Depuis l’enregistrement live de Toscanini et celui, de studio, de Beecham, tous deux datant de 1937, La Flûte enchantée (en allemand, Die Zauberflöte) a connu bien des incarnations au disque, et l’Occident, bien des révolutions. Pour cet opéra protéiforme, c’est pour nous un émerveillement d’en découvrir les multiples facettes, car rares sont les interprétations qui ne "fonctionnent" pas. Chaque chef nous a livré une part de son âme en dirigeant La Flûte enchantée, et ce n’est pas une banalité : au contraire d’un opéra "figuratif" comme Le Nozze di Figaro, par exemple, les abstractions de ce Singspiel féerique nécessitent le souffle d’un génie re-créateur pour s’animer.

Une évolution majeure, dans le monde de la musique enregistrée, fut celle, progressive et quelquefois régressive, de la recherche de la qualité sonore et de la pérennité des supports. Cette évolution a considérablement modifié notre perception et nos exigences. Si nous sommes prêts à affronter les jungles sonores d’enregistrements anciens ou pirate (voire anciens et pirate) pour vibrer au dramatisme de certaines performances, le calme relatif de la Flûte enchantée, ainsi que son côté merveilleux, nous font rechigner à conseiller des interprétations anciennes, d’autant qu’elles prennent beaucoup de libertés avec les intentions de Mozart (les rôles des trois "génies" confiés à des femmes…)… et ce d’autant plus que nous trouvons, parmi des enregistrements relativement récents, de quoi satisfaire tous nos caprices.

Nous ne nous arrêterons donc pas aux enregistrements de Toscanini, Beecham, le premier Karajan et Fricsay : outre une qualité sonore qui va d’exécrable à médiocre, elles présentent des insuffisances flagrantes au niveau du chant qui, pour nos oreilles modernes, est souvent très maniéré.

Pentastella da Kulturica

Klemperer 1964

Reine de la Nuit : Lucia Popp – Pamina : Gundula Janowitz – Tamino : Nicolai Gedda – Papageno : Walter Berry – Sarastro : Gottlob Frick – Philharmonia Orchestra and Chorus

La très belle édition de 2016 de l’enregistrement d’Otto Klemperer, qui donna lieu à un « remastering ».

Le premier enregistrement sur lequel nous nous arrêterons est celui de Klemperer. On l’a qualifié de "sérieux", il a bénéficié de l’approbation glaçante des tenants d’une interprétation maçonnique, voire mystique, de cette œuvre. Pour notre part, c’est plutôt à une "prise au sérieux" que l’on a affaire, une étude en profondeur de la partition, qui ne néglige ni le sacré, ni le féerique, ni la comédie de cet opéra, les met en perspective, en contraste, et leur donne des dimensions que l’on n’avait pas soupçonnées jusqu’à l’année 1964 où Klemperer enregistra cette Flûte enchantée d’anthologie.

Côté direction, nous retrouvons l’excellence de Klemperer, cette sorte de magnétisme qui rend les enregistrements de ce grand chef si denses, si passionnants, son geste ample, prenant, sans le moindre tunnel ni trou noir.

Nous sommes ravis par l’excellent choix de chanteurs, tant du point de vue des capacités techniques que de l’adéquation aux rôles et de l’implication personnelle. Klemperer a réussi son pari en confiant les deux grands rôles féminins à des chanteuses débutantes : Lucia Popp étincelle en Reine de la Nuit, rôle qu’elle pouvait alors tenir (elle brillera encore davantage dans des rôles lyriques par la suite), et Gundula Janowitz, l’une des plus belles voix allemandes de la seconde moitié du 20e siècle, nous livre une Pamina émouvante, montrant un engagement bien supérieur à celui auquel la grande cantatrice nous habituera par la suite. Un Nicolai Gedda plein d’enthousiasme juvénile en Tamino, un Walter Berry tout en rondeurs, un Gottlob Frick aux graves abyssaux dans les premiers rôles masculins complètent notre bonheur. Les trois dames, malgré leurs qualités individuelles, déçoivent un peu : Elisabeth Schwarzkopf dans un mauvais jour, Christa Ludwig, sublime, et Marga Höffgen, plus wagnérienne que mozartienne, ne réussissent pas l’osmose désirée pour le "rôle à trois têtes" très présent dans cet opéra. Les trois génies sont tenus par des femmes, mais les plus angéliques qui soient, en premier lieu Agnès Giebel.

Pentastella da Kulturica

Solti 1990

Reine de la Nuit : Sumi Jo – Pamina : Ruth Ziesak – Tamino : Uwe Heilmann – Papageno : Michael Kraus – Sarastro : Kurt Moll – Wiener Philharmoniker und Staatsopernchor

L’édition originale de l’enregistrement de Sir Georg Solti.

Les visiteurs de Kulturica seront peut-être surpris de découvrir, parmi les références, le second enregistrement de studio de Georg Solti, celui de 1990. Solti était — pour certains — un chef plus brillant que profond, mais, ciel !, quel brillance ! Elle confère à cet enregistrement de quoi passer des moments plus que plaisants, heureux.

La distribution est un peu en retrait par rapport à celle de Klemperer, mais beaucoup plus homogène, et surtout bien meilleure que celle du premier enregistrement de studio de Solti, et chaque chanteur est parfaitement à sa place dans le rôle qui lui est attribué. C’est sans doute le meilleur enregistrement de Ruth Ziesak (ici en Pamina) depuis l’Oratorio de Noël dirigé par Ralf Otto. Sumi Jo, à la voix réputée "légère", surprend très agréablement en Reine de la Nuit, à mille lieues des rossignols d’enregistrements surestimés, et remplit aisément l’écrin musical que Mozart a composé pour ce rôle extravagant. Même si nous ne sommes pas des fans de Uwe Heilmann, il faut saluer sa performance en tant que Tamino. Les trois dames (formant peut-être l’ensemble le plus harmonieux au disque) et les trois génies sont parfaits, et l’on découvre avec joie que l’enfant Max Emmanuel Cenčić, en 1990 jeune prodige des petits chanteurs de Vienne, était bien le père de l’homme Max Emmanuel Cenčić, aujourd’hui contreténor adulé.

Dans un monde où l’on confond souvent beauté et superficialité, cet enregistrement témoigne de la longue histoire d’amour entre La Flûte enchantée et Solti. Comme pour un virtuose qui se jouerait des difficultés d’une partition, la compréhension profonde de l’œuvre par le chef se traduit par une sensation de facilité, d’évidence, d’où éclot la beauté. Rien de superficiel là-dedans.

N.B. Est paru, il y a quelques années, un coffret contenant des enregistrements des opéras de Mozart par Solti. L’enregistrement dont il est question ici ne fait pas partie de ce coffret, qui contient les premiers enregitrements de Solti, et donc la Flûte enchantée de 1969, nettement moins satisfaisant.

Pentastella da Kulturica

Östman 1992

Reine de la Nuit : Sumi Jo – Pamina : Barbara Bonney – Tamino : Kurt Streit – Papageno : Gilles Cachemaille – Sarastro : Kristinn Sigmundsson – Chœur et orchestre du Théâtre de Drottningholm

L’enregistrement d’Arnold Östman, la référence des versions sur instruments anciens, une référence dans l’absolu.

Du côté des "baroques", nous avons une autre surprise : la réalisation suédoise d’Arnold Östman, en 1992, qui surpasse de plusieurs têtes celles des Gardiner, Norrington, Jacobs et autres. Après une excellente "trilogie Da Ponte", quoique quelque peu oblitérée par des plateaux inégaux, Östman nous livre un joyau presque sans défaut.

Fruit d’un long travail et de la confrontation de la production avec le public du théâtre de Drottningholm, cet enregistrement est splendide, comme un cadeau de Noël pour enfants émerveillés. L’orchestre, rompu à cette musique, sonne parfaitement, avec la touche chatoyante et légère, mais nullement grinçante ici, des meilleurs orchestres sur instruments anciens, et le plateau conjugue homogénéité, beauté vocale et don de soi, et il suffit de prononcer le nom de Barbara Bonney, qui tient le rôle de Pamina, pour définir le "diapason" de cette production

Mais, plus que tout, on apprécie une certaine humilité, une douceur, voire une naïveté, que l’on ne trouve pas dans les enregistrements précédents. Östman n’est ni Klemperer, ni Solti, et c’est parce qu’il regarde la Flûte enchantée avec des yeux d’enfants qu’il parvient à nous captiver autant que ces "monstres sacrés".

N.B. Il existe également un coffret comportant les quatre grands opéras de Mozart, dont la Flûte enchantée, par Östman, captés à Drottningholm.


Pentastella da Kulturica

Abbado 2005

Reine de la Nuit : Erika Miklosa – Pamina : Dorothea Röschmann – Tamino : Christoph Strehl – Papageno : Hanno Müller-Brachmann – Sarastro : René Pape – Mahler Chamber Orchestra, Arnold Schönberg Chor

L’enregistrement d’Abbado, version imparfaite mais éblouissante, rose d’argent unanime de Kulturica.

Enfin, dernier en date mais non des moindres, Claudio Abbado, fantastique chef d’opéra italien, était aussi un grand mozartien qui nous a livré d’excellentes Nozze di Figaro (1994) et un Don Giovanni (1997) exceptionnel. Pour La Flûte enchantée (2005), on peut même parler de transcendance : après la grave maladie dont il a souffert au début du siècle, il s’est tourné vers un répertoire qu’il avait peu fréquenté auparavant, avec l’intensité et la spiritualité dont témoignent les êtres d’exception.

Et pourtant, c’est d’humilité qu’il faut parler ici, celle d’une petite église italienne face aux cathédrales Klemperer et Solti, face aux festivités plus païennes d’Östman, mais où brille une foi autrement plus fervente, impression renforcée par le fait qu’il s’agit d’un enregistrement public, donc par nature imparfait, mais générateur de sensations plus fortes.

Sous la direction d’Abbado, l’orchestre qu’il a créé, le Mahler Chamber Orchestra, sonne admirablement, conjuguant légèreté d’un orchestre baroque et rondeur d’un orchestre d’instruments modernes.

Le plateau est, comme Kulturica les aime, parfaitement homogène. Les voix sont parfaitement adaptées à leur rôle, bien que sensiblement sur-dimensionnées par rapport à celles que l’on a l’habitude d’entendre dans cet opéra. Dorothea Röschman est une Pamina sensible, avec le "plus" qu’apporte un timbre riche, proche du mezzo. Erika Miklosa, en Reine de la Nuit, possède également un timbre riche, étonnant dans ce rôle et donnant une profondeur inattendue à ce personnage. Christoph Strehl renoue avec la tradition des grands ténors plein de jeunesse et de fougue, dans le style de Fritz Wunderlich, tandis que René Pape en Sarastro nous rappelle Hans Hotter, avec cette "fêlure" qui rendait ses interprétations si poignantes. Hanno Müller-Brachmann en Papageno est un peu court de timbre (un mauvais soir ?), mais il est autrement plus séduisant pour une Papagena que les "gros nounours vieillissants" habituels. Les trois dames sont pleines de vivacité et ensorcelantes, comme le suggère le livret. Les trois génies, membres anonymes du chœur d’enfants de Tolz, sont tels que des enfants ont le droit d’être, charmants et fragiles.

Bref, un enregistrement hors normes, hors compétition, simplement idéal, auquel Kulturica est fière d’accorder sa rose d’argent.

Pentastella da Kulturica

D’un point de vue pratique, l’enregistrement de Klemperer est sans dialogues, ce pour quoi nous lui sommes très reconnaissants. L’enregistrement d’Abbado offre une division en plages séparant musique et dialogues, ce pour quoi nous lui sommes également reconnaissants. Ceux de Solti et d’Östman, avec dialogues, n’offrent pas la possibilité de programmer l’écoute en omettant les dialogues, ce qui constitue un sérieux handicap, même si les interprètes sont aussi bons acteurs que chanteurs.