L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Les Sirènes, Scylla, Charybde, les génisses du Soleil.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

À peine le navire a-t-il quitté les courants impétueux de l’Océan, que du milieu de la vaste mer il arrive de nouveau dans l’île d’Éa, où sont les demeures, les danses de l’aurore matinale, et le lever du soleil ; parvenus en ces lieux, mes compagnons tirent le vaisseau sur le sable, et se dispersent sur le rivage de la mer. Là nous reposant, nous attendons jusqu’à l’aube du jour.

Le lendemain, dès que brille l’Aurore aux doigts de rose, j’envoie mes compagnons dans le palais de Circé pour en rapporter le cadavre d’Elpénor. Bientôt nous abattons les arbres qui couronnent le lieu le plus élevé du rivage, et, le cœur consumé de regrets, nous ensevelissons Elpénor en versant d’abondantes larmes. Quand les flammes ont consumé son corps et ses armes, nous élevons un tombeau surmonté d’une colonne, et plantons une large rame au sommet de cette tombe.

Ainsi nous accomplissons toutes choses ; Circé cependant, ayant appris notre retour des enfers, se hâta d’arriver pour nous offrir la nourriture; des suivantes qui l’accompagnaient apportèrent le pain, des mets en abondance, et le vin étincelant. Debout au milieu d’elles, la déesse nous tint ce discours :

« Ah, malheureux ! quoique vous soyez encore pleins de vie, vous êtes descendus dans le royaume d’Hadès, et vous êtes doublement mortels, tandis que les autres hommes ne meurent qu’une fois. Mais prenez maintenant la nourriture, buvez le vin, et reposez ici tout le jour. Demain au lever de l’aurore vous con­tinuerez à naviguer ; je vous indiquerai la route, et vous ferai tout connaître, afin que par de perfides conseils vous n’éprouviez aucun malheur et sur la terre et sur les flots. »

Ainsi parle la déesse, et nous cédons volontiers à ses avis. Durant tout le jour, et jusqu’au coucher du soleil, nous savourons les viandes succulentes et le vin délectable ; quand le soleil disparaît, et que les ténèbres couvrent la terre, mes compagnons s’abandonnent au repos près des amarres du navire. Cependant la déesse, me prenant par la main, et me tirant à l’écart loin de tous les miens, m’adresse la parole, et m’interroge sur chaque chose ; moi, je lui raconte tout en détail. Alors l’auguste Circé m’adresse ces mots :

« Ulysse, il est vrai, toutes ces choses doivent s’accomplir ainsi ; maintenant écoutez mes conseils, un dieu vous en rappellera le souvenir. D’abord vous rencontrerez les Sirènes qui séduisent tous les hommes lorsqu’ils s’approchent d’elles. Mais celui qui, poussé par son imprudence, écoutera les Sirènes ne verra plus dans sa maison son épouse, ses enfants assis à ses côtés ; ils ne jouiront pas de son retour. Les Sirènes, couchées dans une prairie, le séduiront par leurs voix harmonieuses ; autour d’elles sont des amas d’ossements et les chairs desséchées des hommes qu’elles ont fait périr. Évitez ces bords, et fermez les oreilles de vos compagnons, en pétrissant une cire molle, pour qu’aucun d’eux ne les entende. Vous seul pourrez les écouter, si vous le désirez ; mais dans votre navire ils attacheront vos pieds et vos mains au mât élevé ; là même ils tous chargeront des liens, afin que vous puissiez vous réjouir en écoutant les Sirènes. Alors, si vous implorez vos compagnons, si vous leur commandez de vous délier, ils vous retiendront par de nouvelles chaînes.

« Quand vos matelots auront évité ces rivages, je ne puis vous enseigner précisément quel chemin vous devez suivre, vous prendrez conseil de votre courage ; je vous dirai donc l’un et l’autre écueil. Là sont des roches enveloppées de nuages, autour desquelles grondent les flots courroucés d’Amphitrite ; les dieux les nomment Errantes. Aucun oiseau ne peut les franchir, ni même les colombes timides qui portent l’ambroisie au puissant Zeus ; mais toujours la roche unie enlève l’une d’entre elles. Alors Zeus en produit une autre, pour qu’elles soient le même nombre. Tout vaisseau qui s’en approche n’évite point sa perte ; au même instant les flots de la mer et les tempêtes d’une flamme dévorante emportent les planches des vaisseaux et les cadavres des nautoniers. Un seul navire à franchi ce passage, le navire Argo, cher à tous les immortels, lorsqu’il revenait du pays d’Aétès ; il effleura légèrement ces énormes rochers, parce que Héra les lui fit éviter, car Jason était cher à cette déesse.

« Là sont deux écueils. L’un de sa pointe aiguë touche aux vastes cieux, un sombre nuage l’environne ; jamais il n’est dissipé, jamais la sérénité ne brille au sommet de cet écueil, ni dans l’été ni dans l’automne. Nul homme ne pourrait y monter, et n’en pourrait descendre, eût-il vingt bras et vingt pieds ; car cette roche est lisse, et semble être soigneusement polie. Au milieu de recueil est une caverne obscure, tournée vers le couchant, du côté de l’Érèbe : c’est là qu’il faut diriger votre navire, noble Ulysse. Un homme jeune qui de son vaisseau lancerait une flèche n’atteindrait pas le fond de cette grotte. En ces lieux habite Scylla, qui pousse d’affreux rugissements ; sa voix est comme celle d’un jeune lion. Elle-même est un monstre funeste ; aucun mortel ne se réjouirait en la voyant, lors même qu’un dieu l’attaquerait. Elle a douze griffes terribles, et six cous d’une longueur démesurée ; à chacun d’eux est attachée une tête effrayante, où paraît une triple rangée de dents, serrées et nombreuses, séjour du noir trépas. Le milieu de son corps est plongé dans la vaste caverne ; mais en dehors de ce gouffre elle avance ces têtes hideuses, et, les promenant tout à l’entour de recueil, elle dévore les dauphins, les chiens de mer, parfois elle engloutit les plus énormes des baleines que nourrit par milliers la gémissante Amphitrite. Il n’est point de navigateurs qui se vantent d’avoir évité le monstre ; mais de chacune de ses têtes saisissant un homme, il l’enlève du large navire.

« L’autre écueil, Ulysse, est plus bas, et très-près de l’autre ; il est à la portée du trait. À son sommet s’élève un figuier chargé de feuillage ; au-dessous de ce figuier est la formidable Charybde, engloutissant l’onde noire. Trois fois le jour elle la rejette, et trois fois la dévore avec fracas ; redoutez d’y passer lorsqu’elle engloutit les eaux ; nul ne vous arracherait au malheur, pas même le puissant Poséidon. Rapprochez-vous donc de Scylla ; dirigez votre navire en effleurant recueil ; il est bien préférable de regretter six compagnons que de périr tous ensemble. »

« Elle dit ; et moi je lui répondis en ces mots : « Déesse, dites-moi la vérité : puisque j’éviterai la funeste Charybde, je voudrais combattre l’autre monstre quand il attaquera mes compagnons. »

« Ah, malheureux ! s’écrie aussitôt cette divinité, les travaux et les périls de la guerre sont votre unique soin. Quoi ! ne céderez-vous point aux dieux mêmes ? Scylla n’est point sujette à la mort ; c’est un monstre immortel, terrible, affreux, cruel, et qu’on ne peut combattre. Là toute force est inutile ; le plus sûr est de fuir. Si vous tardez en vous armant contre ce rocher, je redoute que, s’élançant de nouveau, Scylla n’engloutisse autant de vos compagnons qu’elle a de têtes. Naviguez donc avec vitesse, en implorant la mère de Scylla, Crataïs, qui donna le jour à ce fléau terrible pour les mortels ; seule elle empêchera le monstre de s’élancer derrière vous.

« Enfin vous arriverez dans l’île de Thrinacie ; là paissent les nombreuses génisses et les grasses brebis du Soleil, sept troupeaux chacun de cinquante génisses, et le même nombre de moutons à la toison éclatante ; ils ne se reproduisent point entre eux, et pourtant ne diminuent jamais. Des déesses en prennent soin ; deux nymphes à la belle chevelure, Phaétousa et Lampétia, que conçut du Soleil la divine Nééra. Leur mère auguste les nourrit, les éleva, puis les envoya loin d’elle pour habiter l’île de Thrinacie, leur confiant la garde des brebis paternelles et de ses bœufs aux cornes recourbées. Si vous faites que ces troupeaux ne reçoivent aucun dommage, vous pouvez songer au retour, et tous, après avoir souffert bien des maux, vous parviendrez dans Ithaque ; mais si ces troupeaux sont attaqués, je vous prédis la perte de votre navire et de vos compagnons ; vous seul serez sauvé de la mort ; mais vous n’arriverez qu’avec peine et tar divement, après avoir perdu tous vos navires. »

Elle dit, et bientôt l’Aurore paraît sur un trône d’or. La déesse auguste s’éloigne en traversant son île ; et moi, cependant, me dirigeant vers mon vaisseau, j’ordonne à mes compagnons de s’embarquer et de délier les cordages. Ils se hâtent de monter dans le navire, et se placent sur les bancs ; tous assis en ordre, ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Derrière le navire à la proue azurée s’élève un vent propice, qui gonfle nos voiles, compagnon favorable que nous envoie Circé, déesse auguste à la voix mélodieuse. Aussitôt que nous avons disposé tous les agrès dans l’intérieur du navire, nous nous asseyons sur le vaisseau, que dirigent les vents et le pilote ; alors, malgré ma douleur, j’adresse à mes compagnons ces paroles :

« O mes amis, il ne faut pas qu’un ou deux seulement soient instruits des oracles que m’a dévoilés Circé, déesse illustre ; je vous le dirai donc, afin que vous sachiez si nous périrons, ou si, pouvant éviter le danger, nous échapperons aux destinées de la mort. D’abord Circé nous ordonne d’éviter la voix des divines Sirènes et leurs prairies émaillées de fleurs ; ce n’est qu’à moi qu’elle accorde de les entendre ; mais vous devez m’attacher avec de fortes chaînes au mât élevé, pour que j’y reste immobile ; là même, vous me chargerez de liens. Si je vous implore, si je vous commande de me délier, vous me retiendrez par de nouvelles chaînes. »

C’est ainsi que j’entretenais mes compagnons de tout ce que je savais ; cependant le navire arrive promptement à l’île des Sirènes, car il était poussé par un souffle favorable. Mais bientôt le vent s’apaise, et le calme se répand dans les airs ; les flots sont assoupis par un dieu. Les matelots alors, se levant, plient les voiles, et les déposent dans le vaisseau ; puis ils s’asseyent près des rames, et l’onde blanchit sous leurs efforts. Moi, cependant avec mon glaive d’airain je divise en morceaux une grande masse de cire, que je presse dans mes mains vigoureuses ; la cire s’amollit aussitôt, parce que j’y mettais une grande force, et que brillait la lumière du puissant Soleil, fils d’Hypérion ; j’enduis de cette cire les oreilles de tous mes compagnons rangés en ordre. Ensuite ils m’attachent les pieds et les mains au mât élevé; là même ils me chargent de liens, et, se rasseyant, ils frappent de leurs rames la mer blanchissante. Quand nous ne sommes éloignés que de la distance où la voix peut s’étendre, poursuivant notre route avec facilité, notre vaisseau rapide rapproché du rivage ne peut échapper aux regards des Sirènes ; aussitôt elles font entendre ce chant mélodieux :

« Approche, viens à nous, célèbre Ulysse, grande gloire des Grecs, arrête ici ton navire pour nous écouter. Nul homme n’a franchi ces lieux sans avoir entendu la voix mélodieuse qui s’échappe de nos lèvres ; celui qui cède à nos vœux retourne charmé dans sa patrie, en connaissant bien plus de choses. Nous savons tout ce que dans le vaste Ilion les Grecs et les Troyens ont souffert par la volonté des dieux ; nous savons tout ce qu’il advient sur la terre féconde. »

Ainsi parlèrent les Sirènes d’une voix mélodieuse ; mon cœur désirait les écouter, et, faisant signe des yeux à mes compagnons, je leur commandais de me délier ; mais, en se courbant, ils ramaient avec plus d’ardeur. A l’instant, Euryloque et Périmédès se lèvent, me chargent de nouveaux liens, et me resserrent davantage. Quand nous eûmes franchi ces parages, et qu’on n’entendit plus la voix des Sirènes ni leur chant séducteur, mes compagnons enlevèrent la cire qui fermait leurs oreilles, et me dégagèrent de mes liens.

À peine sommes-nous à quelque distance de cette île, que j’aperçois une épaisse fumée, des vagues immenses, et j’entends un bruit terrible ; les rames échappent aux mains des matelots épouvantés, et les vagues retentissent de toutes parts ; le vaisseau reste immobile, car de leurs mains ils n’agitent plus les longues rames. Moi, cependant, en parcourant mon vaisseau, j’encourageais mes compagnons par des paroles rassurantes, et je disais, en m’adressant à chacun d’eux :

« O mes amis, nous ne sommes point sans expérience des dangers ; ce malheur n’est pas plus grand que celui que nous avons souffert, lorsque le Cyclope, par sa force terrible, nous enferma dans sa profonde caverne ; cependant, là par mon courage, mes conseils et ma prudence, nous fûmes sauvés, et sans doute, je pense, vous vous en souvenez. Maintenant donc, courage, obéissez tous à ma voix. Inébranlables sur les bancs, frappez de vos rames le vaste sein des mers, et puisse Zeus nous accorder de fuir et d’éviter la mort. Pour toi, pilote, voici mes ordres ; garde-les dans ton âme, puisque tu diriges le gouvernail du vaisseau : tiens toujours le navire éloigné de cet épais brouillard et de ces flots mugissants ; observe attentivement cet écueil, de peur que s’il échappe à ta vue, en t’élançant dans ces parages, tu ne nous précipites dans l’abîme. »

Tels étaient mes discours ; ils obéissent promptement à mes paroles. Cependant je ne leur parlais point de Scylla, malheur inévitable, dans la crainte que les matelots effrayés n’abandonnassent les rames pour se réfugier au fond du navire. Mais alors moi-même j’oublie les ordres que me donna Circé de ne point m’armer ; je revêts mes armes étincelantes, et dans mes mains prenant deux longs javelots, je monte à la proue, vers la pointe du navire ; là, j’espérais d’abord apercevoir l’inflexible Scylla, qui devait donner la mort à mes camarades : mais je ne pus la découvrir ; et cependant je fatiguai mes yeux à considérer de toutes parts autour de cette caverne ténébreuse.

Nous pénétrons en gémissant dans le détroit ; d’une part est Scylla, de l’autre la redoutable Charybde, qui dévore avec fracas l’onde amère. Quand elle la rejette, semblable à la cuve placée sur un large foyer, la mer murmure en bouillonnant ; l’écume s’élance dans les airs jusque sur le sommet élevé de l’un et l’autre écueil. Mais quand de nouveau le monstre engloutit l’onde amère, tout l’intérieur paraît bouillonnant ; autour du rocher retentit un bruit terrible, et dans le fond de l’abîme la terre laisse apparaître une arène bleuâtre. Les matelots sont saisis d’épouvante. Ainsi nous considérions cet écueil en redoutant la mort ; Scylla pendant ce temps enlève du navire six de mes compagnons, les plus renommés par la force de leurs bras et leur mâle courage. Alors regardant l’endroit du navire où se trouvaient ces infortunés, je les aperçois emportés au loin, et leurs pieds et leurs mains s’agitant au-dessus des ondes ; en m’implorant ils m’appellent tour à tour pour la dernière fois, le cœur navré de chagrins. Lorsque, sur un roc élevé, le pêcheur, armé d’un long roseau, et préparant un appât trompeur aux faibles habitants des eaux, jette dans la mer la corne d’un bœuf sauvage, bientôt il saisit un poisson qui s’agite en expirant sur le sable ; ainsi s’agitent en expirant mes compagnons emportés contre le rocher. Le monstre à l’entrée des cavernes dévore ces infortunés, qui me tendaient encore les mains en ce désastre horrible. Jamais plus triste spectacle ne s’offrit à mes regards en parcourant les nombreux écueils de la mer.

Après avoir évité les écueils de la terrible Charybde et de Scylla, nous arrivâmes dans l’île magnifique d’un dieu ; c’est là qu’étaient les belles génisses au large front et les nombreuses brebis du Soleil. Moi-même alors, du milieu de la mer, étant encore sur mon navire, j’entendis le mugissement de ces génisses dans leur étable, et le bêlement des moutons. Aussitôt me vient à la pensée la parole du devin aveugle, le Thébain Tirésias, et de Circé, fille d’Éa, qui me recommandèrent par-dessus tout d’éviter l’île du Soleil, bienfaiteur des hommes. Je tins donc ce discours à mes compagnons, le cœur accablé de tristesse :

« Écoutez mes conseils, ô mes amis, quels que soient vos malheurs. Je vous dirai les oracles de Tirésias et de Circé, fille d’Éa, qui me recommandèrent par-dessus tout d’éviter l’île du Soleil, bienfaiteur des hommes ; car c’est là, m’ont-ils dit, que nous devons éprouver les plus grands maux ; dirigez donc le noir vaisseau loin de cette île. »

À cet ordre, leur âme est brisée de douleur. Soudain Euryloque m’adresse ces reproches amers :

« Impitoyable Ulysse, ta force est sans mesure, et tu ne peux fatiguer tes membres ; oui, sans doute, tout ton corps est d’airain, puisque tu ne permets pas à tes compagnons, vaincus par la fatigue et le sommeil, d’aborder sur ce rivage. Du moins dans cette île nous préparerions le doux repas du soir ; mais c’est en vain, tu nous ordonnes de naviguer pendant la nuit, et d’errer loin de cette île sur la mer ténébreuse. Cependant c’est durant les nuits que s’élèvent les vents orageux, la perte des vaisseaux. Comment éviter la mort, si tout à coup survenait l’impétuosité des vents, du violent Zéphyr et du Notos, eux qui surtout brisent un navire, malgré la volonté des dieux protecteurs ? Ah ! plutôt maintenant obéissons à la nuit, et préparons le repas du soir, en restant sur notre navire ; demain, au lever de l’aurore mettant à la voile, nous naviguerons sur la vaste mer. »

Ainsi parle Euryloque ; tous les autres compagnons applaudissent. Je reconnus dès lors qu’un dieu méditait notre perte.

« Euryloque, m’écriai-je aussitôt en lui répondant, tu me contrains, étant le seul de mon avis ; mais du moins jurez-moi tous maintenant par un serment terrible, si vous rencontrez un troupeau de bœufs, ou bien un grand troupeau de brebis, qu’aucun de vous, par une imprudence funeste, n’immolera, soit une génisse, soit une brebis ; mais, tranquilles, mangez les provisions que nous donna l’immortelle Circé. »

Telles furent mes paroles ; eux aussitôt jurèrent comme je l’avais ordonné. Lorsqu’ils eurent promis, qu’ils eurent accompli ce serment, ils placent le vaisseau dans l’enceinte du port, près d’une source d’eau douce ; ensuite ils sortent du navire, et préparent le repas du soir. Quand ils ont apaisé la faim et la soif, ils pleurent en se ressouvenant des amis qu’avait dévorés Scylla, qui les arracha du large vaisseau. Le doux sommeil vint enfin, tandis qu’ils pleuraient encore. C’était la troisième partie de la nuit ; les astres déclinaient vers leur couchant, lorsque Zeus, excitant un vent impétueux avec une horrible tempête, enveloppe de nuages et la terre et la mer ; la nuit se précipite du ciel. Le lendemain, dès que brille l’Aurore aux doigts de rose, nous mettons à l’abri notre navire en le tirant dans une grotte profonde : c’est là qu’étaient les belles danses des nymphes, et leurs sièges ; alors ayant formé l’assemblée, je parle en ces mots :

« Amis, il reste encore dans le vaisseau de la nourriture et du breuvage, abstenons-nous de ces bœufs, de peur d’avoir à souffrir ; car ce sont les génisses et les grasses brebis d’un dieu redoutable, du Soleil, qui voit et qui connaît toutes choses.

Je parlais ainsi ; leur âme se laisse aisément persuader. Durant un mois entier le Notos infatigable ne cessa de souffler, aucun vent ne s’éleva, si ce n’est l’Euros et le Notos. Tant que mes compagnons trouvèrent du pain et du vin, ils s’abstinrent des troupeaux du Soleil, ne désirant que de vivre ; mais quand toutes les provisions manquèrent dans notre navire, alors, errants par nécessité, cherchant quelque proie, ils tâchaient de saisir les oiseaux, ou les poissons avec l’hameçon recourbé ; la faim dévorait leurs entrailles. Moi cependant je parcourais l’intérieur de l’île, et j’implorais les dieux, afin que l’un d’eux me montrât le chemin du retour. Un jour que j’errais ainsi dans l’île, je m’étais éloigné de mes compagnons, et m’étant lavé les mains dans un asile à l’abri du vent, j’adressais mes prières à tous les dieux habitants de l’Olympe ; eux alors répandirent un doux sommeil sur mes paupières. En ce moment Euryloque donne à mes compagnons ce conseil funeste :

« Écoutez ma voix, malgré les maux qui nous accablent ; sans doute toutes les morts sont odieuses aux malheureux humains, mais succomber à la faim est la plus affreuse mort et la pire destinée. Venez donc, et parmi les bœufs du Soleil, choisissant les plus beaux, sacrifions-les aux immortels habitant les vastes cieux. Si nous retournons dans Ithaque, notre chère patrie, nous bâtirons au Soleil un riche temple, dans lequel nous placerons des ornements nombreux et magnifiques ; mais si cette divinité, courroucée de la perte de ses génisses superbes, veut briser notre navire, et que les autres dieux y consentent, j’aime mieux en un instant perdre la vie au milieu des flots, que de périr lentement en restant dans cette île déserte. »

« Ainsi parle Euryloque ; tous mes autres compagnons applaudissent. Aussitôt, choisissant tout près d’eux les plus belles génisses du Soleil (ces superbes troupeaux paissaient non loin de notre navire), ils s’en saisirent, et prièrent les dieux, en coupant le tendre feuillage d’un chêne à la chevelure élevée ; car il n’était plus d’orge blanche dans le vaisseau. Quand ils ont terminé les prières, ils égorgent les victimes, les dépouillent, coupent les cuisses, les enveloppent de graisse, et deux fois les recouvrent de lambeaux palpitants ; mais comme ils n’ont plus de vin pour faire les libations sur l’holocauste embrasé, ils font rôtir les chairs en Ies arrosant avec de l’eau. Dès que les cuisses sont consumées, et qu’ils ont goûté les entrailles, ils divisent les restes de la victime, et les percent avec de longues pointes de fer.

« En ce moment, le doux sommeil s’échappe de mes paupières, et je me dirige vers le navire, près du rivage de la mer. Mais lorsque j’approche du large vaisseau, la douce odeur de la fumée se répand autour de moi ; soudain en gémissant je m’adresse aux dieux immortels :

« Grand Zeus, vous tous, dieux fortunés, dont l’existence est éternelle, c’est pour ma perte que vous m’avez plongé dans ce perfide sommeil, et mes compagnons, restés sur le rivage, ont commis un horrible forfait. »

« Bientôt Lampétia, messagère rapide, couverte d’un long voile, annonce au Soleil que nous avons immolé ses génisses. Aussitôt, le cœur enflammé de colère, il adresse aux dieux ces paroles :

« Puissant Zeus, vous tous, dieux fortunés dont l’existence est éternelle, punissez les compagnons d’Ulysse, fils de Laërte, qui, pleins d’audace, ont tué mes génisses, auxquelles je me plaisais, et quand je m’élevais dans les cieux étoilés, et quand, du haut de la voûte céleste, je retournais sur la terre. Si vous ne m’accordez pas une juste réparation pour la perte de mes génisses, je descendrai dans les demeures d’Hadès, et brillerai parmi les morts. »

« O Soleil, répond aussitôt le formidable Zeus, continue d’éclairer les dieux et les faibles mortels sur la terre féconde ; bientôt, le frappant de ma foudre étincelante, je briserai leur vaisseau rapide au milieu de la mer ténébreuse. »

C’est de la belle Calypso que j’ai su toutes ces choses ; elle-même m’a dit les avoir apprises d’Hermès, le messager des dieux.

Quand j’arrivai sur le rivage près de mon vaisseau, j’accablai tour à tour mes compagnons des plus violents reproches ; mais nous ne pouvions plus trouver aucun remède, les bœufs étaient égorgés. A l’instant les dieux nous montrèrent d’effrayants prodiges ; les peaux rampaient ; autour des broches mugissaient les chairs déjà rôties et les chairs encore crues, comme si c’était la voix des bœufs.

Pendant six jours entiers mes compagnons se livrèrent aux festins en choisissant les plus belles génisses du Soleil ; mais quand Zeus eut ramené le septième jour, les vents s’apaisèrent et cessèrent d’exciter la tempête ; bientôt nous nous embarquons, après avoir lancé le navire à la mer, puis ayant dressé le mât, nous déployons les blanches voiles.

Lorsque nous sommes à quelque distance de l’île, et que déjà nous ne découvrons plus la terre, mais seulement le ciel et les ondes, le fils de Cronos enveloppe notre vaisseau d’un brouillard épais ; toute la mer est plongée dans les ténèbres. Le navire ne poursuit pas longtemps sa route ; tout à coup le bruyant Zéphyr se précipite en excitant une grande tempête ; l’impétuosité du vent rompt les cordages qui des deux côtés retiennent le rnât ; il tombe en arrière, et tous les agrès sont jetés au fond du vaisseau ; le mât en tombant vers la proue du navire frappe la tête du pilote, et par la violence du coup son crâne est fracassé ; comme un plongeur, il est précipité du tillac, et sa vie l’abandonne. Zeus au même instant fait gronder le tonnerre, et lance sa foudre sur le vaisseau ; frappé par les traits de Zeus, il tourbillonne, rempli d’un nuage de soufre ; mes compagnons tombent du vaisseau. Semblables à des corneilles marines, autour du navire, ils sont emportés par les flots ; un dieu les prive à jamais du retour.

Resté seul, je parcourais à grands pas mon vaisseau, lorsqu’un tourbillon brise ses flancs ; les vagues emportent la carène. Le mât en est arraché ; cependant à ce mât pendait une longue courroie, dépouille d’un taureau ; je réunis aussitôt ensemble le mât et la carène ; assis sur ces débris, je m’abandonne aux vents impétueux.

Le Zéphyr avait cessé d’exciter la tempête ; bientôt arrive le rapide Notos, qui, portant la douleur dans mon âme, me fait craindre d’avoir à lutter encore contre l’odieuse Charybde. Durant toute la nuit je suis le jouet des flots; dès que le soleil parait à l’orient, j’arrive au détroit de Scylla, redoutable écueil, et de l’affreuse Charybde. Elle engloutissait en ce moment l’onde salée de la mer; alors m’élançant vers un grand figuier, j’y reste fortement attaché, comme une chauve-souris ; mais là je n’avais aucun appui, ni pour affermir mes pieds ni pour m’élever ; les racines étaient éloignées, et de même étaient à grande distance les vastes branches qui couvraient de leur ombre l’abîme de Charybde. Je restai donc avec constance, jusqu’à ce que le monstre rejetât de son sein le mât et la carène; ils m’apparaissent enfin, et je les attendais avec impatience. A l’heure où le juge quitte l’assemblée pour prendre le repas du soir, après avoir terminé les différends d’une jeunesse tumultueuse, Charybde fait reparaître à mes yeux les poutres de mon navire; aussitôt, les pieds et les mains étendus, je tombe à grand bruit dans la mer, tout près des larges poutres, et m’asseyant sur ces débris, de mes deux mains je rame avec efforts. Le père des dieux et des hommes ne permit pas en ce moment que Scylla m’aperçût ; car alors je n’eusse point évité l’affreuse mort.

Je fus pendant neuf jours le jouet des flots ; mais à la dixième nuit les dieux me poussèrent dans l’île Ogygie, où demeure la belle Calypso, déesse puissante, à la voix mélodieuse, qui m’accueillit et me combla de biens. Mais pourquoi redire toute cette aventure ? Hier dans ce palais je vous l’ai dite, ainsi qu’à votre noble épouse ; il m’est pénible de revenir sur des événements déjà racontés. »

Fin du chant 12 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)