L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Entretien d’Ulysse avec Eumée.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Alors Ulysse, s’éloignant du port, suit à travers la forêt et le sommet de la colline l’âpre sentier indiqué par Athéna pour se rendre auprès du pasteur qui veillait avec soin sur l’entretien des serviteurs qu’avait acquis son maître.

Il le trouve assis sous le portique, à l’endroit où furent bâtis, dans un lieu découvert, les murs élevés de la cour, belle, vaste et de forme circulaire ; ce fut le pasteur lui-même qui la construisit pour les troupeaux durant l’absence d’Ulysse, et qui, sans le secours ni de sa maîtresse ni du vieux Laërte, l’entoura de grosses pierres et d’une haie d’épines. À l’extérieur s’élevait une forte palissade de pieux serrés, et coupés dans le cœur du chêne ; et dans l’intérieur de la cour il fit douze étables rapprochées entre elles, où couchaient les porcs ; dans chacune de ces étables reposaient sur la terre cinquante truies fécondes ; les mâles couchaient en dehors, mais ils étaient moins nombreux ; car les nobles prétendants les diminuaient en les mangeant dans leurs repas ; ainsi sans cesse le pasteur leur envoyait le meilleur de tous ces porcs succulents ; cependant on en comptait encore trois cent soixante. Là veillaient aussi, semblables à des lions, quatre dogues que nourrissait le chef des pasteurs. En ce moment il ajustait à ses pieds une chaussure que lui-même avait taillée dans la peau rougeâtre d’un bœuf ; les autres bergers, au nombre de trois, s’empressaient à l’envi de réunir les troupeaux ; il avait envoyé le quatrième à la ville conduire le porc qu’il était contraint par nécessité de livrer aux fiers prétendants, afin qu’après les sacrifices ils savourassent ces viandes délicates.

Mais à l’instant les chiens à la voix retentissante aperçoivent Ulysse ; ils s’élancent en aboyant avec force ; alors le héros, usant d’adresse, s’assied à terre, et le bâton échappe de sa main. Là, dans sa propre demeure, il allait souffrir un indigne outrage ; mais le gardien des porcs, s’élançant d’un pied rapide, franchit aussitôt le portique, et le cuir tombe de sa main. En criant contre les chiens, il les chasse avec des pierres nombreuses qu’il lance de tous côtés ; puis il dit au héros :

« O vieillard, peu s’en est fallu que ces dogues ne vous déchirassent en un instant, et que vous me couvriez d’opprobre. Cependant les dieux me donnent assez d’autres sujets de chagrin et d’amertume ; sans cesse je gémis, je pleure sur un noble maître, et je nourris avec soin ses troupeaux, pour qu’ils soient mangés par d’autres ; lui cependant, privé de toute nourriture, erre misérablement dans quelque ville lointaine, au milieu de peuples inconnus, si toutefois il respire et s’il voit encore la clarté du soleil. Mais suivez-moi, venez dans ma cabane, ô vieillard, afin de vous rassasier de pain et de vin au gré de vos désirs, et que vous me disiez d’où vous êtes, et quels sont les maux que vous avez soufferts. »

En achevant ces paroles, le noble pasteur conduit Ulysse à la bergerie ; et, l’ayant introduit, il répand des branches épaisses ; au-dessus il étend la peau velue d’une chèvre sauvage, et prépare une couche vaste et commode. Ulysse se réjouit d’être si bien reçu ; puis il adresse ces paroles au berger :

« Que Zeus, ô mon hôte, et les autres dieux vous donnent ce que vous désirez, puisque vous m’accueillez avec tant de bienveillance ! »

Alors, pasteur Eumée, lu répondis en ces mots :

« Non, il ne m’est point permis de mépriser un étranger, quand il arriverait plus misérable que vous ; car les étrangers et les pauvres nous viennent de Zeus. Notre offrande sera faible, mais bienveillante : telle est la coutume des serviteurs ; ils sont toujours craintifs, surtout quand de jeunes maîtres commandent, car les dieux enchaînent le retour de celui qui me chérissait, et qui m’eût donné sans doute une maison, un champ, une riche épouse, tous les biens qu’un maître bienfaisant accorde à celui qui le servit avec zèle, et dont un dieu fait prospérer les travaux, comme une divinité fit fructifier mes peines dans les choses que j’ai surveillées : ainsi, mon maître m’eût comblé de richesses, s’il eût vieilli dans son palais ; mais il est mort loin de nous. Ah ! plût aux dieux que toute la famille d’Hélène eût péri jusque dans sa source, puisqu’elle a ravi le jour à tant de héros ! Mon maître aussi, pour l’honneur d’Agamemnon, est allé dans les fertiles plaines d’Ilion combattre les guerriers troyens. »

À peine a-t-il achevé ce discours, qu’il relève sa tunique autour de sa ceinture, et court à l’étable où les porcs étaient renfermés ; il en prend deux, et les immole aussitôt ; il les passe à la flamme, puis les divise en morceaux, et les perce avec des broches. Après avoir fait rôtir les viandes, il les apporte, les place devant Ulysse, encore toutes brûlantes autour des broches ; puis il répand la blanche farine ; alors dans une écuelle de lierre préparant un vin aussi doux que le miel, il s’assied en face du héros, et l’exhortant il lui parle en ces mots :

« Mangez maintenant, cher étranger, ces viandes de porc destinées aux serviteurs ; car les prétendants dévorent les porcs les plus gras, sans redouter la vengeance au fond de leur âme, et sans concevoir aucune pitié. Pourtant les dieux fortunés ne chérissent pas les actions impies, mais ils honorent la justice et les pieux travaux des hommes. Les ennemis, les pirates qui dévastent une terre étrangère, auxquels Zeus accorde un riche butin, après avoir rempli leur navire, se rembarquent, et retournent dans leur patrie ; et pour eux-mêmes une crainte terrible de vengeance s’empare de leur âme. Mais peut-être que ces princes savent quelque chose sur la mort funeste de mon maître ; sans doute ils ont entendu la voix de quelque divinité, puisqu’ils n’aspirent à l’hymen qu’avec violence, et ne veulent point retourner dans leurs champs ; tranquilles, ils dévorent insolemment ces richesses sans rien épargner. Toutes les nuits et tous les jours qui nous viennent de Zeus, ils ne se contentent pas d’immoler une ou même deux victimes ; mais, buvant sans mesure, ils ont épuisé tout le vin. À mon maître autrefois appartenaient de grands biens ; à nul des héros, soit du fertile continent, soit d’Ithaque elle-même, fussent-ils vingt réunis, n’appartenaient tant de richesses : je vais vous en faire le détail. Douze troupeaux de bœufs sur le continent, autant de moutons, autant d’étables à porcs, autant de pâturages remplis de chèvres que font paître des étrangers et les pasteurs de ce héros. Dans cette île sont encore onze pâturages de chèvres, qui paissent à l’autre extrémité du rivage ; sur elles veillent des bergers pleins de zèle. Cependant chacun d’eux est obligé de porter tous les jours aux prétendants la chèvre qui dans ses troupeaux lui paraît la plus belle. Moi-même, qui garde et qui prends soin des porcs, je choisis toujours le plus beau pour le leur envoyer. »

Ainsi parlait Eumée ; mais Ulysse mangeait avidement les viandes, et buvait le vin en silence ; cependant il méditait la perte des prétendants. Quand il a terminé le repas, et pris la nourriture au gré de ses désirs, Eumée remplissant la coupe dans laquelle il avait coutume de boire, la présente au héros pleine de vin ; celui-ci la reçoit, se réjouit dans son cœur, et s’empresse d’adresser ce discours au pasteur :

« Ami, quel est l’homme puissant et fortuné qui, comme vous le racontez, vous acheta de ses trésors, et qui, m’avez-vous dit, s’est sacrifié lui-même pour la gloire d’Agamemnon ? Parlez, il est possible que j’aie connu ce héros. Zeus et les dieux immortels savent seuls si je ne pourrai pas vous annoncer l’avoir vu dans mes voyages ; car j’ai parcouru bien des contrées. »

Eumée, chef des pasteurs, répondit en ces mots :

« O vieillard, aucun voyageur venant annoncer le retour de mon maître ne pourra persuader l’épouse et le fils chéri de ce héros ; car les étrangers qui réclament notre secours mentent légèrement, et ne veulent pas dire la vérité. Tout voyageur qui vint dans Ithaque fut introduit auprès de la reine, et l’abusa par de vaines paroles ; cependant elle fit toujours un accueil bienveillant, et s’informa soigneusement de chaque chose ; puis des larmes tombent de ses paupières, comme il convient à toute femme dont l’époux périt au loin. Vous-même, ô vieillard, peut-être vous imaginerez une fable, pour qu’on vous donne une tunique un manteau, des vêtements. Mais déjà les chiens et les vautours doivent avoir enlevé la peau de ses os : mon maître a perdu la vie ; ou bien dans la mer les poissons ont mangé son cadavre, et ses ossements gisent sur la plage, ensevelis sous un monceau de sable. Oui, c’est ainsi qu’il a perdu la vie ; il ne laisse après lui que des douleurs à tous ses amis, et surtout à moi, car je ne retrouverai jamais un si bon maître, en quelque lieu que je porte mes pas ; lors même que je retournerais dans la maison de mon père et de ma mère, où d’abord ils me donnèrent le jour et m’élevèrent eux-mêmes. Ce n’est pas sur eux que je pleure le plus, malgré mon désir de les revoir, en retournant dans ma patrie ; mais le regret d’Ulysse absent m’absorbe tout entier. Cher étranger, j’ose à peine proférer son nom, quoiqu’il ne soit plus au milieu de nous, car il me chérissait, et me soignait du fond de son cœur ; mais je l’appelle mon père, même en son absence. »

« Ami, reprend le noble Ulysse, puisque vous niez toute chose, et que vous dites encore qu’il ne reviendra pas, c’est que votre esprit fut toujours incrédule ; toutefois, je ne vous parle point au hasard, mais je l’atteste avec serment, Ulysse reviendra. Que j’obtienne le prix de cette heureuse nouvelle, aussitôt que de retour en ces lieux il rentrera dans son palais ; alors vous me donnerez une tunique, un manteau, de superbes vêtements. Mais avant ce jour, malgré mes besoins, je ne veux rien accepter. Il m’est odieux à l’égal des portes de l’Enfer l’homme qui, contraint par l’indigence, profère des paroles trompeuses. Que Zeus, le premier des dieux, en soit témoin, et cette table hospitalière, et ce foyer de l’irréprochable Ulysse où je viens d’arriver : toutes ces choses s’accompliront comme je l’annonce. Dans le courant de cette année Ulysse sera de retour en ces lieux ; à la fin de ce mois, ou les premiers jours du suivant, il reviendra dans sa maison, et punira quiconque osa mépriser ici son épouse et son illustre fils. »

Sage Eumée, tu fis entendre cette réponse : « O vieillard, je n’aurai jamais à récompenser cette heureuse nouvelle : Ulysse ne reviendra plus dans sa maison. Toutefois, buvez en paix, livrons-nous à d’autres pensées, et ne rappelez point ces malheurs à ma mémoire ; car dans mon sein mon âme s’attriste, lorsqu’on retrace le souvenir de ce bon maître. Abandonnons aussi les serments cependant puisse-t-il arriver, comme je le désire, ainsi que Pénélope, et le vieux Laërte, et le divin Télémaque. Aujourd’hui je pleure sur le sort de cet enfant qu’engendra le vaillant Ulysse ; puisque les dieux relevèrent comme un jeune arbrisseau, j’espérais qu’entre tous les hommes il ne serait point inférieur à son père, chéri par sa taille et son admirable beauté ; mais l’un des dieux, ou peut-être un des mortels, a frappé son esprit plein de sagesse : il s’est rendu dans la divine Pylos pour avoir des nouvelles de son père. Cependant voilà que les audacieux prétendants lui dressent des embûches à son retour, afin que sans gloire elle soit à jamais effacée dans Ithaque, la postérité du noble Arcisios. Toutefois, cessons d’en parler, soit qu’il périsse ou qu’il échappe à la mort, s’il est protégé par la main du fils de Cronos. Mais vous, ô vieillard, dites vos propres malheurs ; racontez-moi la vérité, que je l’apprenne tout entière. Qui donc êtes-vous ? quel peuple venez-vous de quitter ? où sont et votre patrie et vos parents ? Sur quel navire êtes-vous arrivé ? quels matelots vous ont conduit dans Ithaque ? quelle est leur nation ? car je ne crois pas que ce soit à pied que vous avez pu venir en ces lieux. »

« Oui, répond aussitôt le prudent Ulysse, je vous dirai toutes mes aventures avec sincérité. Si nous avions encore pour longtemps de la nourriture et du vin délectable, pour goûter à loisir dans cette demeure les douceurs du festin, tandis que d’autres s’occuperaient des travaux, je ne pourrais pas aisément suffire, durant une année entière, à vous raconter toutes les douleurs de mon âme, tant j’en ai supporté par la volonté des dieux.

« Je me glorifie d’être né dans la vaste Crète, fils d’un homme opulent ; il eut plusieurs autres enfants, qui naquirent et furent élevés dans sa maison, issus de sa légitime épouse. La mère qui me donna le jour fut une captive achetée à grand prix ; mais Castor, le fils d’Hylax, m’honorait à l’égal de ses enfants légitimes ; c’est de lui que je me glorifie d’avoir reçu la naissance, lui qui jadis dans la Crète fut respecté comme un dieu par le peuple, à cause de sa félicité, de ses richesses et de ses fils glorieux. Cependant les inflexibles destinées de la mort l’ont emporté dans le royaume d’Hadès ; alors ses nobles enfants divisèrent son héritage, et le tirèrent au sort ; ils ne m’en laissèrent qu’une faible partie, et me donnèrent une seule maison. J’épousai, grâce à ma valeur, une femme issue d’hommes opulents ; car je n’étais point un mortel obscur, un déserteur des batailles. Maintenant j’ai tout perdu ; cependant je crois que si vous regardez le chaume, vous reconnaîtrez la moisson ; mais une grande adversité s’est emparée de moi. Jadis Arès et Athéna m’accordèrent la force et le courage ; lorsque pour une embuscade je choisissais les plus vaillants, méditant la perte des ennemis, jamais mon noble cœur ne prévoyait la mort ; mais, armé de ma lance, je m’élançais le premier de tous pour immoler, parmi les guerriers, quiconque osait m’attaquer. Tel je fus à la guerre ; le travail des champs ne me plaisait pas, non plus que les soins domestiques, qui nourrissent de beaux enfants. Les vaisseaux garnis de rames m’étaient toujours chers, ainsi que les combats, les traits et les flèches aiguës, qui paraissent à d’autres si tristes et si terribles. Voila ce qui me charmait, ce qu’un dieu plaça dans mon sein ; car chaque homme est entraîné par des soins différents. Avant que les Grecs partissent pour Ilion, neuf fois sur de rapides navires je conduisis des guerriers chez des peuples étrangers : tout me réussit à souhait. Je prenais d’abord la meilleure part du butin, et par le sort j’en obtenais beaucoup ensuite ; ainsi j’accrus promptement l’opulence de ma maison, et je devins un citoyen puissant et considéré parmi les Crétois. Enfin, lorsque le grand Zeus nous ouvrit cette route fatale, où tant de héros, ont perdu la vie, on nous força, l’illustre Idoménée et moi, de commander les vaisseaux qui se rendaient dans les champs d’Ilion ; nul moyen de s’y refuser, la voix du peuple est terrible. Là, nous tous, fils des Grecs, combattîmes durant neuf années, et la dixième, après avoir détruit la ville de Priam, nous revînmes sur nos navires au sein de nos foyers ; un dieu dispersa les Achéens. Cependant, malheureux, le puissant Zeus me réservait de grands maux. Pendant un mois seulement je restai dans ma maison, me réjouissant avec mes enfants, mon épouse chérie, et mes nombreux trésors ; mais ensuite mon ardeur me pousse à naviguer vers l’Égypte, en rassemblant des navires et de valeureux compagnons ; j’équipai donc neuf vaisseaux, et mon armée fut promptement réunie.

« Durant six jours mes compagnons se livrèrent à la joie des festins ; je leur donnai de nombreuses victimes pour sacrifier aux dieux, et pour préparer leur repas. Le septième jour, abandonnant les rivages de la Crète, nous voguons facilement au souffle vif et pur de Borée, comme sur un courant ; aucun de nos vaisseaux n’éprouva de dommages, et nous tous, pleins de vigueur et de santé, restions assis sur nos navires, que dirigeaient le vent et les pilotes. Le cinquième jour nous arrivons à l’embouchure de l’Égyptos au large cours ; j’arrêtai mes vaisseaux arrondis dans le fleuve. Là je décide que plusieurs de mes compagnons resteront près du rivage pour garder la flotte ; j’envoie les autres sur les hauteurs observer le pays. Eux, cédant à leur audace, emportés par trop de valeur, ravagent les fertiles campagnes des Égyptiens, enlèvent les femmes et les enfants, égorgent tous les habitants ; aussitôt le bruit s’en répandit dans la ville. Les citoyens, attirés par les cris, arrivent au lever de l’aurore ; toute la plaine est remplie de fantassins, de cavaliers, et des éclairs de l’airain ; Zeus, qui se plaît à lancer la foudre, répand une terreur funeste parmi mes compagnons ; aucun d’eux ne peut soutenir le choc des assaillants ; le malheur les environne de toutes parts. Les ennemis tuent plusieurs des nôtres avec le tranchant de l’airain ; ils emmenèrent les autres vivants, pour les forcer aux travaux. Alors Zeus suggère à mon esprit cette pensée ; mais plutôt que ne suis-je mort, que n’ai-je terminé mon destin aux rivages mêmes de l’Égyptos ! car une grande calamité m’était réservée. Aussitôt je dépouille ma tête du casque, mes épaules du bouclier, et de ma main je rejette la lance. J’accours devant le char du roi, puis je baise ses genoux, en les tenant embrassés ; il me conserva la vie, et prit pitié de moi. Me plaçant ensuite sur son char, il me conduit tout baigné de larmes jusque dans son palais. Cependant plusieurs Égyptiens armés de leurs javelots, s’élançaient contre moi, brûlant de m’arracher la vie, car ils étaient vivement irrités ; mais le roi me garantit, il redoutait la vengeance de Zeus hospitalier, qui surtout punit les actions impies. Je restai là pendant sept années ; j’acquis des biens immenses au milieu des Égyptiens ; tous me comblèrent de présents. Mais quand la huitième année est révolue, un Phénicien, habile en tromperies, arrive en Égypte ; fourbe odieux, qui déjà par ses ruses avait aux hommes attiré bien des maux, cet homme, séduisant mes esprits, m’engage à me rendre en Phénicie, où se trouvaient ses palais et ses richesses. Je demeurai près de lui durant une année entière ; lorsque les mois et les jours furent accomplis, et que les heures en se succédant amenèrent la fin de l’année, le Phénicien, méditant de nouveaux mensonges, m’embarqua sur un vaisseau pour la Lybie, afin qu’avec lui je veillasse sur la cargaison ; mais c’était pour me vendre en ces contrées, et pour en retirer un grand prix. Malgré mes soupçons, je fus contraint de le suivre sur son navire. Poussé par le souffle vif et pur de Borée, il voguait en pleine mer à la hauteur de la Crète ; mais Zeus avait résolu la mort de tous les passagers.

« À peine avons-nous quitté l’île de Crète, lorsque déjà nous ne découvrons plus la terre, mais seulement le ciel et l’onde, alors le fils de Cronos répand sur le navire un épais nuage ; la mer est plongée dans les ténèbres. En même temps Zeus fait gronder le tonnerre et lance la foudre sur le navire ; il est renversé tout entier, et frappé par les traits de Zeus, il est rempli d’un nuage de soufre ; tous les matelots tombent dans la mer. Semblables à des corneilles marines, ils sont emportés par les flots autour du navire ; un dieu les prive à jamais du retour. En ce moment, quoique souffrant de vives douleurs en mon âme, Zeus place dans mes mains le long mât du navire, pour que j’évite encore le trépas. Je l’embrasse avec force, et suis emporté par les vents déchaînés. J’erre ainsi durant neuf jours, mais à la dixième nuit, une vague énorme me jette sur le rivage des Thesprotes. Phidon, héros puissant, et roi de ces peuples, me reçut sans rançon. Ce fut son fils chéri qui le premier, me rencontrant accablé de fatigue et de froid, me conduisit dans ses foyers, et de la main me releva, pour que je parvinsse à la maison de son père ; ensuite il me donna des vêtements, une tunique avec un manteau.

« C’est en ce pays que j’entendis parler d’Ulysse ; Phidon me dit qu’il le reçut et l’accueillit avec amitié lorsque ce héros se disposait à retourner dans sa patrie ; il me montra toutes les richesses qu’Ulysse avait acquises : de l’airain, de l’or et du fer richement travaillé. Là se trouvait de quoi nourrir une famille jusqu’à la dixième génération, tant étaient nombreux les trésors rassemblés dans le palais du roi. Ce prince me dit encore qu’Ulysse était allé dans la forêt de Dodone pour écouter l’oracle du chêne élevé de Zeus, et savoir s’il retournerait, après une si longue absence, dans le pays d’Ithaque, ouvertement ou bien en secret. Enfin le roi Phidon me jura, lorsque nous faisions des libations dans son palais, qu’il venait d’équiper un navire, et que déjà les matelots étaient prêts pour ramener Ulysse dans sa patrie. Pour moi cependant, il me renvoya le premier ; car par occasion un navire de navigateurs thesprotes se rendait au riche pays de Dulichium. Il leur recommanda donc soigneusement de me conduire auprès du puissant Acaste ; mais ceux-ci méditèrent contre moi les plus affreux desseins, et je devais atteindre le comble du malheur. Lorsque notre navire est loin de la terre, ils décident aussitôt de me livrer à l’esclavage ; ils me dépouillent de mon manteau, de ma tunique, de mes vêtements, et ne me laissèrent que ces vils haillons, cette tunique déchirée qui frappe maintenant vos regards. Vers le soir ils arrivèrent aux champs de l’heureuse Ithaque ; alors ils m’attachent avec de forts cordages dans l’intérieur du navire, eux descendent sur les bords de la mer pour prendre le repas. Cependant les dieux mêmes brisèrent aisément mes liens ; aussitôt, couvrant ma tête de ces haillons et me laissant glisser le long du gouvernail, je m’étends sur les flots, puis de mes deux mains nageant avec effort, je parviens à m’éloigner de ces perfides. Là gagnant le rivage, à l’endroit où la forêt de chênes avait un épais feuillage, j’y restai caché. Les Thesprotes erraient de toutes parts, en soupirant avec amertume, car ils virent bientôt qu’il ne leur était pas profitable de rechercher davantage ; alors ils se rembarquent de nouveau sur leur navire arrondi. Les dieux mêmes me cachèrent aisément, et me conduisant, ils m’ont amené dans l’humble cabane d’un homme prudent ; ainsi mon destin est de vivre encore. »

Tu répondis en ces mots, sage Eumée :

« Malheureux étranger, combien vous avez touché mon âme en me racontant avec détail tout ce que vous avez souffert et combien vous avez erré. Mais je ne crois pas que vous ayez tout dit avec sincérité ; vous ne m’avez point persuadé quand vous avez parlé d’Ulysse. Pourquoi faut-il, en l’état où vous êtes, mentir si légèrement ? Je sais très-bien ce que je dois penser du retour de mon maître, lui que tous les dieux ont pris en grande haine, puisqu’ils ne l’ont pas fait périr au milieu des Troyens, ou bien entre les bras de ses amis, après avoir terminé la guerre. Du moins alors tous les Grecs auraient construit une tombe en son honneur, et son fils eût joui d’une gloire immense à l’avenir. Mais maintenant les Harpyes l’ont enlevé honteusement. Depuis ce temps, je vis à l’écart au milieu de mes troupeaux ; je ne vais point à la ville, à moins que la sage Pénélope ne m’engage à m’y rendre, lorsque arrive quelque nouvelle. Alors tous rassemblés interrogent l’étranger, et ceux qui gémissent sur l’absence du héros, et ceux qui se réjouissent en dévorant son héritage. Mais je ne désire plus m’enquérir de rien, ni questionner personne, depuis qu’un Étolien m’a trompé par ses discours ; s’étant rendu coupable d’un meurtre, après avoir erré longtemps, il vint dans ma demeure ; moi, je l’accueillis avec amitié. Ce voyageur me disait avoir vu dans la Crète, auprès d’Idoménée, Ulysse réparant ses vaisseaux, que les tempêtes avaient fracassés ; il ajoutait que vers la fin de l’été sans doute, ou du moins pendant l’automne, ce prince reviendrait dans sa patrie, ramenant de nombreuses richesses, avec ses valeureux compagnons. Vous donc, ô vieillard infortuné, puisqu’un dieu vous à conduit près de moi, ne me trompez pas par des mensonges, ne flattez pas ma douleur ; ce n’est point par de tels moyens que je vous honorerai, que je vous chérirai davantage, mais parce que je respecte Zeus hospitalier et que j’ai compassion de vous. »

« Certes, reprend Ulysse, votre âme est bien incrédule, puisque, malgré mes serments, je ne vous persuade pas. Eh bien, faisons maintenant un traité ; dans l’avenir les dieux habitants de l’Olympe seront nos témoins, à tous les deux : si votre maître revient dans son palais, vous me donnerez une tunique, un manteau, de riches vêtements, et me renverrez à Dulichium, où tendent tous mes vœux ; mais si ce prince ne revient pas, comme je vous l’annonce, vous ordonnerez à vos bergers de me précipiter du haut de cette roche élevée, afin qu’à l’avenir tout voyageur tremble de vous tromper. »

« Étranger, lui répondit le noble pasteur, j’obtiendrais une belle réputation de gloire et de vertu parmi les hommes, maintenant et dans l’avenir, si moi, qui vous reçus dans ma maison, qui vous offris les dons de l’hospitalité, j’allais vous immoler, vous arracher la vie, et puis tranquillement adresser mes vœux à Zeus, le fils de Cronos. Maintenant voici l’heure du repas : bientôt mes bergers vont rentrer, afin que nous préparions dans cette demeure un léger festin. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient ensemble ; cependant les porcs et les pasteurs rentraient à la bergerie. Les serviteurs renferment les troupeaux pour dormir dans leur étable ; bientôt s’élève le bruit confus des porcs, qui se pressent sous leur toit. Alors le divin pasteur dit à ses compagnons :

« Amenez le plus beau porc pour l’immoler à l’étranger voyageur ; nous-mêmes participerons à ce repas, nous qui sommes accablés de chagrins, et qui nous fatiguons à faire paître ces troupeaux ; mais d’autres dévorent impunément le fruit de nos labeurs. »

En achevant ces paroles, il divise le bois avec le tranchant de l’airain ; les bergers amènent un beau porc, âgé de cinq ans ; ils le placent près du foyer. Eumée n’oublia point les dieux, car il était doué d’un esprit rempli de sagesse ; et d’abord, coupant les soies sur la tête du porc aux dents éclatantes, il les jette dans le feu ; puis il demande à tous les immortels que le sage Ulysse revienne dans sa maison. Soulevant alors une branche de chêne, qu’il avait mise à part en coupant le bois, il frappe le porc ; l’animal tombe sans vie. Les bergers l’éventrent, et le passent à la flamme ; puis ils le dépècent aussitôt. Le pasteur, commençant par les membres, enveloppe de toutes parts ces morceaux crus dans une graisse épaisse ; ensuite il jette une partie dans la flamme, en y répandant la blanche fleur de farine. Il coupe l’autre partie en morceaux, les bergers les percent avec des broches, les font rôtir soigneusement, et retirent toutes ces viandes ; puis ils placent sur des tables les morceaux rassemblés. Alors Eumée se lève pour les distribuer ; car la justice règne en son âme. Il en fait sept portions ; il en place une pour les nymphes et pour Hermès, fils de Maïa, qu’il implore, et donne les autres parts à chacun des convives ; mais il honore Ulysse en lui réservant le large dos du sanglier aux dents éclatantes ; il comble ainsi de joie le cœur de son maître. Alors le sage Ulysse lui parle en ces mots :

« Puissiez-vous, Eumée, être chéri du grand Zeus comme de moi-même, ô vous qui, dans l’état ou je suis, m’honorez par vos bienfaits ! »

Noble chef des pasteurs, tu répondis en ces mots :

« Mangez, étranger malheureux, et réjouissez-vous de ces dons, tels qu’ils vous sont offerts. Dieu donne et ravit ces biens selon sa volonté ; car il peut tout. »

Il dit, et sacrifie aux immortels les prémices du repas ; après avoir fait les libations d’un vin pur, il remet la coupe aux mains du belliqueux Ulysse ; celui-ci s’assied devant la portion qui lui fut destinée. Mésaulios leur distribue le pain, lui que le chef des pasteurs avait acquis durant l’absence du roi, sans le secours de Pénélope ni du vieux Laërte ; il l’acheta des Taphiens, et le paya de ses propres richesses. Cependant les convives étendent les mains vers les mets qu’on leur à servis. Quand ils ont chassé la faim et la soif, Mésaulios enlève le pain ; tous, abondamment rassasiés de pain et de viande, vont ensuite se livrer au sommeil.

Cependant survient une nuit froide et ténébreuse, et pendant toute cette nuit Zeus fit pleuvoir ; le Zéphyr, toujours chargé de nuages, soufflait avec violence. Ulysse alors s’adresse à ses hôtes, voulant éprouver si le pasteur lui donnera son manteau pour la nuit, ou s’il engagera quelqu’un de ses compagnons à se dépouiller, car Eumée avait pris grand soin de lui :

« Écoutez-moi maintenant, Eumée, et vous, ses compagnons fidèles : peut-être parlerai-je en me glorifiant : le vin fait naître la folie ; il excite le sage lui-même à chanter, à rire avec délices, il l’entraîne au milieu des danses, et l’engage à proférer des paroles que peut-être il eût été mieux de ne pas dire. Mais puisque les premiers mots sont échappés, je ne veux plus rien taire. Ah ! que ne suis-je encore à la fleur de l’âge, que n’ai-je encore ma force tout entière, comme en ce jour où nous dressâmes une embuscade sous les murs d’Ilion ! Ulysse et Ménélas conduisaient l’entreprise ; moi, le troisième, je commandais avec eux : ces héros eux-mêmes le décidèrent. Lorsque nous sommes arrivés près de la ville aux remparts élevés, nous pénétrons dans, d’épaisses broussailles autour de la citadelle, et, tapis sous nos armes, nous restons cachés parmi les joncs d’un marais ; bientôt arrive, au souffle de Borée, une nuit affreuse et glaciale ; du haut des airs une neige serrée tombait comme du givre : nos boucliers étaient couverts d’un épais cristal. Tous les autres guerriers, enveloppés de leurs tuniques et de leurs manteaux, dormaient paisiblement, le bouclier sur l’épaule ; moi seul en partant avec mes compagnons j’avais imprudemment laissé mon manteau, ne pensant pas qu’il ferait aussi froid ; j’étais parti n’ayant que mon bouclier et ma tunique. Mais lorsque furent passés les deux tiers de la nuit, et que les astres déclinaient, m’approchant d’Ulysse, je le pousse avec le coude, et soudain il prête l’oreille à ma voix :

« Noble fils de Laërte, ingénieux Ulysse, lui disais-je, je ne serai pas longtemps encore au nombre des vivants : le froid m’accable, car je n’ai point de manteau. C’est un dieu qui m’a trompé sans doute en me laissant venir ici couvert d’une simple tunique, et maintenant je n’y vois plus de remède. »

« Je parlais ainsi ; mais Ulysse conçoit aussitôt un dessein dans son âme, car ce héros savait à la fois conseiller et combattre ; alors à voix basse il me dit ces mots :

« Silence, de peur que quelque autre des Grecs ne t’écoute. »

« Ensuite, appuyant sa tête sur son bras, il nous adresse à tous ce discours :

« Écoutez, mes amis, un songe divin m’a frappé durant mon sommeil. Nous sommes bien éloignés des vaisseaux ; que l’un de vous aille dire au fils d’Atrée, au divin Agamemnon, pasteur des peuples, qu’il engage un plus grand nombre de guerriers à venir en ces lieux loin des navires. »

« A ces paroles, Thoas, fils d’Andraimon, se lève promptement, jette à terre son manteau de pourpre, et s’élance vers les vaisseaux ; et moi dans le vêtement de ce héros je repose avec joie. Mais bientôt brilla l’aurore sur son trône d’or.

« Ah ! que n’ai-je encore la même jeunesse, que n’ai-je ma force tout entière ! sans doute l’un de ces bergers me donnerait son manteau dans cette humble demeure, et serait à la fois plein de respect et d’amour pour un vaillant guerrier ; mais maintenant ils me méprisent, parce que de vils lambeaux couvrent mon corps. »

Eumée, chef des pasteurs, tu répondis en ces mots :

« Sans doute, ô vieillard, elle est ingénieuse la fable que vous venez de raconter, et je vois bien que vous ne proférez jamais des paroles inconsidérées ; mais vous ne manquerez ici maintenant ni de vêtements ni de toutes les choses que réclame de nous un suppliant étranger ; seulement demain dès l’aurore vous reprendrez vos pauvres habits. Nous ne possédons pas plusieurs manteaux, et nous ne pouvons pas changer de tunique. Mais quand le fils d’Ulysse sera de retour, il vous donnera lui-même une tunique, un manteau, des vêtements, et vous fera conduire dans le pays où vous désirez vous rendre. »

En achevant ces mots, il se lève, et près du foyer prépare un lit, sur lequel il étend des peaux de chèvre et de brebis : c’est là que repose Ulysse ; enfin Eumée lui donne un ample manteau, dont le pasteur se revêtait quand survenait un hiver rigoureux.

Ainsi dans cette cabane Ulysse goûte le sommeil, et près de lui s’endorment les jeunes bergers ; mais il ne convint pas au chef des pasteurs de coucher en ces lieux, et de dormir loin de ses troupeaux, il prend donc ses armes pour s’éloigner de sa demeure : Ulysse se réjouit des soins que donne Eumée à la bergerie, même en l’absence de son maître. Le pasteur suspend un glaive à ses fortes épaules ; il revêt une épaisse tunique, impénétrable aux vents, et se couvre de la peau velue d’une chèvre sauvage ; puis il saisit une lance aiguë, l’effroi des chiens et des voleurs. Alors il va se coucher à l’endroit où reposaient ses troupeaux, dans une grotte profonde à l’abri du souffle de Borée.

Fin du chant 14 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)