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Traduction de Damas-Hinard, 1845

Scène I.

Une chambre dans le palais.

Entrent LE ROI et CLOTALDO.

Hippogriffe

L’hippogriffe, une créature mi-oiseau de proie, mi-cheval – d’après une enluminure conservée à la BNF.

CLOTALDO. Vos ordres, sire, sont exécutés.

LE ROI. Conte-moi, Clotaldo, comment tout cela s’est passé.

CLOTALDO. Le voici, seigneur : nous avons employé le breuvage composé que vous nous aviez dit de préparer en mélangeant les vertus de certaines herbes ; il a, en effet, un tel pouvoir, une telle force, qu’il peut enlever complètement à un homme sa raison, lui ôter ses sens et ses facultés, et le mettre, pour ainsi dire, dans l’état d’un vivant cadavre. Il n’y a plus à douter que cela soit possible, après que l’expérience l’a démontré tant de fois ; il est certain que la médecine est pleine de secrets naturels ; il n’y a ni animal, ni plante, ni pierre, qui n’ait en soi une qualité déterminée ; et si la méchanceté des hommes a pu trouver mille poisons qui donnent la mort, pourquoi donc, en corrigeant la violence de ces poisons, ne leur donnerait-on pas le pouvoir d’endormir ? Mais le doute n’est plus permis aujourd’hui, car il a contre lui-même la raison et l’évidence. Donc, pour en venir au fait, muni d’un breuvage composé d’opium et de jusquiame, je suis descendu dans la prison où est renfermé Sigismond. Afin de ne pas exciter sa défiance, j’ai commencé par causer avec lui des connaissances diverses que lui a enseignées la nature, laquelle l’a formé à sa divine école, au milieu des oiseaux et des bêtes sauvages ; et voulant élever son esprit à la hauteur de vos desseins, j’ai pris pour thème le vol orgueilleux de l’aigle, qui, dédaignant les régions moyennes de l’air, monte rapide jusqu’à la région du feu, où il paraît un éclair empenné, une comète au brillant plumage. J’ai vanté la fierté de son vol en disant : «C’est, enfin, le roi des oiseaux, et c’est sans doute celui auquel vous donnez la préférence. » II n’en fallut pas davantage. A peine eus-je abordé ces idées de domination et de majesté, qu’il prit la parole d’un air plein d’orgueil, car, en effet, son sang le porte et l’excite à de grandes choses, et il s’écria : « Il est donc vrai que, même dans la république turbulente des oiseaux, il y a aussi et des chefs qui gouvernent et un peuple qui obéit ! Pour moi, puisque nous en sommes sur ce sujet, je vous avouerai qu’en y pensant, mes malheurs me sont une consolation. Si j’obéis, c’est par force ; jamais volontairement je ne me serais soumis à un homme. » Le voyant animé outre mesure et dans une agitation qui ressemblait à de la fureur, je lui offris l’apozème, et à peine la liqueur eut-elle passé du vase dans sa poitrine, que ses forces s’affaissèrent et que le sommeil s’empara de lui ; une sueur froide coula sur tous ses membres ; et c’est au point que si je n’avais pas su que ce n’était là qu’une apparence de mort, j’aurais mis en doute qu’il fût vivant. Sur ces entrefaites, arrivèrent les personnes à la prudence et au courage desquelles vous avez confié cette entreprise ; on le plaça dans une voiture, et on l’a conduit ainsi jusqu’au palais, où toutes choses étaient préparées d’une manière digne de son rang. Maintenant on vient de le coucher dans votre lit, et pour se conformer à vos ordres, on veille avec soin sur son sommeil, en attendant qu’il sorte de cette léthargie. Et si en vous servant aussi fidèlement, j’ai mérité de vous une récompense, permettez-moi, sire, de vous demander, si je ne suis pas trop indiscret, quelle a été votre intention en faisant ainsi conduire auprès de vous Sigismond.

LE ROI. Clotaldo, je trouve voire curiosité fort légitime, et par conséquent je veux la satisfaire. — Sigismond, vous ne l’ignorez pas, est menacé, par l’influence de son étoile, de toute sorte de disgrâces et de malheurs tragiques. Je prétends éprouver si le ciel ne pourrait pas s’être trompé, si le jeune homme qui nous a donné tant de preuves d’un caractère intraitable, ne pourrait pas, avec le temps, s’humaniser, se calmer, et si l’on ne pourrait pas le dompter à force de prudence et de sagesse ; car enfin l’homme n’a pas été créé pour obéir aux étoiles. Voilà l’épreuve que je prétends faire, et pour cela, j’ai voulu qu’il fût amené en un lieu où il saura plus tard qu’il est mon fils, et sera en position de montrer ses qualités. S’il a assez de magnanimité pour triompher de ses mauvais penchants, il régnera ; mais s’il cède à ses dispositions mauvaises, s’il est cruel et despote, il retournera en prison… Vous me demanderez peut-être, maintenant, quelle était la nécessité, pour faire cette expérience, de l’amener ici endormi ? A cette question voici encore ma réponse : Si on lui eût appris dès aujourd’hui qu’il était mon fils, et que demain on le reconduisit à sa prison, il est certain, avec son caractère, qu’il serait au désespoir ; car, sachant sa naissance, comment se consolerait-il ? C’est pourquoi j’ai voulu qu’au besoin il eût la ressource de se dire que tout ce qu’il avait vu n’était qu’un songe. Nous y trouverons deux avantages : d’abord, de pouvoir étudier son caractère, et, en second lieu, de lui procurer la consolation dont je vous ai parlé. Et après tout, si, quand il aura commandé ici, il se revoir en prison, et qu’il s’imagine qu’il a rêvé tout ce qui s’est passé, il aura raison, Clotaldo ; car dans ce monde, pour tous tant que nous sommes, vivre c’est rêver.

CLOTALDO. Il me semble, seigneur, qu’il y aurait à cela bien des choses à redire ; mais ce n’est pas le moment. Je reconnais à certains signes que le prince s’est réveillé et qu’il vient de ce côté.

LE ROI. Je me retire. Vous, son gouverneur, tâchez de dissiper le trouble où il doit être, et apprenez-lui la vérité.

CLOTALDO. Vous me permettez donc de la lui dire ?

LE ROI. Oui, car peut-être en sachant ce qui le menace, il fera plus d’efforts pour se vaincre.

Il sort.

Entre CLAIRON.

CLAIRON, à part. Moyennant un droit d’entrée de quatre coups de hallebarde que j’ai, non pas donnée, mais reçus d’un vilain hallebardier qui a la barbe aussi rouge que sa livrée, je pourrai vois à mon aise tout ce qui va se passer. Il n’y a pas de meilleure fenêtre que celle qu’on porte avec soi sans être obligé de demander de billet. Pour avoir à toutes les fêtes une excellente place sans payer, il suffit d’un peu d’effronterie.

CLOTALDO, à part. C’est Clairon, le valet de cette pauvre infortunée, qui, bravant tous les périls, est venue en Pologne venger mon outrage. (Haut.) Eh bien ! Clairon, qu’y a-t-il de nouveau ?

CLAIRON. Il y a, seigneur, que votre générosité, disposée à prendre fait et cause pour Rosaura, lui a conseillé, à ce qu’il paraît, de revêtir les habits de son sexe.

CLOTALDO. Et je lui ai donné ce conseil dans la crainte que l’on ne vînt à concevoir une mauvaise opinion de sa conduite.

CLAIRON. Il y a qu’elle a changé de nom, qu’elle se fait passer pour votre nièce, et qu’à compter d’aujourd’hui elle a obtenu l’honneur d’être placée comme dame de compagnie auprès de la princesse Estrella.

CLOTALDO. Je suis bien aise qu’elle se soit conduite avec autant de sagesse.

CLAIRON. Il y a encore qu’elle attend le moment où vous pourrez rétablir son honneur.

CLOTALDO. Elle a raison ; car c’est le temps qui nous donnera tôt ou tard l’occasion favorable.

CLAIRON. Il y a qu’en cette qualité, — de votre nièce, — elle est traitée, régalée, fêtée comme une reine. Il y a finalement que moi, qui suis venu avec elle, je me meurs de faim et personne ne se souvient de moi ; personne ne pense que je suis Clairon, et que si un tel clairon se met à sonner, il pourra tout apprendre au roi, à Astolphe et à Estrella. Car Clairon et valet sont deux choses qui gardent difficilement un secret, et si je romps une fois le silence, il pourra se faire que l’on chante pour moi ce refrain si connu : «Clairon qui sonne au matin ne fait pas plus de train. »

CLOTALDO. Tes plaintes sont fondées, et j’y ferai droit. Mais, en attendant, sois fidèle.

CLAIRON. Voici le seigneur Sigismond.

Entrent SIGISMOND, des VALETS qui lui présentent des vêtements, et des MUSICIENS qui chantent.

SIGISMOND. Que le ciel me soit en aide ! Que vois-je ? Je doute si je veille, et j’éprouve une sorte de crainte… Moi dans un palais somptueux ! moi au milieu du brocart et de la soie ! moi, je suis entouré de valets si riches, si brillants ! moi, j’ai dormi et me suis éveillé dans un lit si parfait ! moi, j’ai, pour me servir, tant de gens qui m’offrent des vêtements !… Est-ce un rêve ? non, je suis éveillé… Ne suis-je donc pas Sigismond ?… O ciel ! instruis-moi de la vérité, et apprends-moi ce qui se passe ; dis-moi ce qui est arrivé pendant mon sommeil, et par quelle aventure je me trouve en ces lieux… Mais pourquoi m’en inquiéter ? Je veux me laisser servir, et advienne que pourra !

PREMIER VALET. Il paraît tout surpris et tout triste.

DEUXIÈME VALET. Qui ne le serait à sa place ?

CLAIRON. Moi.

DEUXIÈME VALET, bas, au premier. Parle-lui donc, à présent.

PREMIER VALET, à Sigismond. Voulez-vous que l’on recommence à chanter ?

SIGISMOND. Non, c’est assez.

DEUXIÈME VALET. Comme vous paraissez tout pensif, nous avons voulu vous distraire.

SIGISMOND. Mes chagrins n’ont pas besoin de distraction, et la seule musique que j’aime, c’est la musique militaire.

CLOTALDO. Que votre altesse, monseigneur, me permette de baiser sa main ! Je tiens à honneur de lui témoigner ainsi le premier mon obéissance.

SIGISMOND, à part. N’est-ce pas Clotaldo ?… Comment donc celui qui me traitait si mal dans ma prison, me parle-t-il avec tant de respect ? Que m’est-il donc arrivé de nouveau ?

CLOTALDO. Au milieu du trouble où vous met votre nouvelle position, votre raison doit flotter incertaine : eh bien ! je veux, s’il est possible, dissiper tous vos doutes. — Vous saurez donc, seigneur, que vous êtes prince héritier de la couronne de Pologne. Si l’on vous a tenu renfermé si long-temps, ça été pour obéir à un destin fatal qui menace cet empire de toute sorte de périls pour l’époque où vous prendrez en main le sceptre royal. Mais on a espéré que, par votre force morale, vous surmonteriez les étoiles, car un homme généreux doit les vaincre ; et pendant que vous étiez plongé dans un profond sommeil, on vous a tiré de la tour où vous étiez et l’on vous a porté au palais. Votre père et mon roi viendra vous voir, Sigismond, et c’est de lui que vous apprendrez le reste.

SIGISMOND. Eh quoi ! misérable, infâme, traître, qu’ai-je encore à apprendre ? et maintenant que je sais qui je suis, n’en est-ce pas assez pour montrer dès ce moment et ma fierté et mon pouvoir ? Comment avez-vous pu trahir votre pays jusqu’à m’emprisonner, jusqu’à m’enlever, contre tout droit et toute raison, le rang qui m’était dû ?

CLOTALDO. Infortuné que je suis !

SIGISMOND. Vous avez manqué à la justice, vous avez abusé le roi, vous m’avez traité avec une rigueur cruelle ; et ainsi, la justice, le roi et moi, nous vous condamnons, pour vos crimes, à mourir de mes mains.

CLOTALDO. Seigneur…

SIGISMOND. Que personne ne cherche à m’arrêter ; ce serait une peine inutile. Et, vive Dieu ! si quelqu’un d’entre vous se met devant moi, je le jette par la fenêtre.

DEUXIÈME VALET. Fuyez, Clotaldo !

CLOTALDO. Hélas ! malheureux, pourquoi montrez-vous tant d’orgueil, sans savoir que vous êtes au milieu d’un rêve ?

Il sort.

DEUXIÈME VALET. Remarquez, seigneur…

SIGISMOND. Otez-vous…

DEUXIÈME VALET. Il n’a fait qu’obéir au roi.

SIGISMOND. Il ne devait pas obéir au roi en une chose qui n’était pas juste ; et d’ailleurs j’étais son prince.

DEUXIÈME VALET. Il n’a point dû examiner s’il faisait bien ou mal.

SIGISMOND. Il paraît que vous cherchez quelque chose, puisque vous osez me répondre.

CLAIRON. Le prince parle fort bien, et vous vous conduisez fort mal.

DEUXIÈME VALET. Qui vous a donné la permission de venir ici ?

CLAIRON. C’est moi qui l’ai prise.

SIGISMOND. Dis-moi, qui es-tu, toi ?

CLAIRON. Je suis un homme qui aime à se mêler des affaires des autres, et je ne crains personne en ce genre : j’ai fait mes preuves.

SIGISMOND. Dans ce monde tout nouveau où je me trouve, toi seul m’as plu.

CLAIRON. Je serais trop heureux, seigneur, de plaire à tout ce qui s’appelle Sigismond.

Entre ASTOLFE.

ASTOLFE. Heureux mille fois, ô prince ! le jour où vous vous montrez à la Pologne, et où vous remplissez ce pays d’une splendeur inaccoutumée, en sortant, comme le soleil, du sein des monts. Que votre noble front puisse porter long-temps la couronne royale !

SIGISMOND. Dieu vous garde !

ASTOLFE. Je me fâcherais d’un accueil aussi froid, si vous me connaissiez ; mais vous ne savez pas qui je suis, et c’est là votre excuse. Je suis Astolfe, duc de Moscovie, et votre cousin : nous pouvons traiter d’égal à égal.

SIGISMOND. Eh quoi ! en vous disant : Dieu vous garde ! je ne vous fais pas un bon accueil ? Eh bien ! puisque cela ne suffit pas à votre rang, à votre naissance, et que vous n’êtes pas content, la première fois que je vous reverrai, je dirai : « Que Dieu ne vous garde pas ! »

DEUXIÈME VALET, à Astolfe. Que votre altesse ne s’en offense pas ; il traite avec tout le monde comme un homme quia été élevé dans les montagnes. (À Sigismond.) Seigneur, ménagez davantage le prince Astolfe.

SIGISMOND. Il m’a ennuyé avec ses belles phrases, et il ne m’a pas moins ennuyé avec son chapeau qu’il a gardé sur sa tête.

DEUXIÈME VALET. C’est un grand prince.

SIGISMOND. Je suis encore plus grand.

DEUXIÈME VALET. Il est bon que vous ayez l’un pour l’autre plus d’égards que n’en ont entre eux les autres seigneurs de la cour.

SIGISMOND. De quoi vous mêlez-vous, s’il vous plaît ?

Entre ESTRELLA.

ESTRELLA. Que votre altesse, monseigneur, soit la bienvenue dans ce palais qui est fier de la posséder ; et qu’elle y vive avec bonheur et avec gloire, non pas des années, mais des siècles.

SIGISMOND, à Clairon. Dis-moi maintenant, toi, quelle est cette charmante femme ? Quelle est cette noble beauté ? Quelle est cette divinité céleste qui se montre à mes yeux avec un tel éclat ?

CLAIRON. Seigneur, c’est votre cousine Estrella.

SIGISMOND. Dis plutôt le soleil. (À Estrella.) Je vous remercie, madame, de votre compliment ; mais je ne l’accepte et je ne suis le bienvenu que parce que je vous ai vue ; car c’est l’unique plaisir, la seule joie que je trouve en ce lieu. — Permettez-moi, je vous prie, de baiser votre main plus blanche que la neige.

ESTRELLA. Cela n’est pas convenable.

ASTOLFE, à part. S’il lui prend la main, je suis perdu.

DEUXIÈME VALET. Je connais les secrets sentiments d’Astolfe, et je veux le servir. (À Sigismond.) Songez, seigneur, qu’en présence du prince Astolfc, il n’est point juste que votre altesse…

SIGISMOND. Ne vous ai-je point dit de ne pas vous mêler de mes affaires ?

DEUXIÈME VALET. Je vous dis ce qui est juste.

SIGISMOND. Ne m’ennuyez pas. Je ne trouve de juste que ce qui est selon mon bon plaisir.

DEUXIÈME VALET. Il n’y a qu’un moment, seigneur, vous disiez qu’il ne faut obéir à son prince qu’en ce qui est juste.

SIGISMOND. Vous devez aussi m’avoir entendu dire que je jetterais par la fenêtre le premier qui m’ennuierait.

DEUXIÈME VALET. On ne traite pas ainsi un homme de ma sorte

SIGISMOND. Vive Dieu ! je vais vous prouver le contraire.

Il l’enlève dans ses bras et court vers le balcon.

ASTOLFE. Qu’est-ce donc ?

ESTRELLA. Empêchez-le tous.

Elle sort.

SIGISMOND, revenant. Le voilà dans la mer, Vive Dieu ! je lui ai montré que cela n’était pas si difficile.

ASTOLFE. Mesurez un peu mieux votre conduite. S’il y a loin d’une bête sauvage à un homme, il n’y a pas moins de distance des montagnes à un palais.

Il s’éloigne.

SIGISMOND. Prenez garde ! si vous avez tant de présomption, votre tête risque de se gonfler et de ne plus tenir dans votre chapeau.

Entre LE ROI.

LE ROI. Que s’est-il donc passé ?

SIGISMOND. Ce n’est rien ; j’ai jeté seulement par la fenêtre un homme qui m’ennuyait.

CLAIRON, bas à Sigismond. Sachez que vous parlez au roi.

LE ROI. Comment ! dès le premier jour de votre arrivée, vous tuez un homme !

SIGISMOND. Il me soutenait que je ne le ferais pas ; j’ai voulu lui prouver que cela m’était possible.

LE ROI. Je suis désolé, prince, de ces commencements. Je pensais vous trouver averti et luttant contre l’influence des étoiles, et votre premier acte n’est rien moins qu’un homicide ! Comment pourrai-je vous presser sur mon sein avec tendresse et bonheur, en ce moment où vous venez de donner la mort à un homme ? Qui peut voir sans un trouble secret un poignard rougi de sang et récemment souillé d’un meurtre ? Qui peut voir, sans être douloureusement ému, la place où un de ses semblables a péri d’une façon tragique ? quelque force que l’on ait, il est impossible de surmonter ces instincts naturels. Aussi, quoique je fusse venu pour vous embrasser, je m’en abstiens ; je craindrais de me voir dans vos bras.

SIGISMOND. Je me passerai de vos embrassements comme j’ai fait jusqu’à ce jour. Que m’importent, après tout, les caresses d’un père qui m’a traité avec tant de rigueur, qui m’a éloigné d’auprès de sa personne, qui m’a fait élever parmi les bêtes sauvages et m’a renfermé comme un monstre ! Que m’importent les caresses d’un homme qui, après m’avoir donné le jour, a cherché ma mort par tous les moyens les plus cruels !

LE ROI. Plût à Dieu, hélas ! que je ne t’eusse point donné le jour, comme tu me le reproches ! je ne serais pas témoin de tes déportements, je n’entendrais pas tes injures. –

SIGISMOND. Si vous ne m’aviez pas donné le jour, je ne me plaindrais pas de vous, et je ne me plains que parce qu’après me l’avoir donné vous avez voulu me l’ôter. Donner est quelquefois noble et généreux ; mais vouloir ôter ce qu’on a donné est la marque d’un cœur vulgaire, d’une âme sans grandeur.

LE ROI. C’est ainsi que tu me témoignes ta reconnaissance pour t’avoir tiré de prison et t’avoir fait prince ?

SIGISMOND. Et comment pourrais-je vous être reconnaissant ? Que me donnez- vous donc ? Me donnez-vous autre chose que ce qui m’appartient, et ce que la mort vous forcera bientôt de quitter ? Vous êtes mon père et mon roi ; donc votre pouvoir, votre fortune, vos titres, tout cela me revient de droit naturel ; et loin que je sois votre obligé, c’est moi, au contraire, qui pourrais vous demander compte de ce que vous m’avez privé si long-temps de mon rang et de ma liberté. Ainsi, remerciez-moi de ce que je ne vous fais pas payer ce que vous me devez.

LE ROI. Insolent et barbare, tais-toi… Le ciel a tenu sa menace, et je vois en toi tout ce qu’il avait annoncé ; mais, bien que tu saches à présent qui tu es, et que tu te voies en un lieu où tu ne reconnais pas de supérieur, je t’en avertis, prends-y garde, sois humble, doux, humain ; car autrement, bien que tu te croies éveillé, tu t’apercevrais peut-être que tu n’as fait qu’un rêve.

Il sort.

SIGISMOND. Que dit-il ? Qui ! moi, je rêve, bien que je me croie éveillé !… Non je ne rêve point, car j’ai conscience de ce que j’ai été et de ce que je suis… Aussi a-t-il beau se repentir, il ne peut plus revenir sur le passé. Je sais qui je suis, et il a beau soupirer, se désoler, crier, il rie peut empêcher que je ne sois l’héritier de sa couronne. Quand je me suis laissé emprisonner, j’ignorais qui j’étais ; mais à présent, je sais qui je suis, et je sais que je suis un composé d’homme et de bête sauvage.

Entre ROSAURA, sous des habits de femme.

ROSAURA, à part. Je viens ici rejoindre la princesse, avec la crainte de rencontrer Astolfe. Clotaldo désire qu’il ne me voie pas et ne sache pas qui je suis ; il dit que cela est pour moi de la plus haute importance, et je me confie à sa prudente affection, d’autant que je lui dois déjà l’honneur et la vie.

CLAIRON. De tout ce que vous avez vu ici, monseigneur, qu’est-ce qui vous plaît le plus ?

SIGISMOND. Rien ne m’a étonné, je m’attendais d’avance à tout cela ; une seule chose aurait pu me causer de l’admiration, c’est la beauté de la femme que j’ai vue… Je lisais un jour, je ne sais plus dans quel livre, que l’être qui doit le plus de reconnaissance à Dieu, c’est l’homme, parce qu’il est un petit monde ; mais je pense à présent, moi, que c’est la femme, parce qu’elle est un ciel en abrégé, et qu’il y a aussi loin de l’homme à elle que de la terre au ciel ; — et cela est d’autant plus vrai de celle-ci…

ROSAURA, à part. Le prince est ici ; retirons-nous.

SIGISMOND. Arrêtez, femme ! écoutez ! Ne réunissez pas ainsi dans le même moment, par votre apparition et votre disparition subites, l’orient et l’occident ; songez que si vous fuyez, le jour fuit avec vous, et que le monde est replongé dans les ténèbres… Mais que vois-je ?

ROSAURA. Moi aussi, j’ai peine à en croire mes yeux.

SIGISMOND. J’ai déjà vu cette beauté.

ROSAURA. J’ai vu cette grandeur, cette pompe dans un état bien misérable et prisonnière.

SIGISMOND, à part. Maintenant je vis, je respire. — (À Rosaura.) Femme, — car il n’est pas de mot plus doux pour la bouche de l’homme, — femme, qui êtes-vous ? Je ne puis voir vos traits, et il me semble que je vous ai déjà vue et que je vous dois mon adoration et ma foi. Qui êtes- vous, femme divine ?

ROSAURA, à part. Il m’importe qu’il ne sache pas qui je suis. (Haut.) Je suis une dame infortunée de la princesse Estrella.

SIGISMOND. Ne dites point cela, dites plutôt que vous êtes ce soleil dont la flamme fait vivre cette princesse, car elle s’éclaire de la splendeur de vos rayons. J’ai vu dans le royaume des fleurs que la rose les gouvernait, et elle était leur reine comme étant la plus charmante. J’ai vu, au milieu des minéraux les plus riches, le diamant que tout le monde préférerait, et il était leur roi comme étant celui qui avait le plus d’éclat. J’ai vu dans la voûte azurée où les étoiles tiennent leur cour, que l’étoile de Vénus marchait la première parce qu’elle est de toutes la plus belle. J’ai vu, dans les plus hautes sphères, le soleil qui avait rassemblé les planètes et qui les présidait parce qu’il est la lumière du jour. Pourquoi donc lorsque, parmi les fleurs, les minéraux, les étoiles et les planètes, la plus belle est préférée, pourquoi servez-vous une beauté qui vous est inférieure, vous qui êtes le soleil, l’étoile de Vénus, le diamant et la rose ?

Entre CLOTALDO ; il s’arrête derrière la tapisserie.

CLOTALDO, à part. C’est à moi qu’il appartient de soumettre l’indomptable Sigismond, puisque je l’ai élevé. Mais que vois-je, ô ciel ?

ROSAURA, à Sigismond. Je suis confuse de vos louanges ; mon silence vous répondra mieux que je ne le ferais. Lorsque la raison se trouve intimidée, celui qui parle le mieux, seigneur, c’est celui qui se tait.

SIGISMOND. De grâce, ne vous éloignez pas. Songez que pour moi votre absence, comme je vous l’ai dit, c’est l’obscurité, ce sont les ténèbres.

ROSAURA. Je demande à votre altesse cette permission.

SIGISMOND. Puisque vous vous en allez de vous-même, vous n’avez rien à demander.

ROSAURA. Eh bien ! accordez-moi ce que je vous demande.

SIGISMOND. Prenez garde de lasser ma courtoisie et de me rendre grossier et brutal ; car tout ce qui me résiste irrite ma patience.

ROSAURA. Votre penchant à la colère et à la fureur pourrait être plus fort que votre patience ; mais il n’oserait ni ne pourrait, j’espère, surmonter les égards que vous me devez.

SIGISMOND. Ne serait-ce que pour vous montrer que je le puis, je suis capable de perdre le respect que je vous dois ; car je suis porté à faire tout ce qu’on me dit être au-delà de mon pouvoir. Aujourd’hui j’ai précipité de cette fenêtre un homme qui me disait que je ne le pourrais pas. Prenez donc garde que, pour voir si je le puis, je ne jette aussi votre honneur par la fenêtre

CLOTALDO. Il s’obstine. Que faire ? Comment empêcher que sa fureur insensée n’attente aussi à l’honneur de ma fille ?

ROSAURA. Ce n’est pas en vain que l’on craignait que votre tyrannie ne préparât à ce royaume infortuné d’affreux scandales ! ce n’est pas en vain que l’on redoutait de vous des crimes, des trahisons, des assassinats !… Eh ! que pourrait-on attendre d’un homme qui n’a d’humain que le nom, qui est plein d’un orgueil farouche, impitoyable, et qui a été élevé parmi les bêtes sauvages ?

SIGISMOND. Je voulais vous empêcher de prononcer ces injures, et c’est pour cela que je vous parlais avec courtoisie, pensant que je commandais ainsi vos égards ; mais si je suis un barbare quand je vous traite comme je faisais tout à l’heure, je veux que vos reproches soient plus vrais et mieux fondés, vive Dieu ! — Holà ! qu’on nous laisse seuls, qu’on ferme cette porte, et que personne n’entre.

Clairon sort.

ROSAURA, à part. Hélas ! je me meurs. (À Sigismond.) Considérez, seigneur…

SIGISMOND. Je suis un tyran, et vous espérez me fléchir ?

CLOTALDO, à part. Quelle affreuse position ! je ne puis plus y tenir ; et il faut que je me montre à lui et que je m’oppose à sa fureur, dût-il me donner la mort. (Il s’approche.) Arrêtez, seigneur.

SIGISMOND. Eh quoi ! tu m’oses provoquer de nouveau, vieillard insensé ? Tu ne crains pas ma colère ? Comment as-tu pénétré jusqu’ici ?

CLOTALDO. J’ai entendu les accents d’une voix qui vous implorait, et je suis accouru pour vous prier d’être plus généreux, plus humain, si vous voulez régner, et de ne pas vous montrer aussi cruel en vous liant sur ce que vous commandez ici à tous ; car, peut-être, ce n’est qu’un songe.

SIGISMOND. En me parlant ainsi de mes illusions, tu excites ma rage. Je vais voir, en te tuant, si je suis bien éveillé ou si je rêve.

Au moment où il tire son poignard, Clotaldo retient son bras et s’agenouille.

CLOTALDO. Ah ! sans doute, par ce moyen, je sauverai ma vie.

SIGISMOND. Ote ta main de dessus la poignée de ma dague.

CLOTALDO. Jusqu’à ce qu’il vienne du monde qui puisse contenir votre fureur, je ne dois pas vous lâcher.

ROSAURA. O ciel !

SIGISMOND. Lâche-moi, te dis-je, vieillard insensé, ou je t’étouffe dans mes bras.

Ils luttent.

ROSAURA, appelant. Au secours ! accourez ! on tue Clotaldo !

Elle sort.

Entre ASTOLFE, au moment où Clotaldo tombe à terre, et il se met entre lui et Sigismond.

ASTOLFE. Qu’est-ce donc, prince ? Ne craignez-vous pas de souiller vos armes en les baignant au sang d’un vieillard ?… Que votre brillante épée rentre dans son fourreau.

SIGISMOND. Quand elle sera teinte de son sang infâme…

ASTOLFE. Il doit trouver à mes pieds un refuge ; ma venue doit lui servir à quelque chose.

SIGISMOND. Elle vous servira à mourir. Vous m’aurez donné l’occasion de me venger du déplaisir que vous m’avez causé ce matin.

ASTOLFE. Si je tire l’épée, ce n’est pas pour vous insulter, mais pour défendre ma vie.

Astolfe et Sigismond se battent.

Entrent LE ROI, ESTRELLA et leur suite.

CLOTALDO. Ne l’offensez pas, seigneur.

LE ROI. Pourquoi ces épées ?…

ESTRELLA. Astolfe ! ô ciel ! quelle douleur !

LE ROI. Que s’est-il donc passé ?

ASTOLFE. Rien, seigneur, grâce à votre arrivée.

SIGISMOND. Il s’est passé beaucoup d’événements, seigneur ; et entre autres choses, j’ai voulu tuer ce vieillard.

LE ROI. Quoi ! vous n’avez pas plus d’égards pour les cheveux blancs ?

CLOTALDO. Seigneur, ne lui faites point de reproches ; il n’y a eu aucun mal.

SIGISMOND, au roi. Il est plaisant à vous de me demander des égards pour des cheveux blancs ! Vous même quelque jour, malgré vos cheveux blancs, je vous verrai à mes pieds ; car je ne suis pas encore vengé de l’indigne traitement que vous m’avez fait subir.

Il sort.

LE ROI. Avant de voir ce moment, tu retourneras endormi dans un lieu où tu croiras à ton réveil que tout ce qui t’est arrivé, étant un bien de ce monde, n’était qu’un rêve.

Le Roi et Clotalde sortent. Restent Estrella et Astolfe.

ASTOLFE. Hélas ! quand le destin annonce des malheurs, le plus souvent ils s’accomplissent ; il est aussi infaillible pour le mal qu’incertain pour le bien, et s’il annonçait toujours des événements funestes, il ne se tromperait jamais. Sigismond et moi nous en sommes la preuve, Estrella, quoique d’une manière différente. Pour Sigismond, la destinée a prédit de tristes et sanglants malheurs, et elle a dit vrai, tout arrive ; mais pour moi, à qui elle avait promis le bonheur, la joie, le plus beau triomphe, et qui ai vu avec tant d’espérance, madame, l’éclat d’une beauté auprès de laquelle pâlit le soleil, — pour moi la destinée s’est trompée ; ou, du moins, sa prédiction, par le résuîtat, se trouve mêlée de vérité et de mensonge ; car elle m’a laissé entrevoir des faveurs, et maintenant je ne vois plus que dédains.

ESTRELLA. Je ne doute pas que toutes ces galanteries et ces belles paroles ne partent d’un cœur sincère ; mais elles s’adressent, sans doute, à une autre femme dont vous aviez le portrait suspendu à votre cou lorsque vous m’êtes venu voir ; c’est pourquoi elle doit seule entendre ces gracieux compliments, et seule vous en récompenser. Ce n’est pas une bonne recommandation en amour que les soins que l’on a rendus à une autre dame.

Entre ROSAURA ; elle s’arrête derrière la tapisserie.

ROSAURA, à part. Grâces à Dieu, mes malheurs sont au comble ! Après ce que je vois, je n’ai plus rien à craindre.

ASTOLFE. Je ne porterai plus sur mon sein ce portrait, puisque votre image règne seule dans mon cœur. — Je vais le chercher. — (À part.) Que Rosaura me pardonne cet outrage ; mais l’absence rend infidèles les hommes et les femmes.

Il sort.

ROSAURA, à part. Je craignais d’être vue et n’ai rien pu entendre.

ESTRELLA, appelant. Astrea !

Rosaura se montre.

ROSAURA. Madame !

ESTRELLA. Je me réjouis que ce soit vous qui vous soyez présentée ; j’ai à vous confier un secret.

ROSAURA. C’est trop d’honneur, madame, pour celle qui vous obéit.

ESTRELLA. Depuis le peu de temps que je vous connais, Astrea, je me suis attachée à vous on ne peut plus ; aussi je veux vous confier une chose que je me suis bien souvent cachée à moi-même.

ROSAURA. Je suis votre esclave.

ESTRELLA. Pour vous dire cela en peu de mots, vous saurez que mon cousin Astolfe doit m’épouser, — si toutefois la fortune permet que ce bonheur me dédommage de tous mes chagrins. J’ai été affligée de lui voir porter au cou le portrait d’une dame ; je le lui ai avoué avec douceur, il a été sensible à ma remarque, il m’aime, et sort à l’instant pour m’aller chercher ce portrait. Or, pour des raisons que vous devinez sans peine, il m’en coûterait de recevoir ce portrait de ses mains ; demeurez ici à l’attendre, et quand il arrivera, priez-le de ma part qu’il vous le remette. Je ne vous en dis pas davantage ; vous avez de l’esprit, vous êtes charmante, et vous devez savoir ce que c’est que l’amour.

Elle sort.

ROSAURA. Plût à Dieu qu’il n’en fût pas ainsi !… Que le ciel me soit en aidel Existe-t-il une personne assez sage, assez prudente, pour prendre un parti raisonnable dans une situation aussi difficile ?… Est-il une personne au monde à qui le ciel inclément envoie autant d’ennuis et de chagrins ?… . Que faire au milieu de ce trouble, où je ne vois point la conduite que je dois tenir, et où je n’aperçois ni soulagement ni consolation ?… Quand une fois on a éprouvé un malheur, tous les malheurs arrivent à la suite, et il semblerait qu’ils s’engendrent les uns des autres. Un sage disait que les malheurs étaient lâches, parce qu’un ne va jamais seul. Moi je dirais plutôt qu’ils sont braves, car ils vont toujours en avant, ne reculent jamais ; et quand on marche avec eux, on n’a pas à craindre qu’ils vous laissent en chemin et vous abandonnent. Je le sais, moi qui, dans tous les événements de ma vie, les ai sans cesse trouvés à mes côtés, moi qui n’en ai jamais été délaissée, moi qu’ils accompagneront fidèlement, j’en suis assurée, jusqu’à la mort… Hélas ! que faire en cette circonstance ? Si je dis qui je suis, Clotaldo, qui a bien voulu m’accorder sa protection, peut s’en offenser ; d’autant qu’il m’a dit qu’il attendait de mon silence la réparation de mon honneur… Si je ne dis pas à Astolfe qui je suis et qu’il me voie, il saura bientôt à quoi s’en tenir ; car si ma voix, si mes regards essaient de le tromper, mon âme n’en sera pas capable, et, révoltée, elle accusera de mensonge mon regard et ma voix… Que faire ? quel est mon but ? Hélas ! j’aurais beau me préparer, quand viendra l’occasion j’agirai selon l’instinct de ma douleur ; car c’est la douleur qui gouverne un cœur malheureux. Laissons donc, laissons agir ma douleur suivant l’inspiration du moment. — Mais, ô ciel ! puisque voici déjà l’occasion et le moment, protége-moi, soutiens-moi !

Entre ASTOLFE ; il tient à la main un portrait.

ASTOLFE. Voici, madame, le portrait… Mais, grand Dieu !

ROSAURA. D’où vient l’étonnement de votre altesse ?

ASTOLFE. De ce que je vous vois et de ce que je vous entends, Rosaura.

ROSAURA. Moi, Rosaura !… votre altesse est dans l’erreur ; elle me prend sûrement pour une autre. Mon nom est Astrea, et je ne mérite point de vous causer un pareil trouble.

ASTOLFE. Ne cherchez pas davantage à me tromper ; mes sentiments ne m’abusent point ; et si je vous parle comme à Astrea, je vous aime comme Rosaura.

ROSAURA. Je ne comprends point votre altesse, et, par conséquent, il m’est impossible de lui répondre. Je vous dirai seulement que la princesse Estrella m’a commandé de vous attendre en ce lieu, de vous demander de sa part ce portrait, et de le lui porter au plus tôt. C’est la princesse qui l’ordonne, et je dois lui obéir.

ASTOLFE. Non, Rosaura, malgré tous vos efforts, vous ne pourrez pas m’abuser. Vous même vous ne savez pas dissimuler, et vous devriez au moins mettre vos regards d’accord avec vos paroles ; car comme vos yeux démentent ce que vous dites, il est impossible de vous croire.

ROSAURA. Je n’ai qu’un seul mot à vous dire, prince : c’est que j’attends le portrait.

ASTOLFE. Puisque vous voulez continuer cette fiction, je vous répondrai en conséquence. Vous direz à l’infante, Astrea, que j’ai trop d’estime et de respect pour elle pour lui envoyer un simple portrait, et que je trouve plus gracieux et plus convenable de lui envoyer l’original. Vous n’avez donc qu’à vous présenter devant elle, et elle verra ce qu’elle veut voir.

ROSAURA. Quand on désire vivement une chose, on ne consent jamais volontiers à en accepter à la place une autre qui, même, aurait plus de valeur. J’attendais de vous un portrait, et l’original a beau valoir davantage, je n’en veux pas. Que votre altesse me donne donc ce portrait, car je ne puis m’en aller sans cela.

ASTOLFE. Je ne vous le donnerai pas.

ROSAURA. Alors je le prendrai.

ASTOLFE. Vous ne réussirez pas.

ROSAURA. Vive Dieu ! il ne tombera pas aux mains d’une autre femme.

ASTOLFE. Vous êtes bien impérieuse.

ROSAURA. Et vous, bien perfide.

ASTOLFE. Assez, ma Rosaura.

ROSAURA. Je ne suis point à vous ! vous mentez !

Ils luttent en se disputant le portrait.

Entre ESTRELLA.

ESTRELLA. Astrea ? Astolfe ? qu’est ceci ?

ASTOLFE, à part. Ciel ! la princesse !

ROSAURA, à part. O amour ! inspire-moi pour que je puisse avoir ce portrait. (Haut.) Si vous désirez savoir ce qui s’est passé, madame, je puis vous le dire.

ASTOLFE, bas, à Rosaura. Que prétendez-vous ?

ROSAURA. Vous m’aviez ordonné d’attendre ici le prince Astolfe et de lui demander de votre part un portrait. Demeurée seule, et préoccupée de l’ordre que vous m’aviez donné, je me suis rappelé que j’avais par hasard sur moi un portrait. J’ai voulu le voir, pour me distraire un moment par cet enfantillage ; il m’est échappé de la main, il est tombé par terre. Le prince qui est entré en ce moment l’a relevé ; et comme sans doute il vous apportait l’autre d’assez mauvaise grâce et à contre-cœur, il aurait voulu vous donner celui-ci à la place ; mais comme c’est le mien, après avoir vainement employé la prière, je cherchais dans mon dépit à le lui arracher. Vous n’avez qu’a demander au prince ce portrait, vous verrez que c’est le mien.

ESTRELLA. Astolfe, laissez-moi voir ce portrait.

ASTOLFE. Madame…

ESTRELLA. En vérité, il est ressemblant.

ROSAURA. N’est-ce pas le mien ?

ESTRELLA. Qui en doute ?

ROSAURA. Maintenant demandez-lui l’autre.

ESTRELLA. Prenez le vôtre, et allez-vous-en.

ROSAURA, à part. Maintenant j’ai mon portrait, advienne que pourra !

Elle sort.

ESTRELLA. A cette heure donnez-moi l’autre portrait que je vous ai demandé. Car, bien que je ne compte plus vous revoir ni vous parler jamais, je ne veux pas qu’il reste en votre pouvoir, par cela seul que j’ai eu la sottisc de vous le demander.

ASTOLFE, à part. Comment sortir de cette situation embarrassante ? (Haut.) Je voudrais, belle Estrella, obéir à vos ordres ; mais cependant il m’est impossible de vous donner ce portrait, par la raison que je…

ESTRELLA. Vous êtes un aimnt bien mal appris et bien grossier. Eh bien ! je n’en veux plus, de ce portrait ; car je ne veux plus me souvenir que j’ai pu vous le demander.

Elle sort.

ASTOLFE. Écoutez ! arrêtez !… Que Dieu me soit en aide, Rosaura !… Comment donc suis-je venu en Pologne pour me perdre et te perdre en même temps !

Il sort.

Scène II.

Même décoration qu’à la première scène de la première journée.

On voit de nouveau SIGISMOND enchaîné et couvert de peaux de bête ; il dort couché à terre. Entrent CLOTALDO, CLAIRON et DEUX VALETS.

CLOTALDO. C’est bien, laissez-le où il est. Son orgueil est revenu finir au lieu même où il s’est développé.

UN VALET. Je vais attacher la chaîne comme elle était.

CLAIRON. O Sigismond ! ne vous réveillez pas, pour voir votre sort si différent et votre fortune évanouie ; pour voir que votre feinte gloire n’était qu’une ombre de la vie, et qu’une lueur de la mort.

CLOTALDO. Un homme qui parle si bien et si facilement doit être placé en un lieu où il pourra parler à son aise. (Aux valets.) Tenez, saisissez- vous de celui-là, et enfermez-le dans la tour.

CLAIRON. Moi, monseigneur ? Pourquoi ?

CLOTALDO. Parce qu’il faut enfermer soigneusement un Clairon qui sait des secrets de cette importance et qui pourrait faire du bruit.

CLAIRON. Est-ce que j’ai par hasard, moi, voulu donner la mort à mon père ?… Est-ce que j’ai jeté d’un balcon, moi, un pauvre Icare sans défense ? Est-ce que, moi, je rêve et dors ?… Pourquoi donc m’enfermer ?

CLOTALDO. C’est que vous êtes Clairon.

CLAIRON. En ce cas, je ne veux plus être désormais que le plus ignoble des instruments à vent ; je ne suis plus qu’un cornet à bouquin, et je promets de me taire.

Les valets emportent Clairon, et Clotaldo reste seul.

Entre LE ROI, enveloppé dans son manteau.

LE ROI. Clotaldo ?

CLOTALDO. Quoi ! sire, c’est ainsi que vient votre majesté ?

LE ROI. Une folle curiosité de voir comment se comporte Sigismond m’a, hélas ! conduit jusqu’ici.

CLOTALDO. Vous le voyez de nouveau réduit à son premier et misérable état.

LE ROI. Ah ! prince malheureux et né dans un fatal moment ! (À Clotaldo.) Approchez pour l’éveiller, maintenant que l’opium qu’il a pris a perdu sa force.

CLOTALDO. Sire, il est tout agité et il parle.

LE ROI. Il rêve sans doute… A quoi peut-il rêver ? Écoutons.

SIGISMOND, rêvant. Le meilleur prince est celui qui punit les méchants. Que Clotaldo meure de ma main, et que mon père me baise les pieds !

CLOTALDO. Il me menace de me tuer.

LE ROI. Il voudrait m’infliger un traitement ignominieux.

CLOTALDO. Il pense à m’ôter la vie.

LE ROI. Il se propose de me fouler aux pieds.

SIGISMOND, rêvant. Que mi valeur sans égale se déploie enfin sur le vaste théâtre du monde, et que l’on voie le prince Sigismond se venger et triompher de son père. (Il s’éveille.) Mais, hélas ! où suis-je ?

LE ROI, à part. Il ne faut pas qu’il me voie. (À Clotaldo.) Vous savez ce que vous avez à faire ; je m’éloigne et vous écoute.

Il s’éloigne.

SIGISMOND. Est-ce moi ? est-ce bien moi ? Me voilà donc prisonnier et enchaîné ? Cette tour sera donc mon tombeau ?… Sans doute. — Dieu me soit en aide ! Que de choses j’ai rêvées !

CLOTALDO, à part. Il me faut lui parler et lui ôter tout soupçon… (Haut.) C’est donc l’heure de vous réveiller ?

SIGISMOND. Oui, c’est l’heure et le moment.

CLOTALDO. Vous dormirez donc toute la journée !… Depuis que nous avons suivi lentement des yeux l’aigle qui fendait le ciel d’un vol rapide, vous n’avez donc pas changé de place ? et vous ne vous êtes pas éveillé ?

SIGISMOND. Non, Clotaldo ; et même en ce moment il me semble que je sommeille. Et je n’en suis pas étonné ; car si je rêvais lorsque je voyais des corps réels et palpables, ce que je vois maintenant doit être faux et incertain ; et si je voyais en dormant, il est tout simple qu’éveillé je rêve.

CLOTALDO. Dites-moi donc ce que vous avez rêvé.

SIGISMOND. En supposant que tout cela n’ait été qu’un rêve, voici, Clotaldo, ce que j’ai vu dans mon rêve. Je me suis éveillé, et, par une illusion cruelle, je me suis vu dans un lit brodé de fleurs si brillantes et si fraîches qu’on les eût dites tissues par le printemps. Là, une foule de nobles prosternés devant moi m’appelaient leur prince, et me présentaient les vêtements les plus somptueux et les plus riches. Et vous, vous avez changé en allégresse le calme de mon âme en m’apprenant mon bonheur : je n’étais pas un prisonnier comme à présent, j’étais prince de Pologne.

CLOTALDO. Et m’avez-vous bien récompensé pour la nouvelle ?

SIGISMOND. C’était une singulière récompense ! Vous me paraissiez un traître, et par deux fois, furieux contre vous, j’ai voulu vous donner la mort.

CLOTALDO. Quoi ! vous me traitiez avec tant de rigueur ?

SIGISMOND. De tous j’étais le maître, et je me vengeais de tous. Seulement j’aimais une femme, et, pour ceci, ce n’était pas un songe ; car si tout le reste a disparu, ce sentiment est encore dans mon cœur.

Le roi sort.

CLOTALDO, à part. Le roi a été ému de l’entendre. (Haut.) Comme nous avions en dernier lieu parlé de cet aigle, une fois endormi, vous avez rêvé domination et empire ; mais, même dans un rêve, Sigismond, vous auriez dû respecter celui qui vous a élevé avec tant de peine ; car, même en rêve, il est beau et utile de faire le bien.

Il sort.

SIGISMOND. Il dit vrai. — Réprimons donc ce naturel farouche, ces emporte- mens, cette ambition, pour le cas où je viendrais encore à rêver. Il le faut et je le ferai ; puisque je suis dans un monde si étrange que vivre c’est rêver, et que je sais par expérience que l’homme qui vit rêve ce qu’il est, jusqu’au réveil. — Le roi rêve qu’il est roi, et il vit dans cette illusion, commandant, disposant et gouvernant ; et ces louanges menteuses qu’il reçoit, la mort les trace sur le sable et d’un souffle les emporte. Qui donc peut désirer de régner, en voyant qu’il lui faudra se réveiller dans la mort ?… Il rêve, le riche, en sa richesse qui lui donne tant de soucis ; — il rêve, le pauvre, sa pauvreté, ses misères, ses souffrances ; — il rêve, celui qui s’agrandit et prospère ; — il rêve, celui qui s’inquiète et sollicite ; — il rêve, celui qui offense et outrage ; — et dans le monde, enfin, bien que personne ne s’en rende compte, tous rêvent ce qu’ils sont. Moi- même, je rêve que je suis ici chargé de fers, comme je rêvais naguère que je me voyais libre et puissant. Qu’est-ce que la vie ? Une illusion. Qu’est-ce que la vie ? Une ombre, une fiction. Et c’est pourquoi le plus grand bien est peu de chose, puisque la vie n’est qu’un rêve et que les rêves ne sont que des rêves.

FIN DE LA DEUXIEME JOURNEE.

Lien vers la troisième journée