L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

La rançon d’Hector

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

L’assemblée se sépare, et les guerriers se dispersent parmi les rapides navires, puis ils préparent le repas du soir, afin de se livrer ensuite aux douceurs du repos. Cependant Achille pleure au souvenir de son compagnon chéri, et le sommeil, qui dompte toutes les peines, ne s’empare point de lui. Il s’agite de tous côtés sur sa couche, en regrettant et la force et le noble courage de Patrocle ; il songe à tout ce qu’autrefois il accomplit avec lui, aux travaux qu’ils supportèrent ensemble soit dans les combats, soit en traversant les mers orageuses : à ce souvenir, il répand des larmes brûlantes, tantôt couché sur le flanc, tantôt sur le dos ou sur le sein. Tout à coup, se levant, il erre tristement sur le rivage de la mer, et l’aurore le retrouve quand elle vient éclairer l’Océan et ses rivages. Cependant Achille place sous le joug ses coursiers impétueux, et attache derrière son char le cadavre d’Hector ; trois fois il le traîne autour du tombeau de Patrocle, et retourne chercher le repos dans sa tente, en laissant le corps d’Hector étendu dans la poussière ; mais Apollon préserve sa chair de toute souillure, touché de compassion pour ce héros, quoiqu’il n’existe plus ; il le couvre tout entier de son égide d’or, afin qu’Achille en le traînant ne puisse le déchirer.

C’est ainsi que ce héros furieux outrageait le divin Hector. À cette vue, tous les immortels, émus de pitié, engagent le vigilant Hermès à dérober le cadavre du héros : ce conseil charme tous les dieux, excepté Héra, Poséidon et la belle Athéna. Ces divinités gardaient leur haine première contre Ilion, Priam, et son peuple, pour venger l’injure de Pâris, lui qui jugea les déesses, quand elles vinrent dans sa cabane, et donna le prix à celle qui l’enivra d’une volupté funeste. Mais déjà brillait la douzième aurore lorsque Apollon tint ce discours dans l’assemblée de l’Olympe :

« Vous êtes des divinités cruelles et inexorables : quoi ! naguère Hector ne brûlait-il pas en votre honneur les chairs des taureaux et des chèvres les plus belles ? Et maintenant vous ne voulez pas sauver même son cadavre, ni le rendre aux regards de son épouse, de sa mère, de son fils, de son père Priam, et de ses peuples, qui le consumeraient aussitôt sur le bûcher, et célébreraient ses funérailles. Mais vous avez résolu de favoriser l’implacable Achille, dont l’esprit est sans équité, et qui dans son sein renferme une âme inflexible. Animé d’une aveugle fureur, il est semblable au lion qui, poussé par la force et la rage, fond sur un troupeau de brebis pour en faire sa pâture ; de même Achille dépouille toute pitié, toute honte, source des biens et des maux parmi les hommes. Souvent, il arrive qu’un mortel perd ce qu’il chérit davantage, ou son frère, ou son fils ; et, après l’avoir pleuré, il met un terme à ses peines, car les destinées accordèrent aux humains une âme patiente dans les douleurs ; mais Achille, après avoir immolé l’illustre Hector, l’attache à son char, et le traîne indignement autour du tombeau de son ami : ce n’est pas pour lui ce qu’il y à de plus beau ni de meilleur. Qu’il craigne cependant, malgré sa valeur, d’allumer notre courroux, lui qui, dans sa fureur, outrage ainsi une poussière insensible.»

– Ce discours serait juste, ô Phoebos, lui répond Héra irritée, si Hector pouvait être honoré à l’égal d’Achille ; mais Hector est un simple mortel, qui à sucé le lait d’une femme, tandis qu’Achille est né d’une déesse, que j’élevai moi-même avec les soins les plus tendres, et que je donnai pour épouse à Pélée, chéri de tous les immortels. Vous tous, dieux puissants, assistâtes à cette hyménée ; et toi-même, avec ta lyre, tu parus à ces festins, protecteur des méchants, divinité perfide. »

« O Héra, repartit aussitôt le formidable Zeus, ne t’irrite point contre les dieux : ces deux héros ne jouiront point d’un égal honneur ; mais, de tous les hommes nés dans Ilion, Hector fut le plus cher aux immortels ainsi qu’à moi. Jamais il ne négligea les offrandes qui me plaisent, jamais il ne laissa mes autels privés de la chair des victimes et du parfum des libations ; car ces présents sont notre partage. Cependant ne permettons pas qu’on dérobe le cadavre de l’intrépide Hector ; Achille en serait bientôt instruit, car sa mère veille sur lui la nuit et le jour. Mais si quelqu’un d’entre vous veut prévenir Thétis de se rendre près de moi, je lui donnerai un conseil salutaire pour qu’Achille reçoive les dons de Priam, et délivre le cadavre d’Hector. »

Il dit, et soudain la messagère Iris s’élance, aussi prompte que la tempête. Entre les rochers d’Imbros et de Samos, elle se précipite dans les noires ondes, et la mer en gémit ; la déesse se plonge au sein de l’abîme comme le plomb qui, suspendu à la corne d’un bœuf sauvage, pénètre dans les eaux, et porte l’appât mortel aux poissons dévorants. Dans une grotte profonde elle trouve Thétis, environnée de toutes les nymphes des mers, et pleurant au milieu d’elles la destinée de son généreux fils, qui bientôt doit périr sur les rivages fertiles d’Ilion, loin des champs de la patrie. Iris, aux pieds légers, s’approche de la reine des mers, et lui dit :

« Hâtez-vous, ô Thétis, Zeus vous appelle, lui dont les conseils sont éternels. »

« Pourquoi, répond la belle Thétis, ce dieu puissant m’appelle-t-il auprès de lui ? Je crains de me mêler parmi les immortels, car mon âme est accablée de douleurs ; toutefois, je me rends dans l’Olympe ; quels que soient les ordres de Zeus, ils ne se ront jamais donnés en vain. »

A ces mots, elle revêt un voile sombre, le plus noir de ses vêtements, puis elle s’éloigne, précédée de la rapide Iris. Les flots de la mer se séparent devant les deux déesses, qui bientôt touchent au rivage, et de là s’élancent dans l’Olympe, où elles trouvent le puissant fils de Cronos, qu’entoure la foule des dieux immortels. Thétis s’assied auprès de Zeus, à la place que lui cède Athéna ; Héra, lui offrant une coupe d’or, la console par ses discours ; et Thétis rend la coupe après avoir bu.

Alors le roi des dieux et des hommes lui parle en ces mots :

« Tu viens donc dans l’Olympe, ô Thétis, malgré ta tristesse, et portant dans ton âme un deuil inconsolable ; j’en connais la cause, mais apprends pourquoi je t’appelle en ces lieux. Depuis neuf jours la discorde règne parmi les immortels, à cause du cadavre d’Hector, et d’Achille, destructeur des cités : les dieux désiraient que le vigilant Hermès dérobât ce corps ; mais je veux laisser au noble Achille la gloire de le rendre, moi qui te garderai toujours l’amour et le respect qui te sont dus. Va donc promptement dans le camp des Grecs, et porte mes ordres à ton fils ; dis-lui que toutes les divinités sont irritées contre lui, et que moi je m’indigne plus que tous les immortels de ce qu’en sa fureur il retient toujours Hector près de ses larges navires, et ne veut pas le délivrer : cependant, qu’il me redoute, et qu’il cède à un juste prix le cadavre d’Hector ; j’enverrai Iris au magnanime Priam, pour qu’elle l’engage à racheter son fils, en se rendant vers les vaisseaux des Grecs, avec des présents qui puissent fléchir le cœur d’Achille. »

Il dit, et la déesse Thétis ne résiste point à cet ordre ; elle s’élance avec rapidité du faîte de l’Olympe. Bientôt elle arrive dans la tente de son fils, qu’elle trouve gémissant avec amertume : ses compagnons, empressés autour de lui, préparaient le repas du matin, et venaient d’immoler dans la tente une grasse brebis, à l’épaisse toison. L’auguste mère du héros s’approche, le caresse de sa main divine, et lui dit :

« O mon fils, jusques à quand, triste et chagrin, rongeras-tu ton cœur, oubliant à la fois la nourriture et le sommeil ? Il est bon cependant de s’unir d’amour à une femme. Hélas ! tu n’as pas longtemps à vivre. Déjà vers toi s’avancent et la Mort et la Parque inexorable. Mon fils, écoute mes paroles ; je suis envoyée par Zeus : tous les dieux, dit-il, sont irrités contre toi, et lui plus que tous les immortels s’indigne de ce qu’en ta fureur tu retiens toujours Hector près de tes larges navires. Délivre-le donc ; et accepte la rançon de son cadavre. »

« Eh bien ! qu’il vienne donc, répond le valeureux Achille, celui qui m’apportera sa rançon et emmènera le cadavre, puisque telle est la volonté du roi de l’Olympe. »

Ainsi la mère et le fils s’entretenaient ensemble près des vaisseaux argiens ; cependant le fils de Cronos envoie Iris aux remparts d’Ilion, et lui dit :

« Hâte-toi, légère Iris, quitte le séjour de l’Olympe, et, dans les murs de Troie, annonce au magnanime Priam qu’il doit racheter son fils, en se rendant près des vaisseaux des Grecs avec des présents qui puissent fléchir le cœur d’Achille ; il sera seul, qu’aucun Troyen ne l’accompagne ; seulement il sera suivi d’un héraut vénérable, qui dirigera les mules attelées au char magnifique, et ramènera dans Ilion le corps du guerrier qu’immola le terrible Achille. Que Priam n’ait aucun souci de la mort, qu’il soit sans crainte : je lui donnerai un illustre guide ; Hermès lui-même le conduira jusqu’à ce qu’il arrive auprès d’Achille : quand il sera parvenu dans la tente, ce prince ne le tuera point, et le défendra contre tous les autres guerriers. Achille n’est pas un insensé, un téméraire, un impie ; mais, avec bienveillance, il épargnera un héros suppliant. »

À ces mots, Iris s’élance aussi prompte que la tempête ; elle arrive dans le palais de Priam, et n’y trouve que pleurs et gémissements : les fils de ce roi, assis sous les portiques autour de leur père, arrosent de larmes leurs vêtements superbes ; au milieu d’eux, le vieillard est enveloppé d’un manteau qui le couvre tout entier ; autour de sa tête et de ses épaules est une abondante poussière qu’en se roulant il ramassa de ses propres mains. Ses filles et ses brus gémissent dans le palais au souvenir de ceux qui, nombreux et vaillants, perdirent la vie sous les coups des Grecs. La messagère Iris s’approche de Priam, et lui parle à voix basse ; il est tout tremblant de terreur.

« Rassure tes esprits, ô Priam, noble fils de Dardanos ; ne t’effraye point : je ne viens pas te prédire le malheur, mais je viens dans une pensée bienveillante ; je suis envoyée par Zeus, qui, quoique éloigné, s’occupe et prend pitié de toi. Le roi de l’Olympe t’ordonne d’aller à l’instant racheter le cadavre d’Hector, en portant des présents qui puissent fléchir le cœur d’Achille ; tu seras seul, qu’aucun Troyen ne t’accompagne ; seulement un héraut vénérable sera près de toi qui dirigera les mules attelées au char magnifique, et ramènera dans Ilion le corps du guerrier qu’immola le terrible Achille. N’aie aucun souci de la mort, sois sans crainte ; Zeus te donnera un illustre guide ; Hermès lui-même te conduira jusqu’à ce que tu arrives près d’Achille : quand tu seras parvenu dans sa tente, ce prince ne te tuera point, et te défendra contre les autres guerriers. Achille n’est point un insensé, un téméraire, un impie ; mais, avec bienveillance, il épargnera un héros suppliant. »

En achevant ces paroles, Iris s’éloigne avec rapidité. Aussitôt le vieillard ordonne à ses fils de préparer le char où l’on attelle les mules, et d’y attacher une large corbeille ; puis il se rend dans une chambre parfumée, dont les hautes murailles, revêtues de cèdre, renferment une foule d’objets précieux : c’est là qu’il appelle Hécube, son épouse, et lui dit :

« O femme infortunée, la messagère de l’Olympe est venue, envoyée par Zeus, pour m’engager à racheter mon fils, en me rendant vers les vaisseaux des Grecs avec des présents qui fléchiront le cœur d’Achille. Parle, chère épouse, que te semble-t-il dans ta pensée ? Pour moi, tout mon désir, tous mes vœux sont de pénétrer jusqu’aux navires, dans le camp des Grecs. »

Il dit, et son épouse, tout en pleurs, lui répond aussitôt :

« Grands Dieux ! qu’est devenue ta prudence, si célèbre autre fois, et parmi les peuples étrangers et parmi ceux que tu gouvernes ? Quoi ! tu veux aller seul jusqu’aux vaisseaux des Grecs affronter les regards de cet homme qui t’a ravi tant de fils et de si vaillants ! Ah, sans doute, tu portes un cœur d’airain ! Dès qu’il t’apercevra, qu’il t’aura en son pouvoir, cet homme cruel et perfide sera pour toi sans pitié et ne te respectera point. Ah ! plutôt, pleurons assis à l’écart dans notre palais. Lorsque j’enfantai Hector, la Parque inflexible fila sa destinée, pour qu’il fût un jour, loin de ses parents, livré aux chiens dévorants par un puissant ennemi. Que ne puis-je, m’attachant à lui, dévorer son cœur, et venger ainsi les malheurs de mon fils ! Toutefois, il n’est point mort comme un lâche, mais en défendant les Troyens et leurs épouses, sans se livrer ni à la crainte ni à la fuite. »

« Ne m’arrête pas quand je veux partir, lui répond le divin Priam, et ne sois pas dans mon palais un funeste augure ; tu ne me persuaderas pas. Si c’eût été quelque mortel qui m’eût donné cet ordre, ou bien des devins, des prêtres, des sacrificateurs, nous les accuserions d’imposture, nous ne les croirions pas ; mais maintenant, puisque moi-même j’ai entendu, j’ai vu la divinité, je pars, et cet ordre ne sera point donné en vain. D’ailleurs, si ma destinée est de périr près des vaisseaux ennemis, j’y consens. Oui, que je sois immolé par Achille quand j’aurai serré mon fils dans mes bras et me serai rassasié de mes douleurs. »

Priam alors découvre des coffres précieux ; il en retire douze voiles brillants, douze couvertures simples, autant de tapis, au tant de robes superbes, et enfin autant de tuniques ; ensuite, après les avoir pesés, il apporte dix talents d’or, deux trépieds éblouissants, quatre vases et une coupe superbe, que jadis lui donnèrent les Thraces lorsqu’il se rendit chez eux en ambassade ; présent d’un grand prix : le vieillard ne veut plus la conserver dans son palais ; car tout son désir est de racheter le corps de son fils : enfin il chasse tous les Troyens des portiques, et leur adresse ces mots outrageants :

« Retirez-vous, guerriers misérables et dignes d’opprobre ; n’avez-vous donc pas dans vos foyers quelque sujet de deuil pour venir ici me fatiguer de vos douleurs ? ou vous réjouissez-vous de ce que Zeus m’accabla de maux en me ravissant le plus illustre de mes fils ? Mais vous aussi vous sentirez un jour cette perte cruelle, et, maintenant qu’Hector n’est plus, vous serez bien plus aisément immolés par les Grecs, Grands Dieux ! avant de voir ma ville envahie et ravagée, puisse-je descendre dans les sombres demeures d’Hadès ! »

En disant ces paroles, il écarte ces guerriers avec son sceptre ; eux se retirent devant le vieillard courroucé ; ensuite, s’adressant à ses fils, il accable de reproches Hélénos, Pâris, le noble Agathon, Pammone, Antiphon, le brave Politès, Déiphobe, Hippothoos, et le glorieux Dion. Priam avec menaces donne ainsi ses ordres à ces neuf guerriers :

« Hâtez-vous, race maudite et déshonorée ; tous ensemble, au lieu d’Hector, que n’avez-vous péri devant les rapides navires! Malheureux que je suis ! j’étais père de fils vaillants dans l’immense ville de Troie, et je crois qu’il ne m’en reste plus aucun ; le divin Mestor, ni le valeureux Troïle, ni Hector, qui était un dieu parmi les hommes, et ne semblait pas issu d’un mortel, mais d’un dieu : Arès les à tous immolés ; les lâches seuls ont survécu, ces vils trompeurs, ces efféminés, habiles seulement dans les chœurs des danses, qui ne ravissent des agneaux et des boucs que parmi les troupeaux de mes peuples ! Quoi ! ne vous hâterez-vous pas enfin de préparer mon char et d’y déposer ces richesses, afin que j’accomplisse mon voyage ? »

Il dit ; et ces princes, effrayés des reproches de leur père, se hâtent d’amener le char léger où l’on attelle les mules, et qui vient d’être achevé ; ils attachent sur ce char une corbeille, ils enlèvent de la cheville le joug des mules, fait d’un buis éclatant, surmonté d’un bouton et garni de ses anneaux ; ils apportent en même temps les courroies du joug, longues de neuf coudées ; ils placent ce joug à l’extrémité du timon, le fixent avec un long clou qui passe dans l’anneau, et trois fois entourent le bouton, avec des liens qu’ils nouent à l’angle formé par le joug et le timon; puis ils apportent du palais, et déposent sur le char brillant, la rançon magnifique qui doit payer la tête d’Hector ; enfin ils attellent les mules aux pieds robustes et destinées au même joug, don superbe que les Mysiens firent à Priam : on amène, aussi des chevaux, que le vieillard lui-même nourrissait dans de riches étables ; alors Priam et son héraut, tous deux occupés de leur dessein, attellent ces coursiers sous les portiques élevés.

Cependant Hécube s’approche, le cœur accablé de tristesse : elle tient à sa main droite une coupe d’or remplie d’un vin aussi doux que le miel, afin qu’ils ne partent qu’après avoir fait des libations ; et, s’arrêtant devant les coursiers, elle dit à Priam :

« Tiens, répands ce vin en l’honneur de Zeus, et prie ce dieu qu’il te ramène dans tes foyers du milieu de nos ennemis, puisque, malgré moi, ton désir est de pénétrer jusqu’aux navires des Grecs. Implore le fils de Cronos, ce dieu de l’Ida, qui considère toute la ville d’Ilion ; demande-lui qu’à ta droite vole son messager agile, celui des oiseaux qu’il chérit le plus et dont la force est la plus grande, afin que le voyant de tes yeux, tu marches avec confiance vers les vaisseaux des valeureux Grecs. Mais si Zeus ne t’envoie pas ce messager, je t’exhorte à ne point te rendre vers les vaisseaux des Argiens, malgré ton empressement. »

« Chère épouse, lui répond l’auguste Priam, je ne résiste point à tes désirs ; il est bien d’élever les mains vers Zeus pour implorer sa pitié. »

A ces mots, Priam ordonne à l’intendante du palais de verser sur ses mains une eau limpide ; aussitôt elle s’approche en tenant un bassin et une aiguière. Quand le vieillard à purifié ses mains, il reçoit la coupe que lui donne son épouse ; il prie debout au milieu de la cour, répand le vin des libations en regardant les deux, puis, élevant sa voix, il prononce ces mots :

« Zeus, notre père, toi qui règnes sur l’Ida, dieu glorieux et puissant, donne-moi d’arriver auprès d’Achille, comme un ami et un suppliant digne de pitié. Fais voler à ma droite ton messager agile, celui des oiseaux que tu chéris le plus, et dont la force est la plus grande, afin que, le voyant de mes yeux, je marche avec confiance vers les vaisseaux des valeureux Grecs.»

Ainsi parlait le vieillard suppliant, et Zeus entendit sa prière : soudain il envoie l’aigle brun, le plus parfait des oiseaux, rapide chasseur que les hommes appellent l’aigle tacheté. Autant que s’étendent les portes fortes et solides d’un palais élevé qu’habite un homme opulent, autant ses ailes s’étendent dans les airs. Il leur semble voler à droite au-dessus de la ville ; les Troyens, en le voyant, se livrent à la joie, et l’espérance renaît dans tous les cœurs.

Le vieux Priam se hâte de monter sur son char, qu’il dirige hors de la cour et du portique retentissant. D’abord les mules entraînent le chariot à quatre roues que conduit le sage Idéos ; après viennent les coursiers que Priam, armé de son fouet, pousse rapidement à travers les rues d’Ilion ; ses amis le suivent en versant des larmes abondantes, comme s’il marchait à la mort. Quand il à quitté la ville pour traverser la plaine, ses fils et ses gendres retournent dans les murs de Troie. Alors Zeus découvre les deux héros qui apparaissent dans la plaine ; à la vue du vieillard, il est ému de pitié, et soudain il adresse ces paroles à Hermès, son fils :

« Hermès, toi qui te plais à secourir les hommes, et qui à ton gré exauces leurs prières, pars à l’instant ; guide toi-même Priam vers les vaisseaux des Grecs de manière à ce qu’aucun des enfants de Danaos ne puisse ni l’apercevoir ni soupçonner sa présence avant son arrivée auprès d’Achille. »

Ainsi parle Zeus : le céleste messager s’empresse d’obéir ; aussitôt il attache à ses pieds une belle et divine chaussure d’or, qui le porte sur les ondes, sur la terre immense, aussi vite que le souffle des vents ; ensuite il prend la baguette avec laquelle il peut à son gré assoupir les yeux des hommes ou les arracher au sommeil, et, la tenant dans sa main, Hermès s’envole dans les airs. Bientôt il arrive aux campagnes de Troie, et sur le rivage de l’Hellespont ; il s’avance, semblable à un prince à la fleur de l’âge et brillant de grâces.

Lorsque Priam et son héraut ont passé le grand tombeau d’Ilos, ils s’arrêtent, afin que les mules et les chevaux se désaltèrent dans le fleuve ; c’était le moment où les ténèbres s’étendaient sur la terre. Cependant Idéos, regardant autour de lui, découvre Hermès à quelque distance ; soudain il appelle Priam, et lui dit :

« Sois attentif, ô fils de Dardanos, il nous faut agir avec un esprit plein de prudence ; j’aperçois un guerrier, je crois qu’il va bientôt nous immoler ; ah ! fuyons avec nos coursiers, ou bien embrassons ses genoux pour qu’il ait pitié de nous. »

A ces mots, les sens du vieillard sont troublés, il est saisi de crainte ; tout son poil se hérisse sur ses membres défaillants, il reste immobile d’effroi. Alors Hermès s’approchant, le prend par la main, et lui parle en ces mots:

« O mon père, où conduis-tu ces mules et ces coursiers durant la nuit obscure, lorsque tous les hommes s’abandonnent au sommeil ? quoi ! ne crains-tu pas les Grecs, qui ne respirent que la guerre, ces funestes ennemis qui sont si près de ces lieux ? Ah ! si l’un d’eux, à travers les ombres de la nuit, te voyait conduire toutes ces richesses, quelle serait ta pensée ? Tu n’es plus jeune, et c’est un vieillard qui t’accompagne : tu ne pourrais repousser l’ennemi qui t’attaquerait. Pour moi, loin de te faire aucun mal, je veux t’en garantir tes traits me rappellent un père chéri. »

« O mon fils, lui répond le noble vieillard ; tout ce que tu dis est juste. Oui, l’un des immortels me protège encore de sa main divine, puisqu’il me fait rencontrer comme un augure favorable un tel compagnon, si beau de corps et de figure, d’un esprit si prudent ; oui sans doute tu naquis de parents fortunés. »

« Il est vrai, mon père, lui répond le messager de l’Olympe, et tous tes discours sont dictés par la raison ; mais, dis-moi, ne me déguise point la vérité : emportes-tu ces précieux trésors chez les nations étrangères, afin que ceux-là du moins ne te soient pas enlevés ? ou bien tous, frappés de crainte, abandonnez-vous Ilion ? car le plus illustre héros à péri, ton fils, qui, dans les combats, ne le cédait à aucun des Grecs. »

« Ah ! quel es-tu, guerrier généreux ? interrompt Priam ; quels parents te donnèrent le jour, ô toi qui parles si dignement du trépas de mon malheureux fils ? »

« Vieillard, lui répond le meurtrier d’Argos, tu veux m’éprouver en m’interrogeant sur le divin Hector. Oui, souvent mes yeux l’ont aperçu dans les combats glorieux lorsque, repoussant les Grecs vers leurs vaisseaux, il les immolait de son glaive ; nous, immobiles, admirions sa valeur, car Achille, irrité contre le fils d’Atrée, ne nous permettait pas de combattre : je suis l’un des compagnons d’Achille, et le même vaisseau nous porta sur ces bords. Je suis né parmi les Thessaliens, et mon père se nomma Polyctor ; il possède de grands biens, et, comme toi, est accablé de vieillesse ; il lui reste six enfants, et je suis le septième ; quand, avec les autres, je tirai au sort, c’est moi qui fus désigné pour accompagner Achille en ces lieux : maintenant je me suis rendu dans cette plaine, loin de la flotte, car demain les Grecs porteront la guerre autour de vos murailles. Déjà les soldats s’indignent du repos, et les rois ne peuvent réprimer cette ardeur pour les combats. »

« Ah ! lui dit le vieux Priam, puisque tu es l’un des compagnons d’Achille, détaille-moi toutes choses avec vérité : mon fils est-il encore près des navires, ou bien Achille a-t-il livré aux chiens ses membres dispersés ? »

« Vieillard, répond le divin messager, les chiens ni les vautours n’ont point dévoré le corps de ton fils ; il repose devant la tente et les navires d’Achille. Voilà le douzième jour qu’il est étendu sans vie, et sa chair n’est point tombée en pourriture, elle n’est point devenue la pâture des vers qui dévorent les victimes d’Arès. Dès que brille l’aurore, Achille le traîne impitoyablement autour de la tombe de son ami ; mais il ne peut flétrir ce cadavre ; toi-même, si tu venais, tu verrais comme il repose dans toute sa fraîcheur ; le sang est enlevé ; il n’a plus aucune souillure, et même toutes les blessures qu’il à reçues sont fermées, car plusieurs l’ont percé avec l’airain cruel ; c’est ainsi que les dieux veillent sur ton fils, même après sa mort, tant ce héros leur est cher. »

Il dit ; et le vieillard, plein d’une douce joie, répond à Hermès :

« O mon enfant, oui, sans doute, il est bon d’offrir aux dieux les présents qui leur sont dus. Jamais mon fils, hélas ! quand il vivait encore, n’oublia dans ses demeures les dieux qui habitent l’Olympe ; eux aujourd’hui se ressouviennent de lui, quoiqu’il n’existe plus. Mais accepte, ô guerrier, cette coupe superbe ; fais qu’Hector me soit rendu, et, avec l’aide des dieux, conduis-moi jusqu’à la tente d’Achille. »

« Vieillard, reprend aussitôt Hermès, tu veux tenter un jeune homme ; mais tu ne me persuaderas point, toi qui m’engages à recevoir un présent à l’insu d’Achille ; je redoute ce héros, je le respecte trop au fond de mon cœur pour le tromper ; je craindrais qu’à l’avenir cette action ne me devînt funeste : cependant je te guiderai et sur les mers et sur la terre, dussè-je t’accompagner jusque dans l’illustre Argos ; et je ne crois pas qu’avec un tel guide aucun mortel ose t’attaquer. »

Il dit, et le dieu secourable, montant sur le char, saisit à l’instant le fouet et les rênes ; il inspire aux mules ainsi qu’aux chevaux une généreuse ardeur. Lorsqu’ils arrivent près des tours et des fossés, les premières gardes venaient d’achever le repas du soir ; le dieu répand sur eux tous un profond sommeil ; puis il ouvre les portes, enlève les barrières, et introduit Priam avec le chariot chargé de présents. Bientôt ils touchent à la tente élevée d’Achille, que les Thessaliens construisirent pour ce prince avec de fortes planches de sapin ; ils recouvrirent le toit d’épais roseaux fauchés dans la prairie, et formèrent une vaste cour avec des pieux étroitement serrés ; une seule poutre de sapin retenait la porte : il fallait, parmi tous les Grecs, trois hommes pour enlever et trois hommes pour replacer cette forte barre des portes, mais Achille, seul, l’enlevait aisément. Le bienveillant Hermès ouvre l’entrée au vieillard ; il introduit aussi les présents magnifiques destinés au fils de Pélée ; et, s’élançant à terre, il dit :

« Priam, je suis un dieu descendu de l’Olympe, Hermès, que Zeus envoya pour t’accompagner. Je retourne dans les cieux, je ne paraîtrai point aux yeux d’Achille : il ne serait pas convenable qu’un dieu parût protéger ouvertement les mortels. Pour toi, en entrant embrasse les genoux du fils de Pélée ; implore ce héros, et par son père, et par sa divine mère, et par son fils, afin de fléchir son cœur. »

Hermès, en achevant ces mots, retourne dans le vaste Olympe. Priam descend de son char, et s’éloigne d’Idéos ; celui-ci reste pour garder les mules et les chevaux. Le vieillard va droit à la demeure où repose Achille, chéri de Zeus ; il le trouve dans la tente. Les compagnons de ce héros étaient assis loin de lui ; deux seulement, le brave Automédon et Alcime, rejeton du dieu Arès, s’empressaient à le servir : il venait d’achever son repas en apaisant sa faim et sa soif ; la table était encore dressée. L’auguste Priam entre sans être aperçu d’eux ; il s’approche, se jette aux genoux d’Achille, et baise ces mains terribles et homicides qui lui ravirent tant de fils. Lorsqu’une grande infortune s’empare d’un homme qui dans sa patrie a commis un meurtre, il se retire chez un peuple étranger, dans la maison d’un héros opulent, et tous ceux qui le considèrent sont frappés de surprise ; de même Achille s’étonne en voyant le majestueux Priam, et tous les assistants s’étonnent aussi et se regardent les uns les autres.

Alors Priam suppliant fait entendre ces mots :

« Souviens-toi de ton père, Achille, semblable aux dieux ; il est de mon âge, et comme moi il touche le seuil funeste de la vieillesse : peut-être en ce moment de nombreux voisins le pressent, et il n’a personne pour écarter ces malheurs et ces périls ; mais du moins, sachant que tu vis encore, il se réjouit dans son cœur, et tous les jours, il espère voir son fils bien aimé revenir d’Ilion. Pour moi, malheureux, j’avais aussi des fils vaillants dans l’immense ville de Troie ; je crois qu’il ne m’en reste plus aucun : ils étaient cinquante lorsque arrivèrent les enfants des Grecs ; dix-neuf étaient sortis du même sein, et dans mes palais les autres naquirent de femmes étrangères. Le cruel Arès a brisé les forces d’un grand nombre : un seul me restait ; il protégeait notre ville et nous-mêmes ; mais tu viens de l’immoler tandis qu’il combattait en faveur de sa patrie : c’était Hector ; pour lui seul maintenant j’arrive jusqu’aux navires des Grecs ; c’est pour le racheter que je t’apporte de nombreux présents. Respecte les dieux, Achille, prends pitié de moi en songeant à ton père ; je suis plus à plaindre que lui ; j’ai fait ce que n’a fait aucun autre mortel : j’ai approché de ma bouche la main du meurtrier de mon fils. »

Il dit : Achille éprouve un vif regret au souvenir de son père ; et prenant la main du vieillard, il le repousse doucement. Tous deux se livrent à leurs souvenirs : Priam, prosterné aux pieds d’Achille, pleure avec amertume sur Hector ; Achille pleure sur son père, et quelquefois aussi sur Patrocle ; la tente est remplie de leurs gémissements. Mais lorsque ce divin héros se fut rassasié de larmes, et qu’il eut apaisé les regrets dans son cœur, il quitte son siège, et tend la main au vieillard, car il est touché de compassion à la vue de ces cheveux blancs et de cette barbe vénérable ; alors, lui adressant la parole :

« Infortuné, dit-il, tu as enduré bien des peines dans ton âme. Comment, seul, es-tu venu jusqu’aux vaisseaux des Grecs en présence du guerrier qui t’a ravi tant de fils, et de si vaillants ? Sans doute tu portes un cœur d’airain. Mais viens, repose-toi sur ce siège ; quelles que soient nos douleurs, renfermons-les dans notre âme : il n’est aucun profit à retirer de l’amère tristesse. Les dieux en filant les destinées des pauvres mortels ont voulu qu’ils vécussent dans la peine ; eux seuls sont exempts de soins. Deux tonneaux sont placés sur le seuil du palais de Zeus, et remplis de tous les dons, tels qu’ils nous sont accordés : dans l’un sont les maux, dans l’autre les biens. Celui pour qui le puissant Zeus entremêle ses présents, tantôt éprouve le mal et tantôt éprouve le bien ; celui à qui il n’envoie que les douleurs reste exposé à l’outrage ; la faim dévorante le poursuit sur la terre féconde, et il erre de toutes parts, méprisé des dieux et des hommes. Ainsi les immortels, à sa naissance, comblèrent mon père Pélée des dons les plus précieux ; il l’emportait sur tous les hommes par ses possessions, ses richesses, et il régnait sur les Thessaliens ; enfin, quoiqu’il fût mortel, ils lui donnèrent une déesse pour épouse ; mais ensuite Zeus a permis qu’il connût aussi le malheur, et il ne s’est point vu dans sa maison entouré d’enfants puissants. Il n’a qu’un fils, qui périra bientôt ; je n’assisterai point mon père dans sa vieillesse, et maintenant, loin de ma patrie, me voilà sur ce rivage pour ton malheur et celui de ta race. Toi-même, ô vieillard, nous avons appris qu’autrefois tu étais un roi fortuné ; ta puissance s’étendait depuis Lesbos, demeure de Macar, jusqu’à la Phrygie et au vaste Hellespont ; enfin tu brillais à la fois par tes trésors et par tes fils. Mais depuis que les dieux ont attiré sur toi l’infortune, les combats et le carnage règnent seuls autour d’Ilion. Supporte tes maux ; ne livre pas ton âme à un deuil éternel : c’est en vain que tu pleures ton fils ; tu ne le rappelleras point à la vie, crains plutôt qu’il ne t’arrive un autre malheur. »

« Noble enfant de Zeus, lui répond l’illustre vieillard, ne me fais point asseoir sur ce siège tant qu’Hector restera dans ta tente privé de sépulture ; ne tarde pas à me le rendre, et que mes yeux puissent enfin le revoir. Toi, cependant, reçois les dons que je t’apporte. Puisses-tu en jouir, et retourner dans ta patrie, ô toi qui m’as permis de vivre et de voir encore la lumière du soleil ! »

Le bouillant Achille, lançant sur lui un regard plein de fureur, s’écrie :

« Ne m’irrite pas maintenant, ô vieillard ; je sais que je dois te rendre Hector ; la mère qui me donna le jour, la fille du vieux Nérée, est venue m’apporter l’ordre de Zeus. Je sais aussi, Priam, tu ne saurais me le cacher, que l’un des immortels t’a conduit vers les navires des Grecs : nul guerrier, fût-il à la fleur de son âge, n’aurait osé pénétrer dans le camp ; il n’eût point échappé à la vigilance des gardes, ni soulevé si facilement les fortes barres de mes portes. Ne renouvelle point dans mon âme mes vives douleurs, de peur, ô vieillard, que je ne te laisse point vivant dans ma tente, et que je ne viole les ordres de Zeus, quoique tu sois un suppliant. »

Il dit ; et le vieillard troublé obéit à cet ordre ; alors le fils de Pélée, tel qu’un lion, sort de sa tente : il n’est point seul ; deux écuyers l ‘accompagnent, Alcime et Automédon, ceux qu’Achille honorait le plus de tous ses compagnons depuis que Patrocle n’est plus. Ils détellent les mules et les coursiers, conduisent dans la tente le héraut du vieux Priam, et le font placer sur un siège ; ensuite ils enlèvent du char magnifique les présents qui doivent racheter la tête d’Hector ; seulement ils laissent deux manteaux et une riche tunique pour envelopper le cadavre qu’Achille rendra pour être ramené dans ses foyers. Il commande aux captives de laver le corps, de le parfumer, et de le déposer à l’écart, de manière à ce que Priam ne l’aperçoive point, de peur que ce vieillard ne puisse contenir sa colère dans son cœur attristé, en voyant son fils, et qu’Achille, transporté de fureur, ne l’immole, au mépris des ordres de Zeus. Lorsque les captives ont lavé ce corps et répandu les parfums, elles l’enveloppent d’un superbe manteau et d’une tunique ; Achille lui-même, l’enlevant, le dépose sur une couche, puis, avec ses compagnons, ils le portent sur le char magnifique : alors, en gémissant, il appelle son fidèle ami.

« O Patrocle ! dit-il, ne t’indigne point contre moi si tu apprends, quoique dans le séjour d’Hadès, que j’ai rendu le divin Hector à son père ; car il m’a donné des présents qui ne sont pas sans prix : je t’en consacrerai une partie, ainsi qu’il convient de le faire. »

Après ce discours, le divin Achille retourne dans sa tente, se replace sur le siège qu’il occupait près de la muraille en face de Priam, et lui parle en ces mots :

« Ton fils, ô vieillard, t’est rendu comme tu le désires, et repose sur un lit funèbre ; tu le reverras au lever de l’aurore pour le ramener dans tes foyers : maintenant songeons au repas. Niobé à la belle chevelure songea à prendre quelque aliment, quoique ses douze enfants eussent péri dans son palais, six filles charmantes, et autant de fils à la fleur de leur âge ; ce fut Apollon qui de son arc d’argent immola ceux-ci dans son courroux contre Niobé ; Artémis, qui se plaît à lancer des flèches, immola les jeunes filles, parce que leur mère avait osé s’égaler à la belle Léto : elle disait que Léto n’avait que deux enfants, et qu’elle-même avait produit une race nombreuse ; mais quoique deux seulement, ils immolèrent tous les enfants de Niobé. Durant neuf jours ils restèrent baignés dans leur sang ; nul ne se présenta pour les ensevelir : le fils de Cronos rendit ces peuples insensibles comme la pierre ; enfin le dixième jour ils furent ensevelis par les dieux habitants de l’Olympe. Toutefois Niobé, après avoir longtemps versé des larmes, songea à prendre quelque aliment ; maintenant, parmi les rochers et les monts déserts de Sipyle, où sont placées, dit-on, les grottes des nymphes qui conduisent les denses sur les rives de l’Achéloûs, la malheureuse Niobé, quoique changée en pierre, ressent encore les maux qui lui vinrent des dieux. Nous aussi, noble vieillard, songeons à prendre quelque nourriture, ensuite tu pleureras ton fils quand tu l’auras conduit dans Ilion ; il sera temps alors de te livrer à d’abondantes larmes. »

À ces mots Achille, se levant, immole une brebis blanche ; ses compagnons la dépouillent, et l’apprêtent ; ils divisent les chairs de la victime, les percent avec de longues broches de fer, puis les font rôtir avec soin, et les retirent de l’ardent foyer. Automédon prend le pain dans de riches corbeilles, et le distribue autour de la table ; mais Achille distribue lui-même les viandes. Tous portent la main vers les mets qu’on leur a servis et préparés. Après avoir chassé la faim et la soif, Priam admire Achille, ce guerrier si grand et si fort ; il semblait être un dieu. Achille admire aussi le descendant de Dardanos ; il contemple les traits augustes de Priam, et prête l’oreille à ses discours. Ainsi, après s’être plu longtemps à le contempler, le vieillard adresse le premier ces paroles au héros :

« Permets maintenant, ô noble rejeton des dieux, qu’allant retrouver notre couche, nous nous livrions au doux sommeil ; je n’ai point encore fermé les paupières depuis le jour où, sous tes coups, mon fils à perdu la vie ; mais je soupirais sans cesse, et nourrissais mille douleurs en me roulant sur la poussière dans l’enceinte de mes cours. Aujourd’hui seulement j’ai pris quelque nourriture, et le vin à mouillé mon gosier : jusque alors je n’avais pris aucun aliment. »

Il dit : Achille aussitôt ordonne à ses serviteurs et à ses captives de préparer des lits sous les portiques, d’y étendre de riches manteaux recouverts de tapis et de déployer en dessus de moelleuses tuniques. A l’instant les captives sortent de la tente en tenant un flambeau dans leurs mains, et elles se hâtent de dresser les deux lits ; ensuite Achille, en souriant, adresse ces mots à Priam :

« Tu coucheras en dehors, bon vieillard, de peur que l’un de nos princes n’entre dans cette tente, eux qui sans cesse viennent, comme il est juste, pour se consulter avec moi : si l’un d’eux t’apercevait à travers les ombres de la nuit, aussitôt il en avertirait Agamemnon, pasteur des peuples, et apporterait ainsi quelque retard à la délivrance du cadavre. Cependant, parle sans détour, dis-moi combien de journées tu désires pour célébrer les funérailles d’Hector, afin que durant ce temps je ne combatte point et que je retienne nos phalanges. »

« Si tu me permets, lui répond le vieux Priam, d’élever une tombe au noble Hector, en agissant ainsi, Achille, tu combleras mes vœux les plus chers ; mais tu sais que nous sommes renfermés dans la ville, et que la forêt est située au loin dans la montagne, d’où nous amènerons le bois ; tous les Troyens sont remplis de terreur : nous pleurerons donc pendant neuf jours dans mon palais ; le dixième nous célébrerons les funérailles, et le peuple prendra le repas ; le onzième nous élèverons un tombeau sur les restes d’Hector ; et le douzième, enfin, nous combattrons, si telle est la nécessité. »

« J’accomplirai tout selon tes vœux, ô Priam, lui répond le généreux Achille, et je cesserai la guerre tout le temps que tu le désires. »

À ces mots, il prend la main droite du vieillard, afin de lui en lever toute crainte. Priam et son héraut, tous deux l’esprit préoccupé de soins, se rendent sous le vestibule de l’habitation ; tandis qu’Achille se retire dans le lieu le plus secret de sa tente, et la belle Briséis repose à ses côtés.

Les dieux et les héros, durant toute la nuit, dormaient enchaînés par un agréable sommeil ; mais le prévoyant Hermès ne goûte point le repos ; il agite en sa pensée comment il éloignera des navires le roi Priam à l’insu des gardes sacrées ; il s’arrête près de la tête du vieillard, et lui dit ces mots :

« O vieillard, tu n’as aucun souci du péril, en reposant ainsi parmi tes ennemis, après qu’Achille t’a épargné. Sans doute aujourd’hui pour délivrer ton fils tu donnes de nombreux présents ; mais tes enfants donneraient une rançon trois fois plus forte pour te racheter vivant, si le fils d’Atrée te découvrait, si les Grecs venaient à l’apprendre. »

Il dit : le vieillard, effrayé, éveille son héraut ; Hermès attelle les mules et les coursiers ; le dieu lui-même les guide rapidement à travers l’armée, aucun guerrier ne s’en aperçoit.

Lorsqu’ils atteignent le rivage du Xanthe sinueux, fleuve engendré par Zeus, Hermès remonte dans le vaste Olympe : c’était le moment où l’aurore étendait son voile de pourpre sur la terre.

Cependant Priam et Idéos dirigent les coursiers vers Ilion en soupirant avec amertume, et les mules conduisent le cadavre. Nul parmi les Troyens et leurs nobles épouses ne reconnaît ces héros avant Cassandre, semblable à la blonde Aphrodite. Montée au sommet de Pergame, elle distingue son père chéri, debout sur le char, et le héraut à la voix éclatante ; elle aperçoit aussi celui qui, traîné par les mules, est étendu sur un lit funèbre. Soudain elle jette un grand cri, et remplit la ville entière de ses gémissements :

« Voyez-le par vous-mêmes, Troyens, et vous, Troyennes, en accourant au-devant d’Hector, ô vous qui pendant sa vie le receviez avec tant d’allégresse à son retour des combats ; car alors il était la joie d’Ilion et de tout un peuple. »

Elle dit ; et bientôt dans la ville il ne reste plus aucun homme, aucune femme ; tous sont saisis d’une douleur profonde ; ils se rassemblent aux portes près du char qui porte le cadavre. Les premières sont sa tendre épouse et son auguste mère, qui s’arrachent les cheveux et s’élancent sur le char pour toucher sa tête ; la foule les entoure en pleurant. Sans doute, durant tout le jour et jusqu’au coucher du soleil les Troyens, devant les portes, auraient inondé de larmes le cadavre d’Hector, si Priam, du haut de son char, ne se fût écrié :

« Laissez-moi passer avec mes mules ; vous vous rassasierez de regrets quand je l’aurai reconduit dans nos demeures. »

Soudain ils se séparent, et ouvrent la route au char. Quand ils sont arrivés dans les riches palais d’Ilion, ils déposent le cadavre sur un lit funèbre ; on l’entoure de chanteurs, qui répandent les hymnes funèbres, et soupirent des accents lamentables ; tandis qu’ils font entendre ces chants lugubres, les femmes y répondent par de tristes gémissements. Au milieu d’elles, Andromaque commence le deuil ; et, tenant dans ses mains la tête du valeureux Hector :

« Cher époux, dit-elle, tu perds la vie à la fleur de l’âge, et tu me laisses veuve dans nos demeures ; ce fils encore dans sa plus tendre enfance, ce fils que nous engendrâmes tous les deux, infortunés que nous sommes, ne parviendra pas, je pense, jusqu’à sa jeunesse : Ilion avant ce temps sera précipité de son faîte ; car tu n’es plus, toi, son défenseur, toi qui protégeais la ville, toi qui sauvais les chastes épouses des Troyens et leurs tendres enfants : bientôt elles seront traînées en esclavage sur les navires ennemis, et moi sans doute avec elles. Tu me suivras aussi, ô mon fils, et soumis à d’indignes emplois, tu travailleras pour un maître cruel ; ou bien l’un des Grecs, t’arrachant de mes bras, te précipitera du sommet d’une tour pour venger le trépas déplorable d’un frère, d’un père, ou d’un fils que lui ravit Hector ; car un grand nombre de Grecs sous les coups d’Hector ont mordu la poussière ; et ton père n’était pas clément dans les batailles funestes. Aussi tout le peuple le pleure dans Ilion. Tu laisses à tes parents une tristesse inconsolable, cher Hector, mais à moi surtout sont réservées d’amères douleurs. Hélas ! de ton lit de mort tu ne m’as point tendu la main, tu ne m’as point dit tes dernières paroles, dont je me serais souvenue sans cesse et les nuits et les jours en répandant des larmes.»

Ainsi parlait Andromaque désolée, et ses femmes gémissent autour d’elle. Alors Hécube fait entendre aussi ses lamentations :

« Hector, ô toi le plus cher de tous mes enfants ! quand je te possédais encore plein de vie, tu étais cher aux dieux; maintenant ils veillent sur toi jusque dans l’empire des morts. Le violent Achille, lorsqu’il enleva mes autres fils, les vendit au delà des mers infécondes, aux rives de Samos, d’Imbros et de la sauvage Lemnos ; tandis que toi, il t’arrache la vie avec l’airain aigu, te traîne avec outrage autour du tombeau de son ami, de Patrocle, que tu as immolé et qu’il n’a pu rendre à la lumière. Cependant aujourd’hui, nouvellement immolé, plein de fraîcheur, tu reposes dans ce palais, comme celui qu’Apollon aurait percé de ses plus douces flèches. »

Ainsi parlait Hécube, et ses pleurs excitent un deuil universel ; Hélène s’avance la troisième, et commence ses lamentations :

« Hector, de tous mes beaux-frères ô toi le plus cher à mon cœur, puisqu’il est vrai que Pâris est mon époux, et qu’il m’a conduite dans Ilion, que n’ai-je reçu la mort auparavant ! Voici la vingtième année que je vins en ces lieux, que j’ai quitté ma patrie, et jamais je n’entendis de toi une parole dure ni outrageante ; au contraire, si l’un de mes frères, l’une de mes sœurs, ou ma belle-mère, m’adressait quelques reproches dans nos palais (Priam fut, comme un père, toujours doux envers moi), Hector, en les reprenant avec bonté, tu les désarmais par ta douceur et tes paroles bienveillantes. Aussi dans l’amertume de mon cœur, je pleure à la fois sur toi et sur moi, malheureuse, qui désormais dans le vaste Ilion n’aurai ni ami ni soutien ; tous ne me voient qu’avec horreur. »

Ainsi parlait Hélène gémissante, et tout le peuple redouble ses cris ; cependant le vieux Priam, s’adressant aux peuples, fait entendre ces paroles :

« Hâtez-vous maintenant, ô Troyens, apportez le bois dans la ville, et ne redoutez pas au fond de l’âme les secrètes embûches des Grecs ; car Achille, en me renvoyant loin des navires, m’a promis de ne point nous attaquer avant le retour de la douzième aurore. »

Il dit : soudain ils attellent aux chars les bœufs et les mules, et tous se rassemblent devant la ville ; durant neuf jours ils conduisent du bois en abondance : mais lorsque l’aurore pour la dixième fois rend la lumière aux hommes, ils apportent en pleurant le valeureux Hector, et déposent son cadavre sur le sommet du bûcher, qu’ils livrent aux flammes.

Le lendemain, dès que l’Aurore aux doigts de rose eut brillé dans les cieux, le peuple entoure le bûcher de l’illustre Hector, et là, rassemblés en foule, tous les Troyens éteignent d’abord dans les flots d’un vin noir tout ce que la flamme ardente du bûcher avait atteint. Les frères et les amis du héros recueillent en gémissant ses ossements blanchis, et leurs joues sont inondées de larmes. Ils déposent ces restes dans une urne d’or ; ils la recouvrent avec des voiles de pourpre, et la placent dans un fossé profond, qu’ils scellent avec de larges pierres ; puis ils se bâtent d’élever le monument ; des sentinelles veillent de toutes parts, dans la crainte d’être surpris par les Grecs. Lorsqu’ils ont élevé la tombe, les peuples se retirent, et, tous réunis, ils prennent le repas funèbre dans le palais du roi de Priam, issu de Zeus. Ainsi les Troyens célébrèrent les funérailles du belliqueux Hector.

FIN DE L’ILIADE

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)