L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Ambassade auprès d’Achille.

C’est ainsi que les Troyens avaient établi des gardes ; mais le désir de fuir, compagnon de la crainte glacée, règne parmi les Grecs. Les plus braves sont atteints d’une douleur amère. Ainsi lorsque, survenant tout à coup, les deux vents qui soufflent des montagnes de la Thrace, Borée et le Zéphyr, bouleversent la mer poissonneuse, les vagues noires se gonflent, et rejettent en abondance les algues sur le rivage…

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Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

C’est ainsi que les Troyens avaient établi des gardes ; mais le désir de fuir, compagnon de la crainte glacée, règne parmi les Grecs. Les plus braves sont atteints d’une douleur amère. Ainsi lorsque, survenant tout à coup, les deux vents qui soufflent des montagnes de la Thrace, Borée et le Zéphyr, bouleversent la mer poissonneuse, les vagues noires se gonflent, et rejettent en abondance les algues sur le rivage. Ainsi l’âme des Grecs était tourmentée dans leur sein.

L’Atride, le cœur déchiré par un chagrin cruel, court de tous côtés, ordonnant aux hérauts à la voix sonore de convoquer à l’assemblée chacun par son nom, mais à voix basse ; et lui-même s’occupait de tels soins avec eux. Bientôt tous les chefs, consternés, se placent dans l’assemblée ; alors Agamemnon se lève en versant des larmes abondantes : telle une source profonde répand ses noires eaux du sommet d’un rocher. Puis, soupirant avec amertume, il parle aux Grecs en ces mots :

« O mes amis, princes et chefs des Argiens, Zeus m’accable d’un pesant malheur : le cruel, il me promit, il jura même que je ne retournerais pas avant d’avoir renversé les hautes murailles d’Ilion ; mais aujourd’hui, méditant un dessein funeste, il m’ordonne de regagner honteusement Argos, après avoir perdu des peuples nombreux. C’est là ce qui plaît au puissant Zeus, lui qui détruisit et doit détruire encore le faîte de tant de villes, car sa puissance est sans bornes. Eh bien, soit ! cédez tous à ce que je propose ; fuyons avec nos vaisseaux vers les douces terres de la patrie, car jamais nous n’envahirons la forte ville de Troie. »

Il dit, et les Grecs, consternés, restent sans voix en entendant ces paroles : tous gardent longtemps un profond silence ; enfin le brave Diomède s’écrie :

« Atride, avant tous les autres, je combattrai tes imprudents discours ; tels sont, prince, nos droits dans le conseil : ne t’en irrite pas. Naguère, au milieu des Grecs, tu m’as fait injure, en disant que j’étais faible et lâche ; tous ces guerriers, jeune et vieux, savent ce qu’il en est ; le fils du prudent Cronos ne t’accorda que la moitié de ses dons : il te donna le sceptre pour être honoré par-dessus tous, mais il te refusa la force d’âme, qui seule assure une grande puissance. Chef timide, as-tu donc pu te flatter que les enfants des Grecs soient sans force et sans courage, comme le supposent tes discours ? Si ton âme te conseille le retour, fuis ; les chemins te sont ouverts, et les nombreux vaisseaux qui te suivirent de Mycène t’attendent sur le bord de la mer ; pour les autres Grecs, ils resteront jusqu’au jour où Troie sera renversée : si pourtant eux-mêmes veulent aussi retourner dans leur chère patrie, qu’ils partent, mais nous seuls, Sthénélos et moi, combattrons jusqu’au jour où nous trouverons le terme fatal d’Ilion, car c’est un dieu qui nous à conduits sur ces bords. »

Il dit, et tous les Grecs, admirant le discours du valeureux Diomède, applaudissaient à grands cris, lorsque Nestor se lève au milieu de l’assemblée, et parle en ces mots :

« Fils de Tydée, dans les combats tu es le plus brave, et dans les conseils tu l’emportes sur tous ceux de ton âge. Il n’est aucun des Grecs qui blâme ou contredise tes paroles ; mais tes discours n’ont pas atteint le but qu’on se propose. Tu es jeune encore, tu pourrais être le moins âgé de mes fils ; cependant tu parles avec prudence aux princes des Argiens, et tes discours sont pleins de justice. Mais, écoute, moi qui me glorifie d’être plus âgé que toi, je veux parler à mon tour, et tout examiner avec soin ; nul parmi les Grecs ne méprisera mes discours, non, pas même le puissant Agamemnon. Il est sans famille, sans lois, sans foyers, celui qui se plaît aux guerres intestines, aux malheurs qu’elles entraînent ; mais maintenant obéissons à la nuit, préparons le repas du soir, et que les gardes se placent le long du fossé au delà des murs. Voilà ce que je recommande à ces jeunes guerriers ; quant à toi, Atride, commande-nous, car tu es le plus puissant des rois ; convie au festin les plus anciens chefs des Grecs, comme il appartient à ton rang. Tes tentes sont remplies de vin, que nos vaisseaux, traversant la vaste mer, t’apportent chaque jour de la Thrace ; tu possèdes tout en abondance, et tu commandes à de nombreux guerriers. Quand les chefs seront réunis, tu céderas à celui qui donnera le meilleur avis : tous les Grecs ont grand besoin d’un conseil prudent et salutaire, car les ennemis près de notre flotte ont allumé des feux nombreux ; ah ! qui pourrait encore se réjouir ? Cette nuit va perdre ou sauver notre armée. »

Ainsi parle Nestor : les chefs l’écoutent avec attention, et tous obéissent à ses ordres. Les gardes, revêtus de leur armure, sortent sous la conduite de Trasymède, fils de Nestor, et chef de peuples, d’Ascalaphos et d’Ialmènos, issus du dieu Arès, de Mérion, d’Apharéos, de Déipyros, et du fils de Créon, le divin Lycomède : sept chefs conduisent les gardes, et autour de chacun d’eux se rangent cent guerriers armés de fortes lances ; ils se placent entre les murs et le fossé ; c’est là qu’ils allument des feux, et préparent le repas du soir.

Agamemnon rassemble dans sa tente les plus anciens chefs de l’armée, et leur offre un festin délectable. Ils portent les mains vers les mets qu’on leur a servis et préparés, et, lorsqu’au sein de l’abondance, ils ont apaisé et la faim et la soif, Nestor, ce vieillard qui déjà avait brillé par la sagesse de ses conseils, le premier de tous, ouvre un nouvel avis, et, plein d’amour pour les Grecs, il leur adresse ces paroles :

« Illustre fils d’Atrée, Agamemnon, roi des hommes, c’est par toi que je commencerai, et par toi que je finirai ce discours, attendu que tu règnes sur des peuples nombreux, et que Zeus t’a confié le sceptre et l’autorité pour les conduire avec prudence. À cause de cela même, il faut que tu dises ton avis, mais aussi que tu écoutes, pour accomplir la pensée d’un autre chef, lorsqu’un sage esprit le porte à proposer d’utiles conseils : cette pensée deviendra la tienne sitôt qu’elle aura prévalu. Quant à moi, je dirai ce qui me semble le plus avantageux ; nul ne peut, je crois, imaginer un meilleur avis que celui auquel je songe à présent, et depuis longtemps, depuis ce jour où, grand roi, tu vins enlever la jeune Briséis des tentes d’Achille irrité. Ce fut bien malgré nos vœux ; moi, surtout, je cherchais à t’en dissuader ; mais, cédant à ton cœur orgueilleux, tu outrageas ce héros, qu’honorent les immortels eux-mêmes, et tu retins sa récompense. Toutefois, délibérons encore aujourd’hui, afin de pouvoir le fléchir par des présents pacifiques et par de douces paroles. »

Agamemnon, roi des hommes, lui répond aussitôt :

« O vieillard ! en rappelant mes fautes, tu n’as point trahi la vérité ; je fus coupable, je ne le nie point. Le guerrier que chérit Zeus vaut seul de nombreuses phalanges ; et ce dieu, pour l’honorer, accable aujourd’hui de maux le peuple des Grecs ; mais, puisque je fus coupable en cédant à mon aveugle fureur, je veux fléchir ce héros, et lui donner d’innombrables présents. Devant vous, je nommerai tous ces dons magnifiques : sept trépieds, qui ne sont point destinés au feu ; dix talents d’or ; vingt vases resplendissants ; douze chevaux vigoureux, vainqueurs à la course, et qui, de leurs pieds agiles, ont remporté de grands prix : il ne craindrait plus l’indigence, il aurait de l’or abondamment, celui qui posséderait ces trésors, et tous les prix que m’ont valus ces nobles coursiers. Je lui donnerai encore sept belles femmes lesbiennes, habiles en toutes sortes d’ouvrages ; je les choisis lorsque lui-même ravagea l’opulente Lesbos ; elles surpassaient toutes les femmes par leur beauté : je les lui donnerai, et avec elles sera celle que j’enlevai, la fille de Brisès. J’attesterai par les plus grands serments que, n’usant point du droit des vainqueurs sur leurs captives, jamais je ne m’unis à Briséis, et jamais je ne partageai sa couche. A l’instant même, tous ces dons lui seront offerts ; et si les dieux m’accordent un jour de renverser la forte citadelle de Priam, qu’il entasse l’or et l’airain dans ses vaisseaux quand les Grecs partageront les dépouilles. Il pourra choisir encore vingt femmes troyennes, celles qui seront les plus belles après Hélène ; et si nous retournons dans le riche pays d’Argos, il deviendra mon gendre ; je l’honorerai à l’égal d’Oreste, ce fils unique, élevé au sein de l’abondance. J’ai trois filles dans mon palais, Chrysothémis, Laodicé, Iphianassa ; sans faire aucun présent de mariage, il conduira celle qu’il préférera dans les demeures de Pélée ; je consens même à lui donner une dot magnifique, telle qu’aucun père n’en accorda jamais à sa fille. Enfin, je lui céderai sept villes florissantes : Cardamylè, Énopè, la verdoyante Ira ; Phères, aimée des dieux ; Anthée, fertile en gras pâturages ; la superbe Aipéa ; et Pédasos, féconde en vignes. Toutes sont situées près de la mer, et sont voisines de la sablonneuse Pylos. Dans ces villes habitent des hommes riches en troupeaux de bœufs et de brebis : par de nombreux présents, ils l’honoreront comme un dieu, et, soumis à son sceptre, ces peuples lui payeront d’immenses tributs. Telles sont les choses que j’accomplirai, s’il veut apaiser sa colère. Ah ! qu’il se laisse fléchir ! Hadès seul est implacable, inflexible ; aussi, de tous les immortels, est-il le plus en horreur aux hommes. Qu’il me cède enfin, puisque je le surpasse en puissance, puisque je me glorifie d’être plus âgé que lui. »

« Magnanime Atride, Agamemnon, roi des hommes, répond Nestor, les présents que tu veux offrir au puissant Achille ne sont point à mépriser ; mais, hâtons-nous, que d’illustres ambassadeurs se rendent au plus vite dans la tente du fils de Pélée. Je le désignerai moi-même, qu’ils obéissent à ma voix. Que Phénix, chéri de Zeus, marche à leur tête ; après lui viendront le grand Ajax et le divin Ulysse ; deux hérauts, Odios et Eurybate, les accompagneront. Maintenant, apportez l’eau pour purifier nos mains; commandez qu’on garde un silence favorable, afin que nous implorions le fils de Cronos ; peut-être prend-il pitié de nos misères. »

Il dit, et ce discours leur est agréable à tous. Aussitôt les hérauts versent l’eau sur les mains des rois ; des jeunes gens remplissent les urnes de vin, et distribuent les coupes, en commençant par la droite. Après avoir répandu le vin en l’honneur des dieux, ils boivent au gré de leurs désirs, et les envoyés se hâtent de sortir de la tente d’Agamemnon. Le vénérable Nestor, tournant ses regards sur chacun d’eux, les conjure, et surtout Ulysse, de tout tenter pour fléchir le noble fils de Pélée.

Ils suivaient le rivage de la mer retentissante, et, en adressant leurs prières au puissant Poséidon, ils lui demandaient de pouvoir aisément fléchir l’âme superbe du petit-fils d’Éaque. Arrivés près des tentes et des vaisseaux thessaliens, ils trouvent le héros charmant son âme aux sons d’une lyre mélodieuse, belle, richement décorée, et surmontée d’un joug d’argent. Achille l’avait prise parmi les dépouilles quand il ravagea la ville d’Éétion ; et c’est sur cette lyre qu’il calmait sa colère, en chantant les faits éclatants des héros. Le seul Patrocle, assis devant lui, attendait en silence que l’Éacide eût cessé de chanter. Conduits par Ulysse, les envoyés s’avancent, et s’arrêtent devant Achille. Le héros, étonné, se lève, et, tenant toujours sa lyre, il abandonne le siège où il reposait ; Patrocle, de même, se lève à l’aspect de ces guerriers. Alors le vaillant Achille, les recevant avec bienveillance :

« Je vous salue, dit-il, héros qui venez me trouver en amis ; sans doute une dure nécessité vous amène, ô vous qui de tous les Grecs, malgré mon courroux, me fûtes toujours les plus chers. »

À ces mots, le noble Achille les introduit, et les fait asseoir sur des sièges que recouvrent des tapis de pourpre ; puis s’adressant à Patrocle qui se tenait près de lui, il lui dit :

« Fils de Ménétios, dit-il, apporte l’urne la plus profonde, et remplis-la du vin le plus pur ; distribue les coupes à chacun de nous, car les héros qui me sont les plus chers reposent aujourd’hui sous ma tente. »

Aussitôt Patrocle obéit aux ordres de son compagnon fidèle. Cependant Achille a déposé près de la lueur du foyer un vaste bassin, où il met les épaules d’une brebis, d’une chèvre grasse, et le large dos d’un porc succulent. Automédon tient ce bassin tandis que le divin Achille coupe les viandes ; puis il les divise en morceaux, et les perce avec des broches. Patrocle, semblable aux immortels, allume un grand feu ; dès que le bois consumé ne jette plus qu’une flamme languissante, il étend la braise et place au-dessus les broches, qu’il élève sur des supports, et répand le sel sacré. Lorsque Patrocle eut fait rôtir les viandes, et qu’il les eut mises sur des plateaux de bois d’olivier, il distribue le pain autour de la table dans de riches corbeilles ; mais Achille lui-même sert les viandes ; ensuite il s’assied en face du divin Ulysse, à l’autre extrémité de la salle, et commande à son compagnon de sacrifier aux dieux. Patrocle jette dans les flammes les prémices du repas. Tous alors portent les mains vers les mets qu’on leur a servis et préparés. Lorsque, dans l’abondance des festins, ils ont chassé la faim et la soif, Ajax fait un signe à Phénix ; Ulysse l’aperçoit, il remplit de vin sa coupe ; et, la présentant au héros :

« Salut, Achille, dit-il, toi qui ne nous prives pas de portions également partagées ; ici nous sommes comme dans la tente d’Agamemnon, car on y trouve en abondance des mets délicieux ; mais la joie des festins ne nous occupe plus, et nous frémissons, ô fils de Zeus, en prévoyant un grand désastre. Hélas ! il est douteux que nos forts navires soient sauvés ou perdus, si tu ne revêts ton courage ; car c’est auprès de notre flotte et de nos murailles que les superbes Troyens et leurs alliés, venus des terres lointaines, ont posé leur camp. Ils ont allumé de grands feux sur le rivage ; ils disent que nous ne résisterons plus, et que nous périrons tous sur nos navires. Le fils de Cronos, leur accordant d’heureux présages, a fait gronder sa foudre à leur droite. Hector, enorgueilli par sa force terrible, est emporté par sa fureur, et, se confiant dans la faveur de Zeus, il ne respecte ni les dieux ni les hommes : une rage cruelle s’est emparée de lui. Il implore le prompt retour de la divine Aurore, il jure d’enlever les ornements qui décorent nos poupes, d’embraser nos vaisseaux dans un terrible incendie, et là d’exterminer tous les Grecs, troublés par les tourbillons de la fumée. Je crains au fond de mon âme que les dieux n’accomplissent ces menaces, et que, pour nous, notre destinée ne soit de périr devant Ilion, loin de la terre fertile d’Argos. Mais viens, lève-toi ; si tu le veux, quoique le secours soit tardif, tu peux encore sauver les fils des Grecs accablés sous les coups impétueux des Troyens. Toi-même, à l’avenir, tu ressentiras un pénible regret ; mais il n’est plus aucun moyen de trouver un remède au mal quand il est consommé. Songe donc à le prévenir, à repousser loin des Grecs ce jour funeste. Ami, c’est là ce que te recommandait ton père Pélée, lorsqu’il t’envoya de Phthie vers Agamemnon. Mon fils, te disait-il, Athéna et Héra, si tel est leur désir, t’accorderont la vaillance ; mais toi, dompte dans ton sein ton âme superbe : la douceur est toujours préférable. Évite les querelles, source des plus grands malheurs, afin que tous les Grecs, les jeunes gens et les vieillards, t’honorent davantage. Ainsi t’exhortait ton vieux père, et tu l’as oublié. Mais plutôt, maintenant, apaise-toi, chasse le courroux qui ronge ton cœur. Agamemnon te comblera de présents magnifiques, si tu veux oublier ta colère. Écoute, et je dirai tous les dons que, dans sa tente, Agamemnon a promis de t’offrir. Sept trépieds qui ne sont point destinés au feu ; dix talents d’or ; vingt vases resplendissants ; douze chevaux vigoureux, vainqueurs à la course, et qui, de leurs pieds agiles, ont remporté de grands prix : il ne craindrait plus l’indigence, il aurait de l’or abondamment, celui qui posséderait tous les prix que remportèrent les coursiers d’Agamemnon. Il te donnera sept belles femmes lesbiennes, habiles en toutes sortes d’ouvrages ; il les choisit lorsque toi-même ravageas l’opulente Lesbos : elles surpassaient alors toutes les femmes par leur beauté ; il te les donnera, et, avec elles, sera celle qu’il enleva, la fille de Brisés. Il attestera par les plus grands serments que, n’usant point du droit du vainqueur sur leurs captives, jamais il ne s’unit à Briséis et jamais il ne partagea sa couche. À l’instant même, tu recevras tous ces dons ; et si les dieux nous accordent un jour de renverser la forte citadelle de Priam, tu entasseras l’or et l’airain dans tes vaisseaux ; et quand les Grecs partageront les dépouilles, tu pourras choisir alors vingt femmes troyennes, celles qui seront les plus belles après Hélène. Si nous retournons dans le riche pays d’Argos, tu deviendras son gendre ; il t’honorera même à l’égal d’Oreste, ce fils unique, élevé au sein de l’abondance. Agamemnon a trois filles dans son palais, Chrysothémis, Laodicé, Iphianassa : sans faire aucun présent de mariage, tu conduiras dans les demeures de Pélée celle que tu préféreras. Il consent même à te donner une dot magnifique, telle qu’aucun père n’en accorda jamais à sa fille. Enfin, il te cédera sept villes florissantes, Cardamylè, Énopè, la verdoyante Ira ; Phères, aimée des dieux ; Anthée, fertile en gras pâturages ; la superbe Aipéa ; et Pédasos, féconde en vignes. Toutes sont situées près de la mer, et sont voisines de la sablonneuse Pylos : dans ces villes habitent des hommes riches en troupeaux de bœufs et de brebis ; par de nombreux présents, ils t’honoreront comme un dieu, et, soumis à ton sceptre, ces peuples te payeront d’immenses tributs. Telles sont les choses qu’il accomplira si tu veux apaiser ta colère ; mais si, dans ton cœur, l’Atride t’est toujours de plus en plus odieux, si tu le méprises, ainsi que ses présents, ah ! du moins prends pitié de tous les autres Grecs, qui vont succomber dans leur camp ; ils te respecteront comme une divinité, tu te couvriras à leurs yeux d’une gloire immortelle, car maintenant tu pourras immoler Hector, sitôt que, dans sa rage cruelle, il s’approchera de toi, lui qui se vante que, de tous les Grecs venus sur ces bords, pas un ne saurait l’égaler.

L’impétueux Achille lui répond à l’instant :

« Noble fils de Laërte, Ulysse, fertile en ruses, il faut que je te déclare ouvertement ma pensée telle que je l’éprouve et comme je l’accomplirai, afin que vous cessiez de m’importuner tour à tour par vos plaintes. Je hais autant que les portes de l’enfer l’homme qui cache sa pensée au fond du cœur, et dit le contraire de ce qu’il sent ; je déclarerai donc ce qui me semble être le meilleur. Non, je ne crois pas qu’Agamemnon me fléchisse jamais, lui ni les autres Grecs : ils n’ont aucune reconnaissance pour celui qui sans relâche poursuit leurs ennemis. Un sort semblable attend le guerrier qui fuit les périls et le guerrier qui les affronte ; le lâche et le vaillant jouissent des mêmes honneurs, l’homme oisif et celui qui accomplit de nombreux travaux meurent également. Après avoir tant souffert, il ne m’est rien resté d’avoir combattu sans cesse en exposant ma vie. Comme l’oiseau apporte à sa couvée encore sans plumes une nourriture dont elle se prive elle-même, ainsi j’ai passé de longues nuits sans sommeil ; ainsi mes jours se sont écoulés au milieu d’un sanglant carnage, combattant de vaillants ennemis pour les femmes des Atrides. J’ai pris douze villes avec ma flotte, et j’en ai ravagé onze à pied dans les champs troyens ; de toutes j’enlevai d’abondantes, de riches dépouilles, et je les portai au fils d’Atrée, tandis que celui-ci, les recevant tranquille près de ses vaisseaux, en partageait la moindre partie et se réservait la plus grande. Il donnait aussi des récompenses aux plus illustres chefs : ceux-ci les possèdent encore ; moi seul, de tous les Grecs, je fus dépouillé, car il retient ma compagne chérie. Eh bien ! que dormant avec elle il s’enivre de délices ! Mais pourquoi faut-il que les Grecs portent la guerre aux Troyens ? pourquoi donc Atride, rassemblant une armée, la conduisit-il sur ces bords ? N’est-ce pas pour Hélène à la blonde chevelure ? Seuls, de tous les mortels, les Atrides chérissent-ils leurs femmes ? L’homme sage, prudent, aime la sienne et la protège ; et moi aussi, je l’i mais du fond de mon cœur, quoiqu’elle fût ma captive. Maintenant, puisqu’il m’a ravi la récompense conquise par mon bras, puisqu’il m’a trompé, qu’il ne tente plus de me fléchir ; j’en sais assez, il ne me persuadera jamais. Qu’avec toi, noble Ulysse, et les autres chefs, il délibère comment il éloignera des vaisseaux les flammes ennemies : il a déjà sans mon secours achevé de si grands et de si nombreux travaux, il a bâti des murs, il a creusé tout autour un fossé large et profond, hérissé de pieux ; cependant il n’a point arrêté l’impétuosité de l’homicide Hector. Tant que j’ai combattu pour les Grecs, ce guerrier ne se hasardait pas loin des remparts ; il s’arrêtait près des portes Scées et sous le hêtre ; là, seulement une fois, il osa m’attendre, mais à peine échappa-t-il à ma fureur. Non, je ne veux plus combattre le brave Hector ; demain, après avoir offert des victimes à Zeus ainsi qu’à tous les dieux, je chargerai mes vaisseaux, je les traînerai vers la mer ; et si tel est votre désir, si de tels soins vous occupent, vous verrez dès l’aurore sur le vaste Hellespont voguer mes navires remplis de matelots impatients de ramer. Si le puissant Poséidon favorise mon voyage, j’arriverai le troisième jour dans l’opulente Phthie : là je possède de grands biens, que j’y laissai quand, pour mon malheur, je vins en ces lieux ; et j’y rapporterai encore de l’or, de l’airain, de jeunes captives, et du fer étincelant, trésors qui me sont échus en partage. Quant à la récompense que le puissant Agamemnon m’avait donnée, lui-même vient de me la ravir avec insulte. Rapportez-lui donc publiquement ce que je viens de dire, afin que les autres Grecs s’indignent contre lui, s’il ose encore tromper quelqu’un de nos guerriers, cet homme toujours plein d’audace ; certes il n’oserait pas, malgré son impudence, affronter mes regards. Non, je ne l’aiderai ni de mes conseils ni de mon bras ; il m’a trompé, il m’a méprisé, ses discours ne me séduiront plus, c’est assez d’une fois ; que sans contrainte il coure à sa perte, puisque Zeus l’a privé de la raison. Ses présents me sont odieux, et je le hais à l’égal de la mort : me donnât-il dix et vingt fois plus de richesses qu’il n’en possède, et même d’autres encore, autant qu’il en arrive dans Orchomène et dans Thèbes d’Egypte, cette ville populeuse et remplie de trésors, cette ville aux cent portes, dont chacune s’ouvre à deux cents guerriers avec leurs chevaux et leurs chars ; me donnât-il autant d’or qu’il y a de sable et de poussière, Agamemnon ne fléchira pas mon courroux, qu’il n’ait payé toute l’injure qui ronge mon cœur. Je n’épouserai point une de ses filles, dût-elle, par sa beauté, le disputer à la blonde Aphrodite ; dût-elle, en industrie, égaler Athéna aux yeux d’azur, je ne l’épouserai point. Qu’il choisisse parmi les Grecs quelque guerrier qui lui convienne, et qui soit plus puissant que moi. Si les dieux me conservent la vie, si je retourne dans mes foyers, Pélée me donnera lui-même une épouse. Dans Hellas et dans Phthie il est de jeunes beautés, filles des héros qui protègent nos villes ; c’est l’une d’elles que je veux, et dont je ferai mon épouse chérie. Maintenant tout mon désir est de posséder une femme légitime, une épouse charmante, et de jouir enfin des richesses qu’a recueillies mon vieux père. Rien n’égale pour moi le prix de la vie, ni toutes les richesses que possédait, dit-on, autrefois l’opulente Ilion durant la paix avant l’arrivée des Grecs ; ni les trésors que renferme le temple d’Apollon dans Pythie, environnée de rochers. On peut enlever des troupeaux de bœufs et de grasses brebis, on peut enlever des trépieds et des coursiers à la crinière d’or ; mais rien ne peut rappeler l’âme de l’homme, elle fuit sans retour, quand le dernier soupir s’est échappé de nos lèvres. La déesse ma mère, Thétis aux pieds d’argent, m’a dit que deux destinées différentes pouvaient me conduire au terme de la vie : si je persiste à combattre dans les plaines d’Ilion, il n’est plus pour moi de retour, mais j’acquiers une gloire immortelle ; au contraire, si je retourne dans mes foyers, au sein de ma douce patrie, ma renommée périra, mais une longue vie m’est promise, la mort ne m’enlèvera pas rapidement.

Oui, je conseille à tous les autres Grecs de retourner dans leurs foyers. Vous ne verrez jamais le dernier jour d’Ilion, le bras puissant de Zeus le protège, et les Troyens sont pleins de confiance. Pour vous, rapportez ma réponse aux chefs des guerriers ; c’est le devoir de vénérables envoyés, afin que, dans leur sagesse, ils méditent quelque moyen plus sûr de sauver la flotte et l’armée des Grecs ; car le dessein qu’ils avaient formé reste sans effet, du moment où je garde ma colère. Que Phénix reste avec nous, qu’il couche dans ma tente ; afin que demain, monté sur l’un de mes navires, il me suive dans notre chère patrie, si toutefois il le désire, car je ne veux point le contraindre. »

Il dit, et tous à ce discours restent muets de surprise, tant il prononça son refus avec un accent terrible ; enfin le vieux guerrier Phénix, craignant pour la flotte des Grecs, lui dit en répandant des larmes :

« Si dans ta pensée, illustre Achille, tu as résolu ton retour, et que tu ne veuilles pas absolument repousser de nos vaisseaux les flammes dévorantes, parce que la colère a subjugué ton âme, comment, séparé de toi, mon cher fils, pourrais-je rester seul en ces lieux ? Ton père, le vieux Pélée, m’ordonna de te suivre, le jour qu’il t’envoya de Phthie vers Agamemnon ; jeune alors, tu ne connaissais ni la guerre cruelle, ni les conseils où les hommes deviennent illustres : aussi me fit-il partir avec toi, afin que je t’enseignasse toutes choses, et que tu fusses à la fois éloquent dans les conseils et brave dans les combats. Je ne veux donc point être loin de toi, mon fils, non, lors même qu’un dieu me promettrait, en me dépouillant de mes années, de me rendre ma jeunesse florissante, comme lorsque j’abandonnais Hellas, féconde en belles femmes, et que je fuyais le courroux de mon père Amyntor, fils d’Orménos. Il s’irrita contre moi pour une jeune fille à la belle chevelure : il l’aimait avec ardeur, et méprisait son épouse, ma mère ; elle, embrassant mes genoux, me supplia de m’unir à la jeune fille, afin que le vieillard lui devînt odieux. Je me laissai persuader, je fis ce qu’elle voulait : mon père s’en aperçut bientôt, il me chargea d’imprécations, en demandant aux Erinyes vengeresses que jamais un fils engendré par moi ne reposât sur ses genoux. Deux divinités implacables exaucèrent ses vœux : Zeus souterrain, et la terrible Perséphoné. Hélas ! je pensai l’immoler de mon fer aigu ; mais un dieu suspendit ma colère, offrant à mon esprit quelle serait ma renommée parmi le peuple, quel serait mon opprobre aux yeux des hommes, si, parmi tous les Grecs, j’étais appelé parricide. Depuis lors, mon âme ne put soutenir la pensée d’habiter la maison d’un père irrité. Mes compagnons, mes parents, assidus autour de moi, tâchaient, par leurs prières, de me retenir dans mon palais ; ils immolaient les grasses brebis et les bœufs aux pieds robustes ; ils apportaient la chair succulente et délicate des sangliers, pour être rôtie aux flammes d’Héphaïstos ; et, puisant dans les urnes, tous buvaient abondamment le vin du vieillard. Durant les neuf premières nuits ils dormirent à mes côtés, et me gardaient tour à tour ; deux foyers étaient sans cesse allumés, l’un sous les portiques de la cour, ceinte de hautes murailles ; et l’autre dans le vestibule, devant les portes de la chambre où je reposais. Mais quand la dixième nuit eut répandu ses ombres, je brisai ces portes solidement construites, je franchis aisément les murs élevés de la cour, en me dérobant à la vue de mes gardiens et des femmes. Je m’enfuis à travers les vastes campagnes d’Hellas, et j’arrivai dans l’opulente Phthie, mère de nombreux troupeaux, auprès du roi Pélée. Il me reçut avec joie, et m’aima comme un père aime son fils unique, l’enfant de sa vieillesse, qu’il eut au sein de l’abondance. Il me rendit riche, et me donna un peuple nombreux ; j’habitai les confins de la Phthie, et régnai sur les Dolopes. C’est moi, divin Achille, qui t’ai rendu tel que te voilà, car je te chérissais du fond de mon cœur. Jamais avec un autre que moi tu ne voulais aller dans les festins, ou prendre la nourriture dans ton palais, avant que je ne t’eusse placé sur mes genoux, coupé tes viandes, et présenté le vin : combien de fois, sur mon sein, n’as-tu pas souillé ma tunique en rejetant le vin de ta bouche, dans ces temps d’une pénible enfance ! J’ai beaucoup souffert pour toi, beaucoup supporté, pensant que si les dieux ne m’avaient pas accordé de famille, je t’adopterais pour mon fils, ô noble Achille, afin qu’un jour tu pusses me garantir d’une destinée cruelle. Achille, dompte ta grande âme, il ne faut point avoir un cœur impitoyable ; les dieux mêmes se laissent fléchir, eux qui l’emportent sur nous en vertu, en gloire, en puissance. Les hommes suppliants les apaisent par des sacrifices, des vœux pacifiques, des libations, et la fumée des autels, lorsqu’un coupable les offensa. Les prières sont filles du grand Zeus : boiteuses, le front ridé, levant à peine un humble regard, elles marchent avec inquiétude sur les pas de l’injure. L’injure est vigoureuse et prompte : aussi les devance-t-elle de beaucoup, et, parcourant toute la terre, elle outrage les hommes ; mais les prières viennent ensuite guérir les maux qu’elle a faits. Celui qui révère ces filles de Zeus, lorsqu’elles s’approchent, en reçoit un puissant secours, et elles exaucent ses vœux ; mais s’il est quelqu’un qui les renie, qui les repousse d’un cœur inflexible, elles montent vers le fils de Cronos, et l’implorent pour que l’injure s’attache aux pas de cet homme, et les venge en le punissant. Achille, rends aussi toi-même à ces filles de Zeus le respect qui leur est dû, et qui fléchit le cœur des plus nobles héros. Si le puissant Atride ne te comblait pas de présents, s’il ne disait pas ceux qu’il te destine à l’avenir, et qu’il se montrât toujours irrité, je ne t’engagerais point à dépouiller ton courroux pour venir au secours des Grecs, quoiqu’ils en aient un grand besoin ; mais il te donne aujourd’hui de grands biens et t’en promet encore ; il envoie pour te supplier les guerriers les plus illustres, et choisit dans toute l’armée tes amis les plus chers : ne méprise ni leurs discours ni leurs avances ; jusque là, ta colère n’avait rien de blâmable. Ainsi, nous avons su la gloire des anciens héros ; lorsqu’une violente colère s’emparait de leur âme, ils se laissaient apaiser par des présents et fléchir par des prières. Je me rappelle une aventure ancienne, un fait qui n’est pas nouveau ; mais, tel qu’il s’est passé, je vais le raconter à vous tous, mes amis. Les Curètes et les braves Étoliens combattaient autour des remparts de Calydon ; ces deux peuples s’égorgeaient avec furie : les Étoliens, pour défendre la riante Calydon ; les Curètes, brûlant de la ravager. Artémis, assise sur un trône d’or, leur avait suscité ce malheur ; car elle était irritée contre Oeneos, qui ne lui consacra pas les prémices de ses champs, dans le lieu le plus fertile ; et tandis que les autres dieux savouraient les hécatombes, soit oubli, soit négligence, seule de toutes les divinités, cette fille du grand Zeus ne reçut point d’offrandes ; combien l’âme de ce héros était frappée d’aveuglement ! Dans sa colère, la déesse qui se plaît à lancer des flèches envoie un farouche sanglier aux dents éclatantes, qui cause d’affreux ravages en parcourant les champs d’Oeneos. Il arrache les grands arbres, et les renverse sur la terre avec leurs racines, leurs fleurs et leurs fruits. Méléagre, fils d’Oeneos, ayant rassemblé, de plusieurs villes, des chasseurs et des chiens vigoureux, extermine le monstre ; une faible troupe n’aurait pu le terrasser, tant il était terrible, tant il fit monter sur le bûcher funèbre un grand nombre de héros. Cependant la déesse, à ce sujet, excita le tumulte et la guerre entre les Curètes et les Étoliens, qui se disputaient la tète et la dépouille velue du sanglier. Tout le temps que le brave Méléagre parut dans les combats, les Curètes éprouvèrent de grands maux, et ne purent, quoique nombreux, rester hors des murailles ; mais lorsque la colère, qui enfle le cœur même des plus sages, se fut emparée de Méléagre, plein de courroux contre sa mère Althée, il garda le repos auprès de la belle Cléopâtre, sa fidèle épouse. Elle était fille de Marpessa aux pieds légers, et d’Idéos, qui fut le plus vaillant des hommes parmi ceux des temps anciens, et qui s’arma d’un arc contre le puissant Apollon, pour disputer à ce dieu Marpessa aux pieds légers. Ce fut cette même Cléopâtre que, dans leur palais, ses parents surnommèrent Alcyonée ; car sa mère, imitant le chant du plaintif Alcyon, versa d’abondantes larmes quand elle fut enlevée par le brillant Apollon. Ainsi Méléagre, restant auprès de son épouse, nourrissait un chagrin dévorant ; il était furieux des imprécations de sa mère, qui, dans sa vive douleur, demandait vengeance du meurtre de son frère, et qui, frappant la terre de ses mains, à genoux, le sein baigné de larmes, suppliait Hadès et l’horrible Perséphoné de donner la mort à son fils. Érinys, errante au sein des ténèbres, l’entendit du fond de l’Érèbe, Érinys qui porte un cœur implacable. Cependant bientôt le tumulte et le bruit éclatent autour des murs de la ville, et les tours sont ébranlées : les vieillards de l’Étolie implorent le héros; ils envoient près de lui les vénérables interprètes des dieux, pour qu’il se hâte de repousser l’ennemi, et ceux-ci lui promettent des présents magnifiques. Il choisira dans les champs les plus fertiles de la riante Calydon cinquante arpents d’une terre féconde, dont une moitié soit en vignes, et dont l’autre soit propre au labourage. Le vieux guerrier Oeneos l’appelle en versant des larmes : debout, sur le seuil de la chambre de Méléagre, il ébranle les portes solides en suppliant son fils à genoux ; les sœurs, la vénérable mère du héros, le supplient aussi, mais il reste toujours plus inflexible. Enfin, ses amis les plus chers et les plus fidèles l’implorent également ; mais ils ne parviennent pas à le fléchir avant que son palais soit fortement ébranlé, que les Curètes aient escaladé les tours, et qu’ils aient embrasé la ville. C’est alors que sa jeune épouse le prie en pleurant ; elle lui retrace tous les maux affreux qui menacent les citoyens lorsqu’une ville est prise, les guerriers immolés, les murs que le feu réduit en cendre, et les soldats entraînant les enfants et les femmes. Le cœur de Méléagre s’émeut au récit de ces malheurs ; il se lève, et couvre son corps d’armes éclatantes : c’est ainsi qu’il repousse l’heure fatale loin des Étoliens, en apaisant sa colère. Ceux-ci ne lui donnèrent point dans la suite les présents nombreux et magnifiques ; et il les préserva du malheur sans obtenir de récompense.

« Achille, ne garde point dans ton âme une telle pensée ; puisse un dieu t’en détourner ! Mon ami, il serait affreux de ne secourir nos vaisseaux que lorsqu’ils seraient embrasés : viens plutôt en acceptant nos présents, les Grecs t’honoreront comme une divinité. Mais si tu reparaissais dans les combats cruels sans avoir reçu les présents, tu ne jouirais pas d’un égal honneur, quand même tu repousserais les ennemis. »

« O Phénix, lui répond Achille, toi qui pris soin de mon enfance, vieillard aimé des dieux, je n’ai que faire de cet honneur, et je pense être assez honoré par la faveur de Zeus, qui ne m’abandonnera pas près de mes vaisseaux, tant qu’un souffle de vie résidera dans mon sein, tant que mes genoux aideront ma course rapide. Mais je te le répète, Phénix, grave ces paroles dans ton âme ; ne trouble plus mon cœur par tes plaintes et tes gémissements en faveur du fils d’Atrée ; ce n’est pas lui que tu dois chérir, de peur que je ne te haïsse, moi qui t’aime ; il te convient, au contraire, de t’unir à moi et d’outrager celui qui m’outrage. Viens partager mon empire et mes honneurs ; ces princes rapporteront ma réponse : toi, repose ici sur une molle couche ; demain, au lever de l’aurore, nous résoudrons, ou de retourner dans notre patrie, ou de rester sur ces bords. »

Il dit : puis en silence il fait signe des yeux à Patrocle de préparer le lit moelleux de Phénix, afin que les autres guerriers songent à hâter leur départ. Alors Ajax, le noble fils de Télamon, parle en ces mots :

« Fils de Laërte, ingénieux Ulysse, partons ; jamais par de tels moyens nous n’atteindrons le but. Hâtons-nous de redire aux Grecs cette réponse, quoiqu’elle ne soit pas favorable, eux qui dans l’assemblée nous attendent avec impatience. Achille porte en son sein une âme altière et féroce ; le cruel ! il méprise l’amitié de ses compagnons, cette amitié dont nous l’honorâmes dans les camps plus qu’aucun de nos héros. Cœur implacable ! d’autres acceptent une rançon pour la mort d’un fils ou d’un frère ; le meurtrier lui-même, en sacrifiant ses richesses, reste dans sa patrie, et son ennemi satisfait retient la vengeance au fond de son âme ; mais pour toi, les dieux te donnèrent un caractère inflexible et barbare, à cause d’une seule captive. Achille, nous t’en offrons sept de la plus rare beauté, nous t’offrons avec elles de nombreux présents ; montre-nous donc des sentiments plus doux, respecte ce toit hospitalier ; envoyés par l’armée, nous sommes venus sous ta tente, et de tous les Grecs, c’est nous surtout qui voulons rester tes amis les plus chers. »

« Prince des peuples, illustre Ajax, fils de Télamon, lui répond Achille, tous tes discours me paraissent dictés par la raison ; mais mon cœur s’enfle de colère lorsque je me rappelle celui qui m’outragea parmi les Grecs, cet Atride qui m’a traité comme un vil transfuge. Allez donc, et portez-lui ma réponse : je ne songerai plus à la guerre avant que le fils de Priam, le vaillant Hector, ne parvienne aux tentes et aux vaisseaux des Thessaliens à travers les Argiens immolés et leur flotte livrée aux flammes. Alors, près de ma tente et de mes navires, quelle que soit la furie d’Hector, j’espère lui faire cesser le combat. »

Il dit ; chacun d’eux prend une large coupe, et les envoyés, après avoir fait les libations, retournent vers les navires des Grecs. Ulysse marchait le premier. Cependant Patrocle ordonne à ses compagnons et aux captives de préparer aussitôt le lit moelleux de Phénix. Dociles à cet ordre, ils dressent le lit, étendent les peaux de brebis, les tapis colorés, et le tissu d’un lin délicat. C’est là que repose le vieillard en attendant le retour de l’aurore.

Achille se retire dans le lieu le plus reculé de sa tente, et près de lui s’endort une femme qu’il amena de Lesbos, la belle Diomédée, fille de Phorbas. Patrocle regagne aussi sa couche, accompagné de la jeune Iphis, que lui céda le vaillant Achille, lorsque ce héros prit la superbe Scyros, ville d’Ényée.

À peine les envoyés sont-ils arrivés dans la tente d’Atride, que les fils des Grecs leur présentent des coupes d’or, et s’empressent en foule autour d’eux pour les interroger ; mais Agamemnon, roi des hommes, le premier leur parle en ces mots :

« Dis-moi, prudent Ulysse, ô toi la gloire des Grecs, consent-il à repousser loin de nos vaisseaux la flamme dévorante ? ou bien refuse-t-il ? et la colère règne-t-elle encore dans cette âme superbe ? »

« Noble fils d’Atrée, roi plein de gloire, lui répond Ulysse, non il ne veut point calmer son courroux ; son âme, au contraire, est remplie d’une nouvelle fureur ; il te méprise, ainsi que tes présents ; il t’engage à méditer avec nos chefs sur les moyens de sauver la flotte et l’armée des Grecs. Lui-même menace, dès que brillera l’aurore, de lancer à la mer ses forts navires garnis de rames, et veut conseiller à tous les autres Grecs de retourner dans leurs foyers. Vous ne verrez jamais, dit-il, le dernier jour d’Ilion ; le bras puissant de Zeus le protège, et les Troyens sont pleins de confiance. Telles sont ses paroles : ceux qui m’ont suivi te diront les mêmes choses, Ajax et ces deux hérauts pleins de sagesse. Pour le vieux Phénix, il est resté dans la tente d’Achille, qui l’y à engagé, afin que demain il le suive sur ses vaisseaux dans leur chère patrie, si toutefois Phénix le désire, car Achille ne veut point le contraindre. »

Ainsi parle Ulysse. Tous, à ce discours, restent muets de surprise, car sa réponse fut terrible : ainsi les fils des Grecs restent longtemps en silence, frappés de douleur ; enfin le généreux Diomède s’écrie :

« Puissant Atride, Agamemnon, roi des hommes, tu n’aurais jamais dû supplier le fils de Pélée en offrant ces présents nombreux : son âme est fière, et tu la rends plus superbe encore. Ne songeons plus à lui, qu’il parte, ou qu’il demeure ; il reparaîtra dans les combats, soit poussé par sa valeur, soit guidé par un dieu. Pour vous, guerriers, obéissez à ma voix : maintenant prenez quelque repos, et soutenez votre courage avec le pain et le vin ; c’est la force et la vigueur de l’homme. Demain, dès que brillera l’Aurore aux doigts de rose, Agamemnon, tu rassembleras devant nos vaisseaux les cavaliers et les fantassins, et toi-même combattras aux premiers rangs. »

Il dit, et tous les rois charmés applaudissent au discours du brave Diomède. Chacun alors, après les libations, va retrouver sa tente et savourer les doux bienfaits du sommeil.

Fin du chant 9 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)