L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Les vainqueurs repoussés loin des navires.

Après que ces guerriers, en fuyant, eurent franchi les palissades et le fossé, où plusieurs périrent sous les coups des Grecs, ils s’arrêtent près de leurs chars, pâles et saisis de crainte. Zeus, cependant, qui reposait dans les bras de l’auguste Héra, se réveilla sur les sommets de l’Ida. Sitôt qu’il est debout, il aperçoit les Grecs et les Troyens…

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Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Après que ces guerriers, en fuyant, eurent franchi les palissades et le fossé, où plusieurs périrent sous les coups des Grecs, ils s’arrêtent près de leurs chars, pâles et saisis de crainte. Zeus, cependant, qui reposait dans les bras de l’auguste Héra, se réveilla sur les sommets de l’Ida. Sitôt qu’il est debout, il aperçoit les Grecs et les Troyens : ceux-ci sont vaincus, et les Grecs les poursuivent avec fureur ; avec eux est le puissant Poséidon. Zeus voit Hector étendu sur la plaine ; autour de lui sont ses compagnons : ce héros respirait à peine, son cœur défaillait, et il vomissait le sang, car ce ne fut pas le plus faible des Grecs qui le blessa. À cette vue le père des dieux et des hommes est touché de pitié ; il tourne sur Héra des regards terribles, et lui dit :

« Perfide Héra, ce sont tes ruses, sources de tous les maux, qui ont éloigné des batailles le divin Hector, et dispersé ses soldats : je ne sais encore si tu ne seras pas la première à recueillir le prix de tes trames odieuses, et si je ne t’accablerai pas sous mes coups. Ne te souvient-il plus du jour où je te suspendis dans les airs avec deux enclumes à tes pieds, et les mains liées par une chaîne d’or indissoluble ? Ainsi, tu fus suspendue au sein des airs et des nuages ; les dieux s’indignaient dans l’Olympe, mais tous réunis ils ne purent te délivrer ; celui que j’aurais atteint, le saisissant, je l’eusse précipité du seuil jusqu’à ce qu’il arrivât sur la terre presque sans vie. Cependant elle ne fut point apaisée dans mon âme, la vive douleur que me causait le sort du divin Héraclès, lorsque, avec le souffle de Borée, excitant les tempêtes, tu l’égaras sur la vaste mer, et que, formant de funestes desseins, tu le repoussas dans la superbe Cos. C’est de là que je le délivrai, que je le reconduisis dans Argos, fertile en coursiers, après qu’il eut soutenu de nombreux travaux. Je te rappelle ces souvenirs, afin que tu cesses tes artifices et que tu saches qu’il ne te sera d’aucun avantage d’être venue, loin de tous les autres dieux, t’unir à moi dans le sein de l’amour et du sommeil pour me tromper. »

Il dit : l’auguste Héra frémit, et lui répondit en ces mots :

« Je le jure, et par la terre, et par l’Olympe élevé, et par les eaux souterraines du Styx, serment le plus saint et le plus terrible pour les dieux ; je le jure par ta tête sacrée, par notre couche, où tu me reçus vierge, et que je n’attesterais pas témérairement, ce n’est point par mon conseil que le puissant Poséidon a poursuivi Hector et les Troyens et favorisé les Grecs : il n’a cédé qu’aux mouvements de son propre cœur, car il était ému de pitié en voyant périr les Argiens auprès de leurs navires. Mais je vais l’exhorter à se rendre aux lieux que toi-même, roi des tempêtes, voudras désigner. »

À ces mots, le père des dieux et des hommes lui répond en souriant :

« Si jamais, ô vénérable Héra, tu t’assieds parmi les dieux en pensant comme moi, Poséidon, lors même qu’il aurait d’autres desseins, sera forcé de plier aussitôt sa volonté et de la conformer à la nôtre. Mais s’il est vrai que tu m’aies parlé sans détours, va maintenant parmi la troupe des immortels ; envoie Iris en ces lieux, ainsi qu’Apollon à l’arc redoutable, afin que la déesse se rende près des valeureux Grecs, qu’elle dise à Poséidon de s’éloigner des combats et de retourner dans ses demeures. Je veux aussi que le brillant Apollon ramène Hector dans les batailles, lui inspire une force nouvelle, qu’il apaise les douleurs qui domptent son courage, et que ce héros, se retournant contre les Grecs, les livre à une fuite honteuse. Dans leur déroute ils tomberont en foule devant les navires du fils de Pélée. Alors Achille excitera la valeur de Patrocle, son ami, que le vaillant Hector, devant les murs d’Ilion, tuera de sa lance après que Patrocle aura renversé une foule de jeunes guerriers, et dans le nombre mon fils, le divin Sarpédon. Enfin le noble Achille, enflammé de courroux immolera Hector. Dès ce moment je ne cesserai pas de poursuivre les Troyens loin des navires, jusqu’au jour où les Grecs renverseront l’immense ville de Troie par les conseils d’Athéna. Avant d’avoir accompli ces desseins, je n’apaiserai point ma colère ; et je ne permettrai point qu’aucun autre dieu secoure les enfants de Danaos, que je n’aie satisfait les vœux du fils de Pélée. Ainsi je le lui ai promis, ainsi je l’ai juré du signe de ma tête, alors que la déesse Thétis, embrassant mes genoux, me supplia d’honorer Achille, destructeur des cités. »

Aussitôt la belle Héra, docile aux ordres de son époux, vole des montagnes de l’Ida jusque dans le vaste Olympe. Ainsi s’élance la pensée de l’homme qui jadis à parcouru de nombreuses contrées ; il les retrace dans son esprit plein de sagesse ; il dit : J’étais ici, j’étais là, et se rappelle en un instant une foule de souvenirs. Aussi rapide, s’élançait l’impatiente Héra. Bientôt elle atteint les sommets de l’Olympe, et se mêle à l’assemblée des immortels dans le palais de Zeus. Les dieux, à son aspect, se lèvent, et lui présentent des coupes. Elle refuse tous les autres, et ne reçoit la coupe que des mains de la belle Thémis ; la première elle était accourue au-devant de ses pas, en lui adres sant ces paroles :

« O Héra, pourquoi venir en ces lieux, et pourquoi parais-tu toute tremblante ? Ah, sans doute, c’est le fils de Cronos, ton époux, qui te cause cet effroi. »

« Ne m’interroge pas, ô sage Thémis, lui répondit Héra aux bras d’albâtre, tu sais toi-même combien son âme est inflexible et superbe ; mais, dans ce palais, viens présider aux repas des dieux : là, tu apprendras avec les autres immortels quels sont le funestes desseins conçus par Zeus. Certes, je ne pense pas qu’ils soient agréables à tous, ni parmi les dieux ni parmi les hommes, quoique quelques-uns goûtent encore la joie des festins. »

En achevant ces paroles, Héra s’assied ; et tous les dieux ont frémi dans le palais de Zeus. La déesse sourit des lèvres, mais, au-dessus de ses noirs sourcils, son front ne s’épanouit point à la joie ; indignée au fond du cœur, elle parle en ces mots à tous les dieux :

« Malheureux, nous sommes des insensés de nous irriter contre Zeus ; en vain nous prétendons, en nous approchant de lui, l’apaiser ou par les prières ou par la violence : assis à l’écart, il ne s’en inquiète pas, il n’en prend nul souci, car il dit que, sur tous les dieux immortels, il l’emporte par sa force et sa puissance. Souffrez donc, quels que soient les maux qu’il vous envoie. Déjà je crois que Arès est accolé d’un affreux malheur ; son fils est mort dans les combats, celui de tous les hommes qu’il aimait le plus, Ascalaphe, que le terrible Arès disait être à lui. »

À ces paroles Arès, de ses mains divines, frappe ses deux cuisses, et, dans sa douleur, il s’écrie :

« Ne vous indignez pas contre moi, vous tous habitants de l’Olympe, si, pour venger le trépas de mon fils, je cours jusqu’aux vaisseaux des Grecs : oui, mon destin fût-il d’être frappé par la foudre de Zeus et de tomber parmi les cadavres, dans le sang et dans la poussière ! »

À ces mots, il ordonne à la Terreur et à la Fuite d’atteler ses coursiers, et lui-même revêt ses armes étincelantes. Sans doute, alors, plus affreux et plus terrible se fût allumé le courroux de Zeus contre les immortels, si Athéna, craignant pour tous les dieux, ne se fût élancée du seuil éternel et n’eût quitté le trône où elle était assise. Elle arrache le casque de la tête d’Arès, et le bouclier de ses épaules, met à l’écart la lance d’airain, qu’elle enlève aux mains formidables du dieu, et, par ces paroles elle réprime la fureur d’Arès :

« Malheureux ! insensé ! tu t’égares. N’as-tu donc plus d’oreilles pour entendre ? Ne te reste-t-il plus de raison, plus de honte ? N’as-tu pas entendu la déesse Héra, qui vient maintenant même de quitter Zeus, roi de l’Olympe ? Veux-tu donc, après de nombreux tourments, être forcé par la nécessité de revenir en ces lieux accablé de douleur, et attirer sur tous les autres dieux une grande infortune ? Car Zeus, abandonnant aussitôt les Grecs et les vaillants Troyens, nous poursuivrait en excitant un affreux tumulte dans l’Olympe, et saisirait chacun de nous, coupable ou non. Je t’en conjure, calme la colère que t’inspire le trépas de ton fils ; déjà de plus forts et de plus vaillants que lui sont tombés et tomberont encore : il nous serait difficile de dérober à la mort toute la race humaine. »

En disant ces mots, elle ramène le terrible Arès sur son trône. Cependant Héra appelle hors du palais Apollon et Iris, messagère des dieux immortels, et leur dit ces mots rapides :

« Zeus vous ordonne d’aller à l’instant sur l’Ida. Dès que vous serez arrivés en sa présence, hâtez-vous d’exécuter ses ordres et d’accomplir ses desseins. »

Ayant ainsi parlé, l’auguste Héra s’éloigne, et se replace sur son trône. Aussitôt Iris et Apollon s’élancent, d’un vol précipité, sur les montagnes de l’Ida, source d’abondantes fontaines, et retraite des bêtes sauvages. Ils trouvent le terrible fils de Cronos assis au sommet du Gargare ; autour de lui est répandu un nuage parfumé. Iris et Phoebos arrivent devant le roi des orages, et s’arrêtent ; en les voyant, sa colère s’est apaisée, parce que tous deux ont obéi promptement aux ordres de son épouse. D’abord, il adresse à Iris ces paroles :

« Va, légère Iris, auprès du roi Poséidon, annonce-lui tout ce que je vais dire ; ne sois point une messagère trompeuse. Ordonne-lui de cesser la guerre et les combats, et qu’il se rende à l’assemblée des dieux, ou dans le sein du vaste océan. Mais s’il n’obéit pas à mes paroles, s’il les méprise, qu’il consulte bien et sa prudence et son courage, de peur que, malgré sa force, il ne puisse soutenir mon impétuosité. Je pense le surpasser de beaucoup en vigueur, et par la naissance je suis le premier. Cependant il ne craint point dans son cœur de s’égaler à moi, devant qui frémissent tous les dieux. »

Il dit ; Iris, aussi prompte que les vents, obéit à cet ordre, et vole des montagnes de l’Ida dans les plaines d’Ilion. Comme, du sein des nuages, tombe la neige ou la grêle glacée par le souffle de Borée, qui dissipe les nues ; aussi rapide s’élance dans les airs l’impatiente Iris : elle arrive près de l’illustre Poséidon, et lui dit : « Divinité à la verte chevelure, je viens ici vous apporter un message du puissant Zeus : il vous ordonne de cesser la guerre et les combats, de vous rendre à l’assemblée des dieux, ou dans le sein du vaste océan. Mais si vous n’obéissez pas à ses paroles, si vous les méprisez, il menace de venir ici vous attaquer lui-même, et vous exhorte à éviter son bras ; car il croit vous surpasser de beaucoup en vigueur, et par la naissance il est le premier. Cependant vous ne craignez pas, au fond du cœur, de vous égaler à lui, devant qui frémissent tous les dieux. »

L’illustre Poséidon, plein d’indignation, lui répond aussitôt :

« Grands dieux ! quoique puissant, il parle avec trop d’orgueil, s’il prétend, moi, son égal, me contraindre par la violence. Nous sommes trois frères, nés de Cronos et qu’enfanta Rhéa : Zeus et moi, le troisième est Hadès, qui règne aux enfers. L’univers fut divisé en trois parts, et chacun de nous en obtint une pour son empire. Quand on agita les sorts, j’eus pour partage d’habiter toujours la mer écumeuse ; à Hadès échurent les royaumes ténébreux ; à Zeus, le ciel immense, dans les airs et les nuages ; mais la terre nous appartient en commun, ainsi que le vaste Olympe. Non, je ne me soumettrai point aux désirs de Zeus. Que, malgré sa puissance, il reste en paix dans la troisième partie qui fut son partage. Jamais, par la force de son bras, il ne m’épouvantera comme un lâche : c’est assez pour lui d’effrayer de ses menaces les fils et les filles auxquels il donna le jour ; eux, doivent par nécessité se soumettre à ses ordres. »

« Faut-il donc, ô Poséidon, dieu des mers azurées, lui répond Iris, que je rapporte à Zeus cette réponse dure et terrible ? Ne changerez-vous point ? L’âme du sage n’est pas inflexible, et, vous le savez, les Erinyes obéissent toujours à nos aînés. »

« Déesse Iris, lui dit alors Poséidon, toutes vos paroles sont remplies d’équité. Sans doute il est bien qu’un messager connaisse les sages conseils ; mais, je l’avoue, une vive douleur s’empare de mon cœur et de mon âme, lorsque Zeus veut, par des discours outrageants, insulter celui dont le sort est égal au sien, et qui fut soumis au même destin : toutefois, je céderai, quelle que soit mon indignation. Mais, je le déclare, et voici ce dont je le menace dans mon courroux, si, malgré moi et la terrible Athéna, si, malgré Héra, Hermès, et le roi Héphaïstos, il épargne les hautes tours d’Ilion, s’il ne veut pas les renverser et donner la victoire aux Argiens, qu’il sache que tous nous lui vouons une haine implacable. »

À ces mots, Poséidon abandonne l’armée des Grecs, se replonge dans la mer, et les guerriers d’Argos regrettent sa présence ; alors le puissant Zeus adresse ces mots à Apollon :

« Va maintenant, ô Phébos, mon bien-aimé, va près du vaillant Hector ; déjà Poséidon, qui de ses eaux entoure le monde, s’est enfui dans le sein des mers pour éviter mon courroux. Tous les dieux infernaux, compagnons de Cronos, et les autres divinités, savent quelle est ma force dans les combats. Sans doute, il est préférable pour Poséidon et pour moi que dans l’indignation qui l’animait d’abord, il ait évité mon bras : cette lutte ne se serait pas terminée sans peine. Mais toi, prends dans tes mains l’égide aux franges d’or, et, l’agitant, épouvante les héros de la Grèce. Divinité aux traits rapides, c’est à toi qu’est confié l’illustre Hector ; excite en lui un grand courage, jusqu’à ce que les Grecs, en fuyant, regagnent leurs navires et l’Hellespont : là, je songerai par quels moyens et par quels conseils ils pourront se reposer de leurs travaux.»

Il dit : Apollon n’est point sourd à la voix de son père ; il s’élance des montagnes de l’Ida, prompt comme l’épervier, fléau des colombes et le plus rapide des oiseaux. Il trouve le fils du roi Priam, le divin Hector, assis, et non plus étendu sur la terre ; il reprenait ses esprits, et autour de lui il reconnaissait ses compagnons. Déjà la défaillance et la sueur avaient cessé, et il revenait à la vie par la volonté de Zeus ; alors Apollon, s’approchant de ce héros :

« Hector, fils de Priam, dit-il, pourquoi, loin de tes troupes, et respirant à peine, t’asseoir en ces lieux ? Quelle douleur s’est emparée de toi ? »

Le héros lui répond d’une voix languissante :

« Qui donc êtes-vous, divinité secourable qui daignez m’interroger ? Ignorez-vous que, près de la flotte des Grecs, le vaillant Ajax, tandis que j’immolais ses compagnons, m’a frappé d’une pierre dans la poitrine, et m’a ravi ma force impétueuse ? Hélas ! je pensais que ce jour même je verrais et les morts et les demeures d’Hadès, car ma vie était près de s’exhaler. »

Apollon, qui lance au loin ses flèches, lui répond aussitôt :

« Rassure-toi maintenant, puisque le fils de Cronos, du haut de l’Ida, t’envoie un appui tel que moi pour t’assister et te secourir, Apollon, au glaive d’or, moi qui jusqu’à présent t’ai protégé, et qui protège aussi ta ville superbe. Viens, excite tes nombreux cavaliers à diriger leurs chars vers les légers navires ; moi-même, marchant à leur tête, j’aplanirai les voies sous les pas des coursiers, et mettrai en fuite tous les héros de la Grèce. »

En disant ces mots, il remplit d’une force indomptable ce pasteur des peuples. Tel un coursier, abondamment nourri dans une étable, brisant ses liens, et bondissant sur la plaine, se dirige vers le fleuve rapide, où, superbe, il a coutume de se baigner ; il lève sa tête, laisse flotter sur ses épaules une épaisse crinière, et, fier de sa beauté, ses membres agiles le portent sans effort vers les pâturages où paissent les cavales : tel Hector, emporté par ses pieds agiles, ranime l’ardeur de ses cavaliers, après avoir entendu la voix du dieu. Pour les Grecs, de même que lorsque des chasseurs et des chiens fondent sur un cerf à la haute ramure, ou sur une chèvre sauvage, que protègent une roche élevée et l’épaisse forêt : leur destin n’était pas de saisir cette proie ; mais à leurs cris paraît dans le sentier un lion couvert d’une épaisse crinière, et soudain il disperse cette troupe impétueuse : ainsi les fils de Danaos jusqu’à ce moment s’élançaient en foule contre leurs ennemis, les frappaient de leurs glaives et de leurs fortes lances ; mais à la vue d’Hector parcourant les bataillons des guerriers, ils sont saisis de frayeur, et la force à tous tombe dans leurs pieds.

Alors au milieu d’eux parle Thoas, fils d’Andremon, et le plus illustre des Étoliens : habile à lancer le javelot, intrépide dans un combat de pied ferme, il en est peu qui l’emportent sur lui parmi les Grecs lorsque les jeunes gens disputent d’éloquence ; plein d’amour pour les siens, il s’écrie :

« Dieux ! quel prodige frappe mes regards ! Quoi ! il reparaît de nouveau après avoir échappé au trépas, le terrible Hector. Chacun de nous espérait qu’il avait enfin perdu la vie sous les coups d’Ajax, fils de Télamon ; mais l’un des immortels aura sauvé Hector, lui qui renversa de nombreux enfants de Danaos ; et encore à présent je pense qu’il en sera de même, car ce n’est pas sans le secours du foudroyant Zeus qu’il reparaît à la tête de ses troupes avec une nouvelle fureur : cependant écoute… obéissons tous à l’avis que je propose. Ordonnons à la multitude des soldats de retourner vers les navires ; mais nous, qui dans le camp nous glorifions d’être les plus braves, restons inébranlables ; peut-être pourrons-nous d’abord l’arrêter en dirigeant nos lances contre lui ; je crois que, malgré son audace, il craindra de pénétrer jusque dans la foule des Grecs. »

Il dit : les chefs obéissent aux paroles qu’ils viennent d’entendre. Les deux Ajax, le roi Idoménée, Teucros, Mérion, Mégès, semblable au dieu Arès, disposent le combat, rassemblent les plus braves, et marchent contre Hector et les Troyens ; cependant la multitude derrière eux se rendait vers les vaisseaux.

Les Troyens se précipitent en foule. Hector, à leur tête, s’avance à grands pas ; devant lui marche Apollon, les épaules couvertes d’un nuage ; il porte l’égide formidable, terrible, toute couverte d’un poil épais, et que Héphaïstos, ouvrier habile, à remise à Zeus pour semer l’épouvante parmi les hommes. Le bras armé de cette égide, Apollon commande aux peuples d’Ilion.

Cependant les Grecs réunis soutiennent l’attaque ; du sein des deux armées s’élèvent des cris aigus, et de la corde des arcs s’élancent des flèches ; une foule de traits sont jetés par des mains vigoureuses ; les uns se plongent dans le corps des jeunes guerriers, les autres s’enfoncent dans la terre, avant d’avoir répandu le sang dont ils brûlent de s’assouvir. Tant que le divin Apollon tient l’égide immobile, les traits partent des deux armées, et les peuples périssent également ; mais lorsque ce dieu secoue l’égide en regardant les Grecs, et que lui-même pousse un grand cri, le courage s’amollit dans leur sein, et ils ne se rappellent plus leur mâle valeur. Ainsi, sur de grands troupeaux de bœufs et de brebis, deux bêtes sauvages fondent à l’improviste, durant la nuit obscure, et les dispersent en l’absence du berger ; de même s’enfuient les Grecs intimidés, car Apollon répand parmi eux la terreur, pour combler de gloire Hector et les Troyens. Là, dans cette déroute, chaque guerrier immole un guerrier. Hector tue Stichios et Arcésilas, l’un, chef des vaillants Béotiens, l’autre, compagnon fidèle du magnanime Ménesthée. Énée ravit le jour à Médon et à Iasos ; Médon était fils illégitime d’Oïlée et frère d’Ajax : il habitait Phylace, loin de sa patrie, depuis qu’il avait tué le frère de sa marâtre, d’Ériopis, épouse d’Oïlée. Iasus commandait les Athéniens ; il était fils dg Sphélos, et on l’appelait fils de Boucolis. Polydamas renverse Mécistée ; Politès tue Échios à la tête des combattants, et Clonios périt sous les coups du noble Agénor. Paris frappe dans le dos, vers l’extrémité de l’épaule, Déiochos, qui s’enfuyait des premiers rangs ; le javelot pénètre et s’enfonce tout entier.

Tandis que les vainqueurs dépouillent les morts de leurs armes, les Grecs se précipitent à travers les pieux et le fossé qu’ils ont creusé. Ils fuient de toutes parts, et ; par nécessité, se réfugient derrière les murailles. Hector donne des ordres aux Troyens, et crie à haute voix :

« Attaquez la flotte, abandonnez les sanglantes dépouilles. Celui que je verrai s’éloigner des navires, je lui donnerai la mort ; ses frères, ses sœurs, ne placeront pas son cadavre sur le bûcher, mais il sera la proie des chiens devant nos remparts. »

À ces mots, de son fouet il frappe l’épaule de ses coursiers, et dans les rangs il encourage les Troyens. Avec un bruit terrible, ceux-ci, sur ses pas, dirigent leurs chars et leurs coursiers, en jetant d’épouvantables cris. Devant eux, Apollon, sans effort, renverse de ses pieds les bords du fossé, et les jette dans le milieu ; il ouvre ainsi aux Troyens une voie facile, aussi étendue en largeur que le vol d’un javelot lancé par un guerrier qui essaye sa force. C’est là qu’ils s’élancent par bataillons, ayant à leur tête Apollon, qui tient la terrible égide ; il détruit aisément les murailles des Grecs. Comme, sur le rivage de la mer, un enfant qui a formé un monceau de sable, amusement de son âge, et qui, aussitôt après, des pieds et des mains, le renverse en se jouant, ainsi, puissant Phébos, tu détruisis les pénibles et nombreux travaux des Grecs, et tu répandis le terreur parmi eux. Ils s’arrêtent enfin près des vaisseaux, s’exhortent à l’envi, lèvent les mains vers les dieux, et chacun d’eux leur adresse de ferventes prières ; mais surtout le sage Nestor, protecteur des Grecs, prie en étendant ses mains vers le ciel étoilé :

« O puissant Zeus, si jadis dans la fertile Argos l’un de nous, brûlant sur tes autels la graisse des taureaux et des brebis, t’implora pour son retour, si tu le promis du signe de ta tête, daigne t’en ressouvenir, roi de l’Olympe ; éloigne l’heure fatale, et ne permets pas que les Grecs périssent ainsi sous les coups des Troyens. »

Ainsi parlait Nestor, et Zeus fait retentir sa foudre en exauçant les prières du vieillard, fils de Nélée.

Dès que les Troyens ont entendu le tonnerre du maître de l’égide, ils fondent sur les Grecs avec plus d’impétuosité, en rappelant leur courage. De même que les vagues de la vaste mer surmontent les flancs d’un navire, lorsque souffle la violence des vents, car c’est alors surtout qu’elle grossit les flots ; de même les Troyens à grands cris franchissent les murailles, excitent les coursiers, et tous, armés de lances aiguës, ils combattent près de la flotte ; ils sont sur leurs chars, et les Grecs, montés sur leurs noirs vaisseaux, se défendent avec de fortes massues qui reposaient au fond des navires ; armes pesantes, destinées aux batailles navales, et dont l’extrémité est revêtue d’airain.

Patrocle, tant que les Troyens combattaient autour des murailles et loin des vaisseaux, était resté dans la tente du généreux Eurypyle : il le charmait par ses discours, et versait sur sa vive blessure les baumes salutaires qui calment les amères douleurs ; mais dès qu’il a vu les Troyens franchir les remparts, les Grecs en fuite et en désordre, il pousse un profond soupir, et, de sa main frappant ses genoux, il prononce en gémissant ces paroles:

« Eurypyle, je ne puis, malgré ta détresse, rester plus longtemps en ces lieux. La guerre éclate avec violence ; ton écuyer fidèle te soignera, moi, je vole auprès d’Achille, afin de l’engager à combattre : qui sait si, avec l’aide d’un dieu, mes avis n’exciteront pas son ardeur ? Le conseil d’un ami est toujours salutaire. »

Patrocle s’éloigne à ces mots. Cependant les Grecs soutiennent avec courage l’effort des troupes troyennes ; mais, quoiqu’elles soient peu nombreuses, ils ne peuvent les repousser loin de la flotte. Les Troyens, à leur tour, ne peuvent rompre les phalanges des Grecs, ni se répandre parmi les tentes et les vaisseaux. Comme le cordeau égalise le bois d’un navire sous les mains d’un ouvrier habile et qu’Athéna instruisit dans tous les secrets de son art, ainsi s’étendent sur des lignes égales la guerre et les batailles. Tous, à l’envi les uns des autres, combattaient près des navires. Hector attaque le vaillant Ajax : tous les deux se disputent pour un navire ; mais ils ne peuvent, l’un vaincre son ennemi et embraser la flotte, l’autre repousser celui que conduit un dieu. L’illustre Ajax frappe dans la poitrine le fils de Clytios, Calétor, qui portait la flamme vers les vaisseaux ; il tombe avec fracas, et le brandon échappe de sa main.

Lorsque Hector voit son parent dans la poussière, devant le fort navire, d’une voix formidable il s’écrie :

« Troyens, Lyciens, et vous intrépides fils de Dardanos, n’abandonnez point le combat dans cet étroit espace. Sauvez le corps du fils de Clytios, et que les Grecs n’enlèvent pas les dépouilles du héros qui tomba dans la bataille près des navires. »

Il dit, et lance contre Ajax un dard étincelant ; il n’atteint pas ce guerrier, mais le javelot frappe le fils de Mastor, Lycophron de Cythère, écuyer d’Ajax ; il vivait près de lui depuis le jour où il commit un meurtre dans la religieuse Cythère. Ce guerrier est frappé à la tête, au-dessus de l’oreille, par l’airain acéré, tandis qu’il combattait auprès d’Ajax : du haut de la proue il tombe renversé dans la poudre, et ses forces l’abandonnent. À cette vue Ajax frémit, et, s’adressant à son frère, il dit :

« Généreux Teucros, il nous est ravi notre fidèle compagnon, le fils de Mastor, venu des rivages de Cythère jusque dans nos demeures, où nous l’honorions tous à l’égal de nos parents chéris ; le valeureux Hector l’a tué : mais que sont devenues tes flèches messagères du trépas, et cet arc que te donna le brillant Apollon ? »

Il dit : Teucros l’a compris ; ce héros, accourant, se place près d’Ajax ; dans ses mains il portait son arc flexible, son carquois rempli de flèches ; et aussitôt il lance des traits rapides contre les Troyens. D’abord il frappe le noble fils de Pisénor, écuyer de Polydamas, de la race de Panthée, Clitos, qui tenait les rênes en ses mains ; il était tout occupé du soin des coursiers ; il les dirigeait au sein des plus épaisses phalanges, pour seconder Hector et les Troyens. A l’instant le malheur fond sur lui, et nul, malgré ses vœux, ne peut l’en préserver. Le trait homicide s’enfonce derrière la tête de Clitos, il tombe ; les chevaux se cabrent en agitant le char vide et retentissant. Le roi Polydamas en est bientôt instruit, et, le premier, vient au-devant des coursiers ; il les remet à Astinoos, fils de Protiaon, lui commande de ne pas s’éloigner et de veiller sur ses chevaux : lui cependant vole combattre aux premiers rangs.

Alors Teucros dirige une autre flèche contre le vaillant Hector : sans doute il faisait cesser le combat devant les navires des Grecs, s’il eût ravi le jour à ce héros triomphant ; mais il ne peut tromper la prévoyance de Zeus, qui garantit Hector ; ce dieu refuse cette gloire au fils de Télamon, et lui-même rompt le nerf, fortement tordu, de l’arc irréprochable, au moment où Teucros le tendait contre Hector : la flèche d’airain s’égare dans son vol, et l’arc échappe aux mains de Teucros. Il frémit de rage ; et, s’adressant à son frère :

« Ah, sans doute, un dieu, dit-il, renverse tous nos desseins en ce combat ; il arrache l’arc de mes mains, et rompt le nerf nouvellement tordu que ce matin j’attachai moi-même, pour soutenir l’effort de mes flèches nombreuses. »

« Ami, lui répond Ajax, fils de Télamon, abandonne ton arc et tes flèches, puisqu’un dieu funeste aux Grecs a trompé ton adresse. Prends en tes mains une forte lance, charge tes épaules d’un bouclier, puis attaque les Troyens et excite tes soldats : que les ennemis, quoique vainqueurs, du moins n’envahissent pas sans peine notre flotte. Mais souvenons-nous de notre valeur. »

Il dit : aussitôt Teucros dépose l’arc dans sa tente, couvre ses épaules d’un bouclier revêtu de quatre lames, pose sur sa forte tête un casque ombragé de l’épaisse crinière des coursiers et surmonté d’une aigrette aux ondulations menaçantes ; il s’arme d’une lance à la pointe d’airain, et se hâte en courant d’aller auprès d’Ajax.

Cependant Hector, voyant que les flèches de Teucros sont impuissantes, exhorte ses guerriers, et s’écrie :

« Troyens, Lyciens, braves enfants de Dardanos, soyez hommes ; amis, souvenez-vous de votre valeur devant ces larges navires. Oui, je l’ai vu de mes yeux, Zeus vient de rendre inutiles les flèches d’un héros illustre : aisément les hommes connaissent la puissance de Zeus, soit qu’il accorde aux uns une gloire éclatante, soit qu’il abaisse les autres et refuse de les secourir. Ainsi maintenant il affaiblit le courage des Argiens et nous protège. Marchez donc en foule contre les vaisseaux : si l’un de vous, frappé de près ou de loin, reçoit la mort, qu’il tombe ; il ne périra pas sans gloire pour la patrie ; son épouse sera sauvée, ses enfants, sa maison, tous ses biens, lorsque les Grecs, sur leurs navires, retourneront aux douces terres de la patrie. »

Tandis qu’Hector, par ces paroles, ranime encore le courage et la force de ses soldats, Ajax, de son côté, exhorte aussi ses compagnons :

« O honte, Argiens ! dit-il, c’est maintenant qu’il faut ou périr, ou nous sauver, en repoussant le malheur loin des vaisseaux : espérez-vous, s’ils sont envahis par le brave Hector, retourner à pied dans les terres de votre patrie ? N’entendez-vous pas comme il excite ses troupes, cet Hector qui ne désire que d’embraser votre flotte ? Ce n’est point aux danses qu’il les appelle, mais aux combats. Il n’est aucune pensée, aucun parti plus salutaire que de confondre avec les Troyens et vos bras et votre valeur ; il vaut mieux qu’un instant décide la vie ou la mort que de nous consumer si longtemps dans une guerre lente et cruelle, et d’être ainsi retenus inutilement près de nos vaisseaux, par des guerriers moins braves que nous. »

Ajax, en parlant ainsi, ranime la force et le courage de chaque guerrier. Hector ravit le jour à Schédios, fils de Périmède, et chef des Phocéens ; Ajax tue Laodamas, capitaine des troupes à pied, noble enfant d’Anténor ; Polydamas immole Oton, de Cyllène, compagnon de Mégès, fils de Phylée, et prince magnanime des Épéens. À cette vue, Mégès s’élance contre Polydamas ; mais il n’atteint pas ce guerrier, qui s’incline de côté : Apollon ne permet point que le fils de Panthée périsse aux premiers rangs. Cependant Mégès, de sa lance, frappe Cresmos dans la poitrine : ce guerrier tombe avec un grand bruit, et le vainqueur le dépouille de ses armes. Pendant ce temps s’élance le belliqueux Dolops, qu’engendra Lampos, le plus illustre des hommes et de la race de Laomédon, Dolops, savant dans les combats. Il se précipite sur Mégès, fils de Phylée, dont il perce le bouclier avec sa lance : mais ce héros est garanti par son épaisse et solide cuirasse : c’était celle que Phylée, son père, apporta d’Éphyre, sur les bords du Selléis. Le puissant Euphète, son hôte, la lui donna pour s’en revêtir à la guerre, comme un rempart contre les ennemis ; en ce moment elle repousse le trépas loin de son fils. Mégès, alors, de son glaive aigu, frappe le sommet du casque étincelant de Dolops ; il enlève l’épaisse crinière, qui, teinte nouvellement de pourpre, tombe tout entière dans la poudre. Tandis que Mégès combattait sans reculer, espérant toujours la victoire, le vaillant Ménélas vient le secourir. Il se tient près de lui avec sa lance, sans être aperçu, et frappe Dolops par derrière, à l’épaule : la pointe impatiente et désireuse de pénétrer traverse la poitrine ; Dolops tombe le front contre la terre. Alors, tous deux s’élancent pour lui ravir ses armes ; mais Hector excite tous les parents de Dolops ; et d’abord il s’adresse au fils d’Hicétaon, le courageux Mélanippos. Jadis Mélanippos faisait paître ses bœufs dans Percote, quand les ennemis étaient encore loin ; mais sitôt que parurent les forts navires des enfants de Danaos, il accourut dans Ilion, et signala sa valeur parmi les Troyens. Il habitait dans les palais de Priam, qui le chérissait comme l’un de ses enfants. En ce moment Hector lui adresse ces reproches :

« Quoi donc, Mélanippos, resterons-nous sans vengeance ? Ton cœur n’est-il pas ému de la mort de ton parent ? Ne vois-tu pas comme ils se précipitent sur les armes de Dolops ? Viens, suis-moi ; ce n’est plus de loin qu’il faut désormais combattre les Grecs, mais il faut ou que nous soyons exterminés, ou bien qu’ils s’emparent de la haute forteresse d’Ilion, et qu’ils égorgent ses citoyens. »

En parlant ainsi, il s’avance, et Mélanippos le suit, semblable à un dieu. Le grand Ajax encourageait aussi les Argiens :

« Amis, soyez hommes ; et que la honte réside en votre âme ; rougissez les uns des autres dans ces combats cruels. De tous les hommes qui redoutent cette honte, il en est plus qui se sauvent qu’il n’en est qui périssent ; mais pour les fuyards il ne reste ni gloire ni salut. »

Il dit : ces paroles pénètrent dans l’âme des Grecs, qui déjà brûlaient de renverser leurs ennemis ; tous protègent les navires par un rempart d’airain. Mais Zeus lui-même excite les guerriers d’Ilion.

« O Antiloque ! s’écrie le valeureux Ménélas, il n’est parmi les Grecs aucun guerrier plus jeune que toi, plus rapide à la course, plus brave dans les combats ; ah ! si tu pouvais frapper un chef des Troyens ! »

À ces paroles, Ménélas s’éloigne du héros qu’il vient d’encourager. Aussitôt Antiloque marche à la tête des troupes ; et, portant ses regards de tous côtés, il fait voler un javelot étincelant : les Troyens reculent au coup du guerrier ; il n’a point lancé un trait inutile : il frappe près de la mamelle la poitrine du noble fils d’Hicétaon, Mélanippos, qui s’avançait au fort de la bataille. Il tombe avec fracas, et une ombre épaisse couvre ses yeux. Antiloque se précipite comme un limier sur le chevreuil blessé, qu’un chasseur a frappé d’un coup mortel quand l’animal sortait de sa retraite, et qu’il a privé de ses forces. De même, ô Mélanippe, s’élançait contre toi l’intrépide Antiloque, pour enlever tes armes ; mais il n’échappe point à la vue du divin Hector, qui s’avance en courant à travers la mêlée sanglante. Antiloque n’ose l’attendre, quoique vaillant guerrier : il se retire, semblable au loup destructeur, qui, après avoir égorgé le chien ou le berger auprès des bœufs, s’enfuit avant que la troupe des villageois ne soit rassemblée ; de même s’éloigne le fils de Nestor. Hector et les Troyens, en poussant de grands cris, l’accablent d’une grêle de traits ; Antiloque s’arrête enfin, et se retourne, quand il a rejoint ses compagnons.

Les Troyens, tels que des lions dévorants, se précipitaient sur les vaisseaux ; ils accomplissaient les ordres de Zeus. Ce dieu les anime d’une grande force, et ramollit le courage des Grecs ; il les dépouille de leur gloire, mais excite les Troyens. Il a résolu d’accorder à Hector l’honneur de porter sur la proue des navires une flamme ardente et terrible, pour accomplir entièrement la funeste prière de Thétis ; car le puissant Zeus attend de voir l’éclat d’un navire embrasé. Alors, seulement, il doit opérer la retraite des Troyens loin des navires, et rendre la victoire aux enfants de Danaos. Dans cette pensée, il pousse vers les vaisseaux le fils de Priam, déjà tout bouillant d’ardeur. Furieux, il paraît tel que le dieu Arès à la longue lance, ou tel qu’une flamme désastreuse qui éclate avec fureur sur les montagnes, dans les retraites d’une forêt profonde. Sa bouche écume de rage ; ses yeux brillent à travers ses épais sourcils, et le casque retentit avec horreur sur la tête de l’impétueux Hector. Zeus lui-même le protège du haut des airs, et parmi tant de guerriers, c’est le seul qu’il honore et comble de gloire. Hélas ! sa vie doit être de bien peu de durée, et déjà la déesse Pallas hâte le jour fatal où ce guerrier périra sous les coups du fils de Pélée.

Cependant il s’efforce de rompre les rangs ennemis, en s’élançant partout où la foule est plus nombreuse et les armes plus formidables ; mais il ne peut, malgré son intrépidité, renverser ces phalanges : les Grecs se forment en colonne impénétrable, telle qu’une roche immense, escarpée, qui, sur les bords de la mer blanchissante, résiste aux violents efforts des vents sonores et aux flots soulevés mugissant autour d’elle ; de même les Grecs résistent aux Troyens, et ne sont point effrayés.

Hector, étincelant de feux, s’élance de toutes parts dans la mêlée, et se précipite au milieu des ennemis, comme, sur un léger vaisseau, se précipitent les vagues gonflées par les vents élancés des nuages : tout le navire est couvert d’écume, le souffle impétueux frémit dans la voile, et, au fond du cœur, les pâles matelots tremblent de crainte, car un court espace les sépare de la mort ; ainsi le courage s’évanouit dans l’âme des Grecs. Cependant Hector est pareil au lion furieux, lorsqu’il attaque des génisses qui, nombreuses, paissent l’herbe humide d’un vaste marais. Au milieu d’elles est le berger, inhabile à combattre le monstre qui se précipite sur l’une des génisses ; il erre sans cesse, tantôt aux premiers rangs, tantôt aux derniers, tandis que le lion, s’élançant au sein du troupeau, dévore sa proie, et toutes les autres génisses se dispersent épouvantées. De même, tous les Grecs s’enfuient en tumulte, poursuivis par Hector et par le puissant Zeus. Le héros troyen n’immole cependant qu’un seul guerrier, Périphètes, de Mycènes, fils chéri de Coprée, qui fut jadis le messager du roi Eurysthée auprès du vaillant Héraclès. Périphètes, meilleur que son méprisable père, possédait toutes les vertus ; il était léger à la course, brave dans les combats, et, par sa prudence, l’un des premiers citoyens de Mycènes. Son trépas comble Hector d’une gloire immortelle ; comme il se tournait en arrière, Périphètes fut ébranlé par l’extrémité de son bouclier, rempart des traits, et qui s’étendait jusqu’à ses pieds ; embarrassé dans cette armure, il tombe à la renverse, et le casque qui couvre sa tête retentit d’un bruit terrible. Hector le voit ; près de ce héros il arrive en courant, lui plonge sa lance dans le sein, et le tue au milieu de ses compagnons, qui, malgré leur douleur, n’osent le secourir, tant ils redoutent le divin Hector.

Alors les Grecs, tournés du côté des vaisseaux, se réfugient près de ceux qui, les premiers, furent tirés sur le rivage. C’est là qu’ils se répandent en foule. Ainsi les Argiens, par nécessité, abandonnent les premières lignes des navires : réunis, ils s’arrêtent auprès des tentes, mais ne se répandent point parmi le camp, car la honte et la crainte les retiennent encore. Là ils ne cessent de s’exhorter les uns les autres ; mais surtout le prudent Nestor, protecteur des Grecs, les prie au nom de leurs parents, et suppliant, il dit à chacun d’eux :

« Amis, montrez-vous en héros ; ayez honte en vous-mêmes des autres hommes ; souvenez-vous de vos enfants, de vos épouses, de vos biens, de vos pères, soit qu’ils vivent encore, soit que la mort les ait ravis ; eux absents, c’est moi qui vous supplie de rester inébranlables, et de ne point vous livrer à la fuite. »

Ce discours ranime la force et le courage des soldats. Athéna écarte de leurs yeux le sombre nuage envoyé par Zeus. A l’instant une vive lumière éclate de deux côtés, et des vaisseaux et des sanglantes batailles. En sorte que ceux qui, restés aux derniers rangs, ne combattaient point, et ceux qui combattaient avec fureur près des vaisseaux rapides, découvrent l’intrépide Hector avec ses compagnons.

Cependant le magnanime Ajax ne peut consentir à rester dans l’endroit qu’ont abandonné les autres fils des Grecs. Il parcourt à grands pas les ponts des navires, et balance en ses mains une massue destinée aux batailles navales ; elle est garnie de pointes de fer, et longue de vingt-deux coudées. Ainsi, lorsqu’un homme est habile à conduire les chevaux, entre plusieurs, il en réunit quatre, et, les excitant du milieu de la plaine, il les dirige vers la ville, en suivant une route fréquentée. Alors la foule le contemple avec admiration, les hommes et les femmes ; lui cependant s’élance d’aplomb, et à chaque instant il passe tour à tour de l’un à l’autre coursier, pendant qu’ils volent avec rapidité. Tel Ajax parcourt les ponts des navires, en marchant à grands pas ; sa voix s’élève jusqu’aux cieux. Sans cesse, et avec de grands cris, il exhorte les soldats à défendre les tentes et les vaisseaux. Mais Hector ne reste point oisif dans la foule des vaillants Troyens. Comme l’aigle impétueux fond sur une troupe d’oies sauvages, de grues, ou de cygnes au long cou, paissant aux bords d’un fleuve ; tel Hector attaque les navires à la poupe azurée, et renverse tout devant lui. Zeus le pousse de sa main toute-puissante, et entraîne le peuple d’Ilion sur les pas du héros.

La bataille se renouvelait avec furie autour de la flotte ; on aurait dit que des hommes infatigables, invincibles, commençaient une guerre entre eux, tant ils combattaient avec violence. Telle était la pensée des deux partis ennemis : les Grecs ne songent plus à fuir leur malheur, mais à périr ; chaque Troyen, au contraire, espère en son cœur embraser la flotte et immoler les héros de la Grèce : dans ce désir, ils s’attaquaient mutuellement.

Alors Hector saisit la proue d’un superbe et rapide navire, celui qui porta Protésilaos aux rives d’Ilion, mais, hélas ! qui ne le ramena point aux terres paternelles. Autour de ce vaisseau les Grecs et les Troyens s’égorgent à l’envi ; ils n’attendent pas de loin ni les flèches ni les javelots, mais, rapprochés, ayant tous une égale ardeur, ils combattent avec des haches tranchantes, de longues épées et des lances aiguës. De toutes parts les glaives à la noire poignée tombent des mains et des épaules de ces guerriers valeureux ; la terre est abreuvée de sang. Cependant Hector n’abandonne point le haut de la proue que ses mains ont saisie, et donne cet ordre aux Troyens :

« Apportez la flamme, et marchez en foule aux combats. Zeus nous accorde enfin ce jour le plus mémorable de tous, où nous devons détruire les navires qui, venus malgré les dieux, nous causèrent tant de maux par les faibles conseils des vieillards : quand je voulais qu’on attaquât les poupes de ces vaisseaux, ils arrêtaient mon bras, et retenaient l’armée. Ah ! si Zeus aveuglait alors nos armes, c’est ce dieu lui-même qui maintenant nous encourage et nous conduit. »

À ces mots, les Troyens fondent sur les Grecs avec plus de fureur. Ajax ne résiste plus ; il est accablé de traits : ce héros, croyant mourir, se recule jusqu’au banc des rameurs, long de sept pieds, et abandonne la poupe du navire. Là, observant tout, il s’arrête, et de sa lance écarte quiconque parmi les Troyens porte le feu dévorant ; d’une voix formidable il ne cesse d’exhorter les Grecs.

« O mes compagnons ! dit-il, braves enfants de Danaos, héros chéris d’Arès, soyez hommes ; mes amis, rappelez votre mâle courage. Pensez-vous derrière vos rangs trouver quelque vengeur, quelques remparts qui garantiront de la mort vos soldats ? Il n’est derrière nous point de villes munies de fortes tours, où nous puissions trouver un asile et le secours d’un peuple de guerriers ; mais nous sommes dans les champs des belliqueux Troyens, adossés à la mer, éloignés de notre patrie. Il n’est de salut que dans nos mains, et non dans l’oubli des combats. »

Il dit, et, furieux, il pousse les ennemis avec sa pointe acérée. Celui des Troyens qui, docile aux ordres d’Hector, apportait la flamme vers les navires, est à l’instant blessé par Ajax, qui l’atteint de sa forte lance ; et devant les vaisseaux il frappe douze guerriers.

Fin du chant 15 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)