Les noms d’Ophion et d’Eurynomé, en tant que maîtres du cosmos avant les Titans, sont apparus dans les textes au cours du 3e siècle avant JC. Cette légende, différente de celle d’Hésiode, la plus souvent citée, nous reste très mystérieuse.

L’extraordinaire livre de Robert Graves, les Mythes grecs, que tous les amateurs de mythologie reconnaissent comme une bible en la matière, s’ouvre sur la splendide légende d’une grande déesse appelée Eurynomé, dansant dans l’espace vide, et du serpent Ophion.

De l’aveu même de Robert Graves, cette histoire est une recréation réalisée, avec tout l’art du grand poète qu’il fut, à partir d’éléments disparates, asiatiques autant qu’européens, barbares autant que grecs, tels que la théogonie de Phérécyde d’Athènes (à ne pas confondre avec Phérécyde de Syros, le maître de Pythagore), des textes phéniciens, canaanites…

Les noms d’Ophion et d’Eurynomé sont cependant présents dans le corpus littéraire grec : il apparaissent pour la première fois à l’époque hellénistique, au 3e siècle avant J.-C.

Le récit d’Apollonios de Rhodes

La Théogonie d’Hésiode a été abondamment citée et commentée par les mythographes. Elle nous donne un récit de la création de l’univers et de la naissance des dieux. Pourtant, ce n’est pas la seule cosmogonie que nous aient laissés les Grecs.

Apollonios de Rhodes était un poète de la période hellénistique, qui vécut au 3e siècle avant J.-C. Bien que la mode des poèmes épiques fût passée, il a composé une épopée, Les Argonautiques, contant les aventures de Jason et sa quête de la Toison d’or, à bord du navire Argo. Parmi les compagnons de Jason figurait le poète légendaire Orphée, qui avait pour mission de donner le rythme aux rameurs, mais aussi et surtout de restaurer le courage des hommes pendant ce long et périlleux voyage.

Voici comment Apollonios décrit la création de l’univers, par la bouche d’Orphée :

« Dans le même temps le divin Orphée prit en main sa lyre, et mêlant à ses accords les doux accents de sa voix, il chanta comment la terre, le ciel et la mer, autrefois confondus ensemble, avaient été tirés de cet état funeste de chaos et de discorde, la route constante que suivent dans les airs le soleil, la lune et les autres astres, la formation des montagnes, celle des fleuves, des Nymphes et des animaux. Il chantait encore comment Ophyon et Eurynomé, fille de l’Océan, régnèrent sur l’Olympe, jusqu’à ce qu’ils en furent chassés et précipités dans les flots de l’Océan par Saturne [Cronos] et Rhéa, qui donnèrent des lois aux heureux Titans. Jupiter [Zeus] était alors enfant ; ses pensées étaient celles d’un enfant. Il habitait dans un antre du mont Dicté, et les Cyclopes n’avaient point encore armé ses mains de la foudre, instrument de la gloire du souverain des dieux. Orphée avait fini de chanter, et chacun restait immobile. La tête avancée, l’oreille attentive, on l’écoutait encore, tant était vive l’impression que ses chants laissaient dans les âmes. » (traduction de Jean Jacques Antoine Caussin de Perceval, 1759 – 1835)

Ceci est la plus ancienne et la plus « consistante » mention d’Ophion, d’Eurynomé et de leur légende que l’on trouve dans les textes préservés de la Grèce ancienne.

Autres citations

Dans la littérature grecque de ce même 3e siècle avant J.-C. on trouve deux autres mentions d’Ophion :

– dans un fragment (le fragment 177 de l’édition de Pfeiffer) du poète Callimaque, "le Soleil (Hélios) qui brille sur les descendants d’Ophion",

– le poète et dramaturge Lycophron (également du IIIe siècle), dans son poème Alexandra (autre nom de Cassandre, la devineresse qui prédit la chute de Troie), évoque Zeus « assis sur le trône d’Ophion » et sa mère, Rhéa qui, « habile à la lutte, a jeté dans le Tartare l’ancienne reine ». Cette « ancienne reine » serait Eurynomé, la compagne d’Ophion.

Bien plus tard, au 2e siècle après J.-C., l’historien-géographe grec Pausanias nous a livré une autre indication sur Eurynomé dans sa grande et passionnante Description de la Grèce (traduction d’Etienne Clavier, recueillie sur le site de site de Philippe Remacle) :

Description de la Grèce, livre 8, chapitre 41 : « 4. A environ douze stades au-dessus de Phigalie, il y a des bains chauds, et le Lymax se jette dans la Néda à peu. de distance de ces bains. On voit vers leur confluent, un temple d’Eurynomé qui est depuis longtemps en grande vénération. Situé dans un endroit très escarpé, et d’un abord très difficile, il est entouré de cyprès très nombreux et très serrés les uns contre les autres. 5. Le peuple, à Phigalie, croit qu’Eurynomé est un surnom de Diane [Artémis, soeur d’Apollon], mais ceux d’entre eux qui connaissent les écrivains anciens, disent qu’Eurynomé était fille de l’Océan, et qu’Homère en fait mention dans l’Iliade, lorsqu’il dit que Vulcain [Héphaïstos] fut recueilli par Eurynomé et Thétis. Le temple d’Eurynomé ne s’ouvre qu’un seul jour dans l’année; il reste fermé tout le reste du temps. 6. Le jour qu’on l’ouvre, on y offre des sacrifices tant au nom de la ville qu’au nom des particuliers ; comme je ne m’y suis pas trouvé dans le temps de la fête, je n’ai pas pu voir la statue d’Eurynomé, mais j’ai appris des Phigaliens que cette statue en bois est liée avec des chaînes d’or, qu’elle représente une femme jusqu’aux cuisses, et que le reste du corps a la forme d’un poisson ; ce qui indique d’une manière bien évidente, une fille d’Océan habitant le fond de la mer avec Thétis ; mais ou ne voit pas comment, et d’après quelle tradition vraisemblable, on aurait pu attribuer cette forme à Diane. »

La Phigalia de ce texte est une ancienne cité d’Arcadie, dans le Péloponnèse. Il ne reste rien du temple d’Eurynomé, ou d’Artémis. La forme mi-humaine, mi-poisson serait effectivement étrange pour une Artémis, bien qu’une autre Artémis, celle adorée à Ephèse, l’ancienne cité ionienne, aujourd’hui turque, eût elle aussi une forme étrange, la tête couronnée d’une tour, et le corps entièrement recouvert de seins. On est loin de la vision habituelle de la déesse chasseresse, athlétique et court-vêtue.

Encore plus tard, vers les 4e-5e siècles après J.-C., l’auteur byzantin Nonnos, dans les Dyonisiaques, évoque encore le couple formé par Eurynomé et Ophion, qui apparaît, dans de brèves citations, comme d’anciennes divinités régnantes. En outre, dans le chant 41, Ophion apparaît comme détenteur des capacités prophétiques. Voici ces citations (traduction Le Comte de Marcellus, recueillies sur le site de Philippe Remacle) :

Chant 2 : Ramène au ciel Astraios; rappelles-y, si tu le veux, Ophion et Eurynome avec leur compagnon Saturne [Cronos].

Chant 9 : … j’irai me réunir à l’antique Thétis, j’habiterai le séjour d’Eurynome, et m’établirai auprès d’Ophion…

Chant 12 : A ces paroles du dieu, l’Heure amie de la vigne s’approche et regarde de tous côtés ; elle voit d’abord sur le mur prophétique la première inscription contemporaine du monde qui n’a pas eu de commencement; elle retrace à la fois tous les actes du roi Ophion (03), et du vieux Saturne [Cronos]…

Chant 41 : J’ai là sur sept tables les destinées du monde : elles portent le nom des sept planètes. […] La septième porte le nom de Saturne, qui se montre dans les hauteurs du pôle. C’est là que le vieillard Ophion a réuni et tracé en lettres de carmin les destinées diverses et tous les oracles du monde.

Pour compléter ce catalogue des citations antiques des ces deux divinités, il faut citer les scholiastes à Aristophane (pour la comédie les Nuées) et à l’Alexandra de Lycophron. Grâce à eux, nous pouvons compléter la légende :

Il existait une divinité mâle, Ophion, dont nous ne connaissons pas les origines, et une Océanide (ce qui situe nécessairement la légende après la naissance d’Océan et de Téthys, tous deux fils de Gaïa-la-terre et d’Ouranos-le-ciel) nommée Eurynomé, qui régnèrent sur l’Olympe. Ils furent détrônés et jetés soit dans le Tartare, soit dans l’Océan, par Cronos et Rhéa, frère cadet et soeur d’Océan. Puis Cronos fut à son tour détrôné par Zeus.

Cette cosmogonie, qui semble avoir été bien connue des auteurs grecs mais non des auteurs latins, est certes différente de celle d’Hésiode, mais la différence est concentrée sur les deux divinités, tout le contexte est identique. Les différences avec d’autres cosmogonies (Phérécyde, orphisme…) sont nettement plus profondes. Il fait néanmoins s’interroger sur le silence d’Hésiode.

Le silence d’Hésiode

Dans les textes d’Hésiode qui sont parvenus jusqu’à nous, il n’est jamais fait mention, en tout cas, d’Ophion. Mais il existe, dans le panthéon d’Hésiode, une divinité nommée Eurynomé. Dans la Théogonie, elle est l’une des 3000 filles des titans Océanos et Téthys, et la troisième compagne de Zeus, à laquelle elle donna les Charites ou Grâces.

La plupart des textes de l’Antiquité grecque qui ont été préservés l’ont été parce qu’ils ont servi à l’enseignement, essentiellement pour leurs qualités artistique ou intellectuelle, mais aussi pour les valeurs qu’elles transmettaient. On parlerait aujourd’hui d’oeuvres « politiquement correctes ».

Ainsi en est-il de l’oeuvre d’Hésiode, dont les érudits n’ont jamais excessivement loué la valeur poétique. Par contre, il a transmis à des génération de Grecs un cosmogonie où Zeus, après bien des batailles, est établi en maître absolu. L’hypothèse d’un remaniement, d’une réécriture des poèmes d’Hésiode, afin peut-être de les faire coïncider avec l’orthodoxie de l’époque, a été plusieurs fois évoquées dans les écrits sur la mythologie et la littérature grecques (Decharme, Croiset….).

Ce qui est certain, c’est que les mythes qui sont parvenus jusqu’à nous offrent un visage lisse, civilisé, où les mangeurs de chair humaine et les parjures sont précipités dans le Tartare, où les sacrifices humains sont gommés ou camouflés, alors que, dans la Grèce, lumière des civilisations, subsisteront même tardivement certaines coutumes archaïques et cruelles, dont nous pouvons trouver les preuves écrites dans des textes, ou peintes sur des vases.

Hésiode (ou ses correcteurs/censeurs ultérieurs) ne pouvait laisser dans ses poémes, transmis à la jeunesse, une légende concernant un couple de divnités nommées Ophion et Eurynomé, même si celle-ci circulait effectivement.

Ophion, en effet, n’est pas un nom propre à l’étymologie obscure, mais c’est aussi un mot grec signifiant « serpent », et qui est encore utilisé aujourd’hui, tant en grec moderne que pour la formation de mots tels que « ophidiens » (qui désigne le genre des serpents) ou « ophites » (adorateurs des serpents).

En effet, on trouve, dans tout le proche et le moyen Orient, des traces d’un ancien culte du serpent. Ce culte avait touché la Grèce, il est lié à la divinité d’Apollon, soit que ce dieu fût lié à ce culte (il semble bien, comme en témoignent des tessons de poterie liés à la légende de Laocoon, que des serpents étaient utilisés dans les cérémonies du culte d’Apollon de la ville de Tymbrée en Asie), soit qu’il mît fin à ce culte (à Delphes, où il prit la place de Python après l’avoir tué).

(Dans le cas de Tymbrée, on peut également supposer que le culte d’Apollon s’est établi sur un ancien culte du serpent, les prêtres d’Apollon associant de vieilles coutumes ophites pour mieux établir leur domination, comme l’ont fait les premiers prêtres chrétiens en associant au culte chrétien, par exemple, les anciennes fêtes solaires celtes, comme Noël ou la Saint-Jean.)

Grande aurait été la menace pour la suprématie de Zeus que la diffusion élargie d’une légende faisant d’un serpent le premier maître de l’univers, alors que le serpent lui-même était aux portes !

Ophion, Eurynomé et l’orphisme

Nous avons également mené l’enquête sur l’appartenance présumée de cette légende à des mythes orphiques. En effet, dans les études que nous avons lues sur ces textes, il est régulièrement fait mention de cette appartenance possible. Par contre, elle n’est étayée par aucune citation ni aucune référence.

Cette hypothèse, à notre sens, s’établit sur deux points seulement :

D’abord sur le fait que cette légende ne coïncide pas avec la cosmogonie « orthodoxe » d’Hésiode. Or, selon nos conclusions, le mythe d’Ophion et d’Eurynomé n’est pas « incompatible » avec la cosmogonie d’Hésiode, mais il en aurait été effacé pour des raisons politiques.

Ensuite, parce que, dans les Argonautiques, le mythe est chanté par Orphée. On ne peut toutefois pas établir l’appartenance de ce mythe à l’orphisme sur une base aussi légère.

Au contraire, ce mythe est en complet désaccord avec les textes orphiques, voir par exemple l’Argonautique d’Orphée.