L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Arrivée de Télémaque auprès d’Eumée.

Cependant Athéna se rendit dans la vaste Lacédémone pour suggérer le retour au noble fils d’Ulysse et hâter le départ. Elle trouve Télémaque et l’illustre fils de Nestor couchés sous le portique du glorieux Ménélas. Pisistrate était plongé dans un profond sommeil ; mais Télémaque ne pouvait goûter les douceurs du repos, et dans son âme durant toute la nuit la pensée de son père le tenait éveillé…

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Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Cependant Athéna se rendit dans la vaste Lacédémone pour suggérer le retour au noble fils d’Ulysse et hâter le départ. Elle trouve Télémaque et l’illustre fils de Nestor couchés sous le portique du glorieux Ménélas. Pisistrate était plongé dans un profond sommeil ; mais Télémaque ne pouvait goûter les douceurs du repos, et dans son âme durant toute la nuit la pensée de son père le tenait éveillé. La déesse alors s’approche du héros, et lui parle en ces mots :

« Télémaque, il ne faut pas rester davantage éloigné de vos demeures, abandonnant vos richesses, et laissant dans votre palais ces hommes si pleins d’audace ; de peur qu’ils ne dévorent tout votre héritage, en se partageant vos biens, et que vous n’ayez fait un voyage inutile. Engagez donc le vaillant Ménélas à vous renvoyer promptement, afin de retrouver encore chez vous votre mère irréprochable. Déjà son père et ses frères la pressent d’épouser Eurymaque, lui qui l’emporte sur tous les prétendants par les plus riches dons, et qui promet la plus forte dot ; craignez que, malgré vous, quelque trésor ne soit enlevé de votre maison. Vous savez quelle est la pensée d’une femme ; toujours elle veut augmenter les richesses de celui qu’elle épouse, et ne se ressouvient plus ni du mari qu’elle aima dans sa jeunesse, ni de ses premiers enfants, elle ne s’en inquiète plus. Vous, cependant, dès votre arrivée confiez vos richesses à celle de vos esclaves que vous croirez la plus fidèle, jusqu’à ce que les dieux vous accordent une épouse vertueuse. Je dois vous donner encore un sage conseil ; gravez-le dans votre âme. Les plus illustres parmi les prétendants ont dressé des embûches dans le détroit d’Ithaque et de la sablonneuse Samé, désireux de vous immoler avant que vous arriviez dans votre patrie. Mais je ne crois pas qu’ils accomplissent ce projet ; la terre auparavant engloutira quelques-uns de ces fiers prétendants qui dévorent votre héritage. Toutefois, dirigez votre vaisseau loin des îles, même en naviguant pendant la nuit ; la divinité qui vous défend et vous protège fera souffler pour vous un vent propice. Dès que vous toucherez au premier rivage d’Ithaque, envoyez votre navire et vos compagnons au port de la ville ; mais vous, allez trouver le chef des pasteurs, qui veille avec soin sur vos troupeaux, et qui conçoit pour vous des desseins favorables. C’est là que vous passerez la nuit ; vous l’enverrez ensuite annoncer à Pénélope que vous êtes plein de vie, et que vous arrivez de Pylos. »

Ayant achevé de parler, la déesse revole dans l’Olympe ; alors Télémaque arrache le fils de Nestor au doux sommeil en le touchant du pied, et lui dit ces mots :

« Réveille-toi, cher Pisistrate, attelle promptement à notre char les rapides coursiers, afin de nous mettre en route. »

« Cher Télémaque, répond le fils de Nestor, il n’est pas possible, quoique nous soyons impatients du départ, de voyager durant cette nuit obscure ; bientôt l’aurore va reparaître. Reste donc en ces lieux jusqu’à ce que Ménélas, fils d’Atrée, apportant les présents, les dépose sur le char, et qu’au moment du départ il t’adresse de douces paroles. L’étranger se ressouvient tous les jours avec joie de l’hôte bienveillant qui le combla d’amitié. »

Ainsi parlait Pisistrate, et bientôt l’Aurore brille sur son trône d’or. Cependant Ménélas se rendit auprès de ces jeunes héros, en abandonnant sa couche, et s’éloignant d’Hélène à la belle chevelure. Sitôt que Télémaque l’aperçoit, il s’empresse de rêvétir une tunique éblouissante, et le héros jette sur ses épaules un large manteau ; puis, sortant aussitôt, Télémaque, le fils chéri du divin Ulysse, s’arrête devant l’Atride, et lui dit :

« O Ménélas, enfant de Zeus et chef des peuples, renvoyez-moi maintenant aux terres de la patrie, car tout mon désir est de retourner dans mes foyers. »

Le valeureux Ménélas répondit alors :

« Télémaque, je ne vous garderai pas davantage, puisque vous désirez le retour ; je blâme à la fois et l’hôte qui montre un empressement sans mesure et l’hôte trop indifférent ; de justes égards sont toujours préférables. Il est également injuste de repousser l’étranger qui ne veut point s’éloigner et d’arrêter celui qui veut partir. Il faut accueillir l’homme qui se présente, et le renvoyer quand il le désire. Toutefois, restez jusqu’à ce que j’apporte les riches présents et que je les dépose sur le char, afin que vous les voyiez de vos propres yeux. Je vais ordonner aux femmes de préparer le repas dans mon palais, où règne l’abondance. Votre gloire, l’éclat de votre rang, vos besoins même, exigent que vous participiez à nos festins avant d’entreprendre une aussi longue route. Si vous désirez parcourir la Grèce, pénétrer jusque dans Argos, je vous accompagnerai moi-même en ce voyage, j’attellerai mes coursiers, et vous conduirai dans les villes qu’habitent les héros ; nul ne vous renverra sans honneur, chacun d’eux au contraire vous donnera quelque présent, soit un trépied d’airain, soit un bassin, ou deux mules, ou bien une coupe d’or. »

« Divin Ménélas, reprend Télémaque, je désire maintenant retourner dans mes domaines ; car en partant je ne laissai personne pour prendre soin de mes richesses, et je crains, en cherchant mon noble père, de succomber moi-même, je crains que de mes demeures quelque trésor précieux ne soit enlevé. »

Après avoir entendu ce discours, Ménélas ordonne à son épouse, ainsi qu’aux femmes qui la servent, d’aller préparer le festin dans son palais, où règne l’abondance. En ce moment, Etéonée, fils de Boéthès, s’arrachant au sommeil, arrive auprès du héros, car sa demeure n’était pas éloignée. Ménélas lui commande aussitôt d’allumer le foyer et de faire rôtir les viandes ; le serviteur, après avoir entendu cet ordre, se hâte d’obéir. Cependant le roi descend dans une chambre remplie de parfums ; il n’est point seul, Hélène et Mégapenthe s’y rendent avec lui. Dès qu’ils sont entrés en ces lieux, où sont déposés les trésors, l’Atride prend une large coupe, et dit à son fils d’emporter un cratère d’argent ; Hélène s’arrête devant des coffres précieux, qui renfermaient de superbes voiles qu’elle-même avait tissés. Cette femme divine choisit le plus grand et le plus riche en broderies, qui brillait comme un astre éclatant ; il se trouvait en-dessous des autres. Tous les trois ensuite s’empressent de traverser le palais, et de se rendre près de Télémaque ; alors le blond Ménélas lui parle en ces mots :

« Télémaque, ce retour que désire votre cœur, puisse l’accomplir Zeus, le formidable époux d’Héra ! De tous les dons qui parmi mes trésors reposent dans mon palais, je vous donnerai le plus précieux et le plus beau. Je veux vous donner un cratère soigneusement travaillé ; le fond est tout d’argent, mais un or pur en couronne les bords ; c’est un ouvrage d’Héphaïstos ; je le reçus du valeureux Phédime, roi des Sidoniens, qui dans sa mai­son m’offrit un asile, lorsque je revenais en ces lieux : tel est le riche présent que je veux vous offrir. »

Aussitôt le fils d’Atrée lui remet la coupe arrondie ; le vigoureux Mégapenthe place aux pieds du héros le cratère d’argent ; la belle Hélène s’avance, tenant le voile dans ses mains : elle nomme Télémaque, et lui dit ces mots :

« Je veux aussi, mon cher fils, vous donner ce voile, monument du travail d’Hélène, pour qu’à l’heure désirée du mariage vous le donniez à votre épouse ; jusque alors, qu’il repose dans votre maison, gardé par votre mère chérie ; vous cependant, heureux de mon souvenir, retournez dans votre belle demeure aux champs de la patrie. »

Elle dit, et remet le voile aux mains du héros, qui le reçut avec joie. Aussitôt le noble Pisistrate enlève les présents, les renferme dans une corbeille, contemple avec admiration toutes ces richesses. Ménélas conduit ensuite les héros à son palais ; tous les deux s’asseyent sur des trônes. Une servante, portant l’eau dans une belle aiguière d’or, la verse dans un bassin, pour qu’ils lavent leurs mains ; puis elle place devant eux une table polie. L’intendante du palais y dépose le pain et des mets nombreux, en y joignant ceux qui sont en réserve. Le fils de Boéthès partage les viandes, et distribue les parts ; mais c’est le fils de l’illustre Ménélas qui verse le vin. Alors les convives étendent les mains vers les mets qui leur furent servis. Quand ils ont chassé la faim et la soif, Télémaque et Pisistrate attellent les chevaux, et montent sur le char superbe ; ils s’éloignent du vestibule et du portique retentissant. Cependant le blond Ménélas, fils d’Atrée, les accompagnait tenant dans ses mains une coupe d’or remplie d’un vin plus doux que le miel, afin qu’en partant ils fassent les libations ; il s’arrête devant les coursiers, et présentant la coupe à ses hôtes, il leur dit :

« Salut, jeunes princes, saluez aussi Nestor, pasteur des peuples ; il me fut toujours bienveillant comme un père, tant que sous les murs d’Ilion combattirent les enfants des Grecs. »

Télémaque aussitôt répondit en ces mots :

« Oui, sans doute, noble enfant de Zeus, comme vous l’ordonnez, nous redirons toutes vos paroles en arrivant à Pylos ; que ne puis-je de même, à mon retour dans Ithaque, trouvant Ulysse en sa demeure, lui dire que j’arrive après avoir obtenu votre amitié tout entière, et que même je rapporte des présents nombreux et magnifiques.

À peine a-t-il achevé de parler, qu’à sa droite s’envole un aigle emportant dans ses serres une oie blanche d’une énorme grosseur, oiseau domestique qu’il enleva du milieu d’une cour : les hommes et les femmes le poursuivaient à grands cris ; mais, s’approchant toujours à la droite des princes, il passe devant les chevaux ; à cette vue les deux héros se réjouissent, et l’espérance renaît dans tous les cœurs. Alors Pisistrate, fils de Nestor, se hâte de parler en ces mots :

« Voyez, noble Ménélas, chef des peuples, si c’est à nous qu’un dieu montre ce prodige, ou bien à vous-même.

Il dit ; le belliqueux Atride médite un instant, afin de répondre d’une manière plus convenable. Cependant Hélène le prévient, et fait entendre ces paroles :

« Écoutez-moi : je vous prédirai les oracles comme les dieux les ont placés dans mon sein, et comme ils s’accompliront, je pense. De même que cet aigle vient d’enlever une oie engraissée dans une maison, en s’éloignant des montagnes, séjour de sa naissance et de sa prospérité ; de même Ulysse, après avoir beaucoup souffert et beaucoup erré, reviendra dans sa maison, et se vengera ; déjà peut-être est-il chez lui, déjà peut-être prépare-t-il la mort à tous les prétendants. »

« Puisse, reprend à l’instant Télémaque, puisse le formidable Zeus accomplir cet oracle ! et je jure de vous implorer dans ma patrie comme une divinité. »

Il dit, et du fouet soudain il frappe ses coursiers ; ceux-ci traversent rapidement la ville, et s’élancent dans la campagne ; durant tout le jour ils agitent le joug qui les rassemble.

Lorsque le soleil disparaît, et que les ombres couvrent les routes, ils arrivent à Phères, dans la demeure de Dioclès, fils d’Orsilochos, issu lui-même du fleuve Alphée. C’est en ces lieux que Télémaque et Pisistrate passent la nuit, et qu’ils reçoivent une généreuse hospitalité.

Le lendemain, dès que brille l’aurore matinale, ils attellent les coursiers, montent sur le char magnifique, et franchissent le portique retentissant ; Télémaque presse du fouet les chevaux rapides, ceux-ci volent sans effort dans la plaine. Bientôt après ils arrivent à la vaste citadelle de Pylos ; alors Télémaque adresse ce discours au fils de Nestor :

« Pisistrate, voudras-tu me promettre d’accomplir ce que je te vais dire ? Nous nous honorerons à jamais de reconnaître cette hospitalité formée par l’ancienne amitié de nos pères ; d’ailleurs nous sommes du même âge, et ce voyage même nous réunira plus encore par une douce intimité. Ne m’éloigne point de mon navire, noble enfant de Zeus, et permets que je m’arrête ici, de peur que le vieillard, désireux de m’accueillir, ne me retienne malgré moi dans son palais ; il me faut retourner en toute hâte. »

Il dit, et le fils de Nestor réfléchit en son âme comment il accomplira ce que désire Télémaque. Voici le dessein qui dans sa pensée lui semble préférable ; il dirige ses coursiers vers le navire sur le rivage de la mer ; ensuite il dépose près de la poupe tous les dons précieux, l’or et les vêtements qu’avait donnés Ménélas ; puis, exhortant Télémaque à partir :

« Hâte-toi, lui dit-il, de monter dans le navire, donne des ordres à tous tes compagnons, avant que je retourne à la maison, pour annoncer cette nouvelle au vieillard. Car voici ce que je sais dans le fond de mon cœur : son âme est tellement généreuse, qu’il ne te laisserait point partir, et lui-même viendrait sur ce rivage pour te solliciter ; je ne crois pas que tu partisses sans recevoir ses dons, peut-être même va-t-il s’irriter avec violence. »

Pisistrate en achevant ces paroles dirige ses chevaux à la flottante crinière vers la ville de Pylos, et se rend aussitôt à sa demeure. Cependant, Télémaque excitant ses compagnons leur donne cet ordre :

« Mes amis, disposez les agrès du vaisseau ; montons-y nous-mêmes, hâtons-nous de partir. »

À peine ont-ils entendu ces paroles, qu’ils s’empressent d’obéir. Ils montent dans le navire, et se placent sur les bancs. Télémaque, après avoir terminé les préparatifs, implorait et faisait un sacrifice à Athéna vers la poupe du navire : alors devant lui se présente un homme arrivant d’un pays lointain et fuyant la terre d’Argos, pour avoir commis un meurtre. C’était un devin ; il était de la famille et descendant de Mélampous, qui jadis vécut à Pylos, féconde en troupeaux. Comblé de richesses, il habitait parmi les Pyliens un superbe palais ; mais par la suite il arriva chez un autre peuple, fuyant sa patrie et le terrible Nélée, le plus illustre des hommes, qui lui ravit de grands biens, et le retint par violence pendant une année. Durant tout ce temps Mélampous, dans les demeures de Phylacos, fut accablé de liens pesants, et souffrit d’amères douleurs à cause de Nélée et d’une pensée funeste que lui suggère l’implacable déesse Érinys. Cependant Mélampous évita la mort ; il conduisit de Phylace à Pylos les bœufs mugissants, se vengea des cruels traitements du vaillant Nélée, et mena dans la demeure de son frère une jeune épouse. Lui se retira chez un peuple étranger, et vint dans Argos, féconde en coursiers ; car son destin était d’habiter en ces lieux, pour régner sur les nombreux Argiens. C’est là qu’il choisit une épouse, qu’il bâtit un superbe palais, et qu’il eut deux fils vaillants, Antiphatès et Mantios. Antiphatès engendra le magnanime Oeclès ; d’Oeclès naquit Amphiaraos, sauveur des peuples, lui qu’Apollon et le puissant Zeus chérirent avec excès et comblèrent de toutes sortes de soins ; mais il n’atteignit point au terme d’une longue vieillesse, et mourut devant Thèbes, à cause des présents qu’accepta son épouse. De lui naquirent deux fils, Alcméon avec Amphilochos. Mantios, l’autre fils de Mélampous, engendra Polyphidès et Clitos ; l’Aurore au trône d’or enleva Clitos à cause de sa beauté, pour qu’il habitât parmi les immortels. Apollon rendit Polyphidès un devin célèbre, et le plus habile de tous les mortels depuis le trépas d’Amphiaraos ; Polyphidès, irrité contre son père, se retira dans l’Hypérèsie, et résidant en ces lieux, il prédisait l’avenir à tous les hommes.

Ce fut le fils de ce devin (son nom était Théoclyménos) qui dans ce moment s’approcha de Télémaque ; il trouva le héros faisant des libations et priant sur son léger navire ; l’étranger, s’adressant à lui, fait entendre ces paroles :

« Ami, puisque je vous rencontre offrant un sacrifice en ces lieux, je vous en conjure par ces holocaustes, et par la divinité que vous implorez, plus encore par votre tête et celles des compagnons qui vous ont suivi, dites-moi la vérité, ne me trompez pas : qui êtes-vous ? quels peuples venez-vous de quitter ? quels sont et votre patrie et vos parents ? »

« Étranger, lui répond aussitôt Télémaque, je vous parlerai sans détour : je suis né dans Ithaque, Ulysse est mon père ; du moins il le fut autrefois, mais maintenant il a péri d’une mort déplorable. Cependant je suis venu sur ce navire avec mes compagnons pour apprendre aujourd’hui le sort de mon père absent depuis longtemps.

Le devin Théoclyménos reprend en ces mots :

« Moi de même, j’ai quitté ma patrie pour avoir tué l’un de mes concitoyens ; ses frères, ses amis, dans la fertile Argos, ont une grande puissance sur les Achéens. Ainsi donc je fuis loin d’eux pour éviter un trépas funeste ; mon destin est maintenant d’errer parmi les hommes. Mais recevez-moi sur votre navire, puisque je vous implore dans ma fuite, de peur qu’ils ne me tuent ; car je crois qu’ils me poursuivent. »

« Non, sans doute, s’écrie Télémaque, non, je ne vous repousserai point de mon vaisseau, puisque vous désirez m’accompagner ; suivez-moi, je veux vous accueillir et vous offrir tout ce que nous avons. »

En finissant ces paroles, il prend la lance de l’étranger, et la dépose sur le tillac du large navire ; puis il remonte dans le vaisseau prêt à sillonner les ondes, et s’assied vers la proue ; Théoclyménos se place auprès de lui ; les matelots alors délient les cordages. Télémaque excitant ses compagnons leur commande de disposer les agrès ; eux obéissent en toute hâte. Ils élèvent le mât, le placent dans le large creux qui lui sert de base, l’assujettissent encore avec des câbles, et déploient les blanches voiles que des courroies tiennent étendues. La puissante Athéna leur envoie un vent favorable, qui souffle avec violence du haut des cieux, afin que le navire sillonne rapidement l’eau salée de la mer. Ils partent aussitôt en côtoyant les parages de Cumes et du limpide Chalcis.

Bientôt le soleil se couche, et les ombras couvrent les routes ; le vaisseau côtoie les rivages de Phéa, poussé par le souffle de Zeus, et passe près de la divine Élide, où règnent les Épéens. Télémaque dirige ensuite sa course vers les îles, songeant avec inquiétude s’il évitera la mort, ou s’il sera pris par ses ennemis.

Pendant ce temps, Ulysse et le chef des pasteurs prenaient le repas du soir ; avec eux soupaient aussi les autres bergers. Lorsqu’ils ont chassé la faim et la soif, Ulysse leur adresse un discours pour éprouver le pasteur, et savoir s’il veut constamment l’accueillir encore, l’engager à rester dans sa bergerie, ou bien le renvoyer à la ville.

« Écoutez-moi, dit-il, cher Eumée, et vous tous ses compagnons : demain dès l’aurore je désire aller mendier par la ville, afin de n’être point à charge à vous ainsi qu’à vos bergers. Cependant conseillez-moi bien, et me donnez en même temps un sage guide qui me conduise en ces lieux ; forcé par la nécessité d’errer dans la ville, peut-être quelqu’un m’accordera-t-il une coupe avec un peu de pain. J’irai dans le palais d’Ulysse, et porterai de ses nouvelles à la sage Pénélope. Je veux aussi me mêler aux fiers prétendants ; peut-être ils me donneront à dîner, puisqu’ils ont des mets en abondance. Au milieu d’eux je m’engage à faire avec zèle et sans délai tout ce qu’ils désirent. Mais je vous le dirai ; vous, comprenez mes paroles, écoutez-moi : par la volonté du messager Hermès, qui donne de la grâce et du prix aux ouvrages des hommes, nul ne peut me le disputer dans les soins domestiques, pour bien allumer le feu, fendre le bois desséché, couper, faire rôtir les viandes, ou verser le vin ; services que rendent aux riches les hommes indigents. »

Généreux Eumée, blessé d’un tel discours, tu répondis en ces mots :

« Malheur à moi, cher étranger ! quelle pensée est entrée dans votre âme ? Sans doute vous désirez mourir ici, puisque vous voulez pénétrer dans la foule des prétendants, dont l’insolence et l’audace sont montées jusqu’à la voûte des cieux. Tels ne sont point leurs serviteurs, mais de jeunes hommes couverts de tuniques et de riches manteaux, dont les cheveux et le beau visage sont parfumés d’essences : ce sont eux qui les servent, tandis que le pain, les viandes et le vin surchargent leurs tables magnifiques. Mais restez ici ; nul n’est importuné de votre présence, ni moi ni les bergers qui m’assistent. Cependant lorsque le fils d’Ulysse sera de retour, il vous donnera, n’en doutez pas, une tunique, un manteau, tous les vêtements dont vous avez besoin, et vous renverra dans le pays où votre désir est de vous rendre. »

« Puisse, Eumée, reprend aussitôt le sage Ulysse, puisse le grand Zeus vous chérir comme je vous chéris moi-même, puisque vous faites cesser mes courses errantes et mes affreux malheurs ! Rien n’est plus pénible aux hommes que la mendicité ; pour apaiser la faim dévorante, ils souffrent de cruelles douleurs, et l’inquiétude, la misère, le chagrin sont le partage de celui qui l’éprouve. Mais aujourd’hui, puisque vous me retenez et que vous m’engagez à rester, dites-moi si la mère d’Ulysse, si son père, qu’en partant il laissa sur le seuil de la vieillesse, vivent encore, s’ils jouissent de la lumière du soleil, ou s’ils sont morts, et s’ils sont dans les demeures d’Hadès. »

Le noble chef des pasteurs répondit en ces mots :

« Cher étranger, je vous raconterai tous ces détails avec vérité. Laërte respire encore, mais tous les jours il supplie Zeus de priver son corps de la vie au sein de ses demeures ; car il pleure avec amertume et sur son fils absent et sur l’épouse qui s’unit à lui dans sa jeunesse, qui par sa mort l’accabla de douleur et le plongea dans une vieillesse prématurée. Mais elle, succombant au chagrin que lui causa l’absence de son glorieux fils, a péri d’une mort affreuse. Puisse ne jamais périr ainsi quiconque m’aima dans ce séjour et me combla de bienfaits ! Tant qu’elle vécut, malgré ses peines, il m’était doux de causer avec elle et de l’interroger ; car elle m’avait élevé près de la belle Ctiméné, sa fille vertueuse et la plus jeune de ses enfants ; elle nous élevait ensemble, et me chérissait presque autant que sa fille. Mais lorsque tous les deux nous atteignîmes l’âge heureux de l’adolescence, ses parents lui firent épouser un habitant de Samé, dont ils reçurent de grands biens. Alors, me donnant une tunique, un manteau, de beaux vêtements pour me couvrir, et des chaussures pour mes pieds, elle m’envoya dans cette campagne ; et chaque jour, du fond de son cœur, elle m’aimait davantage. Maintenant j’ai perdu tous ces biens ; mais les dieux fortunés ont fait prospérer le travail auquel je me suis consacré ; par eux j’ai bu, j’ai mangé, j’ai donné même aux pauvres honteux. Pour notre reine Pénélope, il ne m’est plus permis d’écouter ses douces paroles ni de connaître aucune de ses actions, car des hommes audacieux ont précipité la ruine sur sa maison ; et cependant des serviteurs ont grand besoin de parler à leur maîtresse, de s’informer de tout en détail, sur ce qu’il faut boire, manger, et sur ce qu’il faut reporter aux champs, toutes choses qui comblent de joie l’âme des serviteurs. »

« Grands dieux ! reprend Ulysse aussitôt, ainsi quoique jeune encore, pasteur Eumée, vous fûtes forcé d’errer loin de votre patrie et de vos parents. Mais parlez sans détour, et dites-moi si c’est qu’elle fut ravagée par des ennemis, la ville populeuse qu’habitaient votre père et votre mère vénérables, ou bien si des pirates cruels vous jetèrent dans leur navire, lorsque vous étiez seul parmi vos troupeaux de bœufs et de brebis, et vous vendirent au maître de cette demeure, qui donna pour vous obtenir un prix convenable. »

Le pasteur, chef des bergers, lui répondit en ces mots :

« Étranger, puisque vous m’interrogez, et que vous désirez connaître mes aventures, écoutez en silence, et réjouissez-vous ; buvez le vin en restant assis à mes côtés. Les nuits sont bien longues ; il est assez de temps pour le repos, il en est aussi pour ceux que charme le plaisir d’écouter ; il ne faut pas vous coucher avant l’heure : trop de sommeil est nuisible. Pour celui dont le désir est de goûter le sommeil, qu’il se retire ; demain au lever de l’aurore, après le premier repas, il faudra conduire aux champs les troupeaux de nos maîtres. Mais nous, dans cette cabane, buvons, régalons-nous, et charmons-nous l’un l’autre au souvenir de nos tristes infortunes ; toujours il se complaît à ses douleurs l’homme qui souffrit beaucoup et fut longtemps errant. Je vous dirai donc mes aventures, puisque vous m’interrogez, et que vous désirez les connaître.

« Il est une île appelée Syria, peut-être en avez-vous entendu parler ; elle est au delà d’Ortygie, et c’est là que sont les révolutions du soleil. Elle n’est pas très-grande, mais fertile, riche en troupeaux de bœufs et de brebis, féconde en vignes, et le froment y croît en abondance. La famine ne pénètre point chez ce peuple, ni même aucune autre maladie funeste aux malheureux humains ; mais quand nos citoyens vieillissent dans la ville, Apollon à l’arc d’argent, arrivant avec Artémis, les font périr en les perçant de leurs douces flèches. Là sont deux villes qui se partagent également toutes les richesses de ce pays ; c’était sur ces deux cités que régnait mon père, Ctésios, fils d’Ormène, et semblable aux immortels.

Autrefois en cette île abordèrent des navigateurs phéniciens, fourbes habiles, apportant sur leur vaisseau mille parures. Dans la maison de mon père était alors une femme phénicienne, belle, d’une taille élevée, et sachant exécuter de beaux ouvrages. Les rusés Phéniciens la séduisirent ; tandis qu’elle lavait des vêtements près de leur vaisseau, l’un d’eux s’unit d’amour avec elle dans les bras du sommeil ; charmes puissants qui captivent toujours l’âme des femmes, même de la plus vertueuse. Ensuite les Phéniciens lui demandent qui elle était, d’où elle venait. Elle aussitôt leur montra la demeure élevée de mon père. »

« Je me glorifie, dit-elle, d’être de Sidon, où l’airain abonde ; je suis la fille de l’opulent Arybante, mais des corsaires taphiens m’enlevèrent au moment où je revenais des champs ; m’ayant conduite en ces lieux, ils me vendirent au maître de ce palais ; lui donna pour m’obtenir un prix convenable. »

Alors celui qui s’unit en secret à la Phénicienne lui tint ce discours :

« Voulez-vous maintenant nous suivre dans vos foyers pour revoir la demeure élevée de votre père et de votre mère, et les revoir eux-mêmes ? Ils existent encore, et vivent dans l’opulence. »

La Phénicienne répondit en ces mots :

« Qu’il en soit ainsi, nautonniers, si toutefois vous m’assurez avec serment de me ramener dans ma patrie, sans me faire aucun outrage. »

Elle dit ; tous aussitôt jurèrent ainsi qu’elle l’exigeait. Après qu’ils ont juré, que les serments sont accomplis, la Phénicienne reprend en ces termes :

« Maintenant le plus grand silence, et qu’aucun de vous ne m’adresse la parole, s’il me rencontre dans les rues, ou près de la fontaine ; de peur que quelqu’un se rendant au palais ne le dise à mon vieux maître ; celui-ci soupçonnant la vérité me chargerait d’odieux liens, et vous livrerait à la mort. Conservez donc mes paroles au fond de votre âme, et hâtez-vous d’acheter les provisions du voyage. Lorsque votre navire contiendra les vivres nécessaires, qu’aussitôt la nouvelle m’en parvienne dans le palais : j’emporterai tout l’or qui sera sous ma main, et je vous le donnerai, ce sera mon naulage. J’élève le fils de ce vaillant héros, enfant déjà si plein d’intelligence, qu’il peut sortir avec moi ; je le conduirai dans votre navire : il vous procurera des sommes considérables, si vous le vendez chez des peuples étrangers. »

Elle dit, et retourne à l’instant dans nos superbes palais ; ce pendant les Phéniciens restant parmi nous durant toute une année, trafiquèrent et déposèrent dans leur navire une grande quantité de marchandises ; lorsque le vaisseau chargé de sa cargaison fut prêt pour le départ, ils envoyèrent un messager, qui vint l’annoncer à la Phénicienne. Cet homme rusé vint dans le palais de mon père portant un collier où l’or était enchâssé dans des grains d’ambre ; ma vénérable mère et ses servantes tou chaient ce collier, l’examinaient attentivement, en s’informant du prix ; alors le messager fait un signe en secret à la jeune Phénicienne. Après avoir fait ce signe, il retourne vers son large navire ; alors la Phénicienne me prend par la main, et franchit les portes du palais ; elle trouve sous le portique les coupes et les tables des convives, ceux qui gouvernaient avec mon père ; ils s’étaient rendus dans le conseil pour convoquer l’assemblée du peuple ; elle emporte trois de ces coupes, et les cache dans son sein ; moi cependant je la suivais sans défiance. Bientôt le soleil se couche, et toutes les routes sont dans l’ombre, en marchant avec rapidité nous arrivons au port magnifique où se trouvait le navire des Phéniciens. Soudain ils s’embarquent, impatients de fendre la plaine liquide, et nous font embarquer avec eux. Zeus nous envoie un vent favorable ; durant six jours nous naviguons sans relâche ; mais lorsque le fils de Cronos eut ramené le septième jour, Artémis, qui se plaît à lancer des flèches, frappe la Phénicienne ; elle retentit en tombant dans le fond du navire, comme une corneille marine ; les matelots jettent aussitôt son cadavre pour être la pâture des phoques et des poissons ; moi je restai, le cœur accablé de tristesse. Cependant les vents et les flots nous dirigèrent vers Ithaque : c’est là que m’acheta Laërte avec ses propres richesses. Ainsi mes yeux ont vu cette terre étrangère. »

Ulysse, fils de Zeus, lui répondit en ces mots :

« Eumée, oui dans mon sein vous avez ému mon cœur en me racontant toutes ces aventures, et tout ce que vous avez souffert ; mais du moins pour vous Zeus à fait succéder le bien au mal, puisque après bien des peines vous êtes venu dans la maison d’un maître bienveillant, qui vous donne abondamment le boire et le manger : vous menez une vie heureuse, tandis que moi, ce n’est qu’après avoir longtemps erré par de nombreuses villes que j’arrive en ces lieux. »

C’est ainsi qu’ils discouraient ensemble ; ensuite ils allèrent dormir, non pendant longtemps, mais seulement un peu ; car bientôt après l’Aurore parut sur son trône d’or. Cependant lorsque les compagnons de Télémaque touchent au rivage, ils détachent les voiles, abaissent aussitôt le mât, puis amènent le vaisseau dans le port à force de rames ; ils jettent les ancres, qu’ils attachent avec des câbles ; eux alors se répandent sur les bords de la mer, préparent le repas, et font les libations d’un vin pur. Quand ils ont chassé la faim et la soif, le sage Télémaque, parlant le premier, leur adresse ces paroles :

« Mes amis, conduisez le navire près de la ville ; moi, pendant ce temps, j’irai visiter les champs et les pasteurs ; ce soir, après avoir examiné tous les travaux, je retournerai près de vous. Demain, au lever de l’Aurore, je vous offrirai, pour prix du voyage, un splendide festin chargé de viandes et d’un vin délicieux. »

Alors le divin Théoclymène adresse ces mots au héros :

« Et moi, mon cher fils, où dois-je aller ? Irai-je dans les demeures des habitants de l’âpre Ithaque ? ou me rendrai-je directement dans votre palais, auprès de votre mère ? »

« En tout autre moment, répondit Télémaque, je vous inviterais à venir dans ma maison, vous n’auriez point à désirer les présents de l’hospitalité ; mais ce parti vous serait funeste. Ainsi je dois m’éloigner de vous, et ma mère ne vous verra pas ; car elle ne paraît jamais dans le palais au milieu des prétendants, mais elle tisse la toile dans les appartements les plus élevés. Je vous indiquerai toutefois un autre héros, chez qui vous irez, Eurymaque, le noble fils de Polybos, que tous les citoyens d’Ithaque regardent comme une divinité ; c’est un homme illustre ; lui surtout désire épouser ma mère, et jouir des honneurs d’Ulysse. Mais Zeus, qui règne dans les airs, sait si même avant cet hyménée un jour funeste ne s’accomplira pas pour eux. »

Comme il achevait ces paroles, à sa droite vole un épervier, rapide messager d’Apollon ; dans ses serres cruelles il tient une colombe, la déchire, et répand les plumes à terre entre le navire et le héros. Alors Théoclymène, l’appelant à l’écart, lui prend la main, et lui parle en ces mots :

« Télémaque, ce n’est point sans la volonté des dieux que cet oiseau vient de voler à notre droite ; en le regardant avec attention je l’ai reconnu pour être un augure. Non, il n’est point dans Ithaque de race plus royale que la vôtre, et vous serez toujours les plus puissants. »

Télémaque répond aussitôt :

« Plût aux dieux, cher étranger, que cette parole s’accomplisse ! vous recevriez de moi des présents si nombreux, que chacun en vous voyant proclamerait votre félicité. »

Puis, s’adressant à Piraeos, son compagnon :

« Piraeos, fils de Clytios, dit-il, c’est toi qui surtout es le plus empressé de tous les compagnons qui me suivirent à Pylos ; eh bien, conduis maintenant l’étranger dans ta maison pour l’accueillir et l’honorer jusqu’à ce que je revienne. »

« Cher Télémaque, reprend à l’instant l’illustre Piraeos, lors même que tu resterais aux champs pendant un longtemps, j’aurai soin de l’étranger, il n’aura point à désirer les dons de l’hospitalité. »

Comme il achevait ces mots, il monte dans le navire, et commande à ses compagnons d’y monter après avoir délié les câbles. Ils s’embarquent aussitôt, et se placent sur les bancs. Télémaque attache à ses pieds une belle chaussure, et prend sur le tillac du navire une forte lance terminée par une pointe d’airain. Alors les matelots gagnent la haute mer, et se dirigent vers la ville, comme l’ordonna le fils chéri d’Ulysse. Cependant ce héros s’éloigne en marchant à grands pas, jusqu’à ce qu’il arrive dans la bergerie où sont les porcs nombreux sur lesquels veille le noble pasteur plein de zèle pour ses maîtres.

Fin du chant 15 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)