L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Jeux sur le tombeau de Patrocle

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Ainsi les Troyens gémissaient dans la ville. Cependant les Grecs parviennent bientôt jusqu’aux navires, vers les bords de l’Hellespont ; ils se répandent sur le rivage, et chacun va retrouver son vaisseau. Achille ne permet pas aux Thessaliens de se disperser, mais il dit à ses généreux compagnons :

« Vaillants Thessaliens, ô mes amis les plus chers, ne dételons point encore les chevaux, mais avançons avec nos chars, et pleurons autour de Patrocle : c’est un honneur que l’on doit aux morts. Quand notre cœur sera rassasié de deuil et de larmes, nous détellerons nos coursiers, et nous prendrons le repas en ces lieux. »

À ces mots, tous en foule s’avancent en pleurant ; Achille marche devant eux, et trois fois autour du cadavre ces guerriers affligés conduisent les chevaux à la flottante crinière. Thétis elle-même les excite à répandre des larmes : le sable est mouillé de pleurs, les pleurs inondent les armes des soldats ; tant ils regrettent un héros si vaillant. Achille, à leur tête, mène ce deuil lamentable ; et, posant ses mains terribles sur la poitrine de son ami, il s’écrie :

« Réjouis-toi, ô Patrocle, même au sein des enfers ; oui, j’accomplirai tout ce que je t’ai promis : Hector, traîné sur ce rivage, sera livré aux chiens pour être dévoré ; et, dans la colère que m’inspire ton trépas, j’immolerai sur ton bûcher douze des plus illustres enfants des Troyens. »

À ces mots, il accable d’indignes outrages le cadavre d’Hector, et l’étend dans la poussière devant le lit de Patrocle ; ensuite tous les guerriers se dépouillent de leurs armes éclatantes d’airain, détellent les chevaux hennissants, et vont en foule s’asseoir près du vaisseau d’Achille, qui les convie au repas funèbre. De nombreux taureaux égorgés tombent sous le fer en mugissant ; un grand nombre de brebis, de chèvres bêlantes, de sangliers aux dents d’ivoire et couverts d’une graisse brillante cuisent étendus devant les flammes d’Héphaïstos. Le sang à pleine coupe est répandu autour du cadavre.

Alors le noble fils de Pélée est conduit auprès d’Agamemnon par les princes des Grecs, qui ne le persuadent qu’avec peine, tant son cœur est affligé du trépas de son ami. Dès qu’ils sont entrés dans la tente d’Agamemnon, ils ordonnent aux hérauts de placer sur le feu un large trépied, afin d’engager Achille à enlever le sang dont il est souillé ; mais le héros le refuse obstinément, et ajoute avec serment :

« J’en atteste Zeus, le premier et le plus puissant des dieux, il ne m’est point permis de purifier ma tête dans l’onde avant d’avoir placé Patrocle sur le bûcher, avant de lui avoir élevé un tombeau et consacré ma chevelure. Non, jamais une telle douleur ne pénétrera dans mon âme tant que je serai parmi les vivants ; toutefois, consentons maintenant à prendre un triste repas ; et toi, roi des hommes, Agamemnon, ordonne qu’au lever de l’aurore on apporte le bois et qu’on dresse le bûcher, parce qu’il est juste que Patrocle mort obtienne cet honneur pour arriver au séjour des ténèbres ; mais, sitôt que la flamme l’aura dérobé à nos yeux, les peuples retourneront aux travaux de la guerre. »

Il dit : les Grecs ont entendu ces paroles, et s’empressent d’obéir. Après avoir, à la hâte, préparé le repas, chacun se place, et tous ont une part égale au festin. Lorsqu’ils ont satisfait la faim et la soif, ils se retirent dans leurs tentes et s’abandonnent au repos.

Au milieu de ses nombreux Thessaliens, le fils de Pélée, soupirant, s’était étendu sur les bords de la mer bruyante, en un lieu souillé de sang, et où les flots avaient lavé la plage, lorsque le doux sommeil, qui calme les peines de l’âme, se répand autour du héros ; car ses membres furent brisés de fatigue en poursuivant Hector devant les hauts remparts d’Ilion. Alors lui apparut l’âme du malheureux Patrocle ; c’était sa taille, ses yeux et sa voix, les mêmes habits dont il était revêtu : il s’arrête près de la tète d’Achille, et lui dit ces mots :

« Tu dors, Achille ; est-ce que tu m’aurais oublié ? Jamais tu ne me négligeas durant ma vie, et tu me délaisses après ma mort ; célèbre promptement mes funérailles, afin que je franchisse les portes de l’Enfer. Les âmes, les images des morts me repoussent au loin, et ne me permettent point au delà du fleuve de me mêler à eux ; j’erre tristement devant le palais aux larges portes qu’habite Hadès : tends-moi, je t’en conjure, une main secourable. Hélas ! je ne reviendrai plus des royaumes sombres quand tu m’auras accordé les honneurs du bûcher : tous deux, pleins de vie, nous ne nous asseoirons plus loin de nos compagnons, pour consulter ensemble sur nos projets. Une funeste destinée, celle qui à présidé à ma naissance, s’est emparée de moi ; toi-même, ô divin Achille, ton sort est de périr sous les murs des valeureux Troyens. Mais je te le dis et t’en supplie, cède à mes vœux : que mes os ne soient point séparés des tiens, Achille ; qu’ils reposent ensemble, comme ensemble nous fûmes nourris dans tes demeures, lorsque, jeune encore, Ménétios me conduisit d’Oponte jusque dans ton palais, pour éviter la peine d’un meurtre, au jour où, malheureux, en jouant aux osselets, je tuai, sans le vouloir, le fils d’Amphidamas, dans un accès de colère. Alors le guerrier Pélée m’accueillit dans sa maison ; il m’éleva avec soin et me nomma ton écuyer. Ainsi donc, Achille, qu’un même tombeau reçoive nos ossements, et qu’ils soient renfermés dans cette urne d’or que te donna ton auguste mère. »

L’impétueux Achille lui répond aussitôt : « Pourquoi venir en ces lieux, ô toi qui m’es si cher, pourquoi me prescrire ces devoirs ? Oui, je les accomplirai, oui, je ferai tout, ainsi que tu le désires ; mais approche, qu’un instant du moins nous puissions nous embrasser et nous rassasier de larmes amères. »

En disant ces mots, Achille lui tend les mains ; mais il ne peut le saisir, et l’âme dans le sein de la terre, comme une légère vapeur, s’échappe en frémissant. Achille se lève aussitôt, frappe ses mains à grand bruit, et, d’une voix lugubre, il s’écrie :

« Grands dieux ! l’âme ou du moins son image existe donc dans les demeures d’Hadès, quand le corps n’y réside plus. Durant toute la nuit l’âme du malheureux Patrocle m’est apparue gémissante et plaintive ; elle m’a prescrit tous ses ordres, et elle ressemblait merveilleusement à lui-même! »

Il dit : ces paroles raniment dans tous les cœurs le désir de pleurer, et la brillante Aurore les retrouve gémissant au tour de ce cadavre si digne de pitié. Cependant Agamemnon ordonne que de toutes les tentes les hommes et les mules transportent le bois des funérailles ; un héros vaillant les conduit, Mérion, écuyer du généreux Idoménée. Ils s’avancent en portant dans leurs mains les haches tranchantes et les forts cordages ; les mules marchent devant eux ; ils gravissent des sentiers ardus, rapides, tortueux et difficiles. Quand ils sont parvenus dans les vallons de l’Ida, source d’abondantes fontaines, ils s’empressent d’abattre avec l’acier étincelant les chênes à la haute chevelure, qui tombent avec fracas. Les Grecs les divisent, et les attachent sur les mules vigoureuses, qui, de leurs pieds creusant la terre, sont impatientes d’arriver dans la plaine, à travers les épaisses broussailles. Tous ceux qui ont coupé le bois portent aussi de pesantes souches, comme l’avait ordonné Mérion, écuyer du généreux Idoménée. Arrivés, ils déposent en ordre le bois sur le rivage, à l’endroit même où Achille avait désigné la sépulture de Patrocle et la sienne.

Quand ils ont déposé de toutes parts ce vaste amas de bois, les soldats en foule s’asseyent en attendant. Alors Achille commande aussitôt à ses vaillants Thessaliens de ceindre l’airain et d’atteler les coursiers aux chars ; ils se lèvent, et se revêtent de leur armure ; les chefs montent sur leur char, avec les écuyers ; ils s’avancent les premiers, et après eux suit une nuée de fantassins. Au milieu de tous ces guerriers Patrocle est porté par ses compagnons ; ils couvrent le cadavre de leurs longs cheveux, qu’ils répandent après les avoir coupés. Derrière eux le divin Achille soutient la tête de Patrocle ; il est accablé de tristesse, car c’est son ami fidèle qu’il conduit au tombeau.

Lorsqu’ils sont parvenus à l’endroit qu’Achille leur avait désigné, ils déposent le cadavre, et se hâtent de dresser le vaste bucher. Alors une autre pensée s’empare du noble Achille : debout, loin du bûcher, il coupe sa blonde chevelure, qu’il laissait croître en abondance pour la consacrer au fleuve Sperchios, et, les yeux fixés sur le noir abîme des mers, il s’écrie avec douleur :

« O Sperchios, c’est en vain que mon père Pélée te promit qu’à mon retour dans ma chère patrie je te consacrerais ma chevelure et t’immolerais une hécatombe sacrée ; il jura de sacrifier cinquante béliers près de ta source, où se trouvent ton champ séparé et ton autel parfumé : telles furent les promesses du vieillard; mais tu n’as pas accompli ses vœux. Maintenant donc, puisque je ne retournerai pas dans ma chère patrie, je veux consacrer ma chevelure au noble Patrocle. »

En disant ces mots, Achille la dépose dans les mains de son ami, et le désir de pleurer se réveille dans tous les cœurs. Sans doute le soleil à son coucher les eût laissés dans les larmes, si Achille n’avait dit au roi Agamemnon :

« Atride (car c’est à tes paroles que doit obéir tout le peuple grec), il est temps de mettre un terme à nos regrets ; éloigne maintenant les soldats du bûcher, et ordonne que l’on prépare le repas ; puis accomplissons les devoirs funèbres, nous à qui surtout appartient le soin de ce cadavre : que les chefs donc restent seuls auprès de nous.»

À peine Agamemnon, roi des hommes, a-t-il entendu ces paroles, qu’aussitôt il renvoie les soldats vers les vaisseaux ; les chefs restent seuls, et ils entassent le bois ; ils dressent un bûcher, qui de tous côtés a cent pieds d’étendue ; et le cœur navré de tristesse ils déposent le cadavre sur la partie la plus élevée. On égorge, et l’on dispose devant le bûcher les grasses brebis et les bœufs aux pieds robustes ; alors, prenant la graisse de toutes les victimes, le magnanime Achille en recouvre le cadavre depuis les pieds jusqu’à la tête, et tout autour il amoncelle leurs membres sanglants ; puis il place les urnes remplies d’huile et de miel en les inclinant sur le lit funèbre, et, soupirant avec amertume, il précipite dans le bûcher quatre coursiers vigoureux : neuf chiens fidèles étaient nourris des restes de sa table ; il en immole deux, et les jette aussi dans le bûcher ; il immole avec le fer douze fils vaillants des guerriers troyens, car il avait résolu dans sa pensée et funestes desseins ; enfin, il porte sur le bûcher la flamme étincelante qui doit le consumer; et, nommant encore son ami, il s’écrie en gémissant :

« Réjouis-toi, Patrocle, même au sein des enfers, car j’ai accompli tout ce que je t’avais promis. Douze fils vaillants des guerriers troyens seront avec toi dévorés par les flammes : je ne permettrai point qu’Hector soit la proie du bûcher, mais des chiens dévorants. »

Telles étaient ses menaces : cependant les chiens n’approchaient point d’Hector ; Aphrodite, la fille de Zeus, les éloignait et la nuit et le jour ; elle répandit une huile céleste et parfumée de rosés sur le corps de ce héros, afin qu’Achille ne pût le déchirer en le traînant sur la poussière, et Phébos, du haut des cieux, abaissant un épais nuage jusque dans la plaine, enveloppe tout l’espace qu’occupe le cadavre, pour que les nerfs et les membres ne soient point desséchés par l’ardeur du soleil.

Cependant le bûcher de Patrocle ne pouvait s’enflammer ; alors le noble Achille conçoit une autre pensée : debout, loin du bûcher, il implore deux vents rapides, Borée et Zéphyr, et leur promet de pompeux sacrifices ; il répand avec une coupe d’or d’abondantes libations, et les supplie d’accourir pour allumer le bois qui doit consumer le cadavre. La déesse Iris entend ces vœux, et, prompte messagère, elle arrive auprès des Vents ; ceux-ci, rassemblés dans les palais du violent Zéphyr, se livraient à la joie des festins ; Iris dans son vol s’arrête sur le seuil de marbre : dès qu’ils l’ont aperçue, tous se lèvent aussitôt, et chacun l’appelle à ses côtés ; mais elle refuse de s’asseoir, et leur dit ces mots :

« Je ne puis me reposer ; je vais vers le rapide Océan, jusqu’au pays des Éthiopiens, où ces peuples immolent aux dieux des hécatombes, car je veux participer à leurs offrandes ; cependant Achille te supplie d’accourir, Borée, et toi bruyant Zéphyr : il vous promet de pompeux sacrifices pour que vous embrasiez le bûcher sur lequel est couché Patrocle, que regrettent tous les Grecs. »

Elle dit, et s’éloigne à l’instant. Ces vents alors s’élancent avec fracas en poussant devant eux les nuages ; bientôt ils atteignent les mers, et les vagues s’élèvent à leur souffle retentissant : parvenus dans les riches campagnes de Troie, ils fondent sur le bûcher, et soudain le feu éclate avec fracas. Toute la nuit ils agitent la flamme en soufflant à grand bruit ; et toute la nuit Achille, en tenant une large coupe, puise le vin dans une urne d’or, fait des libations, qu’il répand sur la terre, en appelant l’âme du malheureux Patrocle. Comme un père se lamente quand il brûle les tristes restes de son fils nouvellement marié, et dont la mort à navré de douleur ses parents malheureux, de même Achille pleure en brûlant les os de son ami ; il se roule à terre autour du bûcher, et gémit avec amertume.

Lorsque l’étoile matinale, annonçant la lumière au monde, parut suivie de l’aurore, qui étend son voile de pourpre sur les mers, le bûcher ne jetait plus qu’une lueur languissante, et la flamme s’était apaisée. Alors les vents retournent dans leurs demeures à travers l’Océan de Thrace, qui mugit en soulevant ses vagues. Le fils de Pélée, s’éloignant du bûcher, se couche, accablé de fatigues, et sur lui se répand le doux sommeil. Bientôt les héros se rassemblent en foule autour d’Agamemnon ; à leur approche s’élèvent le bruit et le tumulte. Achille, réveillé, se lève, et dit aux chefs assemblés :

« Atride, et vous, princes de tous les Grecs, éteignez avec un vin noir toutes les parties du bûcher que le feu consume encore ; rassemblons ensuite les os de Patrocle, fils de Ménétios, en les distinguant soigneusement ; ils seront faciles à reconnaître : ce héros reposait au milieu du bûcher, et sur les bords brûlaient au loin, confondus, les coursiers et les hommes. Plaçons ces os dans une urne d’or, après les avoir deux fois recouverts de graisse, jusqu’à ce que moi-même je descende dans le royaume d’Hadès. Je ne veux point qu’on élève à Patrocle un vaste monument, il suffit d’une simple tombe ; mais souvenez-vous d’en construire une vaste et élevée, vous parmi les Grecs qui après ma mort quitterez ces lieux sur vos légers navires. »

Il dit ; et chacun s’empresse d’obéir au fils de Pélée. D’abord ces guerriers éteignent avec un vin noir les parties du bûcher que la flamme avait parcourues, et les cendres amoncelées s’affaissent aussitôt. Alors, en pleurant, ils recueillent dans une urne d’or les ossements de leur compagnon si plein de douceur, et deux fois les enveloppent de graisse : ils déposent l’urne dans la tente, et la recouvrent d’un léger voile ; puis ils marquent la place de la tombe, creusent les fondements autour du bûcher, et élèvent la terre en monceau. Le monument étant ainsi achevés, les guerriers se séparent. Cependant Achille retient l’armée, la fait asseoir dans une vaste enceinte, et, des navires, on apporte les prix destinés aux jeux : les bassins, les trépieds, les chevaux, les mules, les bœufs au front robuste, les captives, ornées d’élégantes ceintures, et le fer étincelant.

D’abord Achille destine des prix superbes aux conducteurs des chars agiles ; il cède une captive, habile en toutes sortes d’ouvrages, et un vase à trois pieds garni de ses anses, contenant vingt-deux mesures, à celui qui sera le premier ; au second il cède une cavale indomptée, âgée de six ans, et portant un mulet dans son sein ; au troisième il réserve un riche bassin, non destiné au feu, qui contient quatre mesures, et qui est encore dans toute sa blancheur ; le quatrième aura deux talents d’or, et le cinquième une urne superbe non destinée au feu. Alors, debout au milieu des Argiens, Achille parle en ces mots :

« Atride, et vous, vaillants capitaines des Grecs, voici dans cette enceinte les prix réservés aux écuyers vainqueurs. Si maintenant pour un autre guerrier les Grecs célébraient ces jeux, moi seul j’emporterais les premiers prix dans ma tente ; car vous savez combien sur tous les autres mes coursiers excellent en valeur, puisqu’ils sont immortels. Ce fut Poséidon qui les donna à mon père Pélée, et mon père me les a confiés. Je resterai donc spectateur des combats, moi et mes chevaux impétueux. Hélas ! ils ont perdu la noble gloire du bienveillant écuyer qui souvent oignait d’une huile brillante leur superbe crinière, après l’avoir lavée dans une onde limpide : immobiles, ils pleurent ce guide chéri ; leurs longs crins flottent en désordre dans la poudre, et ils sont accablés de tristesse. Cependant, entrez dans la carrière; vous qui, parmi les Grecs, êtes pleins de confiance en vos coursiers et en vos chars solides.»

Ainsi parlait le fils de Pélée. Soudain s’avancent les écuyers rapides : le premier est Eumélos, roi des hommes, fils chéri d’Admète ; il excelle à conduire un char. Après lui vient le fort Diomède, fils de Tydée ; il met sous le joug les coursiers de Tros, que naguère il enleva à Énée, qui fut lui-même garanti de la mort par Apollon. Ensuite se lève le fils d’Atrée, l’illustre Ménélas ; il attelle deux nobles coursiers, Éthée, cavale d’Agamemnon et son fidèle Podargos. Échépolos, fils d’Anchise, donna Éthée à Agamemnon pour se dispenser de le suivre aux rivages du superbe Ilion, se réjouissant de rester dans ses foyers ; Zeus l’avait comblé de richesses, et il habitait Sicyone, située au milieu d’une vaste plaine. Ménélas place sous le joug cette jeune cavale, impatiente de franchir la carrière. Le quatrième qui prépare ses coursiers aux crins ondoyants est Antiloque, noble fils de Nestor, roi puissant du sang de Nélée. Les chevaux vigoureux qui entraînent son char naquirent dans Pylos. A ses côtés, son père, Nestor, lui donne d’utiles conseils, quoique Antiloque soit lui-même rempli de sagesse.

« Antiloque, dit-il, dès ta plus tendre enfance tu fus aimé de Zeus et de Poséidon ; eux-mêmes t’enseignèrent toutes les manières de diriger un char. Ainsi donc je n’ai pas grand besoin de t’instruire : tu sais avec dextérité tourner la borne ; mais tes chevaux sont pesants, et je redoute quelque accident funeste. Les coursiers de tes rivaux sont plus rapides ; mais les guerriers ne connaissent pas mieux que toi les ruses du combat. Courage, ami, rappelle en ton esprit toutes les ressources de la prudence, afin de ne pas laisser échapper le prix. L’ouvrier qui coupe le chêne doit plus à son adresse qu’à sa force ; c’est par son adresse que le pilote dirige sur la mer profonde le navire ballotté par les vents ; et par son adresse l’écuyer peut triompher de son rival. Celui qui se confie témérairement à ses coursiers et à son char erre ça et là sur la plaine : ses chevaux s’égarent dans la carrière, et il ne peut les retenir ; mais celui qui agit avec prudence, tout en conduisant des chevaux inférieurs, regarde sans cesse la borne, tourne tout auprès, et n’oublie pas comment il doit attirer à lui les fortes rênes, mais il les tient d’une main sûre et observe celui qui le devance. Je t’indiquerai clairement la borne, elle n’échappera point à ta vue : c’est là où tu vois s’élever de terre, à la hauteur de trois coudées, le tronc aride d’un chêne ou d’un pin qui n’est point encore pourri par la pluie ; des deux côtés sont des pierres blanches placées à l’endroit où le chemin se rétrécit, et tout autour la lice offre une surface unie : c’est sans doute la tombe d’un héros mort anciennement, ou peut-être une limite posée par les hommes des premiers âges ; aujourd’hui c’est la borne qu’a désignée l’impétueux Achille. En arrivant vers ce but, dirige tout auprès tes chevaux et ton char. Sur ton siège solide, penche-toi vers la gauche, anime de la voix le coursier qui est à ta droite, et que tes mains lui abandonnent les rênes. En même temps incline vers le but le coursier de gauche, en sorte que le moyeu de la roue brûlante semble effleurer la borne ; mais évite de heurter la pierre, dans la crainte de blesser tes chevaux ou de briser ton char : pour tes rivaux, ce serait une grande joie, et pour toi une honte. Mon fils, conserve toujours la prudence ; si, près de la borne, tu franchis le détroit en courant, nul ne pourra t’atteindre ou du moins te devancer : non, lors même que derrière toi un héros exciterait l’ardeur du noble Aréion, rapide coursier d’Admète, et d’une origine céleste, ou les chevaux impétueux de Laomédon, qui, vaillants, furent nourris sur ce rivage.

Ainsi parle Nestor ; puis il va s’asseoir dans l’enceinte après avoir donné ces sages conseils à son fils.

Mérion est le cinquième qui conduit ses chevaux à la flottante crinière. Alors les guerriers montent sur leurs chars, et jettent les sorts dans un casque ; Achille les agite : le premier qui parait est celui d’Antiloque, fils de Nestor; après lui vient le vaillant Eumélos ; le troisième est le fils d’Atrée, l’illustre Ménélas ; le quatrième est Mérion ; enfin le fils de Tydée, quoique le plus brave, est le dernier que désigne le sort : tous se placent de front. Achille leur montre de loin dans la plaine le but qu’ils doivent atteindre ; puis il envoie comme observateur le vénérable Phénix, l’écuyer de son père, pour qu’il soit témoin de la course et rende un compte fidèle.

Tous ensemble lèvent le fouet sur les chevaux, les frappent, et de la voix les excitent avec ardeur ; ces coursiers, loin des navires, se précipitent rapidement dans la plaine ; sous leur poitrine, la poussière s’élève, comme un sombre nuage ou comme la tempête; leurs longues crinières flottent au souffle des vents. Les chars tantôt semblent se précipiter sur l’arène, tantôt être emportés dans les airs. Les conducteurs sont immobiles sur leurs sièges, et, le cœur palpitant, ils brûlent de remporter la victoire. Chacun d’eux presse ses chevaux, qui volent en soulevant la poussière de la plaine.

Lorsque les rapides chevaux achevaient la dernière course, en revenant vers le rivage de la mer blanchissante, alors apparaît toute la valeur de chaque combattant, et la carrière s’étend devant les coursiers. D’abord s’élancent les promptes cavales d’Eumélos, aussitôt après se précipitent les mâles coursiers de Tros, que conduit Diomède ; ils ne sont qu’à une faible distance et suivent de si près, qu’ils semblent à chaque instant escalader le char qui les devance : de leur haleine ils échauffent le dos et les larges épaules d’Eumélos ; dans leur vol, ils touchent de leurs têtes le corps de ce guerrier. Sans doute le fils de Tydée allait ou vaincre ou partager la victoire, si le brillant Apollon, irrité contre lui, n’eût arraché des mains du héros le fouet étincelant. Des pleurs de rage coulent des yeux du héros irrité, quand il voit les cavales d’Eumélos s’élancer toujours avec plus de rapidité, et ses chevaux se ralentir, privés de l’aiguillon qui hâtait leur course.

Cependant Athéna à découvert la ruse odieuse d’Apollon envers le fils de Tydée ; aussitôt elle accourt auprès de ce pasteur des peuples, lui rend le fouet, et inspire aux coursiers une nouvelle ardeur. Dans sa colère, la déesse poursuit le fils d’Admète, et brise le joug des cavales : aussitôt elles s’écartent des deux côtés du chemin, et le timon tombe dans la poudre. Eumélos est précipité du char près de la roue ; son bras, sa bouche et ses narines sont ensanglantés, et le front est déchiré au-dessus des sourcils ; ses yeux se remplissent de larmes, et il reste sans voix. Alors Diomède, détournant ses rapides coursiers, les pousse dans la carrière, et devance tous ses rivaux ; car Athéna à rempli de force les chevaux de Diomède, et comble de gloire ce héros. Sur les pas du fils de Tydée se précipite le blond Ménélas, que suit Antiloque exhortant les coursiers de son père. « Élancez-vous, disait-il, hâtez votre course rapide : je ne vous ordonne point de disputer de vitesse avec les chevaux du fils de Tydée, puisque Athéna les à remplis de force, et comble de gloire ce guerrier ; mais du moins atteignez les coursiers d’Atride ; ne vous ralentissez pas, hâtez-vous, de peur qu’Éthée ne vous couvre de honte, quoiqu’elle ne soit qu’une faible jument. Pourquoi rester en arrière, coursiers intrépides ? Je le jure, et j’accomplirai ce serment, vous ne recevrez plus les soins de Nestor, pasteur des peuples, et lui-même vous immolera de son fer aigu, si par votre lâcheté nous ne remportons qu’un prix inférieur. Poursuivez donc Ménélas ; hâtez-vous avec rapidité : moi, j’userai de stratagème, je tâcherai de le devancer dans cet étroit passage, et il ne pourra m’échapper. »

À ces mots, les coursiers, effrayés des menaces de leur maître, franchissent un plus grand espace en peu de temps. Aussitôt après le vaillant Antiloque voit le chemin creux se rétrécir ; là se trouvait une ornière où les pluies accumulées de l’hiver avaient rompu le chemin, et cet endroit n’offrait qu’un large fossé : c’est là que se dirigeait Ménélas, pour éviter la rencontre des autres chars ; mais Antiloque pousse ses chevaux vers le bord du ravin, et, se détournant un peu, il poursuit vivement sa course. Alors Atride, effrayé, s’écrie :

« Antiloque, comme tu te précipites avec témérité ! Ah, plutôt, retiens tes chevaux : ici la route est trop resserrée ; bientôt dans une voie plus large tu me devanceras ; mais redoute maintenant de heurter ton char contre le mien et de les briser tous les deux. »

Il dit ; cependant Antiloque anime encore davantage ses coursiers, et les presse de l’aiguillon, comme s’il n’eût point entendu Ménélas. Autant que parcourt d’espace le jet d’un disque lancé par le bras d’un jeune homme qui essaye ses forces, autant volent en avant les chevaux d’Antiloque ; mais ceux d’Atride reculèrent ; lui-même cesse de les presser, craignant que les chevaux ne se blessent dans ce passage, que les chars ne soient renversés, et que les guerriers eux-mêmes ne tombent dans la poussière, en se disputant la victoire. Aussitôt Ménélas, indigné, s’écrie :

« Antiloque, il n’est point de mortel plus perfide que toi. Va, c’est à tort que les Grecs vantaient ta sagesse ; toutefois tu ne remporteras pas le prix sans attester ton innocence par un serment. »

Ainsi parle Ménélas, et de la voix animant ses coursiers : « Ne me retardez point, dit-il, ne ralentissez pas votre course, quelle que soit votre douleur. Les chevaux d’Antiloque seront plus tôt que vous brisés par la fatigue, car tous les deux ont perdu leur jeunesse. »

Les chevaux, saisis de crainte aux paroles de leur maître, redoublent de vitesse, et bientôt ils sont près des coursiers d’Antiloque. Les Grecs, assis dans l’enceinte, considéraient les chars volant dans la plaine à travers un nuage de poussière. Alors Idoménée, chef des Crétois, le premier de tous aperçoit les coursiers ; car il était placé, hors de l’enceinte, sur un lieu élevé. Quoique dans l’éloignement, il entend, reconnaît la voix du vainqueur, et distingue le coursier superbe qui s’avance le premier ; tout son corps est couvert d’un poil roux, et sur le front il porte une marque blanche arrondie, semblable à la lune ; aussitôt Idoménée se lève, et prononce ces paroles :

« O mes amis, princes et chefs des Argiens, suis-je le seul qui aperçoive les chars, ou vous-mêmes les distinguez-vous comme moi? il me semble que ce sont d’autres chevaux qui s’élancent les premiers, un autre guerrier m’apparaît confusément. Sans doute elles auront éprouvé dans la plaine un accident funeste, les cavales qui jusqu’alors avaient été les premières. Je les ai vues d’abord tourner le but, et maintenant je ne puis les découvrir, en quelque endroit que je porte mes yeux, en regardant de tous côtés dans la plaine troyenne. Leur guide peut-être a-t-il abandonné les rênes ; peut-être n’a-t-il pu contenir ses coursiers auprès de la borne, et n’a-t-il pas heureusement tourné ; je pense que c’est là qu’il est tombé, et que son char s’est fracassé ; sans doute saisies d’une fougue impétueuse, ses cavales l’ont emporté loin delà route. Levez-vous, regardez aussi; il est possible que je ne distingue pas bien ; mais il me semble que le premier de tous est un héros étolien qui commande parmi les Grecs, le fils du guerrier Tydée, l’intrépide Diomède. »

Alors Ajax, fils d’Oïlée, le reprenant avec aigreur :

«Idoménée, dit-il, pourquoi parler inconsidérément ? Sans doute, en avant de tous les autres, les cavales d’Eumélos franchissent la vaste plaine. Tu n’es pas le plus jeune parmi les Argiens, et tes regards ne sont pas très perçants ; mais tu es toujours inconsidéré dans tes discours : il te sied mal de parler avec cette témérité. Il est ici d’autres guerriers qui l’emportent sur toi. Oui, comme auparavant, les cavales d’Eumélos sont encore les premières, et c’est lui qui s’avance en tenant les rênes. »

Transporté décolère, le prince des Crétois lui répond aussitôt :

« Ajax, guerrier habile à disputer, toi qui ne songes qu’au désordre, mais qui vaux moins que les autres Grecs, parce que ton esprit est indocile, déposons ici comme gage ou un vase ou un trépied, et tous deux prenons Agamemnon pour notre arbitre ; qu’il décide quels sont les coursiers qui s’avancent les pr miers, et que tu l’apprennes à tes dépens. »

Il dit : Ajax s’élance avec fureur, et se dispose à répondre des paroles outrageantes. Déjà une violente querelle allait s’allumer entre eux, si Achille ne se fût levé, et ne leur eût dit ces mots :

« Ajax, Idoménée, cessez de vous adresser des paroles injurieuses et funestes ; ce n’est point là ce qui convient. Vous-mêmes blâmeriez tout autre qui agirait ainsi. Pour vous, assis dans cette enceinte, considérez les chars; bientôt les coursiers qui par leur rapidité se disputent la victoire se rendront ici ; alors chacun des Grecs reconnaîtra quels étaient les seconds, et quels étaient les premiers. »

À peine a-t-il parlé que Diomède s’approche en poussant les chevaux, et ne cessant du fouet de frapper leurs épaules ; ceux-ci, emportés dans les airs, franchissent l’espace sans effort ; un nuage de poussière couvre leur guide ; le char, enrichi d’or et d’étain, vole entraîné par les coursiers fougueux, et les roues laissent à peine derrière elles un léger sillon dans la poudre légère, tant ils volent avec impétuosité. Bientôt Diomède paraît au milieu de l’enceinte ; la sueur de ses coursiers s’échappe de leur tête, de leur poitrine, et coule jusqu’à terre. Soudain le héros s’élance de son char étincelant, et incline le fouet contre le joug. Le brave Sthénélos n’hésite pas un instant, mais il s’empare aussitôt du prix ; puis il ordonne à ses compagnons de conduire la captive vers les vaisseaux, d’emporter le trépied orné de ses anses, et lui-même délie les coursiers.

Après Diomède paraît le petit-fils de Nélée, Antiloque, qui par ruse, et non par vitesse, à précédé Ménélas ; l’Atride, cependant, le suivait à peu de distance. Autant un coursier est près de la roue, lorsqu’à travers la campagne il emporte son maître monté sur un char : les crins flottants de sa queue effleurent le cercle de la roue qui vole sur ses traces, et un court espace les sépare au milieu de la vaste plaine ; autant Ménélas s’est rapproché du magnanime Antiloque : d’abord il en était éloigné de tout le jet d’un disque, mais maintenant il l’atteint, car Éthée, à la crinière on doyante, cette prompte cavale d’Agamemnon, à redoublé de force et d’ardeur. Si la lice se fût prolongée pour les concurrents, Ménélas aurait devancé son rival, et n’eût point laissé la victoire indécise. Mérion, noble écuyer d’Idoménée, suit l’illustre Ménélas à la portée d’un javelot ; ses chevaux ont une marche pesante, et lui-même est inhabile à guider un char dans la carrière ; enfin le fils d’Admète arrive le dernier de tous, traînant son char magnifique, et faisant devant lui marcher ses coursiers. Achille, l’apercevant, compatit à son malheur, et, debout au milieu des Argiens, il prononce ces mots :

« Il est arrivé le dernier, ce héros le plus habile à conduire des coursiers vigoureux. Eh bien! qu’il reçoive le second prix, cette préférence est juste ; mais que le premier reste toujours au fils de Tydée. »

Il dit : toute l’assemblée applaudit au discours d’Achille ; ce héros allait donner à Eumélos la cavale indomptée, car tous les Grecs approuvaient ce partage, lorsque Antiloque, fils du magnanime Nestor, se lève, et, réclamant ses droits, parle ainsi au fils de Pélée :

« Oui, sans doute, Achille, je m’irriterai contre toi si tu accomplis cette promesse, car tu prétends m’enlever le prix, te fondant sur ce que ce héros, quoique vaillant, à vu son char et ses nobles coursiers renversés ; mais il devait implorer les dieux, il ne serait point, en courant, arrivé le dernier. Si tu as pitié de son sort, et s’il plaît à ton cœur, il y a dans ta tente beaucoup d’or, il y a de l’airain, des troupeaux, il y a des esclaves et des coursiers aux pieds légers : parmi ces richesses, tu peux choisir une récompense plus belle encore que la mienne ; qu’il la reçoive à l’instant, tous les Grecs t’applaudiront. Pour moi, je ne céderai point ma récompense : qu’il vienne me la disputer, celui de tous ces guerriers qui voudra combattre avec moi.»

Le valeureux Achille sourit à ces mots ; et, charmé du noble courroux d’Antiloque, son compagnon chéri, il lui adresse ces paroles :

« Antiloque, puisque tu veux que je prenne dans mes tentes une autre récompense pour Eumélos, j’accomplirai tes désirs. Je lui donnerai la cuirasse que j’enlevai autrefois à Astéropée ; elle est d’airain, et on à fait couler autour un étain éblouissant. Sans doute ce présent sera pour lui d’un grand prix. »

Aussitôt Achille commande à Automédon, son compagnon fidèle, d’aller dans la tente et d’en rapporter la cuirasse : l’écuyer obéit, la donne au fils de Pélée, qui la remet dans les mains d’Eumélos ; et ce héros la reçoit avec joie.

Cependant Ménélas se lève ; son cœur, plein de tristesse, est courroucé contre Antiloque. Un héraut place le sceptre entre ses mains, commande le silence aux Grecs ; et ce prince, semblable aux immortels, fait entendre ces mots :

« Antiloque, autrefois si prudent, qu’as-tu fait ? Tu as terni ma gloire, et c’est en blessant mes chevaux que les tiens m’ont devancé, les tiens, qui leur étaient bien inférieurs. O vous, princes et chefs des Argiens, jugez-nous tous les deux dans cette enceinte, mais sans aucune faveur, et que jamais aucun des Grecs valeureux ne dise : Ménélas, irrité contre Antiloque, eut recours au mensonge pour lui ravir le prix de la course ; car si les chevaux d’Antiloque étaient moins rapides, ce héros l’emportait par l’adresse et la force. Mais allons, moi-même je prononcerai le jugement, et nul parmi les enfants de Danaos ne le blâmera, car il sera plein de droiture. Cependant, approche, Antiloque, noble enfant de Zeus; et comme il est juste de le faire, devant tes coursiers et ton char, en tenant dans tes mains le fouet délié que tu agitais naguère, et touchant tes chevaux, jure par Poséidon, qui de ses ondes enveloppe la terre, que tu fus emporté malgré toi, quand par une ruse tu arrêtas mon char. »

Le sage Antiloque lui répond en ces mots :

« Pardonne maintenant, car je suis plus jeune que toi, ô roi Ménélas, qui l’emportes en âge et en puissance. Tu sais quelles sont les vivacités d’un jeune homme; son esprit est prompt, et son jugement est faible. Toutefois, que ton cœur s’apaise, je te donnerai la superbe cavale que j’ai reçue, et si même tu désires d’autres richesses plus grandes, et qui m’appartiennent, je te les céderai, noble enfant de Zeus, plutôt que d’être à jamais banni de ton cœur et de me rendre odieux aux immortels. »

À l’instant le fils du magnanime Nestor conduit l’agile cavale et la présente à Ménélas : ce héros éprouve alors une douce joie. Comme la rosée rafraîchit les épis d’une haute moisson, lorsqu’ils frissonnent sur les guérets, ainsi, Ménélas, tu te réjouis dans ton cœur.

« Antiloque, lui dit-il, c’est moi qui veux te céder, malgré ma colère : jusqu’à ce jour tu n’as été ni vain ni inconsidéré, aujourd’hui ta jeunesse a triomphé de ta raison : à l’avenir crains de tromper les guerriers qui te sont supérieurs. Aucun autre guerrier parmi les Grecs ne m’aurait si facilement apaisé ; mais pour ma cause tu as supporté de nombreux travaux et des combats terribles, toi, ton frère, et ton père vaillant. Je me rends donc à ta prière ; je te cède cette cavale, quoiqu’elle soit à moi, afin que toute l’armée apprenne que je ne porte point un cœur intraitable et superbe. »

Aussitôt il permet à Noémon, l’écuyer d’Antiloque, d’emmener l’agile cavale ; lui s’empare du bassin resplendissant. Mérion, le quatrième, accepte deux talents d’or, qui lui sont échus en partage. Le cinquième prix restait : c’était une urne à double fond. Alors Achille la donna à Nestor ; et, traversant l’assemblée des Grecs, il lui dit :

« Reçois aujourd’hui ce présent ; qu’il t’appartienne, ô vieillard, en mémoire des funérailles de Patrocle. Hélas ! tu ne le reverras plus parmi les Argiens. Je te donne ce prix, que tu n’as point disputé ; puisque tu ne peux ni combattre au pugilat, ni lutter, ni lancer le javelot, ni courir d’un pied vigoureux, car déjà te presse la pénible vieillesse. »

En disant ces mots, il remet le prix entre les mains de Nestor ; celui-ci le reçoit avec joie, et, s’adressant à Achille, il lui dit ces mots :

« O mon fils, tes discours sont pleins de sagesse. Il est vrai, mon ami, mes membres ont perdu leur vigueur ; mes pieds, mes bras, ne peuvent plus se mouvoir avec agilité. Ah ! que ne suis-je encore à la fleur de mon âge ! que n’ai-je encore ma force tout entière, comme autrefois, lorsque dans Bouprasion les Épéens célébrèrent les funérailles du puissant Amaryncée, et que les fils de ce roi proposèrent des prix en son honneur ! Là nul héros ne fut égal à moi, ni parmi les Épéens, ni parmi les guerriers de Pylos, ni même parmi les Étoliens belliqueux. Au pugilat je vainquis Clytomède, fils d’Énops ; à la lutte, Ancée de Pleurone, qui osa me résister ; à la course je devançai Iphiclos, quoiqu’il fût vaillant ; au javelot, je triomphai de Phylée et de Polydore ; seulement à la course des chars les deux fils d’Actor obtinrent l’avantage, et l’emportèrent par le nombre, car ils enviaient avec ardeur cette victoire, pour laquelle on avait réservé les plus beaux prix. Ces guerriers étaient jumeaux ; l’un guidait les coursiers, il les guidait d’une main sûre ; et l’autre les excitait avec le fouet. Tel je fus jadis : maintenant c’est à de plus jeunes guerriers qu’appartiennent de tels exploits. Il me faut céder à la triste vieillesse ; mais autrefois je me distinguais entre les héros. Achille, célèbre les funérailles de ton compagnon par de nouveaux jeux. Pour moi, je reçois ce prix avec reconnaissance ; mon cœur se réjouit que tu te ressouviennes d’un paisible vieillard, et que tu n’oublies point au milieu des Grecs de lui rendre les honneurs qu’il mérite. Puissent les dieux, en retour, te combler des plus douces faveurs ! »

Il dit ; Achille s’avance dans la nombreuse assemblée des Grecs, après avoir entendu les louanges du fils de Nélée. Alors il propose les prix pour le terrible jeu du pugilat ; il conduit et attache dans le cirque une mule robuste de six ans, qui n’a point encore été sous le joug, et qui sera difficile à dompter ; ensuite il apporte pour le vaincu une coupe à double fond, et, debout au milieu de l’enceinte, il parle ainsi aux Argiens :

« Atride, et vous, Grecs valeureux, ordonnons que, parmi les plus braves, deux hommes vigoureux s’avancent, et qu’avec le poing tous deux se frappent en élevant les bras. Celui auquel Apollon donnera la victoire, et que tous les Grecs auront reconnu, conduira dans sa tente cette mule infatigable ; quant au vaincu, il recevra cette coupe à double fond. »

À l’instant se lève un héros d’une grande force et d’une taille élevée, le fils de Panops, Épéos, habile au pugilat ; il saisit la mule vigoureuse, et s’écrie :

« Qu’il approche celui qui désire cette large coupe ; je ne pense pas qu’aucun des Grecs prétende enlever cette mule en triomphant au pugilat, car je me glorifie d’être le plus fort. N’est-ce pas assez que je ne sois qu’au second rang dans les batailles? Il n’est pas donné à l’homme d’exceller en toutes sortes de travaux. Mais je le déclare, cela s’accomplira ; je déchirerai le corps de mon rival, et briserai ses os. Que ses compagnons se rassemblent en foule autour de lui pour l’emporter quand il sera vaincu par mon bras. »

Ainsi parle Épéos, et tous gardent le silence. Le seul Euryale s’avance, semblable à un dieu, Euryale fils de Mécistée, issu du roi Talaïon, et qui jadis se rendit à Thèbes quand on célébrait les funérailles d’Oedipe : là il vainquit tous les enfants de Cadmos. Le vaillant Diomède l’accompagne et l’encourage par ses discours ; car il désire qu’Euryale soit vainqueur. Il l’entoure d’une large ceinture, et lui donne de fortes courroies, dépouille d’un bœuf sauvage. Les deux rivaux, entourés de leur ceinture, s’avancent dans l’arène ; ils lèvent à la fois l’un contre l’autre leurs bras vigoureux, qui tombent ensemble, et leurs mains pesantes se confondent. Le bruit de leurs mâchoires se fait entendre, et de toutes parts la sueur coule de leurs membres. Mais Épéos se précipite et frappe à la joue Euryale, qui cherchait à l’éviter ; celui-ci ne résiste point à ce coup, et ses membres robustes se dérobent sous lui. Ainsi au souffle frémissant de Borée, le poisson s’agite sur l’algue du rivage, où le recouvrent les vastes flots ; de même s’agite ce guerrier blessé. Alors le magnanime Épéos le prend par la main, et le relève : les amis d’Euryale s’empressent autour de lui, et l’emmènent à travers le cirque, où ses pieds traînent dans la poussière ; il vomit un sang noir, et sa tête se balance des deux côtés ; enfin il s’évanouit entre les bras de ceux qui le conduisent. Cependant ses compagnons s’emparent de la coupe à double fond.

Le fils de Pélée montre ensuite aux enfants de Danaos les troisièmes prix destinés aux pénibles jeux de la lutte ; il réserve pour le vainqueur un trépied destiné au feu, les Grecs l’estiment valoir douze bœufs : pour le vaincu il place dans le cirque une captive, habile en toutes sortes d’ouvrages, et qu’on estimait valoir quatre bœufs. Debout, au milieu de l’assemblée, Achille s’écrie :

« Approchez, ô guerriers qui voulez tenter la fortune de ce combat. »

Il dit : aussitôt se présente le grand Ajax, fils de Télamon, et se lève aussi le prudent Ulysse, fertile en ruses. Tous deux, entourés d’une ceinture, s’avancent dans le cirque et s’embrassent l’un l’autre de leurs mains vigoureuses. Telles sont au sommet d’un édifice deux fortes poutres qu’un ouvrier habile à réunies pour braver l’impétuosité des vents. On entend leurs dos craquer sous l’effort de leurs mains entrelacées ; ils sont baignés de sueur ; des tumeurs empourprées de sang s’élèvent sur leurs flancs et sur leurs épaules : tous les deux désirent avec ardeur la victoire pour obtenir le superbe trépied. Ulysse ne peut ébranler ni terrasser son rival, Ajax ne peut triompher de la force d’Ulysse. Mais lorsqu’ils sont près de lasser la patience des valeureux Grecs, le fils de Télamon s’écrie :

« Noble fils de Laërte, astucieux Ulysse, ou enlève-moi, ou que je t’enlève moi-même ; Zeus prendra soin du reste. »

En parlant ainsi Ajax soulève son rival ; mais Ulysse n’oublie point la ruse : avec son pied il frappe Ajax au jarret, lui fait plier les genoux, le renverse et tombe sur le sein du guerrier : toute l’armée est frappée d’admiration et d’étonnement. Ulysse, à son tour, veut soulever Ajax ; mais à peine lui fait-il perdre la terre, il ne peut l’enlever ; ses genoux fléchissent ; tous les deux, près l’un de l’autre, tombent sur l’arène et sont souillés de poussière. Déjà ils se relevaient pour lutter encore ; mais Achille s’approche, et, les retenant :

« Ne luttez pas davantage, leur dit-il, ne vous fatiguez point à ces combats si funestes : la victoire est à tous les deux ; recevez des prix égaux, et que les autres Grecs combattent à leur tour. »

Il dit ; et les deux guerriers obéissent à sa voix : ils enlèvent la poussière dont ils sont couverts, et reprennent leurs vêtements.

Achille alors offre des prix pour la course ; le premier est une urne d’argent, travaillée avec art, et qui contient six mesures il n’en est point sur toute la terre qu’elle ne surpasse de beaucoup en beauté, car les habiles ouvriers de Sidon la travaillèrent avec soin : les Phéniciens traversant les vastes mers la portèrent dans divers ports, et la donnèrent en présent à Thoas ; Eunéos, fils de Jason, la céda ensuite au guerrier Patrocle pour être la rançon de Lycaon, fils de Priam ; et aujourd’hui Achille veut qu’aux funérailles de son ami elle soit la récompense du guerrier le plus léger à la course ; le second prix est un bœuf immense et longtemps engraissé ; le dernier est un demi-talent d’or. Achille s’avance au milieu des Argiens, et leur dit :

« Approchez, ô guerriers qui voulez tenter la fortune de ce combat. »

A l’instant s’avancent et le rapide Ajax, fils d’Oïlée, et le prudent Ulysse, et le fils de Nestor, Antiloque, de tous les jeunes guerriers le plus agile à la course ; ils se placent de front, et Achille désigne le but. Du point de départ s’étend pour eux une longue carrière. D’abord le fils d’Oïlée s’élance avec rapidité; Ulysse se précipite après lui, et le suit de près; de même que du sein de l’ouvrière habile est rapproché le rouleau du métier que de ses mains elle tend avec force, en attirant à elle le fil de la chaîne, et le tient près de sa poitrine, autant Ulysse est rapproché du fils d’Oïlée ; ses pieds couvrent les pas d’Ajax avant que la poussière s’élève dans les airs. Le divin Ulysse, en courant toujours avec rapidité, exhale son haleine sur la tête de ce jeune rival. Tous les Grecs applaudissent à son ardeur pour la victoire, et encouragent ce héros qui hâte sa course. Lorsqu’ils touchent au terme de la carrière, Ulysse implore en son cœur la belle Athéna :

« Exauce-moi, dit-il, déesse bienfaisante ; viens seconder ma course. »

Il dit ; Pallas entend sa prière, elle ranime les membres du héros, et rend ses pieds et ses mains plus agiles. Lorsque les guerriers étaient sur le point de saisir les prix glorieux, Ajax glisse en courant, car Athéna l’a frappé, et il tombe dans un terrain où se trouvait répandue la fiente des bœufs qu’Achille avait immolés pour les funérailles de Patrocle. Sa bouche et ses narines en sont souillées. Aussitôt le sage Ulysse s’empare de la coupe, car il est arrivé le premier, l’illustre Ajax saisit le bœuf. Alors debout, tenant avec ses mains les cornes du bœuf sauvage, et sa bouche rejetant la fange, il dit, au milieu des Argiens rassemblés :

« Grands dieux ! c’est Athéna qui m’a frappé les pieds, elle qui sans cesse, comme une tendre mère, assiste Ulysse et lui est secourable. »

Il dit ; et tous les Grecs rient de son accident. Antiloque reçoit le dernier prix en souriant aussi ; puis il adresse aux Grecs ces paroles :

« À vous qui le savez déjà, mes amis, laissez-moi vous dire combien, même encore à présent, les dieux honorent les vieillards : Ajax est un peu plus âgé que moi, et Ulysse est de la génération précédente; mais on sait qu’Ulysse est un vieillard vigoureux : il serait difficile aux Grecs de le vaincre à la course, à moins que ce ne fût Achille. »

C’est ainsi qu’il honorait le valeureux fils de Pélée. Alors Achille lui répond en ces mots :

« Antiloque, ce n’est pas en vain que tu m’auras donné cet éloge, et j’ajoute à ta récompense un demi-talent d’or.»

Aussitôt il remet ce nouveau prix entre les mains d’Antiloque : celui-ci le reçoit avec joie ; ensuite le fils de Pélée porte au milieu de l’enceinte une longue lance, un bouclier et un casque, armure de Sarpédon, que Patrocle lui avait enlevée, et il dit à tous les Argiens :

« Ordonnons que deux guerriers, parmi les plus braves, revêtent leurs armes, et qu’avec l’airain tranchant ils combattent à l’envi en présence de la foule : le premier qui déchirera la peau délicate, et qui à travers l’armure fera couler le sang de son rival, je lui donnerai ce superbe glaive de Thrace, orné de clous d’argent, et qu’autrefois je ravis à Astéropée ; les deux combattants ensuite se partageront les dépouilles de Sarpédon, et je leur offrirai dans ma tente un splendide repas. »

Après qu’il à parlé, le grand Ajax, fils de Télamon, se lève, et de son côté le puissant Diomède en fait autant ; après qu’à l’écart de l’armée ils ont revêtu leurs armes, tous deux, brûlant de combattre, s’avancent au milieu de l’assemblée ; leurs regards sont terribles, et les Grecs sont frappés de crainte ! Lorsque, marchant l’un vers l’autre, ils se sont rejoints, trois fois ils s’élancèrent, et trois fois ils en vinrent aux mains de près. Enfin Ajax perce le bouclier uni de Diomède, mais n’atteignit point le corps du guerrier, que protège sa cuirasse. Le fils de Tydée dirige ensuite sa lance au-dessus du large bouclier, et la pointe étincelante effleure le cou d’Ajax. Alors tous les Grecs, craignant pour ce héros, commandent de cesser le combat et d’emporter des récompenses égales : cependant Achille donne à Diomède le glaive superbe, avec le fourreau et le baudrier éclatant.

Alors le fils de Pélée apporte un bloc, masse telle qu’elle sortit de la fournaise, et que lançait autrefois le vigoureux Éétion ; après qu’Achille eut immolé ce prince, il transporta ce bloc dans ses navires, avec les autres richesses ; maintenant il se lève, et fait entendre ces paroles :

« Approchez, ô guerriers qui voulez tenter la fortune de ce combat ; celui qui sera maître de ce bloc, lors même qu’il posséderait une vaste étendue de champs fertiles, aura du fer à son usage durant cinq années ; pendant tout ce temps ni le laboureur ni le berger n’en manqueront, et ne seront pas obligés d’aller à la ville prochaine : ce bloc leur en fournira abondamment. » Il dit ; aussitôt s’avance Polypétès, inébranlable dans les combats ; il est suivi de Léontée, dont la force égale celle des dieux ; d’Ajax, fils de Télamon ; et du noble Épéos. Ils se placent en ordre; d’abord Épéos saisit le bloc, et le lance en le faisant pirouetter dans les airs ; à cette vue une risée générale s’élève parmi les Grecs. Après lui c’est Léontée, rejeton du dieu Arès, qui lance le bloc ; le troisième est le fils de Télamon, qui, d’une main vigoureuse, dépasse les marques des deux premiers ; enfin le fort Polypétès s’empare du bloc : autant que franchit d’espace la houlette du berger, lorsqu’il la lance en tourbillonnant au milieu de ses génisses, autant dans la carrière Polypétès devance ses rivaux. Tous les soldats applaudissent par leurs cris, et les compagnons du fort Polypétès emportent dans les navires le glorieux prix de ce roi.

Ensuite Achille destine aux archers l’acier rembruni, et il dépose dans l’enceinte dix cognées à deux tranchants et dix cognées simples ; puis il dresse au loin dans le sable un mât de vaisseau à la proue azurée ; au sommet de ce mât une tremblante colombe est attachée par le pied avec une corde légère : c’est vers ce but qu’il ordonne de diriger les flèches. « Celui, dit-il, qui frappera la timide colombe emportera dans sa tente les cognées à deux tranchants ; mais celui qui, en s’éloignant de l’oiseau, n’atteindra que la corde qui le retient, comme moins adroit, ne recevra que les cognées simples. »

Il dit. Le roi Teucros et Mérion, noble écuyer d’Idoménée, s’avancent à l’instant; ils agitent les sorts dans un casque d’airain : Teucros est le premier que désigne le sort. Soudain il lance sa flèche avec vigueur ; mais il ne promet point à Phébos une illustre hécatombe de jeunes agneaux : il manque la colombe, et ce dieu le prive d’atteindre le but ; mais il frappe la corde près du pied par lequel l’oiseau était attaché, et la pointe acérée coupe en eux le lien. La colombe s’envole dans les cieux, et la corde vole vers la terre. Alors tous les Grecs applaudissent. Mérion, se hâtant, enlève l’arc des mains de Teucros ; car il tenait déjà la flèche tout prêt à la lancer. Aussitôt il promet au puissant Apollon une illustre hécatombe de jeunes agneaux ; il suit de l’œil la colombe au sein des nuages, et tandis qu’elle volait en tournoyant dans les airs, il l’atteint dans le milieu du corps au-dessous de l’aile ; le trait la traverse de part en part, et vient ensuite tomber aux pieds de Mérion. L’oiseau s’arrête un instant sur le mât du navire à la proue azurée, le cou penché et les deux ailes étendues ; mais à peine a-t-il exhalé le souffle de la vie qu’il tombe du haut de ce mât élevé : toute l’armée à ce spectacle est frappée d’admiration. Mérion enlève les dix cognées à deux tranchants, et Teucros emporte les cognées simples dans ses larges navires.

Enfin Achille apporte une longue lance avec un vase non destiné au feu, du prix d’un bœuf, et les place dans l’enceinte. Les deux guerriers qui doivent lancer le javelot se présentent aussitôt : c’est Agamemnon, fils d’Atrée, et Mérion, fidèle écuyer d’Idoménée. Alors le divin Achille leur tient ce discours :

« Atride, nous le savons, tu l’emportes sur tous, tu es le plus habile par ta force et par ton adresse à lancer un trait : reçois donc ce prix ; qu’il soit déposé dans tes navires, et donnons cette lance au brave Mérion, si toutefois telle est ta volonté : pour moi, c’est la ce que je propose. »

Il dit, et Agamemnon ne s’y refuse point. Il donne à Mérion la lance d’airain, et remet à son héraut Talthybios le vase magnifique.

Fin du chant 23 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)