Dans son second dialogue, Francisco de Hollanda met en scène les même acteurs que dans le premier. Michel-Ange et les autres participants établissent une liste des principales oeuvres d’art en Italie et sur la supériorité de la peinture sur la poésie, dans une prose qui confine parfois à l’absurde.

Dialogues sur la peinture de Francisco de Hollanda en ligne

PrésentationPremier dialogueSecond dialogueTroisième dialogue

Michel-Ange, gravure de Francisco de Hollanda

Michel-Ange, vers 1538 (?), et donc âgé de 63 ans, tiré du carnet de dessin de Francisco de Hollanda.

Dialogue deuxième

Toute cette nuit-là, je ne cessai de penser à la journée qui achevait de s’écouler et je me préparai à celle qui allait venir. Mais il arrive souvent que nos projets sont inutiles et vains, et que l’événement est contraire à notre attente.

Je l’éprouvai en cette occurrence.

Le lendemain, messer Lattanzio me fit dire que, certains empêchements étant survenus à la marquise de même qu’à Michel-Ange, nous ne pouvions nous réunir ce jour-là comme il était convenu, mais de me trouver huit jours plus tard à Saint-Sylvestre, et que je pouvais alors compter sur eux.

Je trouvai longs ces huit jours, mais, quand je me vis au dimanche, le temps me parut court, et j’eusse voulu m’être mieux armé d’arguments dignes d’une aussi noble compagnie.

Lorsque j’arrivai à Saint-Sylvestre, frère Ambrosio, ayant terminé la lecture des Épîtres, s’était déjà retiré ; et on commençait à se plaindre de mon retard et de moi-même. Après qu’on m’eut pardonné ma lenteur, dont je fis confession ; après que la marquise m’eut un peu taquiné et que j’eus, à mon tour, taquiné un peu Michel-Ange, j’obtins licence de reprendre notre entretien sur la peinture, et je commençai ainsi :

— « Dimanche dernier, au moment de nous séparer, ne disiez-vous pas, maître Michel-Ange, que si dans le, royaume de Portugal, que vous appelez ici Espagne, on voyait les nobles peintures d’Italie, on les tiendrait en haute estime ? Je prie donc en grâce Votre Seigneurie (n’étant venu ici que dans ce seul intérêt) de daigner me faire connaître quelles oeuvres remarquables de peinture il y a en Italie, afin que je sache celles que j’ai déjà vues et celles qu’il me reste à voir. »

Michel-Ange répondit :

— « Vous me demandez là, messer Francisco, une énumération longue, vaste et difficile à établir. Nous savons, en effet, qu’il n’est en Italie prince, noble, particulier, ni personne de quelque importance qui, si peu curieux qu’ils soient de la divine peinture (et je ne parle pas des esprits d’élite, qui l’adorent), ne s’efforcent d’en posséder quelque relique, ou qui, tout au moins, ne fassent faire maintes oeuvres de celle qu’ils peuvent acquérir. En sorte qu’une bonne partie des peintures les plus belles se trouve disséminée en maintes nobles cités, forteresses, maisons de plaisance, palais, temples, et autres édifices privés ou publics. Or, comme je ne les ai pas toutes vues méthodiquement, je ne pourrai parler que des principales.

Notes

« À Sienne, il y a plusieurs peintures excellentes dans la Maison communale et ailleurs 30.

« À Florence, ma patrie, il y a dans le palais des Médicis  31 des grotesques de Jean d’Udine 32. De même dans toute la Toscane.

« À Urbin, le palais du duc, qui fut à moitié peintre, renferme un grand nombre d’oeuvres dignes de louange 33. La maison de plaisance bâtie par sa femme dans les environs de Pesaro, et nommée Villa Impériale, est peinte aussi très magnifiquement 34.

« Non moins noble est le palais du duc de Mantoue où Andrea fit le triomphe de Caïus César 35, et davantage encore les écuries peintes par Jules, élève de Raphaël, qui fleurit présentement à Mantoue  36.

« À Ferrare, nous avons la peinture de Dosso dans le palais du Castello 37; et on vante, à Padoue, la loggia de maître Luigi, et la forteresse de Legnago 38.

« Il y a, à Venise, des oeuvres admirables du chevalier Titien, dont les peintures et les portraits ont une grande valeur : les unes à la Bibliothèque de Saint-Marc, les autres à la Maison des Allemands 39. Il y en a encore dans les temples, de sa main et d’autres mains habiles. Car toute cette ville n’est qu’une bonne peinture.

« Il en est de même à Pise, Lucques, Bologne, Plaisance, Parme, où est le Parmesan, Milan et Naples.

« À Gênes se trouve le palais du prince Doria, peint avec beaucoup d’intelligence par maître Perino ; notamment les vaisseaux d’Énée battus par la tempête, et la férocité de Neptune et de ses chevaux marins, peints à l’huile. On y voit aussi, peinte à fresque dans une autre salle, la guere que Jupiter fit aux géants lorsque, dans les champs Phlégréens, il les terrassa de sa foudre. Et presque toutes les maisons de cette ville sont peintes à l’extérieur comme à l’intérieur.

« En bien d’autres lieux et citadelles d’Italie, comme Orvieto, Esi, Ascoli et Côme 40, il y a des tableaux de noble peinture, toute de grande valeur; c’est la seule dont je parle.

« Que si nous venions à parler des retables et tableaux que chaque particulier possède en propre et chérit plus que la vie, ce serait à n’en plus finir. Et on peut trouver en Italie des villes presque entièrement couvertes de peintures estimables tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. »

Il semblait que Michel-Ange eût fini de parler lorsque, me jetant un regard, la marquise dit :

— « Ne remarquez-vous pas, messer Francisco, avec quel soin Michel-Ange, pour ne rien dire de ses propres oeuvres, a omis de mentionner Rome, mère de la peinture ? Puis donc qu’il a fait son métier en ne voulant rien en dire, ne laissons pas de faire le nôtre, à sa grande confusion.

« Car, dès qu’il s’agit de peintures célèbres, aucune n’a de valeur que la source d’où dérivent et procèdent toutes les autres. Et c’est, à Saint-Pierre de Rome, tête et source de l’Eglise, une grande voûte peinte à fresque, avec son pourtour, ses arcs, et une façade. Sur cette voûte, Michel-Ange a divinement exprimé comment, à l’origine, Dieu créa le monde ; le tout divisé par histoires, avec maintes images de Sibylles et maintes figures ornementales de l’art le plus consommé. Et le, plus étonnant, c’est qu’il n’ait jamais fait d’autre peinture que cette oeuvre, commencée dans sa jeunesse et non encore terminée 41 ; car cette seule voûte comporte le travail de vingt peintres réunis.

« Raphaël d’Urbin a peint en cette ville une oeuvre, la seconde par le mérite, avec tant d’art que, si la première n’existait, elle en occuperait le rang. C’est une salle, deux chambres et une galerie peintes à fresque, dans ce même palais de Saint-Pierre 42. Œuvre admirable, composée de maintes histoires élégantes et faisant honneur au talent du peintre ; singulièrement l’histoire d’Apollon jouant de la harpe sur le Parnasse et entouré des neuf Muses. Dans la maison d’Agostino Chigi 43, Raphaël a peint encore avec une poésie exquise l’histoire de Psyché, et il a très gentiment entouré Galathée d’hommes marins parmi les ondes et d’Amours dans les airs. Son tableau de la Transfiguration du Seigneur, peint à l’huile en l’église de San-Pietro-in-Montorio, est très bon, ainsi qu’un autre dans l’église d’Aracœli 44, et une fresque dans l’église della Pace 45.

« Une peinture renommée est celle que Sébastien de Venise a faite, à San-Pietro-in-Montorio 46, pour rivaliser avec Raphaël.

« De Balthasar de Sienne 47, architecte, il y a, dans cette ville, maintes façades de palais en blanc et noir; comme aussi de Marturino et de Polidoro 48, artiste qui, en ce genre, contribua à la magnificence et à l’ennoblissement de Rome.

« Il y a, de plus, maints palais de cardinaux ou d’autres hommes, ornés de grotesques, de stucs et de mille peintures diverses, car cette ville en est plus couverte que nulle autre au monde, sans parler des tableaux que tout particulier « chérit plus que la vie ».

« Parmi les choses en dehors de la ville, la Vigne dont le pape Clément VII a commencé la construction au pied du Monte Mario 49 est une de celles qui méritent le plus d’être vues. Raphaël et Jules Romain l’ont galamment décorée de peintures et de sculptures, et on y voit le géant endormi dont des satyres mesurent les pieds avec leurs houlettes.

« Voyez si de pareilles oeuvres permettent de passer cette ville sous silence! »

Elle se taisait lorsque, le souvenir m’en étant venu, je dis :

— « Il est certain que Votre Excellence a oublié, à son tour, la magnifique sépulture ou chapelle des Médicis, peinte en marbre par Michel-Ange à San-Lorenzo de Florence. Les statues en ronde bosse en sont si majestueuses qu’elles peuvent le disputer à n’importe quel chef-d’œuvre de l’antiquité. La déesse ou image de la Nuit dormant sur un oiseau nocturne m’a surtout plu, et la mélancolie d’un mort qu’on croirait vivant; car il y a là, autour de l’Aurore, de très nobles sculptures.

 

30. Il est probable que Michel-Ange fait allusion aux fresques de Lorenzetti. Il y a aussi, dans le palais communal de Sienne, de remarquables peintures de Simone Martini, de Taddeo di Bartolo, de Guido da Siena, de Sano di Pietro, de Vecchietta, du Sodoma, et de Domenico Beccafumi.

31. Aujourd’hui palais Riccardi.

32. Giovanni da Udine (1487-1564), peintre vénitien. Des excavations faites à Rome, auprès de S. Pietro in Vincoli, mirent au jour des peintures décoratives romaines admirablement conservées. Jean d’Udine alla les voir et fut si frappé de leur grâce et de leur fraîcheur qu’il s’en inspira pour créer, ou plutôt pour rénover le genre grotesque. Vasari et beaucoup d’autres à sa suite ont trop oublié, en faisant gloire de cette invention à Jean d’Udine, les grotesques si remarquables que Luca Signorelli avait peints antérieurement au-dessous de ses propres fresques dans la cathédrale d’Orvieto.
Il est surprenant que Michel-Ange ne cite pas, en parlant de Florence, d’autres peintures murales. Par exemple, celles de son maître Ghirlandajo à Sta Maria Novella; ou celles de Masaccio, à Sta Maria del Carmine, d’après lesquelles il avait longtemps dessiné.

33. Le duc d’Urbin dont il s’agit était Francesco Maria 1er della Rovere, qui succéda en 1508 à son oncle maternel Guidubaldo, et mourut en 1538. Il aima les lettres et les arts. La Calandra du cardinal Bibbiena fut représentée à sa cour en 1513. On admire encore, aux Uffizi de Florence, son portrait et celui de sa femme, Éléonore de Gonzague, peints en 1537 par Titien. Michel-Ange, Giulio Clovio et d’autres peintres, dont il sera question dans la note suivante, travaillèrent pour lui. Néanmoins, la cour d’Urbin n’avait plus sous ce prince l’éclat qui la rendit justement célèbre sous les ducs de Montefeltro, ses prédécesseurs.
Federico de Montefeltro († 1482) nous apparaît comme une des figures les plus intéressantes de la Renaissance italienne. Tour à tour hardi condottiere et mécène éclairé, il avait fait de la petite ville d’Urbino, avant même que Bramante et Raphaël y fussent nés, un des foyers de la civilisation au Quattrocento. Dans son château, construit par l’architecte illyrien Luciano da Laurana, il fit venir des provinces circonvoisines et même de pays étrangers, une élite d’artistes, parmi lesquels on peut citer : Paolo Uccello, Piero della Francesca, Melozzo da Forli, et le flamand Juste de Gand, dont la Communion des Apôtres, le seul tableau authentique de ce maître, se conserve encore à Urbino ; le sculpteur Desiderio da Settignano ; les graveurs en médailles Pisanello et Sperandio, sans compter les mosaïstes, ornemanistes et décorateurs qui embellirent à profusion ce palais.
Guidubaldo de Montefeltro, fils de Federico, lui succéda. Dépossédé de son duché par César Borgia en 1502, il put s’y rétablir, mais le légua en 1508 à son neveu Francesco Maria della Rovere. Avec l’aide de sa femme Élisabeth de Gonzague, il sut, malgré une vie agitée et une santé chancelante, faire de la cour d’Urbino un modèle de luxe, de raffinement, de culture intellectuelle et artistique, dont Balthasar Castiglione nous a laissé le tableau dans son livre du Cortegiano. On y voyait des lettrés et des poètes tels que Castiglione lui-même, Bibbiena et le Bembo ; des peintres comme Giovanni Santi, père de Raphaël, Luca Signorelli, Girolamo Genga, Timoteo Viti, élève de Francia.
Avec la famille della Rovere commence la décadence d’Urbino qui alla toujours se précipitant, encore que Titien ait peint pour Guidubaldo II plusieurs tableaux, parmi lesquels la célèbre Vénus couchée des Uffizi, dite Vénus au petit chien.

34. La Villa impériale de Pesaro fut bâtie par Alexandre Sforza sur l’emplacement d’une maison de plaisance des Malatesta. L’empereur Frédéric III, revenant de se faire couronner à Rome, en posa la première pierre en 1469. Les travaux étaient terminés en 1472. Francesco Maria della Rovere chargea Girolamo Genga de faire certaines réparations au palais d’Alexandre Sforza, et d’y ajouter une aile. « Le duc, dit Vasari dans la Vie de Girolamo et Bartolomeo Genga, voyant qu’il avait sous la main un homme d’un esprit aussi rare, resolut de faire bâtir au dit lieu, appelé l’Impériale et attenant au palais vieux, un autre palais nouveau. C’est celui qu’on voit aujourd’hui. Ce très bel édifice est tellement plein de chambres, de colonnades, de cours, de galeries, de fontaines et de jardins délicieux qu’aucun prince ne passe en ces parages qu’il ne l’aille voir. » En réalité, comme le dit très explicitement Michel-Ange, la construction de ce nouveau palais est due à l’initiative de la duchesse Eléonore de Gonzague. Elle le fit élever pour le retour de son mari, qui était à la tête de l’armée que le pape Jules II, oncle de Francesco Maria, envoyait contre les Vénitiens. L’inscription qu’on lit encore sur la façade et dans la cour principale de l’édifice ne laisse aucun doute à cet égard; je la donne ici d’après M. Giulio Vaccaj, dans sa monographie de Pesaro: FR. MARIÆ DUCI METAURENSIUM A BELIS REDEUNTI LEONORA UXOR ANIMI EJVS CAUSA VILLAM ÆDlFICAVII PRO SOLE PRO PULVERE PRO VIGILIS PRO LABORIBUS UT MILITARE NEGOTICIUM REQUIETE INTERPOSITA CLARIOREM FRUCTUSQUE UBERIORES PARIAT. Les peintures, qui pour la plupart retracent des faits de la vie de Francesco Maria, sont de la main de Raffaello dal Cole, de Menzochi da Forli, de Camillo Mantovano, des frères Dosso et Battista Dossi, de Girolamo Genga, de Perino dei Vaga et d’Angelo Bronzino.

35. Le Triomphe de Cesar, que Mantegna peignit pour Ludovic de Gonzague, appartient depuis longtemps à la galerie de Hampton-Court; mais il subsiste de lui, au palais de Mantoue, la salle peinte à fresque connue sous le nom de Camera degli Sposi.

36. Le palais du Té, construit de 1525 à 1535, par Jules Romain, sur l’emplacement d’un ancien haras des ducs de Mantoue et décoré par lui de peintures allégoriques et mythologiques. Les autres artistes qui ont collaboré à la décoration de ce palais sont Francesco Penni, le Primatice et Rinaldo Mantovano.

37. Plusieurs salles de ce château ont été décorées de fresques par Dosso Dossi et ses élèves.

38. J’ignore quel est ce maître Luigi, prénom très rare chez les maîtres italiens de la Renaissance. Il y a bien, à Padoue, la Loggia del Consiglio, mais elle est l’oeuvre de l’architecte ferrarais Biagio Rossetti, et on ne dit pas qu’elle ait été décorée de peintures. Quant aux fortifications de Legnago, sur l’Adige, au sud-est de Vérone, elles furent élevées par Michele Sanmicheli lequel, dit Vasari, fit également pour cette forteresse deux fort belles portes. On trouve bien à Legnago, travaillant avec son oncle Sanmicheli, l’architecte Luigi Brugnuoli; mais ce n’est certainement pas notre maître Luigi, dont le nom a sans doute été altéré. On se demande, en effet, pourquoi Michel-Ange se mettrait tout à coup à parler d’œuvres architecturales au milieu des peintures décoratives qu’il se propose de passer en revue.

39. Ce sont les célèbres fresques du Fondaco de’ Tedeschi (1508), dont il ne reste plus que des vestiges.

40. À Orvieto, Michel-Ange fait évidemment allusion aux grandes fresques de la Cappella Nuova, dans la cathédrale, peintes de 1499 à 1505 par Luca Signorelli, et on regrette qu’il ne parle qu’incidemment de ces compositions admirables sans même prononcer le nom de l’auteur.
Je ne sais quelle ville il faut entendre par Esi. Serait-ce Jesi ? Roquemont a lu : Assisi.
L’artiste qui exécuta le plus de travaux à Ascoli fut Cola della Matrice, architecte contemporain de Michel-Ange, et qui l’imita quelquefois.
À Côme, il s’agit sans doute de L’Adoration des Bergers et de L’Adoration des Mages, de Bernardino Luini.

41. La voûte de la Sixtine, commencée le 10 mai 1508, fut terminée vers les derniers jours de l’année 1512. C’est en 1534 que Michel-Ange commença les études pour le Jugement dernier, lequel ne fut terminé qu’à la fin de 1543. Les fresques de la Chapelle Pauline datent de 1549-1550.

42. Les trois chambres ou stanze, et les loges dites de Raphaël.

43. Aujourd’hui Villa Farnésine, bâtie vers 1510 par Balthasar Peruzzi pour le banquier Agostino Chigi, que Fr. de Hollanda appelle Augustin Guis.

44. La Madone dite de Foligno, peinte par Raphaël pour le compte de Sigismondo Conti, camérier secret du pape Jules II. Ce tableau fait actuellement partie de la galerie de peinture du Vatican.

45. Les Sybilles, peintes en 1514 pour le compte d’A. Chigi.

46. La Flagellation, peinte, dit-on, d’après un dessin de Michel-Ange.

47. Baldassare Peruzzi (1484-1536), peintre et architecte.

48. Ce n’est pas sans raison que Vittoria Colonna ne fait qu’un seul artiste de ces deux peintres et qu’elle cite leurs noms tout de suite après celui de Balthasar Peruzzi. Voici ce que dit Vasari dans la biographie de Pulidoro da Coravaggio e Malturino fiorentino: « … Cette affection de Maturino pour Pulidoro et de Pulidoro pour Maturino devint tellement grande qu’ils résolurent, en vrais frères et compagnons, de vivre et de mourir ensemble. Et, ayant mis en commun leurs volontés, leur argent et leurs oeuvres, ils commençèrent à travailler conjointement. Balthasar de Sienne avait peint en clair-obscur quelques façades de maisons ; il leur vint à l’esprit d’imiter cette manière. La première qu’ils peignirent était en face de l’église de Saint-Sylvestre de Montecavallo, et ils en peignirent une infinité dès le début. » Ils décorèrent aussi des façades de graffiti.

49. Cette villa s’est d’abord appelée Vigna Giulia, du nom de son premier possesseur, le pape Clément VII (Jules de Médicis). Elle prit plus tard et porte encore le nom de Villa Madame, parce qu’elle appartint à Madame Marguerite de Parme, fille naturelle de Charles-Quint, dont il est question dans le Dialogue III, à propos de son mariage avec Octave Farnèse.

« Mais, quoique ce soit hors d’Italie, je ne veux pas taire une oeuvre de peinture que j’ai vue en France, dans la ville d’Avignon en Provence, et dans un couvent de Saint-François 50. Elle représente une femme morte, qui fut jadis fort belle, et qui avait nom la belle Anne. Un roi de France, nommé René, lequel avait le goût de la peinture et peignait lui-même, si je ne me trompe, s’enquit, étant venu en Avignon, si la belle Anne était là ; car il désirait fort la voir pour tirer son portrait au naturel. Et, comme on lui répondit qu’elle était morte, il la fit exhumer de son tombeau pour voir si ses ossements conserveraient encore quelque trace de sa beauté. Il la trouva vêtue à la manière ancienne, comme si elle eût été vivante, ses blonds cheveux disposés avec art ; mais la joyeuse beauté de son visage qui, seul, était à découvert, entièrement changée en une tête de mort. Toutefois, en cet état même, le peintre-roi la jugea tellement belle qu’il la tira au naturel, et traça autour de son portrait des vers qui la pleuraient et qui la pleurent encore. Telle est l’œuvre que je vis en ce lieu, et qui m’a paru tout à fait digne d’être rappelée en celui-ci. »

 

50. Cette peinture se trouvait encore deux siècles plus tard dans la même église des Célestins, à Avignon. Le président de Brosses, dans sa deuxième lettre sur l’Italie, datée de cette ville le 7 juin 1739, en donne une description entièrement conforme à celle de Fr. de Hollanda. La peinture de la belle Anne aurait pu faire pendant à celle du Roi mort, oeuvre attribuée également au roi René, et qui était placée au-dessus de son tombeau. On y voyait, assis sur son trône et couvert du manteau d’hermine, un roi dont les chairs à demi décomposées laissaient voir par places le squelette.

Tous prirent plaisir à ma « peinture », et Michel-Ange ajouta que je devais avoir vu aussi, dans la cathédrale de Narbonne, le tableau de Sébastien 51.

Il dit encore :

— « Il y a également en France quelques bonnes peintures. Le roi de ce pays possède plusieurs palais et maisons de plaisance où elles sont en grand nombre. À Fontainebleau, par exemple, où le roi garda longtemps à sa solde deux cents peintres bien payés; de même à Madrid, maison de plaisance où il reste parfois volontairement prisonnier, et qu’il a fait construire en souvenir de Madrid d’Espagne, où il fut en captivité. »

« Il me semble, dit messer Lattanzio, avoir entendu tout à l’heure Francisco de Hollanda mettre au nombre des oeuvres de peinture les tombeaux,que vous avez sculptés en marbre, maître Michel-Ange. Or, je ne sais comme il se peut faire que vous donniez à la sculpture le nom de peinture. »

Là-dessus je me mis à rire, et, ayant demandé licence au Maître :

— « Je veux, dis-je, pour épargner cette peine à Michel-Ange, répondre à messer Lattanzio, et le tirer d’une erreur qui, de ma patrie, m’a suivi jusqu’ici.

« Les métiers qui comportent le plus d’art, de discernement et de grâce sont ceux, vous le remarquerez, qui touchent de plus près à la peinture ou dessin. De même, ceux qui lui sont le plus étroitement liés procèdent d’elle, et n’en sont que des membres ou parties: telle la sculpture ou statuaire, laquelle n’est autre chose que la peinture elle-même. Et, bien que d’aucuns la tiennent pour une profession indépendante et distincte, elle n’en est pas moins condamnée à servir la peinture, sa maîtresse.

 

51. Ce tableau de Sébastien del Piombo, représentant La Résurrection de Lazare, est à présent à la National Gallery de Londres. Il avait été donné à l’évèché de Narbonne par le cardinal Jules de Médicis.

« J’en veux pour seule preuve (et Vos Seigneuries doivent le savoir mieux que moi) que nous trouvons dans les livres Phidias et Praxitèle désignés sous le nom de peintres, alors que nous savons de source certaine qu’ils étaient sculpteurs en marbre, et que nous voyons ici proche, sur cette montagne même, sculptés en pierre de leurs mains, les chevaux que le roi Tiridate envoya en présent à Néron, d’où est venu le nom moderne de Monte Cavallo 52.

 

52. Les statues colossales des Dioscures, qui se dressent encore en face du palais du Quirinal, portent sur leurs socles les inscriptions apocryphes OPUS FIDIÆ, OPUS PRAXITELIS [oeuvre de Phidias, oeuvre de Praxitèle]. Ces statues proviennent des thermes de Constantin.

« Et, si cette preuve ne semblait pas suffisante, je dirai comme Donatello, lequel, avec la permission de Michel-Ange, fut un des premiers parmi les sculpteurs modernes qui mérita gloire et renom en Italie 53. Lorsqu’il instruisait ses élèves, il ne leur disait autre chose que : « Dessinez », entendant par ce seul mot d’enseignement : « Mes élèves, quand je vous dis: Dessinez, je prétends vous livrer tout le secret de la sculpture. »

 

53. « Donatello excellait en son art et Michel-Ange lui donnait les plus grands éloges, à réserve qu’il n’avait pas la patience de parfaire ses oeuvres, lesquelles, paraissant de loin admirables, perdaient de leur valeur, vues de près. » Condivi.

« C’est aussi ce qu’affirme le sculpteur Pomponius Gauricus dans le livre qu’il écrivit De re statuaria 54.

« Mais à quoi bon aller chercher si loin des exemples et des preuves qui sont tout proches ?

« Je dis, pour ne pas parler de moi, que le grand dessinateur Michel-Ange, ici présent, sculpte en marbre, ce qui n’est pas son métier, aussi bien et mieux encore, si l’on peut dire, qu’il ne peint sur bois au pinceau. Et, lui-même ne m’a-t-il pas avoué plusieurs fois qu’il juge moins difficile de sculpter la pierre que de manier les couleurs, et qu’il lui semble plus malaisé de tracer une esquisse de maître avec la plume qu’avec le ciseau ?

 

54. Pomponii Gaurici neapolitani De Sculptura, Florence, 1504, in-8. Cet opuscule des plus rares a été réimprimé à Leipzig, par Brockhaus, en 1886.

« Un dessinateur de talent sculptera et cisèlera de soi-même, si bon lui semble, dans le marbre le plus dur, le bronze ou l’argent, de très grandes statues en ronde bosse (chose des plus difficiles) sans jamais avoir tenu le fer en main; et cela, par la vertu et la puissance du trait ou dessin. Mais ce n’est pas une raison pour qu’un statuaire sache peindre et tenir un pinceau ou tracer une esquisse digne d’un maitre. J’en eus la preuve il y a peu de jours, étant allé voir Baccio Blandini 55, le sculpteur, que je trouvai s’essayant à peindre a l’huile sans y réussir.

« Ce même dessinateur sera maître en l’art d’élever des palais et des temples ; il sculptera la sculpture et peindra la peinture. Et Michel-Ange, Raphaël et Balthasar de Sienne, peintres fameux, ont enseigné la sculpture et l’architecture. Lequel Balthasar de Sienne, après une brève étude de cet art, s’égala à Bramante, architecte des plus éminents, qui avait consacré sa vie entière à l’étudier; encore l’emportait-il sur, lui par l’abondance et la gentillesse de l’invention, et par la franchise du dessin.

« Mais je ne parle que de vrais peintres. »

— « Seigneur Lattanzio, dit Michel-Ange, j’ajouterai, pour venir à l’aide de messer Francisco, que non seulement le peintre dont il parle sera instruit ès arts libéraux et autres sciences, telles que l’architecture et la sculpture, lesquelles sont proprement son métier, mais qu’il fera, si bon lui semble, tous les autres métiers manuels qu’on fait au monde avec beaucoup plus d’habileté que ceux-là même qui y sont passés maîtres. Si bien que je me prends parfois à penser et à imaginer qu’il n’y a parmi les hommes qu’un seul art ou science : le dessin ou peinture, duquel tous les autres procèdent et sont membres.

« Car, bien considéré tout ce qui se fait en cette vie, vous trouverez certainement que chacun, à son insu, contribue à peindre ce monde, tant en créant et produisant de nouvelles formes et figures qu’en s’habillant de vêtements variés, en bâtissant des édifices et des maisons qui remplissent l’espace de leurs couleurs, en cultivant les champs qui couvrent le sol de peintures et d’esquisses, en naviguant avec des voiles sur les mers, comme aussi dans les combats et dispositions des armées, enfin dans les décès et les funérailles, et dans la plupart de nos opérations, mouvements et actions.

 

55. Baccio Bandinelli (1493-1560) s’appelait de son vrai nom Bartolomeo de’Brandini (dont Fr. de Hollanda a fait Blandini). Jusqu’en 1530 il signait Baccio de’Brandini. Mais vers cette époque, ayant eu l’ambition de s’anoblir, il chercha à prouver sa parenté avec une aristocratique famille de Sienne, les Bandinelli, et prit ce nom d’emprunt. Vasari, dans la Vie de cet artiste, raconte tous les efforts qu’il fit, toutes les ruses qu’il employa pour devenir un bon peintre, sans pouvoir y parvenir.

« Je laisse de côté tous les métiers et arts dont la peinture est la source principale. De ceux-là, les uns, tels que la sculpture et l’architecture, sont des fleuves qui naissent d’elle ; d’autres, tels que les métiers mécaniques, des ruisseaux ; quelques-uns, parmi lesquels certaines dextérités inutiles, comme de découper aux ciseaux 56 et autres semblables, des mares stagnantes, formées de l’eau qu’elle épandit lorsque, étant sortie de son lit, aux temps antiques, elle noya tout sous sa domination et son empire, comme on s’en rend compte par les oeuvres des Romains, faites toutes d’après l’art de la peinture. Aussi bien en leurs fabriques et édifices peints qu’en leurs ouvrages d’or, d’argent ou de métal, en leurs vases et ornements, et jusqu’en l’élégance de leurs monnaies, en leurs vêtements et en leurs armes, en leurs triomphes et en toutes leurs opérations et leurs oeuvres, on reconnaît sans peine que, du temps où ils étaient maîtres du monde, la noble dame Peinture était souveraine universelle et maîtresse de toutes leurs productions, métiers et sciences, et étendait son empire jusque sur les compositions écrites et sur l’histoire.

« Ainsi donc, quiconque considérera avec attention et comprendra bien les oeuvres des hommes, reconnaîtra sans aucun doute qu’elles ne sont rien que la peinture elle-même, ou quelque partie de la peinture.

« Mais, parce que le peintre est capable d’inventer ce qui n’a pas encore été trouvé, et de faire tous les métiers avec beaucoup plus de grâce et de gentillesse que ceux-là même qui y sont passés maîtres, il ne s’ensuit pas que le premier venu puisse être un vrai peintre ou dessinateur. »

« Me voilà satisfait, répondit Lattanzio, et connaissant mieux la grande puissance de la peinture qui, comme vous l’avez indiqué, se manifeste en toutes les œuvres de l’antiquité, et jusqu’en ses compositions écrites. Et peut-être, quelque étendues que soient vos imaginations, n’avez-vous pas aussi bien que moi-même touché au doigt toute la conformité qu’il y a entre les lettres et la peinture (pour celle qui existe entre la peinture et les lettres, vous la connaissez de reste) et comment ces deux sciences sont soeurs si légitimes que, prises séparément, aucune des deux n’est parfaite, encore que notre époque semble en quelque sorte les tenir séparées. Tout homme docte et consommé en quelque science que ce soit peut néanmoins constater encore que, dans toutes ses oeuvres, il exerce de mainte manière le métier de peintre, puisqu’il peint et nuance certaines de ses idées avec beaucoup de soin et d’attention.

« Ouvrons, maintenant, les livres des anciens. Il en est peu, parmi les plus célèbres, qui ne paraissent des peintures et des tableaux. Et, s’il s’en trouve de lourds et de confus, ils sont certainement tels pour la seule raison que l’écrivain n’était pas bon dessinateur et n’a pas apporté assez de soin au dessin et à l’ordonnance de son œuvre. Quant à ceux d’un style plus coulant et plus châtié, ils sont l’oeuvre de meilleurs dessinateurs.

« Et Quintilien lui-même, en sa Rhétorique si parfaite, recommande à son orateur, non seulement d’observer le dessin dans la disposition des mots, mais encore de savoir tracer un dessin de sa propre main. C’est d’où vient, maître Michel-Ange, qu’il vous arrive parfois d’appeler habile peintre un bon écrivain ou prédicateur, et d’appeler écrivain un bon dessinateur.

 

56. Ce fut, en Espagne, comme dans la plupart des pays, une vraie passion que celle de la découpure. Plusieurs adeptes de cet art, ou plutôt de cette « dextérité inutile » sont restés célèbres, grâce à l’habileté de leurs ciseaux. On peut citer, à Séville, certain Maître Guillen qui reproduisait, au XVIe siècle, les modèles les plus compliqués; et, au XVIIIe, Pedro de Lazo, qui découpa dans des feuilles de papier trente-deux scènes de Don Quichotte, d’un dessin défectueux, mais très intéressantes par l’expression des figures. Dès le milieu du XIIIe siècle, les enlumineurs espagnols se servaient de patrons pour colorier au pochoir les initiales et les vignettes des manuscrits. On appliqua le même procédé aux ouvrages de ferronnerie. Le motif, découpé en papier, était collé « avec de la salive » sur la plaque de fer à décorer, qu’on exposait à un feu très vif. Le papier, en se consumant, laissait à la surface du fer une trace qui tenait lieu de dessin au ciseleur, On peut lire sur ce procédé un curieux article de M. Manuel Rico Sinobas dans la Revue Historia y Arte, 1896, p. 205.

« Plus on connaît de près l’antiquité, plus on remarque que la peinture et l’écriture furent jadis désignées l’une et l’autre sous le nom de peinture. Au temps de Démosthène,on faisait usage du mot antigraphie, qui veut dire : dessiner ou écrire, et ce mot s’appliquait indifféremment à l’une ou l’autre de ces sciences; si bien qu’on peut appeler peinture d’Agatharque l’écriture d’Agatharque 57. Et je pense que, chez les Égyptiens, tous ceux qui avaient quelque chose à exprimer par l’écriture devaient aussi s’avoir peindre, car leurs caractères glyphiques n’étaient autre chose que des animaux et des oiseaux peints, comme le montrent encore en cette ville plusieurs obélisques venus d’Egypte.

« Que si je viens à parler de la poésie, il ne me semble pas difficile de démontrer à quel point elle est la vraie soeur de la peinture. Mais, pour que messer Francisco sache combien la peinture a besoin de la poésie, et tout ce qu’elle peut lui emprunter d’excellent, je veux lui montrer ici (quoique ce fût plutôt le fait d’un jouvenceau que le mien) quelle estime les poètes font de qui l’exerce et la comprend, et combien ils la vantent et célèbrent lorsqu’elle est sans défauts. D’ailleurs, ne semble-t-il pas que les poètes travaillent dans le seul but d’enseigner les secrets de la peinture, et ce qu’il faut éviter ou rechercher pour y réussir ? Et cela, en des vers d’une harmonie si suave, avec une telle variété de mots expressifs, que je ne sais quand vous pourrez vous acquitter envers eux, vous autres peintres. Et une des choses à quoi les poètes (j’entends les plus renommés) apportent le plus d’application et de travail, c’est à bien peindre, ou à imiter une bonne peinture. C’est le secret qu’ils désirent de tous leurs soins et de toute leur diligence approfondir et mettre en oeuvre. Et celui qui a pu l’acquérir se signale parmi les meilleurs.

 

57. Lattanzio Tolomei parle ici d’après Pomponius Gauricus.

« Il me souvient que Virgile, prince des poètes, se jette pour dormir au pied d’un hêtre. Il peint avec des lettres la façon de deux vases que fit Alcimédon, et une grotte ombragée d’une treille de lambrusques, avec des chèvres broutant des saules, et, au loin, des montagnes bleues d’où s’élève de la fumée 58. Puis, il reste une journée entière appuyé sur une main, à se demander quels vents et quels nuages il déchaînera dans la tempête d’Éole, et comment il peindra le port de Carthage, dans une baie, avec une île à l’opposite, et de quels pins et de quels buissons il l’entourera. Il peint ensuite Troie en flammes ; puis, des fêtes en Sicile, et, en outre, aux environs de Cumes, un chemin qui conduit à l’enfer, avec mille monstres et chimères, et une foule d’âmes qui passent l’Achéron ; puis, les Champs-Élysées, le sortdes bienheureux, la peine et les tourments des impies ; puis, les armes forgées par Vulcain avec un art accompli ; un peu plus loin, une amazone, et la fureur de Turnus, tête nue 59. Il peint des batailles, des défaites, des morts, les exploits des héros, les dépouilles et les trophées. Lisez toute l’œuvre de Virgile, et vous n’y trouverez autre chose que l’art d’un Michel-Ange.  

58. Et jam summa procul villarum culmina fumant.

Égl., I, 82.

Déjà au loin, du faîte des chaumières s’élève de la fumée.

59. Cingitur ipse furens certatim in prælia Turnus…
Tempera nudus adhuc, laterique accinxerat ensem.

Én., XI, 486-9.

Turnus, furieux, s’arme à la hâte pour le combat …
La tête encore nue, il ceint à son flanc son épée.

« Lucain emploie cent feuillets à peindre une magicienne et l’engagement d’une admirable bataille. L’oeuvre entière d’Ovide n’est autre chose qu’un tableau. Stace peint le palais du Sommeil et les murs de la grandeThèbes. Le poète Lucrèce peint aussi, comme Tibulle, Catulle et Properce. L’un peint une source, proche d’un bois, et le berger Pan jouant de la flûte au milieu de ses brebis. Cet autre peint un autel, et des nymphes formant des danses tout autour. Un troisième dessine Bacchus ivre, escorté de femmes en délire, avec le vieux Silène ne se soutenant qu’à demi sur le dos d’une ânesse, d’où il tomberait sans l’aide d’un vigoureux satyre porteur d’une outre. Les poètes satiriques eux-mêmes peignent la peinture du labyrinthe 60. Les lyriques, Martial en ses épigrammes, les tragiques et les comiques, font-ils autre chose que peindre avec art ? Et je n’avance là rien de douteux, puisqu’ils en sont eux-mêmes d’accord, et qu’ils donnent à la peinture le nom de poésie muette. »

— « Messer Lattanzio, dis-je à ces mots,par cela seul que les poètes ont appelé la peinture poésie muette, il me semble qu’ils ne surent pas bien peindre. S’ils avaient compris combien son langage est plus expressif que celui de sa soeur, ils n’eussent parlé de la sorte. Et je soutiendrai, pour ma part, que c’est plutôt la poésie qui est muette. »

La marquise dit alors :

— « Comment, Espagnol, prouverez-vous ce que vous avancez, et nous ferez-vous admettre que la peinture n’est pas muette et que la poésie le soit ? Voyons quels sont vos arguments. On ne saurait consacrer cette journée à aucun entretien plus profitable ni plus digne, d’autant plus que la société ici présente ne pourra de longtemps se réunir en un autre lieu. »

— « Comment, répondis-je, Votre Excellence veut-elle que j’ose ainsi disposer de cette journée, alors que mon savoir est si modeste ; surtout, étant disciple d’une dame muette et sans langue ? D’autant plus qu’il commence à se faire tard, si la lumière de ces vitraux ne m’abuse. Et comment m’ordonnez-vous de célébrer les louanges d’une mienne amante devant son propre mari, en une cour de si nobles personnages qui connaissent son mérite ? Si j’étais en présence de quelques rudes adversaires, j’en pourrais venir à bout, encore que je m’abuse peut-être ; mais ne serait-il pas beaucoup moins difficile de triompher de tels ennemis que de satisfaire de tels amis ?

« Pourtant, si Votre Excellence désire si fort se convaincre de mon incapacité à parler, je prendrai la parole, non pour attaquer la poésie (je lui ai trop d’obligations en vertu de mon art et de la perfection que je désire acquérir), mais pour défendre cette autre dame, qui me touche de plus près. C’est d’elle que me vient toute joie en cette vie, et, toute muette qu’elle soit, c’est d’elle, je l’avoue, que je tiens la voix et la parole, rien que pour avoir pu un jour lui voir remuer les yeux. Et, si elle enseigne à parler avec ses yeux, que serait-ce si je lui avais vu remuer ses doctes lèvres ?

« Les bons poètes, comme l’a dit messer Lattanzio, ne font pas autre chose avec des mots que ce que les peintres, même médiocres, font avec des couleurs ; ce que ceux-ci expriment manifestement, ils le présentent sous forme de récit. Les uns, avec des paroles ennuyeuses, ne captivent pas toujours nos oreilles ; les autres satisfont nos yeux et, comme devant quelque beau spectacle, tiennent tous les hommes captifs et sous le charme. Le but auquel les bons poètes tendent de tous leurs efforts, ce qu’ils estiment l’habileté suprême, c’est de nous représenter comme en peinture, au moyen de mots parfois prolixes et superflus, une tempête sur mer ou l’incendie d’une ville, que, s’ils le pouvaient, ils peindraient de préférence. Et celui qui les représente le mieux passe pour le meilleur poète. Mais cette tempête, quand vous achevez non sans peine de la lire, vous en avez déjà oublié le commencement, et vous n’en avez présent que le seul vers sur lequel portent vos yeux.

« Combien plus long en dit la peinture, qui vous montre à la fois, avec cette tempête, ses tonnerres, ses éclairs, ses flots et ses naufrages, ses navires et ses rochers !

 

60. Até os poetas satyricos pintam a pintura do laborinto.

« Vous voyez
Omniaque viris ostentant proesentem mortem 61.
« Et, en même temps
Extemplo Æneas… tendens ad sidera palmas 62.
« Et
Tres Eurus abreptas in saxa latentia torquet…
Emissamque byemem sensitNeptunus, et imis
 63

« De même, la peinture rend présent et visible cet incendie d’une ville en toutes ses parties ; elle le représente à notre vue tout comme s’il était véritable. D’un côté, ceux qui fuient à travers places et rues ; d’un autre, ceux qui se précipitent du haut des murailles et des tours. Ailleurs, les temples à demi écroulés, et le reflet de la flamme sur les fleuves ; les rivages sigéens illuminés ; Panthée qui s’enfuit en boitant, chargé des idoles et traînant son petit-fils par la main ; le cheval de Troie mettant au jour ses hommes d’armes au milieu d’une grande place. Plus loin, Neptune transporté de courroux, qui jette bas les murs ; Pyrrhus qui tranche la tête à Priam ; Énée portant son père sur son dos, avec Ascagne et Créüse qui le suivent, pleins de terreur, dans l’obscurité de la nuit. Et tout cela forme un ensemble si présent et si naturel que, mainte fois, on est porté à croire qu’on ne se trouve pas en sûreté, et on est heureux de savoir qu’on a devant soi des couleurs qui ne peuvent faire aucun mal.

« Si la poésie vous montre tout cela en vocables épars, de telle sorte que, ayant oublié ce qui précède et ne sachant ce qui va suivre, le seul vers que vous avez sous les yeux vous reste dans la mémoire (et encore, ce vers, d’autres oreilles que celles d’un grammairien ont-elles du mal à l’entendre), dans la peinture, au contraire, vos yeux jouissent visiblement de ce spectacle comme s’il était réel, et vos oreilles croient entendre réellement les cris et les clameurs des figures peintes. Il vous semble respirer l’odeur de la fumée, fuir les flammes, redouter l’effondrement des édifices ; vous êtes tentés de donner la main à ceux qui tombent, de seconder ceux qui combattent en nombre inférieur, de fuir avec ceux qui fuient, de tenir pied avec les intrépides.

« Cet art satisfait non seulement l’homme éclairé, mais aussi les simples, les paysans, les vieilles femmes. Les étrangers, Sarmates, Indiens ou Perses, à jamais incapables de cornprendre les vers de Virgile ou d’Homère qui restent muets pour eux, se délectent d’une oeuvre semblable, la comprennent sur-le-champ et y prennent grand plaisir. Et, qui plus est, ces barbares cessent alors d’être barbares, et comprennent, tant la peinture est éloquente, ce qu’aucune poésie ni aucune métrique ne saurait leur enseigner.

 

61. Præsentemque viris intentant omnia mortem.

Én., I, 91.

Et tout présage aux matelots une mort imminente.

62. Ex templo Æneæ solvuntur frigore membra :
Ingemit, et duplices tendens ad sidera palmas…

Én., I, 92-93.

Les membres d’Énée sont glacés par le froid ; il gémit, et levant ses deux mains vers le ciel…

63. Tres Notus abreptas in saxa laientia torquet…
Emissamque hiemem sensit Neptunus, et imis…

Én., I, 108 et 125.

Le Notus emporte trois vaisseaux et les jette sur des écueils cachés… Neptune sent que la tempête est déchaînée, et dans les profondeurs …

« Comme le dit le Décret de la Peinture 64 : in ipsa legunt qui litteras nesciunt ; et, plus loin : pro lectione pictura est.

« Voulant écrire sa conception d’une règle pour la vie humaine, Cébès le Thébain la figura et peignit sous forme de tableau 65, jugeant que sa pensée serait ainsi mieux et plus noblement exprimée, et que les hommes la comprendraient de meilleure volonté. Et, en cette occasion, il désira davantage, pour se faire entendre, savoir peindre qu’écrire.

« Que si, malgré tout, la poésie soutenait qu’une Vénus peinte aux pieds de Jupiter ne parle pas, pas plus qu’un Turnus représenté au moment où il montre sa valeur en présence du roi Latinus, cette raison ne serait pas suffisante pour fermer la bouche à la docte Peinture et pour l’empêcher de prouver qu’en ce cas, comme en tous les autres, elle est la supérieure ou, tout au moins, l’égale de la noble dame Poésie.

« En effet, un grand peintre représentant Vénus en larmes aux pieds de Jupiter aura sur un poète plusieurs avantages. En premier lieu, il peindra le ciel, où la scène est supposée se passer ; la personne, les vêtements, l’attitude et le mouvement de Jupiter, avec son aigle et sa foudre. Il peindra aussi dans tous ses détails la beauté de Vénus, son vêtement d’étoffe légère et son attitude suppliante, avec tant d’élégance, de délicatesse et d’art que, en dépit de ses lèvres muettes, elle semblera réellement parler avec ses yeux, ses mains et sa bouche, et qu’on croira lui entendre prononcer toutes les plaintes et supplications que lui prête Virigilius Maro. Lorsqu’un magister à la voix enrouée lit les discours tenus par Vénus, entendez-vous mieux la douce et suave voix de la déesse ?

« De même, le peintre représentera en son oeuvre avec plus de détails et de clarté le roi Latinus et l’assemblée des Laurentins, les uns le visage altéré et les autres plus fermes et plus calmes, la différence de leurs âges, la variété de leurs vêtements, de leurs aspects, de leurs traits et de leurs mouvements, ce que le poète ne saurait faire sans confusion et prolixité. Aussi ne le fera-t-il pas. Le peintre, au contraire, le fera de manière à charmer la vue et à provoquer l’émotion. Et c’est ainsi qu’il mettra sous nos yeux l’image frémissante de Turnus, plein de jactance et de courroux contre le lâche Drancès, si bien qu’il nous inspire presque de la crainte, et que nous croyons lui entendre dire à lui-même :

 

64. Le Décret ou Concordantia discordantium canonum, célèbre recueil des décrétales réunies au XIIe siècle par Gratien, moine bénédictin de Bologne.

65. Le livre connu sous le nom de Tableau de Cébès est le seul ouvrage de ce philosophe qui soit parvenu jusqu’à nous. Cébès naquit à Thèbes vers 440 avant J.-C. ; il fut disciple de Socrate.

Larga quidem semper, Drance, tibti copia fandi 66.

« D’où je conclus (malgré le peu d’esprit que j’ai et tout disciple que je suis d’une maîtresse sans langue) que la peinture, mieux que la poésie, est susceptible de causer de grands effets, qu’elle a plus de pouvoir et de véhémence pour provoquer dans l’âme et l’esprit la joie et le rire, la tristesse et les larmes, et que son éloquence est plus efficace. La muse Calliope soit juge de ce débat : je me tiendrai satisfait de sa sentence. »

Cela dit, je me tus. Alors la marquise me fit la faveur de m’adresser ces paroles flatteuses :

— « Vous avez, messer Francisco, si bien défendu votre amante, que, si maître Michel-Ange ne lui donne une égale preuve d’amour, peut-être obtiendrons-nous de la Peinture qu’elle divorce d’avec lui pour vous suivre en Portugal. »

Michel-Ange dit en souriant :

— « Il sait bien, madame, que c’est déjà chose faite et que je la lui ai entièrement abandonnée, ne me sentant plus les forces qu’exigent de pareilles amours. C’est pourquoi il a parlé de la Peinture comme il l’a fait, et comme d’une chose qui est toute a lui. »

— « J’avoue, madame, dis-je à mon tour, qu’il me l’a abandonnée ; mais elle refuse de me suivre, de sorte qu’elle reste à demeure dans sa maison comme par le passé. Moi-même, en fussè-je digne, je ne voudrais l’emmener en ce moment dans ma patrie. Peu de gens seraient capables de l’apprécier, et mon sérénissime Roi lui-même ne lui accorderait sa faveur que s’il était libre de tout souci. Or, il se trouve précisément en inquiétude de guerre, ce en quoi la peinture n’est d’aucune utilité. Aussi craindrais-je qu’elle n’allât un jour se jeter de dépit dans la mer océane, qui est là proche, et qu’elle ne me fit maintes fois chanter ces vers :

 

66. Ta bouche, Drancès, est toujours féconde en paroles. Én., XI, 378.

Audieras, et fama fuit; sed opera lantum
Nostra valent, Lycida, tela inter Martia, quatum
Chaonias dicunt, aquila veniente, columbas
 67.

« Si elle était de quelque utilité en temps de guerre, en ce cas, je désirerais l’emmener. »

— « Je devine votre intention, dit la marquise. Mais, pour aujourd’hui, voilà la journée bien finie. Remettons à dimanche prochain ce que vous désirez savoir. »

Ce disant, elle se leva, et nous tous avec elle. Et nous nous en allâmes.

 

67. On te l’a dit, et le bruit en a couru. Mais nos oeuvres, Lycidas, sont effarouchées par le bruit des armes de même que les colombes de Chaonie par l’aigle qu’elles voient fondre sur elles. Ég., IX, 11-13. — Dans le premier vers, Fr. de Hollanda a substitué le mot opera, oeuvres, à celui de carmina,vers, qui est dans Virgile.