L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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La mort d’Hector

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Ainsi dans la ville rentraient en foule les Troyens, épouvantés comme de jeunes faons ; tous, appuyés contre les hauts remparts, ils séchaient la sueur, et buvaient pour apaiser leur soif dévorante. Cependant les Grecs s’approchaient des murs, en se couvrant les épaules de leurs boucliers. Le seul Hector, qu’enchaîné un destin malheureux, est resté hors d’Ilion, devant les portes Scées. Alors Apollon, s’adressant à Achille :

« Fils de Pélée, dit-il, pourquoi, si tu n’es qu’un mortel, poursuivre un dieu de tes pieds rapides ? Tu ne reconnais pas que je suis une divinité, et tu te livres à toute ta fureur. Tu n’as plus aucun souci des Troyens que tu as mis en fuite, et qui sont renfermés dans leur ville, car tu viens ici de t’égarer. Va, tu ne peux m’immoler, je ne suis point sujet à la mort. »

Alors Achille, indigné, lui répond : « Tu m’as trompé, Phébos, le plus funeste des immortels, toi qui maintenant ici m’éloignes de ces murs. Certainement une foule de Troyens devaient encore mordre la poussière avant de rentrer dans Ilion : aujourd’hui cependant tu me prives d’une gloire immense, et tu les sauves facilement, puisque tu n’as pas, dans l’avenir, ma vengeance à craindre. Ah ! que je te punirais, si ce pouvoir m’était donné ! »

À ces mots, il se précipite vers la ville, en méditant de grands exploits. Tel avec son char un coursier vainqueur dans les jeux court avec agilité en parcourant rapidement la carrière ; tel Achille s’élance emporté par ses pieds agiles.

Le premier de tous, Priam, découvre ce héros qui se précipitait dans la plaine, resplendissant comme l’astre qui s’élève durant la canicule ; ses rayons lumineux brillent entre toutes les étoiles à travers les ombres de la nuit ; c’est ceci qu’on nomme le Chien d’Orion ; c’est le plus éclatant de tous les astres : mais, signe funeste, il présage une chaleur brûlante aux malheureux mortels : ainsi brille l’airain sur la poitrine du guerrier qui s’élance. Le vieillard gémit, il élève ses mains, frappe sa tête, pousse de profonds soupirs, et, suppliant, il appelle son fils, celui-ci, resté devant les portes, brûle de combattre Achille. Alors Priam, les bras étendus vers Hector, lui adresse ces paroles lamentables :

« Hector, ô mon fils, seul et séparé des tiens, ne résiste pas à ce héros, de peur que tu ne trouves la mort, vaincu par le fils de Pélée ; sa force est supérieure à la tienne. Le cruel ! ah ! que n’est-il odieux à tous les immortels comme il l’est à moi-même ! Bientôt les chiens et les vautours dévoreraient son cadavre ; et une douleur profonde s’enfuirait de mon âme ; c’est lui qui m’a privé de tant de fils vaillants, en les immolant ou les transportant dans des îles lointaines. Hélas ! mes deux fils, Lycaon et Polydore, je ne puis les découvrir parmi les guerriers renfermés dans Ilion : je les eus de Laothoë, qui surpassait toutes les femmes. S’ils respirent encore au sein de l’armée ennemie, nous prodiguerons l’or et l’airain pour les racheter : il en est dans mon palais, car l’illustre vieillard Allée combla sa fille de richesses. Mais s’ils ont péri, s’ils sont descendus dans les sombres demeures de la mort, quelle douleur pour sa mère et pour moi, qui leur avons donné le jour ! Toutefois nos peuples n’éprouveront pas de longues douleurs, si tu ne succombes pas aussi, dompté par le bras d’Achille. Rentre dans nos murs, ô mon fils, afin de sauver et nos Troyens et nos Troyennes : n’abandonne pas tant de gloire au fils de Pélée, et toi-même ne sois point privé de la vie. Prends pitié de ton père infortuné, qu’au terme de la vieillesse le puissant Zeus, par un destin funeste, laisse dépérir, en le rendant témoin des plus grands malheurs : mes fils égorgés, mes filles captives, mes demeures souillées, mes petits-enfants écrasés contre la terre en ce désastre horrible, et les épouses de mes fils entraînées par les mains barbares des Grecs. Moi-même, le dernier de tous, sur le seuil de mon palais, les chiens dévoreront ma chair palpitante, lorsque, frappé par l’airain cruel de la lance ou du javelot, un ennemi m’aura privé de la vie. Ces chiens, gardiens fidèles, que je nourrissais dans nos demeures, autour de nos tables, s’abreuveront de mon sang, et, rassasiés de carnage, ils se reposeront ensuite sous les portiques. Il appartient au jeune guerrier de reposer étendu, frappé dans le combat par le fer acéré ; quoique mort, son corps tout entier laisse voir sa beauté : mais lorsque des chiens cruels souillent la barbe blanche, la chevelure, et les tristes restes d’un vieillard immolé, ah ! c’est le comble de l’horreur pour les malheureux mortels.»

À ces mots, le vieux Priam de ses deux mains saisit sa chevelure et l’arrache de sa tête, mais il ne peut fléchir l’âme d’Hector. Près de là, sa mère gémissait en versant des larmes ; d’une main elle découvre sa poitrine, de l’autre elle lui montre son sein, et, redoublant ses pleurs, elle laisse échapper ces mots :

« Hector, mon enfant, respecte ces objets, prends pitié de moi. Si jadis je te présentai ce sein pour apaiser tes douleurs, qu’il t’en souvienne maintenant, ô mon fils ; et du haut de nos remparts repousse cet homme cruel, mais ne lutte pas seul contre lui. Le barbare ! s’il t’immole, ni moi, cher enfant, qui t’ai donné la vie, ni ta noble épouse, nous ne pleurerons point sur ton lit funèbre ; et, loin de nous, devant les vaisseaux des Grecs, les chiens dévoreront ton cadavre. »

Ainsi, baignés de larmes, ils parlaient à leur fils en le suppliant avec ardeur ; mais ils ne persuadèrent pas Hector : ce héros attendit le redoutable Achille, qui s’avançait pour combattre. Tel un serpent dans les montagnes, repu d’herbes vénéneuses, épie le voyageur près de son antre ; une violente colère s’est emparée de lui ; lançant des regards furieux, il se roule en longs replis autour de son repaire : tel Hector, rempli d’une force indomptable, ne recule point ; mais, appuyant contre les hautes murailles de la tour son immense bouclier, il s’indigne en son cœur magnanime, et s’écrie :

« Malheur à moi si je rentre au sein de nos remparts ; Polydamas, le premier, me couvrirait d’opprobres, lui qui me conseil lait de ramener les Troyens dans Ilion, en cette nuit désastreuse où se leva le terrible Achille. Mais je ne l’écoutai point ; c’était pourtant le parti le plus sage. Maintenant que j’ai perdu l’armée par mon imprudence, je redoute et les Troyens et les vénérables Troyennes ; peut-être un lâche même s’écriera-t-il : Hector, se confiant trop en ses forces, a perdu le peuple ; voilà ce qu’ils diront. Certes, alors, il vaudrait bien mieux pour moi de ne retourner qu’après avoir immolé Achille, ou, vaincu par lui, de mourir glorieusement pour la patrie. Mais si je déposais mon bouclier arrondi, mon casque superbe, et, laissant ma lance appuyée contre ces murailles, si j’allais au-devant de l’irréprochable Achille ; si je lui offrais de rendre aux Atrides Hélène, première cause de cette guerre, et toutes les richesses que, dans ses larges navires, Pâris conduisit à Troie ; si je lui promettais en même temps de distribuer aux Grecs tout ce que la ville renferme ; enfin, si j’exigeais, par un serment sacré, que les Troyens jurassent de ne rien celer, mais de diviser exactement tout ce que contient cette ville superbe… Grands dieux ! pourquoi mon cœur s’occupe-t-il de telles pensées ? Non, je n’irai point supplier Achille ; il n’aurait point de pitié, me traiterait sans honneur ; et si j’abandonnais mon armure, ainsi dépouillé, il me tuerait impunément comme une femme. Ce n’est plus le temps de s’entretenir ici du chêne ou du rocher, comme les vierges et les jeunes hommes qui discourent ensemble, il vaut mieux marcher au combat, pour apprendre à l’instant auquel de nous deux le roi de l’Olympe donnera la victoire. »

C’est ainsi qu’il réfléchissait en restant inébranlable ; pourtant Achille s’approche, tel que le farouche Arès au casque étincelant, en agitant le frêne terrible du Pélion, près de l’épaule droite ; autour de son corps, l’airain brille d’un vif éclat, semblable à la flamme dévorante ou au soleil du matin. Hector, à cet aspect, est frappé de terreur ; il n’ose plus attendre son ennemi, il s’éloigne des portes, et fuit épouvanté : le fils de Pélée se précipite, plein de confiance, en sa course légère. Ainsi, sur les montagnes, l’épervier, le plus vite des oiseaux, fond d’une aile rapide sur la colombe tremblante ; elle s’échappe d’un vol oblique, mais le ravisseur s’approche en poussant des cris aigus, et redouble ses efforts, impatient de saisir sa proie : tel Achille s’élance avec impétuosité, et, sous les murs de Troie, Hector, effrayé, excite ses genoux rapides. Près de la colline et du figuier qu’agitent les vents, tous deux suivent le chemin qui borde les remparts ; bientôt ils arrivent vers les sources limpides d’où jaillissent les deux fontaines du Scamandre au cours sinueux ; l’une roule une onde chaude, et de son sein s’élève tout alentour une fumée pareille à celle d’un grand feu ; l’autre, même durant l’été, coule aussi froide que la grêle, ou la neige, ou le cristal d’une onde glacée. Là furent construits de beaux et vastes bassins de pierre, où les femmes des Troyens et leurs filles charmantes venaient laver leurs vêtements magnifiques aux jours de la paix, avant l’arrivée des Grecs. Tels sont les lieux que parcourt Hector en fuyant, Achille le suivant de près : le premier est plein de vaillance ; celui qui le poursuit est plus vaillant encore. Ils disputent de vitesse, non pour une victime, pour un bouclier, qui sont aux héros les prix de la course, mais pour la vie du brave Hector. Ainsi de rapides coursiers vainqueurs dans les jeux courent avec rapidité autour de la borne ; un prix magnifique est déposé, soit un trépied, soit une jeune esclave, pour honorer les funérailles d’un héros ; de même autour de la ville de Priam ces deux guerriers tournent trois fois avec rapidité. Tous les dieux les contemplent ; alors le père des humains et des immortels fait entendre ces paroles :

« Hélas ! mes yeux découvrent un héros qui m’est cher poursuivi près des remparts : mon âme a pitié d’Hector, qui souvent brûla pour moi les cuisses des taureaux, et sur les sommets de l’Ida et dans la citadelle d’Ilion ; maintenant le divin Achille le poursuit avec fureur devant la ville de Priam. Mais allons, divinités de l’Olympe, délibérez entre vous, et décidez si nous l’arracherons à la mort, ou si nous l’abattrons, quoique vaillant, sous la lance du fils de Pélée.»

La déesse Athéna, aux yeux d’azur, lui répond aussitôt:

« O mon père, roi des tempêtes et des sombres nuages, qu’as-tu dit ? Quoi ! cet homme mortel, depuis longtemps désigné par le destin, tu veux l’arracher au trépas funeste ? Soit, mais certes tous les autres dieux n’y consentiront pas. »

« Rassure-toi, ma fille, reprend le formidable Zeus ; je n’ai point parlé du fond du cœur : je consens à t’être propice, vole où te porte ta pensée, n’hésite pas. »

En parlant ainsi, Zeus ranime l’ardeur d’Athéna, qui s’élance aussitôt du faîte de l’Olympe.

Cependant Achille ne cessait, en le pressant, de poursuivre Hector. Ainsi, lorsque, sur les montagnes, un limier, ayant chassé du gîte le faon d’une biche, le poursuit sans relâche à travers les vallons et les forêts, si l’animal craintif se tapit derrière un buisson, le chien en suit avidement la trace jusqu’à ce qu’il trouve sa proie. De même Hector ne peut se dérober à l’impétueux fils de Pélée ; chaque fois qu’il dirige sa course vers les portes dardaniennes et les fortes tours, afin que, du haut des remparts, quelqu’un des siens le protégeât de ses flèches, chaque fois Achille le devance, et le repousse dans la plaine ; mais Hector tâche toujours de s’approcher de la ville. Ainsi, dans un rêve, on ne peut poursuivre l’homme qui s’enfuit : celui-ci ne peut s’échapper, ni l’autre le poursuivre : de même Achille ne peut atteindre le fils de Priam, et lui ne peut l’éviter. Et comment Hector eût-il retardé les destinées de la mort, si Apollon, pour la dernière fois, n’eût rempli de force ses membres agiles ?

En ce moment le divin Achille fait signe de la tête à ses peuples, et ne leur permet pas de lancer contre Hector leurs flèches cruelles, de peur qu’un autre que lui n’obtienne cette gloire et qu’il n’arrive que le second. Mais, lorsque, pour la quatrième fois, ils arrivent aux sources du fleuve, Zeus déploie ses balances d’or ; il place dans les bassins les destinées de la mort, sommeil éternel : d’un côté, sont les destins d’Achille, et de l’autre, ceux du brave Hector. Le dieu saisit le milieu des balances, le dernier jour d’Hector s’abaisse, touche aux enfers, et le brillant Apollon l’abandonne. Alors la déesse Pallas accourt auprès du fils de Pélée, et lui dit ces paroles :

« C’est maintenant, je l’espère, ô héros aimé des dieux, noble Achille, que près des navires nous acquerrons une grande gloire en immolant Hector, quoiqu’il soit insatiable de combats. Il ne lui est plus donné de nous échapper maintenant, non, lors même qu’Apollon ferait pour lui de nouveaux efforts, en se prosternant aux pieds du formidable Zeus. Mais arrête, respire un moment ; j’irai près de ce guerrier, et lui persuaderai de te com battre. »

Ainsi parle Athéna. Le héros obéit, et se réjouit dans son cœur ; il s’arrête, en s’appuyant sur le frêne garni d’une pointe d’airain. La déesse le quitte, et va trouver le divin Hector ; elle a pris les traits et la voix de Déiphobe ; alors, près du héros, elle lui adresse ces paroles :

« Mon frère, Achille, te poursuivant de ses pieds rapides autour de la ville de Priam, te presse vivement : toutefois suspends ta course, et repoussons-le en restant inébranlables. »

« O Déiphobe, répond le grand et valeureux Hector, de tous mes frères, enfants d’Hécube et de Priam, c’est toi qui me fus toujours le plus cher. Combien aujourd’hui dois-je t’honorer davantage, toi qui, à la vue de mes périls, oses, pour me secourir, sortir de ces murs, où se tiennent renfermés tous les autres guerriers ! »

« O mon frère ! reprend aussitôt la déesse, mon père, ma vénérable mère, mes amis rassemblés, me suppliaient, en embrassant mes genoux, de rester dans la ville, tant ils sont tous frappés de crainte ; mais mon âme était brisée de douleur. Maintenant, tous les deux, pleins de courage, attaquons-le de front, ne laissons point de trêve à nos armes, afin que nous sachions si Achille, après nous avoir immolés, remportera nos sanglantes dépouilles dans ses larges navires, ou si lui-même sera vaincu par ta lance. »

Ayant ainsi parlé, Athéna, avec artifice, s’avance la première. Quand les deux guerriers sont rapprochés, le brave Hector s’écrie aussitôt :

« Je ne te redouterai plus comme auparavant, fils de Pélée ; trois fois, je t’ai fui devant la grande cité de Priam, et n’ai pu soutenir ton approche ; maintenant mon courage me pousse à lutter contre toi : il faut t’immoler ou périr. Cependant, attestons ici les dieux, qu’ils soient les témoins solennels et les gardiens de nos traités. Je ne t’outragerai point si Zeus me donne la victoire et si je t’arrache la vie ; mais après avoir enlevé ton armure glorieuse, Achille, je rendrai ton corps aux Grecs ; toi, fais de même. »

Achille, lançant sur lui des regards furieux :

« Hector, barbare ennemi, dit-il, ne me propose aucun traité : comme il n’est point de serments assurés entre les lions et les hommes, comme les loups et les agneaux n’ont pas le même désir, mais se vouent mutuellement une implacable haine, de même il ne sera pour nous ni amitié ni serments que l’un des deux en tombant n’ait assouvi de son sang le farouche dieu des combats. Rappelle tout ton courage ; c’est maintenant qu’il faut te montrer guerrier vaillant et plein d’audace : tu n’as plus aucun refuge ; Athéna elle-même te frappera de ma lance ; aujourd’hui tu payeras toutes les douleurs de mes compagnons que tu as immolés en te précipitant avec ta lance. »

A ces mots, il brandit et jette sa longue lance ; Hector voit le trait, et l’évite en se détournant, car, prévoyant le coup, il s’était baissé ; l’airain vole au-dessus de sa tête et s’enfonce dans la terre. Athéna aussitôt prend cette arme, et la reporte au fils de Pélée sans être aperçue d’Hector, qui s’écrie :

« Tu as manqué le but, Achille, égal aux dieux : Zeus ne t’a nullement instruit de mon destin, et tu le disais, pourtant ; mais tu n’es qu’un perfide discoureur, un vil artisan de paroles, pour m’intimider et me faire oublier ma valeur. Ce n’est point quand je fuirai, et ce n’est point dans le dos que tu m’atteindras de ta lance ; mais quand je m’élancerai de front, frappe-moi dans le sein, si un dieu te l’accorde. Maintenant, toi-même, évite mon javelot d’airain ; puisse-t-il s’enfoncer tout entier dans ton corps ! Ah ! combien la guerre serait plus légère aux Troyens si tu périssais, toi, leur plus horrible fléau! »

Soudain il balance et jette à son tour une longue javeline, qui, sans dévier, vole et frappe le milieu du bouclier d’Achille ; mais le dard est, au loin, repoussé par cette armure. Hector s’indigne de ce qu’un trait inutile s’est échappé de sa main ; il s’arrête, le front abattu, car il n’a plus de javelot. D’une voix forte, il appelle Déiphobe, couvert d’un riche bouclier, et lui demande une lance, mais ce guerrier n’est plus à ses côtés. Hector alors prévoit le malheur au fond de l’âme, et s’écrie :

« Hélas ! c’en est fait, les dieux m’appellent à la mort. Je pensais que Déiphobe était là pour me secourir ; mais il est dans nos murs, et Athéna m’a trompé ; l’affreuse mort est seule auprès de moi, il ne me reste aucun refuge : ainsi l’ont résolu Zeus et le fils de Zeus, le puissant Apollon, eux qui, jadis bienveillants pour moi, me sauvaient dans le péril ; maintenant le Destin m’a saisi. Toutefois, je ne mourrai point sans gloire, comme un lâche, mais j’accomplirai des exploits qu’apprendront des siècles à venir. »

À ces mots, il saisit le glaive aigu, éclatant et terrible, suspendu à son côté, et s’élance avec fureur, comme l’aigle, au vol superbe, se précipite dans la plaine à travers d’épais nuages, pour saisir un faible agneau ou un lièvre timide : tel Hector s’élance en agitant le glaive acéré. Achille, à son tour, fond sur son ennemi, le cœur plein de rage. Tout son corps est caché par le riche et superbe bouclier ; il agite le casque étincelant, orné de quatre aigrettes, et l’on voit flotter la chevelure d’or que Héphaïstos y plaça, touffue, autour du sommet. Comme, au sein d’une nuit ténébreuse, étincelle, parmi tous les astres, Hespera, qui, dans les cieux, est la plus éclatante des étoiles, telle resplendissait la pointe aiguë que brandit la main d’Achille, méditant la perte d’Hector, et cherchant sur le corps de ce héros où il pourra le blesser ; mais Hector est couvert tout entier par cette riche armure d’airain dont il dépouilla Patrocle après l’avoir immolé ; seulement on aperçoit une faible ouverture à cet endroit où, près de la gorge, l’os sépare le cou de l’épaule, et présente une rapide issue à la vie : c’est là qu’Achille furieux le frappe de sa lance ; la pointe traverse le cou délicat ; mais l’arme de frêne garnie d’airain n’a point tranché le gosier, en sorte qu’Hector peut répondre quelques paroles à son ennemi ; il est couché sur la poussière, et le noble Achille s’écrie en triomphant :

« Hector, après avoir immolé Patrocle, tu croyais être sauvé ; tu ne me redoutais pas parce que j’étais absent : insensé ! moi, son vengeur, bien plus vaillant que lui, j’étais resté sur nos larges navires, et c’est moi qui ai brisé tes forces. Va, tandis que les chiens et les vautours dévoreront honteusement ton cadavre, les Grecs célébreront les funérailles de Patrocle. »

Le vaillant Hector, respirant à peine, lui parle en ces mots :

« Je t’en conjure, par ta vie, par tes genoux, et par tes parents, ne permets pas que je devienne la proie des chiens devant les vaisseaux des Grecs ; accepte l’or, l’airain et les présents que t’apporteront mon père et ma mère vénérable ; rends mon corps à nos foyers, afin que, sur le bûcher funèbre, les Troyens et les épouses des Troyens me rendent les derniers honneurs. »

Achille, tournant sur lui des regards indignés :

« Misérable ! dit-il, cesse de me supplier, et par mes genoux, et par mes parents. Ah ! que ne puis-je avoir la force et le courage de dévorer moi-même ta chair palpitante, pour tous les maux que tu m’as faits ! Non, jamais personne n’éloignera de ta tête les chiens cruels ; non, dussent les tiens m’apporter dix et vingt fois le prix de ta rançon, et me promettre de nouvelles richesses ; dut Priam te racheter au poids de l’or, non, ta mère ne pleurera point sur le lit funèbre celui qu’elle a enfanté ; mais les chiens et les vautours te dévoreront tout entier. »

Près d’expirer, Hector lui répond d’une voix défaillante:

« Oui, je te connaissais assez pour être certain que je ne te fléchirais pas : ton sein renferme un cœur de fer ; mais crains que je n’attire sur toi la colère des dieux, en ce jour où, malgré ta vaillance, Pâris et Phébos t’immoleront devant les portes Scées. »

À peine il achevait ces paroles qu’il est enveloppé des ombres de la mort ; son âme, loin du corps, s’envole dans les demeures d’Hadès, et déplore son destin en quittant la force et la jeunesse. Il n’est déjà plus, et pourtant Achille s’adresse encore à lui :

« Meurs ! dit-il, et moi je recevrai le trépas lorsque l’auront résolu Zeus et tous les dieux immortels. »

Il dit, et arrache du cadavre la lance d’airain : il la pose à l’écart, et dépouille les épaules d’Hector de leur sanglante armure. Alors tous les enfants des Grecs accourent en foule, et contemplent avec étonnement la grandeur et la beauté d’Hector : il n’en est aucun qui ne lui fasse quelque blessure ; puis, se regardant les uns les autres, ils disent :

« Grands dieux ! Hector est maintenant plus facile à se laisser aborder que lorsqu’il embrasait nos vaisseaux d’un feu dévorant. »

Ils parlent ainsi, et chacun veut encore le frapper. Lorsqu’Achille à dépouillé son ennemi, il s’avance au milieu des Grecs, et fait entendre ces paroles :

« Amis, princes et chefs des Argiens, enfin, les dieux nous ont accordé d’immoler ce guerrier, qui seul nous causa plus de maux que tous les Troyens ensemble. Mais courage, essayons avec nos armes de nous rapprocher de la ville, afin de connaître la pensée des Troyens à la mort de ce héros, et quel projet ils ont arrêté ; sachons s’ils abandonneront la citadelle, ou s’ils veulent encore y rester, quoique Hector ne soit plus. Mais pourquoi de telles pensées se partagent-elles mon cœur ? Hélas ! devant les navires, privé de nos larmes et de la sépulture, repose sans vie le cadavre de Patrocle. Non, je ne l’oublierai jamais tant que je serai parmi les vivants, et que mes genoux pourront se mouvoir. Si, parmi les morts, au sein des enfers, on perdait tout souvenir, moi, je garderais encore la mémoire de mon compagnon fidèle. Maintenant, fils des Grecs, en chantant le péan, retournons vers nos vaisseaux, et entraînons ce cadavre ; nous avons acquis une gloire immortelle, nous avons immolé le divin Hector, que dans leur ville les Troyens honoraient comme un dieu. »

À ces mots, il accable Hector d’indignes outrages, lui perce les pieds, traverse la cheville et le talon, y passe de fortes courroies, les attache à son char, et laisse traîner là, jeté sur la terre. Achille monte alors sur le char, il s’empare de la superbe armure, et du fouet presse les coursiers, qui tous deux volent sans efforts. Hector est entraîné dans un nuage de poussière, où flotte sa noire chevelure ; sa tête est ensevelie dans la poudre ; cette tête autrefois si belle, maintenant Zeus permet aux ennemis de l’outrager honteusement, et sur le sol même de sa patrie. Ainsi dans la poussière est souillée la tête d’Hector ; sa mère s’arrachait les cheveux, rejetait au loin son voile brillant, et faisait éclater sa vive douleur, à la vue de son fils ; son père poussait de lamentables cris ; et, tout alentour, les Troyens gémissaient ; la ville entière retentissait de tristes clameurs : elle était telle, en ce moment, que si tout Ilion embrasé dans les flammes se fût précipité de son faîte. Les peuples peuvent à peine retenir le vieux Priam désespéré, il veut franchir les portes ; il supplie tous ses guerriers, et se roulant dans la poussière, il les nomme tour à tour, et s’adresse à chacun d’eux :

« Laissez-moi, mes amis : souffrez, malgré vos craintes, que seul je sorte de la ville, et que je me rende vers les vaisseaux des Grecs ; je l’implorerai, cet homme farouche et cruel : peut-être il respectera mon âge, et prendra pitié de ma vieillesse ; il a un père vieux comme moi, Pélée, qui l’engendra et qui l’éleva pour être la ruine des Troyens. Mais c’est moi qu’entre tous il accabla de maux : combien de fils il m’a ravis à la fleur de leur jeunesse ! et pourtant, tous ensemble, quels que soient mes regrets, je les ai moins pleurés que cet Hector, dont la perte funeste me précipitera dans le tombeau. Ah ! du moins, que n’est-il mort entre mes bras ! nous nous serions rassasiés de larmes et de regrets, moi et la mère infortunée qui lui donna le jour. »

Ainsi parlait Priam tout en pleurs ; les citoyens gémissaient autour de lui. Hécube, parmi les femmes troyennes, laisse aussi exhaler ses plaintes amères :

« O mon fils ! disait-elle, pourquoi, malheureuse, vivrais-je encore, en souffrant d’amères douleurs, puisque je t’ai perdu ? toi, qui, la nuit et le jour, faisais mon orgueil au sein d’Ilion ; toi, dans notre ville, le salut des Troyens et des Troyennes, qui te recevaient comme un dieu ; tu les comblais de gloire pendant ta vie, et la mort t’asservit sous sa loi ! »

Ainsi parlait Hécube gémissante. Cependant l’épouse d’Hector ne savait encore rien : aucun messager fidèle ne lui avait appris que son époux fût resté hors des portes ; mais, retirée dans son riche palais, elle s’occupait à former un tissu, ample vêtement de pourpre, sur lequel sa main brodait mille fleurs variées. Elle avait ordonné à ses femmes de placer sur le feu un large trépied, afin que le bain rempli d’une onde tiède fût prêt quand Hector reviendrait des combats. L’infortunée ne savait pas que, loin de ce bain qu’elle prépare, Athéna a dompté son époux par le bras d’Achille ; mais elle a entendu les gémissements et les sanglots qui partent de la tour : elle sent aussitôt ses membres défaillir, sa navette tombe à terre, et, s’adressant aux femmes qui l’entourent :

« Venez, dit-elle, et que deux d’entre vous me suivent, afin que je sache ce que ce peut être. Je viens d’entendre la voix de mon auguste belle-mère ; dans mon sein mon cœur palpite jusque sur mes lèvres, et mes genoux sont glacés : le malheur s’approche des enfants de Priam ; puisse une semblable nouvelle ne jamais frapper mon oreille ! Ah ! combien je redoute qu’Achille n’éloigne des murs le généreux Hector, ne le poursuive dans la plaine, et n’éteigne cette noble ardeur dont mon époux est animé. Jamais il ne reste dans la foule des guerriers, mais il s’élance en avant, ne le cédant en valeur à nul autre. »

En parlant ainsi elle s’éloigne de son palais, semblable à une Ménade, le cœur palpitant, et ses femmes accompagnent ses pas. Bientôt, elle parvient jusqu’à la tour, à travers la foule des guerriers, et s’arrête sur le mur en regardant de toutes parts. Alors elle voit Hector, traîné devant les remparts de la ville ; des coursiers rapides emportent outrageusement son cadavre vers les vaisseaux des Grecs. A l’instant, une nuit sombre se répand sur ses yeux, elle tombe en arrière, et son âme est prête à s’exhaler. De sa tête échappent les riches liens, les bandelettes, les réseaux, les nœuds qui rassemblent sa chevelure, et le voile que lui donna la belle Aphrodite elle-même, le jour où le vaillant Hector l’emmena loin des palais d’Éétion, après l’a voir comblée de présents de noces. Autour d’elle sont rassemblées les sœurs et les belles-sœurs de son époux, qui toutes la retiennent, car son désir est de mourir. Enfin, revenue à elle-même, et reprenant ses esprits, elle répand des pleurs accompagnés de sanglots, et s’écrie au milieu des Troyennes :

« Hector, que je suis malheureuse ! Nous sommes nés tous les deux sous le même destin : toi au sein d’Ilion, dans les palais de Priam ; moi à Thèbes, près des forêts de Placos, dans les demeures d’Éétion, qui m’éleva quand j’étais enfant ; père infortuné d’une fille plus malheureuse encore ! Ah ! plût aux dieux qu’il ne m’eût point donné le jour. Maintenant te voilà dans les demeures d’Hadès, profonds abîmes de la terre, tandis que moi, dans un deuil éternel, tu me laisses veuve au sein de nos foyers. Ce fils encore enfant, auquel, malheureux, nous avons donné la vie, Hector, puisque tu n’es plus, tu ne seras point son appui, et lui ne sera jamais le tien ; lors même qu’il échapperait à cette lamentable guerre, toujours les pairies et les chagrins s’attacheront à ses pas, et les étrangers usurperont son héritage. Le jour qui le rend orphelin laisse un enfant sans protecteurs ; sans cesse il a les yeux baissés, et ses joues sont baignées de larmes ; dans sa pauvreté, il aborde les anciens amis de son père, arrête celui-ci par son manteau, l’autre par sa tunique ; et si, touché de compassion, l’un d’eux lui présente une coupe, elle mouille à peine ses lèvres, mais son palais n’en est point rafraîchi ; celui qui possède ses parents l’éloigne de sa table, en le frappant de ses mains et en le piquant par des paroles amères : Retire-toi, dit-il, ton père ne partage plus nos festins. Ainsi, tout en pleurs, notre enfant reviendra près de sa mère, veuve délaissée : Astyanax, qui jadis sur les genoux de son père se nourrissait de la moelle succulente et de la chair délicate de nos troupeaux ; puis, lorsque le sommeil s’emparait de lui, et qu’il suspendait les jeux de son enfance, alors, s’endormant sur une molle couche, ou sur le sein de sa nourrice, son cœur goûtait une douce joie. Désormais, privé de son père, il souffrira mille maux cruels, ce fils que les Troyens nommèrent Astyanax ; car, toi seul, Hector, défendais nos portes et nos remparts élevés. Cependant aujourd’hui, loin des tiens, tes restes seront la proie des vers devant la flotte, après que les chiens se seront rassasiés de ton cadavre dépouillé. Hélas ! ils sont encore dans nos palais, tes vêtements somptueux, ourdis par les mains des femmes. Eh bien ! je les placerai sur la flamme dévorante, puisqu’ils te sont inutiles, et que tu ne les porteras plus ; du moins, qu’ils t’honorent aux yeux des Troyens et de leurs épouse ».

Ainsi parlait Andromaque en pleurant, et ses femmes gémissaient auprès d’elle.

Fin du chant 22 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)