisé le navire par la violence des vents et des vagues : peu d’entre eux sont échappés, en nageant, de la mer blanchissante, et tout leur corps est couvert d’une abondante écume, mais heureux ils touchent enfin à la terre après avoir fui le trépas ; de même Pénélope est charmée à la vue de son époux : elle ne peut arracher ses bras du cou de ce héros. Sans doute l’Aurore aux doigts de rose les eût encore trouvé dans les larmes, si la déesse Athéna n’avait conçu d’autres pensées. Elle arrêta la nuit à l’horizon, retint l’Aurore sur son trône d’or au sein de l’Océan, et ne lui permit pas de placer sous le joug les chevaux rapides qui portent la lumière aux hommes, Lampos et Phaéthon, coursiers qui traînent l’Aurore. Cependant le noble Ulysse adresse ces paroles à Pénélope :

« Chère épouse, nous ne sommes point parvenus au terme de nos travaux ; il est encore un labeur long et pénible, et que je dois accomplir tout entier. Ainsi me le prédit l’âme de Tirésias, au jour où je pénétrai dans les royaumes d’Hadès, tâchant de procurer le retour à mes compagnons ainsi qu’à moi-même. Mais venez, Pénélope, allons retrouver notre couche, pour que nous jouissions d’un doux sommeil. »

« Oui, lui répond Pénélope, vous goûterez le repos quand vous en aurez le désir, puisque enfin les dieux vous ont permis de revoir vos riches demeures et les terres de la patrie. Mais aussi puisque vous le savez, et qu’un dieu vous l’a révélé, dites-moi quel est ce labeur ; et si je dois le connaître un jour, il vaut mieux que je l’apprenne à l’instant. »

« Infortunée, reprend Ulysse, pourquoi me solliciter de vous dire ces prédictions ? Toutefois, je vais vous les raconter, et ne vous cacherai rien. Sans doute votre cœur n’en sera pas réjoui ; moi-même je ne m’en félicite pas. Tirésias m’a commandé de parcourir de nombreuses cités, en tenant à la main une large rame, jusqu’à ce que je trouve des peuples qui ne connaissent point la mer, et qui ne mangent aucun aliment assaisonné par le sel ; qui ne connaissent pas non plus les navires aux poupes colorées d’un rouge éclatant, ni les larges rames, ailes des vaisseaux. Il m’a fait connaître un signe certain, je ne vous le cacherai pas : c’est lorsqu’un voyageur, s’offrant à moi, me demandera pourquoi je porte un van sur l’épaule ; alors il m’a commandé d’enfoncer ma rame dans la terre, et de sacrifier d’illustres victimes à Poséidon, un bélier, un sanglier mâle, avec un taureau, puis de retourner dans ma patrie, où j’offrirai des hécatombes sacrées aux immortels habitants de l’Olympe, à tous, et dans l’ordre de leur puissance ; longtemps après, une mort douce, s’élançant des flots de la mer, me ravira le jour au sein d’une paisible vieillesse ; autour de moi les peuples seront heureux. Il ajouta que ces oracles s’accompliraient. »

La prudente Pénélope répondit en ces mots : « Puisque les dieux vous assurent une heureuse vieillesse, nous devons espérer que vous échapperez encore à ces maux. »

C’est ainsi qu’ils discouraient ensemble. En ce moment Eurynomé et la nourrice préparaient la couche nuptiale, qu’elles recouvrent d’étoffes délicates à la lueur des flambeaux éclatants. Cependant lorsqu’en se hâtant elles ont achevé de dresser ce lit moelleux, la vieille Euryclée retourne dans le palais, et s’abandonne au sommeil ; mais Eurynomé, l’intendante de la chambre nuptiale, en tenant un flambeau dans ses mains, précède les époux, qui se rendent à leur couche. Après les avoir conduits dans la chambre, Eurynomé se retire ; heureux alors, tous deux retrouvent la place sacrée de l’ancienne couche.

Cependant Télémaque et les pasteurs font cesser les danses, et disent aux femmes de cesser ; puis ils vont dormir dans le palais ombragé.

Les deux époux, après avoir goûté les délices de l’amour, se plaisent aux douces paroles, et s’entretiennent ensemble : la plus noble des femmes redisait tout ce que dans ce palais elle souffrit, en voyant la troupe audacieuse des prétendants, qui, sous prétexte de l’épouser, égorgeaient les nombreux troupeaux de bœufs et de brebis ; de même tout le vin des tonneaux était épuisé. De son côté, le divin Ulysse racontait en détail tous les maux qu’il fit souffrir aux hommes, et tous ceux qu’il eut lui-même à supporter. Son épouse était ravie de l’entendre, et le sommeil ne ferma pas sa paupière avant que le héros eût raconté toutes ses aventures.

Il commença par dire comment il vainquit les Ciconiens, conment il vint ensuite dans le fertile pays des Lotophages ; tout ce qu’il eut à souffrir du Cyclope, et comment il vengea ses valeureux compagnons, que ce monstre avait dévorés sans pitié ; puis il dit son arrivée dans le royaume d’Éole, qui l’accueillit avec bienveillance et prépara son retour. Mais son destin n’était point encore de revoir sa patrie, et la tempête, l’enlevant de nouveau, le repoussa gémissant sur la vaste mer ; il ajoute comment il aborda dans la vaste Lestrygonio, où périront tous ses vaisseaux et ses braves compagnons ; il échappa seul avec un navire. Il dit les ruses et les enchantements de Circé ; comment il pénétra porté sur un fort navire dans le sombre royaume d’Hadès pour consulter l’âme du Thébain Tirésias, et comment il vit ses anciens amis, la mère qui lui donna le jour et qui prit soin de son enfance ; il raconte qu’il entendit la voix des Sirènes mélodieuses ; qu’il navigua près des roches errantes, entre les gouffres de Charybde et de Scylla, terribles écueils que jamais les hommes n’évitèrent sans accident. Il raconte aussi que ses compagnons immolèrent les bœufs du Soleil ; il dit comment le formidable Zeus frappa le navire de sa foudre étincelante. C’est alors que périrent ensemble tous ses valeureux compagnons; lui seul évita les terribles destinées. Il rappelle comment il parvint dans l’île d’Ogygie, qu’habite la nymphe Calypso, qui le retint, désirant qu’il fût son époux dans ses grottes profondes, qui le combla de biens, lui promettant qu’il serait immortel, et qu’il passerait tous les jours de sa vie exempt de vieillesse ; mais rien ne put fléchir son cœur. Il dit, enfin, comment, après bien des peines, il arriva chez les Phéaciens, qui l’accueillirent avec bonté, qui l’honorèrent comme un immortel et le renvoyèrent sur un navire aux douces terres de la patrie, en lui donnant de l’airain, de l’or en abondance et de riches vêtements. Comme il achevait ces dernières paroles, arrive le doux sommeil, qui calme nos sens en dissipant les soucis de l’âme.

Cependant la déesse Athéna se livre à d’autres soins ; quand elle pense qu’Ulysse à suffisamment goûté le repos dans le sein de l’amour et du sommeil, elle engage la fille du matin, assise sur un trône d’or, à quitter l’Océan pour porter la lumière aux hommes ; Ulysse abandonne aussitôt sa couche, et dit à Pénélope :

« Chère épouse, nous fûmes tous les deux rassasiés de nombreux malheurs ; vous, ici soupirant après mon pénible retour ; pour moi, Zeus et les autres dieux, malgré mon désir, me retinrent par mille traverses loin de ma patrie. Maintenant que nous avons tous les deux retrouvé notre aimable couche, veillez dans ces demeures sur les richesses que je possède, afin de remplacer les troupeaux qu’immolèrent les audacieux prétendants, j’en veux ravir un grand nombre, et les Grecs m’en donneront d’autres encore, jusqu’à ce que toutes mes étables soient remplies. Cependant je vais me rendre dans mon champ couvert d’arbres, pour voir mon noble père, qui sur moi gémit amèrement. Quant à vous, ô mon épouse, quelle que soit votre sagesse, voici ce que je vous recommande ; car, dès que le soleil aura fait une partie de son cours, il sera question des prétendants que j’ai tués dans ce palais : alors montant dans les appartements supérieurs, restez assise avec vos femmes, sans regarder, sans interroger personne. »

Il dit, et couvre ses épaules d’une riche armure ; il réveille Télémaque, le pasteur des bœufs et le gardien des porcs, et leur commande à tous de prendre des armes. Ceux-ci s’empressent d’obéir, et se revêtent d’airain ; ils franchissent les portes, et s’éloignent du palais ; Ulysse les précède. Déjà la lumière du soleil éclairait la terre ; Pallas les enveloppe d’un nuage, et les conduit rapidement hors de la ville.

Fin du chant 23 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)