HistoriquePrésentation de l’œuvreDiscographie sélective

La Clemenza di Tito est un opera seria, créé le 6 septembre 1791 au Stavovské Divadlo, "Théâtre des Etats" de Prague, sur un livret de l’incontournable librettiste du 18e siècle, Pietro Metastasio (en français, Métastase), et abondamment révisé par Caterino Mazzolà, poète de la cour de Saxe à Dresde, mais "prêté" à la cour de Vienne après le licenciement de Lorenzo Da Ponte. Selon les termes mêmes de Mozart, inscrits dans son catalogue personnel, le livret avait été "réduit en véritable opéra par le signore Mazzolà, poète de Son Altesse Sérénissime l’électeur de Saxe".

La distribution de la création était la suivante :

Tito (Titus), ténor, empereur romain : Antonio Baglioni
Vitellia, soprano, fille de l’empereur Vitellius (destitué par Vespasien, père de Tito) : Maria Marchetti-Fantozzi
Sesto, castrat, patricien romain, ami de Tito et amoureux de Vitellia : Domenico Bedini
Servilia, soprano, sœur de Sesto : Signora Antonini
Annio, soprano en travesti, jeune patricien romain, amoureux de Servilia : Carolina Perini
Publio, basse, capitaine de la garde : Gaetano Campi.

Nous possédons quelques informations à propos d’Antonio Baglioni (Titus), de Maria Marchetti-Fantozzi (Vitellia) et de Domenico Bedini (Sesto), qui menèrent en Italie des carrières prestigieuses et furent acclamés par leurs contemporains, mais non sur les trois autres interprètes. Notons qu’il s’agit d’une distribution totalement italienne, et donc que les récitatifs, jugés fastidieux la plupart du temps chantés par des voix non italiennes, connurent à leur création un rythme plus rapide et des accents plus crédibles que dans la plupart des productions actuelles.

La princesse de Judée Bérénice

L’absente : la princesse de Judée Bérénice (détail du Banquet d’Hérode de Filippo Lippi)

Synopsis

La scène se passe à Rome (la résidence de Vitellia, le Forum, le Colisée, les jardins du palais impérial, l’arène…), vers 79 avec J.C., après l’éruption du Vésuse. Titus, donc, est empereur depuis peu, mais il a eu le temps de rallier à lui l’affection des Romains pour ses nombreux actes de générosité. Le seul motif de mécontentement est la présence à Rome de la reine juive Bérénice, maîtresse avouée de Titus. Pour les écrivains, il s’agissait d’une passion contrariée, « amour contre devoir ». Pour les historiens, le but de Bérénice était plus probablement d’obtenir de Titus un adoucissement de sa politique envers le royaume de Judée, comme Esther l’avait déjà fait avec le roi de Perse Assuérus, selon le récit biblique. Seule Vitellia, dont le père, l’empereur Vitellius, a été destitué par Vespasien, et qui s’était méprise sur les égards qu’eut pour elle Titus, nourrit une haine meurtrière pour le nouvel empereur et une grande jalousie envers de Bérénice.

Acte I : Vitellia veut profiter de son ascendant sur Sesto pour qu’il participe à une conjuration contre Titus – Sous la pression des Romains, Bérénice quitte Rome et Titus décide d’épouser Servilia, sœur de son ami Sesto – Titus est au Forum et reçoit l’impôt annuel des territoires de l’empire, destiné initialement à l’édification d’un temple en son honneur, mais Titus décide d’envoyer l’argent aux rescapés de l’éruption du Vésuve – Servilia avoue à l’empereur que son cœur est déjà pris par Annio, et Titus renonce à elle, non sans admirer le courage de la jeune femme, et décide d’épouser Vitellia. Celle-ci, ignorant le nouveau projet de l’empereur, pousse Sesto à aller rejoindre les conjurés et à assassiner Titus. Quand Publio vient lui apprendre la nouvelle de son prochain mariage, elle tente de rappeler Sesto, mais il est déjà loin. L’acte se termine sur les lamentations des solistes et du chœur, sur fond d’incendie du Capitole.

Acte II : Annio annonce à Sesto que Titus a échappé à l’attentat. Publio vient arrêter Sesto, qui a été dénoncé par l’un des conjurés, puis il est condamné à mort par le Sénat. Interrogé par Titus, il prend la pleine et entière responsabilité de l’attentat mais, l’empereur, resté seul, déchire l’acte de condamnation. Il s’apprête à rejoindre l’arène où se déroulent les jeux du cirque et où Sesto doit être exécuté. Il demande expressément à Publio d’amener Sesto. Cet ordre fait craindre le pire aux amis de Sesto. Servilia supplie Vitellia d’intervenir auprès de Titus. Celui-ci a à peine eu le temps de commencer son discours à Sesto, que Vitellia, défaite, vient confesser sa faute. Tito pardonne alors à tous les conjurés, sous les acclamations du peuple romain.

Les personnages

Le rôle de Vitellia, la prima donna, a été créé par Maria Vincenza Marchetti Fantozzi, à l’époque l’une des plus belles voix d’Italie. Cantatrice célèbre et adulée, elle apparut dans de nombreux rôles sur les toutes les grandes scènes italiennes. C’est un rôle particulièrement exigeant, et l’on s’étonne même que la Marchetti Fantozzi, eu égard aux caractéristiques des rôles qu’elle a interprétés sur scène, ait pu l’endosser. Il couvre plus de deux octaves, avec de nombreux sauts de registre, et, au fur et à mesure que l’action avance, les graves sont de plus en plus sollicités. Il ne correspond réellement à aucun type vocal moderne, tout au plus peut-on le rapprocher de celui de mezzo-soprano (du la2 au la4) : il va du sol2 (normalement réservé aux contraltos) au si4, avec un contre-ré non accentué dans une vocalise. Par rapport aux autres opéras de Mozart, il dépasse l’ambitus du rôle réputé de plus difficile, celui de Fordiligi du Così fan tutte, d’un ton dans le grave et d’un ton dans l’aigu (le rôle de Fiodiligi va du la grave au si bémol aigu, avec un contre-ut atteint dans une vocalise), ce qui explique que de grandes sopranos mozartiennes se soient aussi attaquées à ce rôle. Les résultats diffèrent du tout au tout : les mezzos peuvent atteindre des niveaux sonores élevés dans les graves, ce qui confère au personnage un côté « Lady Macbeth » (voire l’une des trois sorcières), dont Vitellia est finalement assez proche, alors que les sopranos nous donnent des caractérisations plus nuancées.

Jusqu’à sa confession finale, Vitellia est loin d’être un personnage sympathique : estimant que la position d’impératrice et d’épouse de Titus lui revient de droit, et jalouse de Bérénice que Titus aime, elle conspire à la mort de ce dernier en manipulant Sesto, auquel elle offre des promesses qu’elle n’aura, selon toutes probabilités, pas à tenir. Sa punition sera de devoir vivre dans l’idée qu’elle était tout près d’atteindre son but et que ses propres manipulations l’en ont écartée.

Le librettiste Caterino Mazzolà a nettement amélioré le personnage de Vitellia par rapport au livret orginal de Metastasio, dans lequel Vitellia est réellement repoussante et caricaturale, à la fois orgueilleuse et lâche.

Sesto est le primo uomo de l’histoire. C’est un personnage qui ploie sous les contradictions. Il n’est pas totalement aveuglé par l’amour, et se rend compte, par exemple, que Vitellia est jalouse de Bérénice, il est l’ami de Titus, dont il admire les qualités de gouvernant, et malgré tout cela il accepte d’entrer dans la conspiration. Il voit son ami Annio accepter sans sourciller que Titus épouse celle qu’il aime. Il râte sa cible, Titus (on parlerait aujourd’hui d’acte manqué) et, au lieu de fuir Rome, il court rejoindre Vitellia, alors qu’elle s’apprête à devenir impératrice, et Publio n’a alors aucune peine à l’arrêter. D’une certaine manière, on sent un certain soulagement dans son aveu, dans son acceptation de prendre l’entière responsabilité de l’attentat contre Titus : c’est ce que l’on appelle un personnage « autodestructeur ».

Il est étrange que le rôle de Sesto ait été généralement confié à des « stars » dans les grands enregistrements (Berganza, von Otter, Bartoli, Kozema…). Même s’il est, comme certains critiques l’affirment, le centre de cet opéra, il en reste, en fait, la marionnette, entre les mains cruelles de Vitellia, et celles, plus clémentes, de Titus.

Domenico Bedini, le créateur du rôle de Sesto, n’a pas été très apprécié par Mozart. Le chanteur, né en 1745, était en effet en fin de carrière, mais une carrière qui avait été parsemée de succès.

Le personnage d’Annio participe, d’une certaine manière, à la confusion de Sesto, mais il reste, avec Servilia, son seul soutien dans la suite d’événements qui l’accablent.

Servilia appartient au type cher à Mozart des sopranos pleines de douceur et de féminité, mais aussi de courage quand la situation le réclame. C’est elle, et non Annio, qui avoue à Titus que son cœur est déjà pris quand il lui propose de devenir sa femme. C’est elle aussi qui implore Vitellia, en tant que future épouse de Titus, de plaider la cause de Sesto auprès de l’empereur.

Par l’amour qu’ils partagent, leur sens du devoir et leur courage, le couple formé par Servilia et Annio est en contraste avec la relation véreuse, malsaine qu’entretiennent Sesto et Vitellia, et contraste est d’autant plus intéressant que ce sont les premiers rôles qui sont du côté déformant du miroir.

Titus est-il un homme faible que ne peut s’empêcher de pardonner, ou un homme fort qui a choisi d’être clément ? C’est la seconde hypothèse qui correspond au Titus tel que le décrivent les historiens de l’Antiquité. Il est intéressant de noter qu’Antonio Baglioni, créateur du rôle, est aussi celui qui créa, à Prague, Don Ottavio dans Don Giovanni, personnage sur lequel on peut se poser une question semblable : Don Ottavio est-il un jeune homme falot, indigne de sa fiancée, la sublime Donna Anna, ce qui explique qu’elle ait accepté les avances de Don Giovanni et réduit la « victoire » de ce dernier à peu de chose, ou bien Don Giovanni a-t-il détruit un couple idéal, « formé dans le ciel » ? On sait en tout cas que le chanteur Antonio Baglioni, si sa voix n’était pas d’une grande puissance, était apprécié pour son intelligence musicale et sa sensibilité.

Publio est un homme d’une seule pièce, fidèle à Titus. Malgré les ordres ingrats auxquels il doit obéir, et sans aucunement les désavouer, il reste un personnage sympathique.

De nombreux critiques ont déploré les aberrations (voire les inepties) du livret : il faut vraiment que Sesto soit complètement aveugle pour rester ainsi la dupe de Vitellia, qui cache à peine ses intentions réelles, et, bien que Titus ait échappé à l’attentat, celui-ci a fait de nombreuses victimes, des personnages de marque (notons que les spectateurs de cet opéra sont aussi des personnages de marque) morts dans les conditions atroces d’un incendie, mais, à la fin, après quelques tergiversations, tout est pardonné et tout le monde explose de joie.

Si l’on veut voir plus loin, la Vie des douze Césars de Suétone faisait partie du bagage culturel des lettrés et de la noblesse de l’époque, et ce livret n’est ni plus ni moins aberrant que le récit de la vie de Titus/Tito par Suétone. D’autre part, il faut prendre en compte le fait que les empereurs romains comme les grands monarques du temps de Mozart étaient au dessus des lois et n’avaient pas de comptes à rendre.

Pour notre part, nous estimons beaucoup ce livret dans les améliorations demandées par Mozart et réalisées par Mazzolà : il s’équilibre autour de deux thèmes, les ambitions et les artifices de Vitellia, l’habilité avec laquelle elle manipule Sesto (qui rappelle les romans sulfureux français du 18e siècle) au premier acte, et, au second acte, le débat intérieur de Titus, avant qu’il n’élabore son coup de théâtre, laissant croire que Sesto sera mis à mort. Pour le spectateur, connaître les dessous de l’histoire et voir les personnages s’égarer possèdent un intérêt dramatique certain.