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Il existe une trentaine d’enregistrements sonores régulièrement réédités de l’Enlèvement au Sérail, une discographie qui s’est consituée depuis les années 40 (du siècle dernier) et qui a traversé plusieurs époques : d’abord considéré comme une œuvre lyrique de second ordre, cet opéra a fait l’objet d’un "revival" dans les années 70, et a vécu les deux événements majeurs qui ont marqué l’art lyrique à la fin du 20e siècle : l’internationalisation des productions et le mouvement baroque. Il ne s’agit plus de trouver LA version de référence, mais une version correspondant aux attentes de chacun.
Parmi cette trentaine d’enregistrements, nous avons retenu 16 versions, généralement mais pas uniquement des versions de studio, notées favorablement par au moins un critique reconnu, ou bien dont les chanteurs ou le chef nous semblaient mériter notre attention. Beaucoup d’entre elles sont remarquables, et pourraient devenir pour nos lecteurs des "versions de l’île déserte". Enfin, nous reconnaissons avoir été plus indulgents envers les versions les plus anciennes, venant d’une époque où cette oeuvre ne bénéficiait pas de la reconnaissance qu’elle méritait.
Année et type d’enregistrement, éditeur
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Distribution (Konstanze, Blonde, Belmonte, Pedrillo, Osmin) – (D) : doublage des dialogues parlés.
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Orchestre et chœur – direction
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Durée
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Commentaires
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Lien Amazon
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1949 – Bande Radio – Myto, Walhall puis Audite
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Sari Barabas (D)
Rita Streich Anton Dermota (D) Helmut Krebs (D) Josef Greindl |
RIAS Symphonie-Orchester u. Kammerchor Berlin – dir. Ferenc Fricsay
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1h46
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Excellente version, "à l’ancienne".
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1950 – Studio Decca
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Wilma Lipp
Emmy Loose Walther Ludwig Peter Klein Endre Koréh |
Wiener Philharmoniker u. Staatsopernchor – dir. Josef Krips
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1h48
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La version du paradis perdu.
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1954 – Studio DG
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Maria Stader (D)
Rita Streich Ernst Haefliger (D) Martin Vantin (D) Josef Greindl |
RIAS Symphonie-Orchester u. Kammerchor Berlin – dir. Ferenc Fricsay
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1h49
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En retrait par rapport à la version de 1949
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1956 – Studio EMI
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Lois Marshall (D)
Ilse Hollweg Leopold Simoneau (D) Gerhard Unger Gottlob Frick (D) |
Royal Philharmonic Orchestra, Beecham Choral Society – dir. Sir Thomas Beecham
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1h58
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Excellente version.
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1961 – Live Salzburg – Frequenz, Myto, OperaDepot
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Ruth-Margret Pütz
Renate Holm Fritz Wunderlich Erwin Wohlfahrt György Littasy |
Mozarteum Salzburg, Wiener Staatsopernchor – dir. István Kertész |
2h12
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Très belle version live. La meilleure prestation de Wunderlich au disque.
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1965 – Live Salzburg – Orfeo
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Anneliese Rothenberger
Reri Grist Fritz Wunderlich Gerhard Unger Fernando Corena |
Wiener Philharmoniker u. Staatsopernchor – dir. Zubin Mehta
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2h08
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Témoignage "plein de bruit et de fureur" d’une grande production.
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1965 – Studio DG
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Erika Köth
Lotte Schädle Fritz Wunderlich Friedrich Lenz Kurt Böhme |
Bayerische Staatsoper Chor u. Orchester – dir. Eugen Jochum
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2h07
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Pour fans de Wunderlich uniquement.
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1966 – Studio EMI
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Anneliese Rothenberger
Lucia Popp Nicolai Gedda Gerhard Unger Gottlob Frick |
Wiener Philharmoniker u. Staatsopernchor – dir. Josef Krips
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1h55
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Version très intéressante, voire excellente.
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1973 – Studio DG
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Arleen Augér (D)
Reri Grist (D) Peter Schreier (D) Harald Neukirch (D) Kurt Moll (D) |
Rundfunkchor Leipzig, Staatskapelle Dresden – dir. Karl Böhm
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2h10
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Doublage de tous les chanteurs, manque de vie théâtrale.
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1984-85 – Studio Decca
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Edita Gruberova
Kathleen Battle Gösta Winbergh Heinz Zednik Martti Talvela |
Wiener Philharmoniker u. Staatsopernchor – dir. Sir Georg Solti
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2h04
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Version idéale.
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1985 – Studio Teldec
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Yvonne Kenny
Lillian Watson Peter Schreier Wilfried Gahmlich Matti Salminen |
Opernhaus Zürich Chor u. Orchester – dir. Nikolaus Harnoncourt
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2h14
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Version très intéressante, mais des partis-pris discutables.
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1990 – Studio L’Oiseau-Lyre (Decca)
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Lynne Dawson
Marianne Hirsti Uwe Heilman Wilfried Gahmlich Gunter Von Kannen |
Academy of Ancient Music – dir. Christopher Hogwood
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2h24
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Version excellente, la référence sur instruments anciens.
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1991 – Studio Archiv (DG)
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Luba Orgonasová
Cyndia Sieden Stanford Olsen Uwe Peper Cornelius Hauptmann |
English Baroque Soloists, Monteverdi Choir – dir. John Eliot Gardiner
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2h12
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Orchestre et chœur magnifiques, plateau hétérogène, manque de vie théâtrale.
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1991 – Studio Sony
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Cheryl Studer
Elzbieta Szmytka Kurt Streit Robert Gambill Günter Missenhardt |
Wiener Philharmoniker u. Staatsopernchor – dir. Bruno Weil
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2h03
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Très belle version, renouvelant la compréhension de l’œuvre.
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1997 – Studio Erato
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Christine Schäfer
Patricia Petibon (D) Ian Bostridge Iain Paton Alan Ewing |
Les Arts Florissants – dir. William Christie
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2h04
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Une version historiquement informée qui ne convainc pas.
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1999 – Studio Telarc
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Yelda Kodalli
Désirée Rancatore Paul Groves Lynton Atkinson Peter Rose |
Scottish Chamber Orchestra & Chorus – dir. Charles Mackerras
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2h05
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Version imparfaite, mais jubilatoire.
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Options interprétatives
Typologie des personnages
Avant de rencontrer Da Ponte et de travailler avec lui sur le Mariage de Figaro de Beaumarchais, Mozart a longtemps cherché un livret, et s’est à un moment tourné vers Varesco, le librettiste d’Idomeneo et a décrit ce qu’il souhaitait à son père dans une lettre de 1783 :
"Il devrait écrire pour moi un nouveau livret pour sept personnages…un ensemble qui soit vraiment comique; et si possible il devrait inclure deux rôles féminins également bons. L’un devrait être seria, l’autre mezzo carattere, mais les deux devraient être également bons – le troisième rôle féminin peut être tout à fait buffa, ainsi que les rôles masculins, si nécessaire."
Cette description évoque, avec bien entendu quelques différences, celle des personnages de l’Enlèvement au sérail. Konstanze est effectivement un personnage seria, et Blonde est plus mezzo carattere que totalement buffa : elle est drôle et n’hésite pas à gifler Pedrillo, au milieu du plus bel ensemble de l’opéra, au risque de faire retomber l’émerveillement des spectateurs, mais elle a le coeur tendre, et compatit aux souffrances de sa patronne.
On remarque également que, dans l’esprit de Mozart, les hommes accèdent plus difficilement au seria, ce qui peut impliquer que les fiancés soient un cran plus buffo que leurs promises : Belmonte est mezzo carattere plutôt que serio, et Pedrillo est totalement buffo.
Quant au personnage d’Osmin, il est clairement, pour les Viennois, un personnage cathartique : par sa méchanceté et ses menaces de morts atroces, il représente tout ce que les Viennois craignaient chez les Turcs, et en faire un personnage bouffe est un moyen de conjurer le danger qu’il représente, dans l’espace en marge de la réalité que constitue la salle d’opéra.
Enfin, si le Pasha Selim n’a qu’un rôle parlé, c’est qu’il est plus que seria : c’est un personnage tragique, un "rénégat" (ce qui, dans l’esprit catholique de l’époque, signifiait la damnation éternelle) qui, par deux fois, a perdu la femme qu’il aimait. La musique que l’on associerait à un tel personnage ne peut en aucun cas faire partie d’un Singspiel. Il est cependant dommage que, dans ce rôle parlé, on trouve tant d’hommes d’affaires entre deux âges, et si rarement de beaux ténébreux.
Les dialogues parlés
On cherchera en vain une version comprenant l’intégralité des dialogues parlés. Bien que le livret soit une pièce de bonne qualité, plaisante et spirituelle, des dialogues de 5 minutes ou plus (qui ne sont pas rares dans ce Singspiel) dans une langue incompréhensible rendent l’écoute laborieuse. La totalité des dialogues atteint 45 minutes environ, pour 1 heure 50 minutes de musique.
Mais, contrairement à la Flûte enchantée ou à la Clémence de Titus, l’écoute sans aucun dialogue des airs de l’Enlèvement est presque aussi laborieuse. En vrai Singspiel, il a besoin de cette alternance de dialogues parlés et de passages chantés, comme on a besoin d’inspirer et d’expirer.
D’où la nécessité de coupures dans les dialogues, mais il faut déplorer que ces coupure ont souvent été faites "au sabre", emportant dans un même geste quelques pans musicaux et défigurant ce qui fait la finesse du livret de Bretzner-Stephanie, ne laissant qu’une vague trame permettant de suivre l’action. C’est à l’équipe de production de savoir résumer les dialogues, d’une manière équilibrée et fidèle au sens du texte, comme c’est le cas de la version Hogwood, ou, encore plus simplement, de reprendre le texte tel qu’il avait été coupé par Mozart pour la création, comme pour la version Harnoncourt.
Chanteurs et acteurs
Jusqu’aux années 80, on a souvent remplacé les chanteurs par des acteurs pour les dialogues parlés, même dans des distributions intégralement allemandes. Faut-il penser qu’il y avait pénurie de chanteurs pouvant également tenir un rôle parlé ?
Cette pratique est de nos jours largement abandonnée : elle nuit à la continuité dramatique, les différences de timbre entre le chanteur et l’acteur tenant le même rôle sont toujours audibles, c’est aussi parfois le cas des prises de son (les acteurs parlent près micro, tandis que les chanteurs en sont éloignés), et, à l’audition, ne peuvent manquer de se produire des confusions entre les rôles.
C’est d’autant plus dommage que cette pratique a touché des enregistrements dirigés par des mozartiens remarquables.
Singspiel et Operette
Intermède historique
L’opéra allemand est né plus de deux siècles après l’opéra italien. L’opéra italien, puis l’opéra français, avaient envahi les grandes scènes d’Europe, dans des spectacles destinés aux cours, à la noblesse et à la grande bourgeoisie, ce qui n’empêcha pas certaines villes ou régions d’Europe de développer des formes de spectacles chantés dans leurs langues propres (ou leurs patois), ouvert à un public plus populaire.
Le Singspiel est la première forme de l’opéra allemand, vraisemblablement influencée par le ballad opera anglais (The Beggar’s Opera de John Gay en est l’exemple le plus célèbre), dont l’un d’eux avait été traduit et joué sur plusieurs scènes d’Allemagne à partir de 1740. Les deux formes ont en commun l’alternance de chant et de texte parlé.
D’abord de caractère satirique ou comique, la forme Singspiel a très vite abordé un grand nombre de sujets (dont la symbolique maçonnique dans La Flûte enchantée du même Mozart), acquérant ses lettres de noblesse, et il fallut trouver un nouveau nom à ce genre, ce fut Operette, un mot né, malgré ses sonorités, dans les pays germaniques, le français étant alors la langue des cours et des salons, le diminutif en "ette" signifiant que cette forme était un "petit" dérivé des opéras italien et français. L’opéra romantique Fidelio de Beethoven et les opéras féériques de Weber sont d’ailleurs, à strictement parler, des Operette, mais qualifier Fidelio d’"Operette de Beethoven" sonne comme un paradoxe. Il fallut attendre Wagner pour entendre des récitatifs en allemand, et on peut dire qu’à lui seul, Wagner a comblé tout le retard que pouvait avoir l’opéra allemand en matière de récitatifs.
Puis apparut, en France, l’opérette et son maître, Jacques Offenbach, dont les œuvres, traduites, eurent un succès retentissant dans toute l’Europe, et le mot Operette prit un autre sens : les traductions allemandes des œuvres d’Offenbach puis, pousées par ce succès, les créations autrichiennes de Strauss, de Lehar et d’autres.
Fin de l’intermède historique
Les premiers enregistrements de l’Enlèvement au Sérail témoignent d’une certaine confusion entre Singspiel et Operette, et l’on y trouve très souvent des chanteurs d’opérette, même pour les personnages "sérieux" de Belmonte et de Konstanze. Quand ces chanteurs se nomment Lucia Popp, Fritz Wunderlich, voire même Anneliese Rothenberger, qui payèrent leur tribu à l’opérette viennoise, il n’y a aucun problème. Mais d’autres sont tout à fait étrangers au style mozartien, et leurs interventions, même si toutes les notes sont là, ne sont pas des plus agréables.
Le mouvement baroque et l’internationalisation des productions d’opéra
Le mouvement baroque a touché les grands opéras de Mozart assez tardivement, vers les années 80. En fait, la définition actuelle de "musique baroque" est "ce qui a été composé entre 1600, avec la naissance de l’opéra, et 1750, année de la mort de Bach". Mozart (1756-1791) n’est donc pas un compositeur baroque, et les instruments et les voix pour lesquels il composait étaient aussi différents de ceux de l’époque de Monteverdi que ceux de notre époque actuelle. Une remise en question de l’instrumentarium mozartien semblait toutefois nécessaire aux "baroqueux", alors que, parallèlement, les chefs d’orchestres traditionnels allégeaient la masse musicale, jouant sur les transparences, accélérant les tempi, les deux « clans » suivant ainsi la même tendance. Il en est de même pour les chanteurs : on avait développé une technique de "voix baroque", très légère, détimbrée, qui s’est doucement éteinte faute d’ameuter les foules, pour favoriser une spécialisation par répertoire, comme c’est le cas, par exemple, avec le « renouveau rossinien », pour lequel des chanteurs ont re-développé un style "colorature-bouffe", dont l’un des derniers tenants en ligne directe était Sesto Bruscantini, et où se sont distingués, entre autres, la polonaise Ewa Podles, l’américain Samuel Ramey, l’espagnol Juan Diego Florez, la bulgare Vesselina Karasova, le mexicain Ramon Vargas aux côtés des italiens Bartoli, Matteuzzi, Corbelli, Regazzo… Cette nécessité pour les chanteurs de se spécialiser dans des répertoires adaptés à leur voix et à leur tempérament participe à l’internationalisation des "écoles" et, par voie de conséquence, des productions.
Ainsi, au départ presque exclusivement austro-allemandes, les distributions de l’Enlèvement au Sérail se sont internationalisées, et, grâce à de nouvelles générations de chanteurs qui ne se contentent plus de chanter les notes, mais qui apprennent la diction chantée et parlée des langues des oeuvres de leur répertoire, ces mêmes distributions internationales (à l’exception de l’une ne nos compatriotes dont je tairai le nom) nous livrent des dialogues en allemand parfaitement crédibles… pour des auditeurs internationaux. Pour des auditeurs allemands, c’est sans doute une autre histoire.