Musiciens, par Lorenzo Costa

Ce tableau de Lorenzo Costa (vers 1490) évoque davantage le style madrigalesque que le recitar cantando…

Stile rappresentativo et Recitar cantando sont les styles qui ont fait passer la musique du monde médiéval à la Renaissance. Associés à Monteverdi et à ses contemporains, ils restent pourtant toujours actuels.

1492 est la date historique où le Moyen Âge fait place à la Renaissance, mais, dans l’histoire de l’art et de la littérature, en Italie, la Renaissance avait déjà commencé plus d’un siècle plus tôt. Un courant de renouveau souffle sur l’Europe, tandis qu’une sombre menace pèse sur le continent américain et que deux tiers des Espagnols sont chassés de leur pays : philosophie, religion, sciences, tout semble naître ou renaître à une nouvelle réalité. Dans le domaine des beaux-arts, un Michel-Ange a fait entrer sculpture et peinture dans cette ère nouvelle dès le début du 16e siècle. Et la poésie italienne était en renouveau permanent depuis Dante et Pétrarque. Mais la musique, quant à elle, reste, en cette fin de 16e siècle, encore bien accrochée à l’art médiéval.

Sur le plan musical, un siècle plus tard, pourtant, rien n’avait changé : la polyphonie franco-flamande, cette manière de composer à plusieurs voix de manière à préserver l’harmonie entre les parties, avait atteint une perfection formelle et des prodiges de complexité qui semblaient devoir exclure toute possibilité d’amélioration, mais, également, rendaient les textes chantés incompréhensibles.

Que ce soit du côté religieux (la polyphonie était essentiellement une musique d’église) que du côté profane, cette musique ne pouvait plus satisfaire les philosophes et les musiciens de la Renaissance. Si un texte poétique recèle en lui une émotion, pourquoi cette émotion devrait-elle être sacrifiée lorsqu’on le met en musique ?

La Camerata fiorentina, s’appuyant sur d’anciens traités grecs à propos du théâtre et de la musique, et notamment sur ceus d’Aristote, a élaboré une définition de ce que pourrait être une musique de la Renaissance, traversée par l’émotion, touchant le coeur de l’homme pour le transformer, comme c’était le cas dans le théâtre de la Grèce antique, les représentations théâtrales provoquant le phénomène de "catharsis".

Les premières expressions musicales de ces réflexions sont dues à Giulio Caccini et à Jacopo Peri, membres de la Camerata, et compositeurs des tout premiers opéras de l’histoire. Caccini, en 1601 et 1614, fait publier deux recueils de chant soliste accompagné d’une basse continue, recueils baptisés le Nuove musiche.

Si le texte en lui-même produit l’émotion, alors c’est au texte que la musique doit s’attacher. "Prima le parole, dopo la musica", d’abord les mots, ensuite la musique. C’est de ce principe que naît le "recitar cantando", la déclamation chantée, proche du texte et de ses rythmes, "senza battuta" (sans battre la mesure), dont la réalisation la plus parfaite est sans doute le Lamento d’Arianna de Monteverdi. Il ne faut pas confondre ce type de déclamation chantée avec le récitatif : le récitatif est une "invention" de l’opéra romain et du compositeur Landi, et il a pour but de "faire avancer l’histoire", sans soucis de musicalité. Le recitar cantando est, à l’opposée, d’une musicalité extrême, mais peu de compositeurs s’y sont frottés.

Le stile rappresentativo, dont le Combattimento di Tancredi e di Clorinda de Monteverdi peut-être considéré comme le manifeste, désigne une réalité plus vaste qui englobe bien sûr le recitar cantando. On parle d’ailleurs parfois de "genre" (genere) plutôt que de "style" (stile) "rappresentativo". Il désigne toute musique tendant à la "représentation" de l’âme humaine, de ses passions, de ses émotions, cette représentation pouvant passer par le chant ou par la musique instrumentale. Ainsi, le "stile rappresentativo" n’a cessé de s’imposer dans la musique depuis 1600, et reste toujours au coeur de la musique.

Il n’en est pas de même pour le "recitar cantando", qui s’est effacé devant le récitatif. Néanmoins, dès qu’un compositeur s’incline devant un texte poétique, qu’il cherche à s’en rapprocher autant que possible par sa musique, dédaignant les effets mélodiques au profit de l’exactitude des sentiments, alors il "fait" du recitar cantando. Comment qualifier autrement le Pelléas de Debussy, voire le Chant de la Terre de Mahler ?