Souvent qualifié de "premier roman moderne", L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, de Miguel de Cervantès Saavedra, est l’un de livres les plus unanimement appréciés en Occident. C’est, de l’avis de nombreux amateurs, le meilleur roman jamais écrit.

Nous voici à nouveau, après les pages sur Calderòn et El Greco, au Siècle d’Or espagnol, puisque Cervantès vécut de 1547 à 1616 (il décèdera le même jour que William Shakespeare… en apparence, mais pas la réalité, puisque les calendriers grégorien de l’Espagne catholique et julien de l’Angleterre anglicane ne coïncidaient pas, la différence est d’une dizaine de jours) et que le premier tome de Don Quichotte fut publié en 1605 et le second en 1615.

Don Quichotte et Sancho Panza

Une illustration de Gustave Doré pour une fameuse édition française.

Roman écrit, selon son auteur, pour discréditer les romans de chevalerie et en dégouter les lecteurs, il se révèle finalement être un super-roman de chevalerie, où les deux héros, Don Quichotte, un vieux gentilhomme long et maigre comme un jour sans pain, et son double cocasse Sacho Panza, vivent des "non-aventures" qui les rendent, à chaque page, un peu plus sages. Sancho Panza, au milieu du Second Tome, devient un véritable Salomon, et prend pour lui-même les meilleures décisions. Et Don Quichotte, de dialogue en dialogue, sur des sujets parfois graves, comme la justice ou le pouvoir, se révèle toujours une mine de sagesse qui impressionne ses interlocuteurs… et ses lecteurs.

Cervantès aura finalement mis à profit le plagiat dont il a été victime : en 1614, alors que son Don Quichotte paru en 1605 jouissait encore en Espagne d’un succès considérable, paraissait une suite écrite d’une main qui n’est pas celle de Cervantès et dont on ne connaîtra jamais la véritable identité (puisqu’il est évident qu’une main peut avoir une identité). Or, dans le second tome qu’il entreprend immédiatement, il joue un jeu intellectuel très intrigant, où les personnages qui rencontrent les héros connaissent déjà sans les reconnaître et où il peuvent presque les précéder dans leurs aventures et les attendre là où il vont se rendre… C’est déjà de la science-fiction !

L’argument annoncé par Cervantès est simple : désirant mettre en évidence la stupidité des romans de chevalerie à la mode à son époque, Cervantès met en scène un nobliau de province et son valet qui vont se placer dans la position, l’un de "chevalier errant", l’autre de son "écuyer", pour voir ce qui en découle : la réalité est très différente de la fiction, malgré toutes les tentatives de Don Quichotte pour donner à ses "non-aventures" des allures d’exploits chevaleresques.

Les scènes célèbres des moulins qui se transforment en géants et de l’auberge qui se transforme en château, placées au début du premier tome, mettent tout de suite dans une ambiance amusante, où le ridicule se dispute à l’absurde. Mais un épisode donne le ton de la "vérité sans fard" et du tourbillon de changements de perspectives et de coups de théâtre improbables qui feront l’unité profonde de ces deux livres.

Nous voici dans la nature, et l’on rencontre de faux chevriers, partis pour assister à l’enterrement du faux chevrier et poète autoproclamé Chrysostome (mot d’origine grecque signifiant "à la bouche d’or", idéal pour un poète !), enterrement qui est annoncé comme une représentation théâtrale.

Selon la mode de l’époque, on apprécie les "pastorales", où des bergers raffinés comme des damoiseaux rivalisent de talents poétiques pour exalter la beauté de leur aimée et sa cruauté. Cervantès nous noie sous une avalanche de protestations amoureuses en vers de mirliton, une outrance de poèmes d’amours et d’amoureux se mourant sous les dédains de leur bien-aimée, qualifiée de cruelle et d’ingrate. Mais, lorsque celle-ci paraît, dans la simplicité de son habit de bergère (qu’elle a pris, elle en toute bonne foi, pour échapper à ses amoureux harceleurs), on est subjugué par le ton de profonde vérité de son discours : pourquoi serait-elle taxée de cruelle si elle exprime simplement la vérité sur ses sentiments, sans essayer de tromper quiconque ? pourquoi, si la beauté attire l’amour, devrait-elle être sensible à ceux qui l’aiment, s’ils ne sont pas beaux ? Après les "vessies" que représente cette poésie amoureuse convenue, plein d’affèteries, ce discours en prose directe apparait d’une beauté brute, d’une logique lumineuse et d’une vérité nue qui nous font côtoyer les étoiles.

Nous apprenons, avec Don Quichotte, à ne plus prendre des vessies pour des lanternes et à devenir plus sensibles à la vérité, à ne plus nous laisser aveugler par les "maquillages" : noblesse et vertu, honneur et devoir, amour et richesses, art et justice, tous ces thèmes sont abordés d’une manière amusante, mais profonde, pour nous faire toucher du doigt ce qu’elles sont réellement. Don Quichotte est une leçon de sagesse sous des dehors de boufonnerie.

Q’chot, comme beaucoup l’ont remarqué, veut dire "vérité" en araméen (l’araméen était la langue quotidienne en Israël dans l’Antiquité, alors que l’hébreu était consacré à la Bible et aux textes religieux, et c’était donc la langue dans laquelle s’exprimait Jésus). Et là, dans cette citation, se trouve peut-être le coeur de cette histoire : "Où se trouve la vérité, se trouve Dieu, son unique source."

Certains épisodes sont d’inspiration nettement orientale. On ressent parfois la même atmosphère qu’à la lecture des Mille et Une Nuits, qui n’étaient pourtant pas traduites dans une langue occidentale à cette époque, mais ce n’était guère étonnant : les Maures d’Espagne étaient censés être partis depuis un siècle, mais leur influence demeurait grande. Parfois, aussi, les épisodes sont d’authentiques contes soufis, comme l’histoire du pont et du faux-menteur. La voici telle qu’elle est exposée dans Don Quichotte, dans la traduction de Louis Viardot :

« Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts d’une même seigneurie, et que Votre Grâce me prête attention, car le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis donc que sur cette rivière était un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu’une espèce de salle d’audience où se tenaient d’ordinaire quatre juges chargés d’appliquer la loi qu’avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la seigneurie; cette loi était ainsi conçue: «Si quelqu’un passe sur ce pont d’une rive à l’autre, il devra d’abord déclarer par serment où il va et ce qu’il va faire. S’il dit vrai, qu’on le laisse passer; s’il ment, qu’il meure pendu à la potence, sans aucune rémission.» Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu’ils déclaraient sous serment, on reconnaissait s’ils disaient la vérité; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer librement. Or, il arriva qu’un homme auquel on demandait sa déclaration, prêta serment et dit: «Par le serment que je viens de faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre chose.» Les juges réfléchirent à cette déclaration, et se dirent : «Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son serment, et, selon la loi, il doit mourir; mais si nous le pendons, il a juré qu’il allait mourir à cette potence, et, suivant la même loi ayant dit vrai, il doit rester libre.» On demande à Votre Grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le doute et l’indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse et de l’élévation d’entendement que déploie Votre Grâce, ils m’ont envoyé supplier de leur part Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé. »

C’est finalement Sancho qui donne la solution de l’énigme, en appliquant les sages préceptes de Don Quichotte.

Don Quichotte serait donc une sorte de "Mullah Nasruddin", un fou-sage qui nous éclaire, par son comportement en apparence absurde, sur nos propres incohérences et nos propres mensonges.

Le livre est parsemé de phrases qui mériteraient de passer dans le lot des proverbes d’usage courant. Alors que Sancho Panza use et abuse de proverbes éculés, parfois n’ayant plus qu’un rapport très ténu avec son propos (il faut parfois se pencher un moment pour retrouver le fil de la pensée de Sancho à travers le collier de proverbes qu’il débite), il émet quelques profondes vérités, quoique cocasses et ramassées, alors que, dans les discours pleins de sens de son employeur Don Quichotte, on relève ça et là, parfaitement intégrée au propos et sans effet de… manche, une phrase dont la portée se révèle universelle :

"La fortune est une créature fantasque, toujours ivre, et aveugle par-dessus le marché : aussi, ne voit-elle point ce qu’elle fait et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève."

"L’indécis laisse geler sa soupe de l’assiette à la bouche."

"La valeur qui va jusqu’à la témérité est plus près de la folie que du courage."

"Si par hasard tu fais incliner la balance de la justice, que ce ne soit jamais sous le poids d’un cadeau, mais sous celui de la miséricorde."

Ce livre eut un tel retentissement dans toute l’Europe que des noms propres ou communs et des expressionssont passés dans le langage courant : "hidalgo" (équivalent de notre "nobliau", terme espagnol qui n’aurait pas de raison d’être connu en France sans Don Quichotte), "combattre des moulins à vent", "auberge espagnole" (qui a un sens double, soit une auberge où toutes espèces de gens se rencontrent et vivent des aventures communes, soit une auberge où l’on ne trouve rien et où il faut apporter ses vivres), Dulcinée (la femme que l’on aime, avec une pointe de ridicule : Dulcinée n’a rien d’une Vénus…), et, moins connu, Maritorne (du nom d’une servante très laide, mais toujours prête pour la bagatelle)…

 

La Vie de Cervantès (1547 – 1616) est un roman

La vie de Cervantès fut elle-même un roman, placé sous le signe de l’aventure.

On a fait des recherches sur la vie du plus grand écrivain espagnol dès le milieu du XVIIe siècle, mais les éléments manquent, des erreurs d’interprétation ont conduit à des contresens, et nous avons peu de certitudes sur la vie de Cervantès. Et surtout, nous voyons se dessiner en filigrane une personnalité complexe sous l’hagiographie communément admise : on ne veut rien publier d’infamant sur les morts, et encore moins sur les grands hommes. Homosexualité, enfant hors mariage, détournement des deniers publics, proxénétisme, voilà des choses qui sont souvent passées sous silence. Néanmoins, malgré toutes les incertitudes, et les risques que nous avons pris de faire passer des informations qui peuvent se révéler fausses, et en mettant en évidence nos interrogations, nous avons choisi d’apporter tous les détails possibles sur cette vie qui vaut d’être relatée.

Né dans la petite ville d’Alcada de Hénarès, à 30 km de Madrid, d’un père qui se dit hidalgo mais qui doit gagner sa vie en tant que chirurgien plus que modeste et pourvu d’une famille nombreuse qu’il peut à peine nourrir, le jeune Cervantès vivra la vie errante de ceux qui doivent aller de ville en ville – Madrid, Valladolid, l’Andalousie – pour fuir les créanciers. Sa mère serait d’origine "morisque" ou, en espagnol, "conversos", c’est à dire qu’elle appartient à une famille de musulmans convertis au catholicisme, très mal vus à cette époque et qui seront expulsés d’Espagne à partir de 1609. Heureusement, Cervantès peut s’évader en esprit, grâce aux représentations de théâtre données par des troupes ambulantes. Il quittera tôt sa famille.

C’est sur ses études que l’on trouve le plus d’incertitudes, à cause d’erreurs d’interprétations. Qu’il étudiât dans une université ou dans des lieux publics, il se lie avec un philosophe disciple d’Érasme, don Juan Lopez de Hoyos, et s’intéresse au théâtre et à la poésie. Un voyage à Rome, où il accompagne, en tant que "cameriere" – valet de chambre ? secrétaire ? – le légat espagnol du pape, le cardinal Acquaviva, est attesté.

En 1570, alors qu’il se voyait confirmé dans ses titres de noblessse (peut-être fallait-il être noble pour briguer un poste intéressant dans l’armée ?), il servit dans la flotte pontificale commandée par Colonna pour lutter contre les Turcs. Il participa à la fameuse bataille de Lépante, l’une des plus belles victoires navales de l’Espagne qui mit un point final à la supériorité en mer des Turcs. Il y perd l’usage d’un bras et gagna un surnom fameux, "le manchot de Lépante".

L’année suivante, il prend part aux campagnes de Don Juan d’Autriche à Navarin, Corfou et Tunis, et visite les pays du pourtour méditérannéen pendant les répits hivernaux. Il sera fait prisonnier par les Barbaresques alors qu’il navigait vers l’Espagne, et passera 5 ans au bagne d’Alger, dont il tentera, sans succès, de s’évader (ce qui n’arrangea pas sa situation à chaque fois qu’il sera repris), mais, alors que son propriétaire Hassan Pacha préparait son départ d’Alger pour Constantinople d’où il n’aurait eu plus aucun espoir de retour, il sera finalement racheté par un ordre religieux, grâce à une rançon de 500 écus, dont 280 ont été payés par sa mère.

Il se souviendra de ces expériences de soldat et de prisonnier. Certaines de ses pages, traitant de combats et de marine, sont les plus vivantes de Don Quichotte. On y sent presque la poudre.

De retour en Espagne, il se lie avec une comédienne, Ana France de Rojas, qui lui donne une fille hors mariage, tout en achevant sa Galathée, une pastorale (genre, comme on l’a vu, très en vogue à cette époque) qu’il avait commencée en captivité et en cherchant des moyens d’existence. Il épouse finalement la même année (1584) la jeune Catalina de Salazar (elle a moins de 20 ans, il en a 37), issue de la petite bougreoisie paysanne

Dès 1585, la publication de sa Galathée lui vaut un réel succès d’estime. Une suite, pourtant annoncée, ne paraîtra jamais. Mais ses tentatives en tant que dramaturge sont des échecs "commerciaux" : ses pièces ne sont pas jouées, les succès de Lope de Vega monopolisant les scènes théâtrales espagnoles.

Il doit donc abandonner la plume pour vivre : on le retrouve, parcourant l’Andalousie en tant qu’avitailleur pour l’Invincible Armada, puis collecteur d’impôts. Il a des démêlés avec la Justice, ce qui le conduira en prison en 1592 pour proxénétisme et en 1597, à Séville, pour détournement des fonds publics.

Et c’est dans cette prison sévillane qu’il rédigera son Don Quichotte, comme il le confesse dans sa préface (mais certains spécialistes en doutent).

En 1605 il publie son Don Quichotte (il n’est pas encore question d’une seconde partie), et se roman se révèle, dès sa parution, un succès dans toutes le couches sociales : le héros et son "écuyer" Sancho Panza sont rapidement connus par toute l’Espagne, que ce soit par la lecture du livre ou par des représentations théâtrales tirées des nombreux épisodes cocasses du roman.

On retrouve Cervantès, également en 1605, à Valladolid, siège de la cour avant que Philippe III reprenne Madrid en 1607, où Cervantès s’installe à son tour. Cela laisse supposer une certaine familiarité avec la cour, voire même avec le roi, mais cela ne l’empêche pas de vivre dans le dénûment : était-il un panier percé ? Avait-il une passion coûteuse, comme le jeu ?

Grâce au succès de Don Quichotte, il peut dès lors se consacrer aux lettres, mais il connaît dans sa vie des déceptions et des deuils. Il publie notamment les Nouvelles exemplaires en 1613 et le Voyage au Parnasse en 1614. Il publie également des pièces de théâtre, dont certaines datent sans doute de son retour en Espagne, sous le titre de Comédies et Intermèdes (alors que Le Siège de Numance, l’un de ses plus grands chefs d’oeuvre pour le théâtre, est une bien sombre tragédie). Car Cervantès fut aussi un dramaturge génial.

On ne connaîtra jamais l’identité réelle du plagiaire, mais la parution d’un second tome à Don Quichotte en 1614 surprendra Cervantès, qui se mettra à la suite attendue avec rapidité et talent, puisque la vraie seconde partie paraîtra en 1615, un an seulement après le plagiat…

Il achèvera, quelques jours avant sa mort, un vrai roman de chevalerie, les Travaux de Persilès et de Sigismonde.

Un grand merci à Aline Schulmann, pour son extraordinaire traduction. Destinée à tous, mais en premier lieu à ceux qui ont été rebutés par les anciennes traductions, lourdes et académiques, qui gomment toute la drôlerie et, parfois, la verdeur de ce texte qui explore toute la gamme des idées, de la scatologie au sublime. Une mention spéciale à ses adaptations poétiques, dont la qualité littéraire s’adapte parfaitement à la qualité qu’y a mise Cervantès : elle sait s’adapter aux vers de mirlitons, comme à la poésie la plus savante. Un mauvais point cependant pour cette édition, qui reprend le texte sans la moindre préface ni la moindre note… ce qui fait toute l’utilisé d’une page web comme celle-ci !