Clorinde vaincue par Tancrède, par Le Tintoret

Clorinde vaincue par Tancrède, par Le Tintoret (Tintoretto, 1518-1594)

ou Le Combat de Tancrède et de Clorinde.

Écouter un extrait

On a qualifié de "fulgurante apothéose du genere rappresentativo" cette pièce d’une vingtaine de minutes, chargée d’émotions, d’amour, de haine, de guerre, de mort et de rédemption.

Publié avec le 8e livre de madrigaux en 1638, le Combattimento avait été représenté pour la première fois 14 années plus tôt, en 1624, à Venise, pendant le carnaval, dans la maison du riche sénateur Girolamo Mozzenigo, son "patron particulier et protecteur", comme le nomme lui-même Monteverdi. Bien que Monteverdi fût maître de chapelle de la cathédrale Saint-Marc, il acceptait des commandes de la part des notables de la ville.

Cette pièce requiert 3 chanteurs (le récitant, Tancrède et Clorinde) et un orchestre composé de 4 parties de "viola da brazzo" (soprano, alto, ténor et basse – il s’agit d’instruments de la famille des violons et non de vielles) et d’une basse continue, cette dernière étant composée d’une contrebasse de viole et d’un clavecin, selon les indications même de Monteverdi. Il n’y a pas d’indication sur le nombre d’instruments par partie. C’est une pièce qui n’est n’est pas destiné à la scène, mais dont toute l’instensité dramatique réside dans le texte et dans la musique.

Le texte

C’est un extrait de la Gerusalemme liberata, long poème épique de Torquato Tasso (dit, en français, "le Tasse"), l’un des grands poètes italiens de la Renaissance, qui sert de livret à cette pièce. Monteverdi connaissait bien Tasso qui avait été accueilli à la cour des Gonzague à Mantoue. Cette "Jérusalem libérée", avec l’Orlando furioso (le Roland furieux) de Ludovico Ariosto (en français, "l’Arioste") , fut l’une des grandes sources de livrets sur des sujets liés aux Croisades, de la Renaissance et de l’âge classique.

Né en 1544, Tasso a commencé la Gerusalemme liberata à l’âge de 15 ans, mais, compte tenu d’une vie pleine de péripétie, elle n’a été publiée qu’en 1581, alors que son auteur était en prison (il en a été libéré grâce à l’intercession des Gonzague).

Le sujet : un duel oppose Tancrède, preux chevalier, à Clorinde, une sorte d’amazone musulmane dont il est amoureux. Il la blesse mortellement de son épée etcelle-ci, pendant qu’elle agonise, lui pardonne et demande à être baptisée. Lorsqu’il la reconnaît, Tancrède devient fou de douleur. Clorinde expire en état de grâce.

Il faut évoquer la grande qualité de ce texte : composé en strophes de 8 vers de 12 pieds, il est extrêment évocateur. Si, à une époque où, à juste titre, nous nous interrogeons sur le bien fondé des croisades, si l’air du temps n’est plus vraiment à l’expression de sentiments religieux et si l’on a du mal à croire à le "rédemption par le baptême", on peut quand même s’émouvoir de ces vers expressifs, jouant avec les assonances et les rythmes avec la même aisance que s’il s’agissait de prose libre, par ces sentiments forts, par cette histoire ayant la portée obsédante d’un conte.

La Musique

Monteverdi a montré une extrême habileté, un extrême génie pour la restitution des émotions et des actions guerrières, des sentiments amoureux, du désespoir ou de la rédemption finals. De telles finesses sont difficiles à décrire, et nous ne pouvons que gratter la surface pour évoquer uniquement la forme virtuose, d’une imagination musicale inouïe (sans mauvais jeu de mots) : le contraste frappant entre périodes tranquilles ("molli") et agitées ("concitati" – on parle d’ailleurs de "stile concitato" dans le cadre du "stile rappresentativo"), l’évocation saisissante du duel – fracas des armes, colère des combattants… Il utilise toutes les ressources de son orchestre pour rendre une telle variété et de telles extrémités de sentiments, comme, par exemple, les pizzicati (l’une des premières utilisations du pizzicato) ou la répétition rapide d’une même note (trémolo). Cette oeuvre marque une évolution sensible dans la manière d’utiliser et de jouer des instruments.

Pour ce qui est des sentiments eux-mêmes, et des émotions que cette oeuvre suscite à ceux qui l’écoutent, il n’est pas de description un tant soit peu objective possible. Nous invitons donc nos visiteurs à écouter notre extrait, autorisé par son éditeur Tactus, que nous remercions.

Cette oeuvre, bien qu’elle influença fortement les musiciens de son époque, est restée unique en son genre. Mais elle a ouvert la voie à une musique plus expressive, et a démontré que la musique était capable de décrire la variété des affects de l’âme humaine.

Bien que les musiciens eussent été déconcertés par cette écriture novatrice et qu’ils n’eussent pas joué leur partition exactement comme Monteverdi l’avait composée, l’audition de cette oeuvre, réalisée "en guise de passe-temps à la veillée pour la période du carnaval" (comme l’écrit Monteverdi lui-même), a connu un grand succès auprès de l’assemblée choisie qui y assista.

Cette oeuvre entièrement novatrice, et qui n’a de "madrigal" que le nom (les italiens, pour ce genre, ont un terme, le melodramma, terme générique pour toute pièce de "théâtre en musique" qui n’est pas de l’opéra – la traduction française en "mélodrame" n’est malheureusement pas adaptée), et qui pousse l’art théâtro-musical dans sa faculté d’exprimer et de causer l’émotion aussi loin, n’eut pas de descendance : aucun compositeur ne se risqua à imiter le style de Monteverdi et l’art du "théâtre en musique", déjà rejoint par Landi à Rome, ira au contraire dans le sens d’une dilution de l’émotion en opéras de plus en plus longs, une alternance de récitatifs perdant tout intérêt musical et d’airs parfois sublimes, parfois virtuoses, parfois complaisants.

Télécharger le livret avec la traduction française

Discographie

La plus belle réalisation à ce jour reste celle, pourtant assez mal connue, de Roberto Gini et de son ensemble Concerto, avec trois magnifiques solistes, Cettina Cadelo, Carlo Gaifa et Vincenzo Manno, trois belles voix stylées rompues aux accents baroques (et qui démontrent que l’on peut chanter "baroque" sans détimbrer !). C’est d’ailleurs la version de notre extrait.

Sur ce disque, on trouvera également un magnifique Tempro la Cetra extrait du 7e livre qui nous fait presque oublier Eric Tappy, ainsi que d’autres madrigaux de la plus belle facture. Un seul regret, un Con che soavità confié à une voix de ténor. Et dommage que Roberto Gini se fasse si rare désormais dans ce répertoire.

On trouvera ce disque chez Amazon sous ce lien, ou bien directement chez son éditeur Tactus.