L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Combat d’Ulysse et d’Iros.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

En ce moment arrive un pauvre de profession, qui mendiait dans la ville d’Ithaque, et, remarquable par son avide gloutonnerie, il mangeait et buvait sans mesure ; mais il n’avait ni force ni courage : cependant il était d’une haute taille. Il se nommait Arnéos, c’est le nom qu’à sa naissance lui donna sa mère ; mais tous les jeunes gens l’appelèrent Iros, parce qu’il faisait les messages que chacun lui donnait. Cet homme en arrivant veut chasser Ulysse du palais, et, l’accablant d’outrages, il lui parle en ces mots :

« Fuis de ce portique, vieillard, de peur que tu ne sois en traîné par les pieds ; ne vois-tu pas que tous me font signe, et m’ordonnent de te chasser ? Mais j’en rougirais en vérité. Retire-toi, de peur qu’entre nous il ne s’élève une querelle et que nous n’en venions aux mains. »

Ulysse, le regardant avec indignation, répondit en ces mots :

« Malheureux, je ne te fais ni ne te dis aucune injure, et n’envie point ce qu’on te donne, quels que soient les présents que tu recevras. Ce seuil suffit à tous les deux ; il ne te faut pas envier les biens des autres : tu me parais être un pauvre mendiant comme moi, mais les dieux dans la suite peuvent nous donner l’opulence. Toutefois, ne me menace pas avec tes mains, de peur, quoique je sois vieux, que je ne souille de sang ta poitrine et tes lèvres : demain je goûterais ici plus de repos, car je ne crois pas que tu revinsses désormais dans les demeures du fils de Laërte. »

« Grands dieux ! s’écrie Iros tout en courroux, avec quelle volubilité parle ce glouton, on dirait une vieille enfumée ; mais je l’accablerai de coups, en le frappant avec mes deux mains, et de ses mâchoires je ferai pleuvoir ses dents à terre, comme celles d’un sanglier ravageant les moissons. Maintenant, prends ta ceinture, et que ces héros soient témoins de notre lutte ; mais te battras-tu contre un homme plus jeune que toi ? »

C’est ainsi que devant les portes élevées, et sur le seuil éclatant, ils se disputaient avec aigreur. Le fort Antinoos est le premier qui les aperçoit, et, riant avec délices, il dit aux prétendants :

« O mes amis, jamais rien n’est arrivé de semblable ; quel plaisir un dieu nous envoie dans ce palais ! Iros et l’étranger brûlent de s’attaquer l’un l’autre, hâtons-nous de les mettre aux prises. »

Il dit ; tous se lèvent en riant, et se rassemblent autour des deux mendiants couverts de haillons. Cependant le fils d’Eupithès, Antinoos, fait entendre ces mots :

« Valeureux prétendants, écoutez-moi que je vous parle : les ventres des chèvres cuisent sur le feu ; nous les avons placés pour le repas du soir, en les remplissant de graisse et de sang ; eh bien ! que celui des deux qui vaincra, que celui qui sera le plus fort, se présente et prenne la portion qu’il désire : désormais il sera toujours admis à nos festins, et nous ne permettrons pas que nul autre vienne mendier ici. »

Il dit, et chacun applaudit à ces paroles. Alors le prudent Ulysse, imaginant une ruse, leur tient ce discours :

« Princes, sans doute il n’est pas juste que contre un homme jeune combatte un vieillard terrassé par l’infortune ; mais la faim cruelle m’oblige à recevoir encore de nouvelles blessures. Toutefois, jurez tous, par un inviolable serment, qu’aucun de vous, pour favoriser injustement Iros, ne me frappera d’une main pesante et ne me soumettra par force à cet homme. »

Tous promettent aussitôt ce que désire Ulysse. Quand ils ont juré, que les serments sont terminés, le héros Télémaque se lève, et parle en ces mots :

« Étranger, si votre âme et votre noble cœur vous excitent, chassez cet homme, ne redoutez aucun des Grecs ici présents : il serait attaqué par plusieurs celui qui vous frapperait. C’est moi qui suis votre hôte ; ces princes m’approuveront, Antinoos ainsi qu’Eurymaque, tous deux pleins de prudence. »

Il dit ; tous les prétendants applaudissent. Cependant Ulysse s’entoure de ses haillons comme d’une ceinture ; il fait paraître ses cuisses fortes et nerveuses, et laisse voir ses larges épaules, sa poitrine et ses bras vigoureux ; Athéna, accourue près de lui, fortifie encore les membres de ce pasteur des peuples. Tous les prétendants sont frappés d’une grande surprise ; ils parlent entre eux, et se disent les uns aux autres :

« Ah ! bientôt Iros anéanti ressentira le malheur qu’il s’est attiré. Quels membres ce vieillard nous découvre de dessous ses haillons ! »

Tels étaient leurs discours ; cependant l’âme d’Iros était cruellement agitée. Mais des serviteurs lui mettent par force une ceinture, et l’amènent tout tremblant ; ses membres frissonnent de crainte ; Antinoos alors l’accable de reproches, et lui dit :

« Vil fanfaron, tu ne devrais plus vivre maintenant, ni même avoir reçu le jour, si, tremblant d’une vive crainte, tu redoutes ce vieillard, terrassé par l’infortune qui l’accable. Mais je te le déclare, et mes paroles s’accompliront : si cet homme est ton vainqueur, s’il est le plus fort, je te jetterai dans un navire, et je t’enverrai sur le continent au prince Échétos, le plus cruel des hommes, qui te coupera le nez, les oreilles avec l’airain tranchant, t’arrachera les signes de la virilité, et les donnera tout palpitants aux chiens, pour être leur pâture. »

À ces menaces, une frayeur plus grande agite encore ses membres. Cependant on le conduit au milieu de l’assemblée. Les deux combattants lèvent leurs mains ; alors le vigoureux Ulysse balance en lui-même s’il frappera son adversaire jusqu’à lui faire perdre la vie, ou si, l’attaquant avec peu de force, il l’étendra seulement sur la terre. Dans sa pensée il lui semble préférable de l’attaquer avec peu de force pour n’être point reconnu par les Grecs. Tous les deux tenant les bras élevés, Iros le premier frappe l’épaule droite d’Ulysse, qui le frappe à son tour dans le cou, non loin de l’oreille, et lui brise les os. À l’instant la bouche d’Iros est remplie d’un sang noir ; il tombe dans la poussière en mugissant, ses dents sont fracassées, et ses pieds s’agitent sur la terre. Alors tous les prétendants, les mains élevées, se mouraient de rire. Cependant Ulysse entraîne Iros par les pieds hors du palais, jusque dans la cour, auprès des portes, et le laisse appuyé contre le mur de la cour ; puis, lui remettant un bâton entre les mains, il lui parle en ces mots :

« Reste là maintenant pour éloigner les chiens et les porcs, et ne prétends plus, toi qui n’es qu’un misérable, te faire le roi des étrangers et des pauvres, de peur d’éprouver un malheur plus terrible encore. »

En achevant ces mots, il jette sur ses épaules sa besace déchirée et toute rapiécée ; une corde lui servait de ceinturon. Ensuite il va se rasseoir sur le seuil ; tous ceux qui se trouvaient dans la salle riaient aux éclats et le félicitaient par ces paroles :

« Étranger, que Zeus et les dieux immortels t’accordent tout ce que tu désires, et que ton âme soit comblée de joie, pour avoir empêché ce glouton de mendier désormais par la ville ; car bientôt nous l’enverrons sur le continent au prince Échétos, le plus cruel des hommes. »

Ainsi parlent tous les prétendants ; le divin Ulysse se réjouit de cet heureux présage. Alors Antinoos apporte au héros le ventre énorme de la victime tout rempli de graisse et de sang ; Amphinomos lui donne deux pains, qu’il prend dans une corbeille, lui présente une coupe d’or, et lui dit ces mots :

« Salut, vénérable étranger ; puissiez-vous être heureux à l’avenir, bien que maintenant vous soyez accablé de maux nombreux. »

« Cher Amphinomos, répondit Ulysse, vous me paraissez être un homme prudent : tel fut votre père. J’appris autrefois sa bonne renommée, j’appris que Nisos fut toujours dans Dulichium un prince opulent et généreux ; c’est de lui, dit-on, que vous êtes né : vous êtes en tout semblable à ce sage héros. C’est pour cela que je vous parlerai ; prêtez-moi donc attention, écoutez-moi. La terre ne nourrit rien de si faible que l’homme, parmi tous les êtres qui respirent et rampent sur cette même terre. Il dit que le mal ne l’atteindra jamais dans l’avenir, tant que les dieux lui donnent de la force et que ses membres sont pleins de vigueur ; mais lorsque les dieux fortunés le livrent aux malheurs, c’est malgré lui qu’il se résigne à les supporter. Tel est l’esprit des faibles humains, il est selon le jour que lui donne le père des hommes et des dieux. Ainsi moi-même je devais être heureux parmi les mortels, et je commis bien des injustices, entraîné par ma force et ma puissance, et plein de confiance en l’appui de mon père et de mes frères. Que l’homme donc ne soit jamais injuste, qu’il goûte en silence les bienfaits des dieux, comme ils nous les accordent. Cependant, je vois ici les prétendants commettant de grandes injustices, dévastant les richesses, et même outrageant l’épouse d’un homme qui, je pense, ne sera pas longtemps éloigné de sa patrie et de ses amis, qui même est près de ces lieux. Puisse un dieu vous ramener dans vos demeures, pour que vous ne combattiez pas ce héros quand il reviendra dans sa patrie. Ce n’est pas sans répandre bien du sang qu’aura lieu la lutte entre les prétendants et lui, lorsqu’il reviendra dans son palais. »

Il dit, puis ayant fait les libations, il boit le vin délicieux et remet la coupe au chef des peuples. Celui-ci cependant, le cœur rempli de tristesse, traverse la salle en secouant la tête ; son âme présageait le malheur. Il ne put éviter le destin ; Athéna l’arrêta, pour qu’il pérît sous les coups et par la forte lance de Télémaque. Amphinomos alla donc se rasseoir sur le siège qu’il venait de quitter.

En ce moment la déesse Athéna inspire à Pénélope, fille d’Icarios, de se montrer aux prétendants pour exciter encore leurs désirs et pour être honorée de son fils et de son époux plus encore qu’auparavant. Laissant échapper un doux sourire, elle appelle Eurynomé, et lui dit ces mots :

« Eurynomé, mon cœur souhaite, comme jamais il ne m’est arrivé jusqu’à ce jour, de me montrer aux prétendants, quoiqu’ils soient odieux ; je veux dire à mon fils une parole qui lui sera profitable, de peur qu’il ne se confie entièrement à ces hommes superbes, eux qui parlent bien, mais qui dans le fond pensent mal. »

L’intendante du palais répondit en ces mots :

« Que toutes ces choses s’accomplissent, mon enfant, vous parlez avec sagesse. Allez, dites une parole à votre fils, ne lui cachez rien ; après que vous aurez lavé votre corps et parfumé vos joues, ne vous présentez point avec un visage baigné de larmes : il serait mal de montrer que vous pleurez toujours. Votre fils maintenant est dans l’adolescence, tel que vous demandiez aux dieux de le voir. »

La sage Pénélope répondit en ces mots :

« Eurynomé, vous ne me persuaderez pas, malgré votre sollicitude, de laver mon corps, et de me parfumer d’essences ; les dieux, habitants de l’Olympe, m’ont ravi la beauté depuis le jour où mon époux est monté sur son vaisseau. Mais avertissez Hippodamie ainsi qu’Autonoé, pour qu’elles m’accompagnent dans le palais ; je n’irai point seule au milieu de ces hommes, je suis retenue par ma pudeur. »

Elle dit ; la vieille servante sort aussitôt de la chambre pour avertir les femmes, et les presser de venir.

Cependant la déesse Athéna conçoit une autre pensée ; elle répand un doux sommeil sur la fille d’Icarios. Celle-ci repose étendue, et tous ses membres, fatigués, se délassent sur une molle couche ; durant son sommeil, la puissante Pallas lui donne des présents immortels, afin que tous les Grecs l’admirent. D’abord elle lave le beau visage de Pénélope avec l’essence divine dont se parfume Cythérée couronnée de fleurs, lorsqu’elle conduit l’aimable chœur des Grâces ; Athéna ensuite la fait paraître plus grande et plus forte ; elle la rend plus blanche que l’ivoire nouvellement travaillé. Après avoir accompli ce dessein, la déesse puissante se retire.

Bientôt les deux suivantes arrivent en parlant à haute voix ; le doux sommeil s’enfuit, et Pénélope, essuyant son visage avec ses mains, s’écrie aussitôt :

« Hélas, infortunée ! un doux assoupissement m’enveloppait tout entière ; puisse à l’instant même la chaste Artémis ainsi m’envoyer une douce mort, afin que je ne me consume pas éternellement dans les larmes, en regrettant le noble courage d’un époux chéri, car il était le plus illustre des Grecs. »

Pénélope, en achevant ces mots, quitte ses riches appartements, non point seule, deux servantes la suivaient. Quand la plus noble des femmes est arrivée auprès des prétendants, elle s’arrête sur le seuil de la porte solide, ayant un léger voile qui couvre son visage ; les deux suivantes se tiennent à ses côtés. Alors les prétendants sentent fléchir leurs genoux, et leur âme est troublée d’amour ; tous désirent partager sa couche. Elle, cependant, dit à Télémaque, son fils chéri :

« Télémaque, il n’est en vous ni pensées inébranlables ni prudence ; n’étant encore qu’un enfant, votre esprit annonçait plus de sagesse ; mais maintenant que vous êtes grand, et que vous avez atteint l’adolescence, lorsque tout homme étranger dit, en voyant votre taille et votre beauté, que vous êtes le fils d’un héros vaillant, il n’est en vous ni pensées convenables ni prudence. Ah ! quel crime vient d’être commis en ce palais, vous qui souffrez qu’un hôte soit indignement outragé ! Et n’est-ce pas ce qui vous arrive maintenant ? Lorsqu’un étranger, accueilli dans ces demeures, éprouve des traitements odieux, à vous en est la honte, et la tache en restera parmi les hommes. »

« O ma mère, lui répondit Télémaque, je ne blâme point votre courroux ; cependant au fond de mon âme je comprends, je sais chaque chose, les bonnes et les mauvaises. Autrefois, il est vrai, je n’étais qu’un enfant ; mais aujourd’hui même je ne puis tout imaginer selon la prudence. Ils m’attaquent sans cesse, assidus à mes côtés, ceux qui méditent les crimes, et pour moi ne se lèvent point de défenseurs. Toutefois, ce n’est pas par la volonté des prétendants qu’est survenue la querelle d’Iros et de l’étranger ; celui-ci seul a triomphé par sa propre vigueur. Grand Zeus, Athéna, Apollon, que de même maintenant dans nos demeures les prétendants penchent leurs têtes, et que vaincus, ou dans la cour, ou dans l’intérieur, leurs membres soient brisés, comme est maintenant Iros assis vers les portiques de la cour, qui, laissant retomber sa tête, tel qu’un homme ivre, ne peut ni rester debout sur ses pieds, ni retourner à sa demeure, où son désir est de se rendre, car ses membres sont sans force. »

Ainsi s’entretenaient Télémaque et sa mère. Eurymaque adresse ces paroles à Pénélope :

« Prudente fille d’Icarios, si tous les Grecs d’Argos, où régna Jason, vous voyaient, un plus grand nombre de prétendants au sein de vos demeures partageraient nos festins dès l’aurore, parce que vous l’emportez sur toutes les femmes par la beauté, la taille, et la sagesse de votre esprit. »

« Eurymaque, répondit la prudente Pénélope, les dieux ont détruit ma force, ma taille et ma beauté, lorsque les Grecs s’embarquèrent pour Ilion, et qu’avec eux partit mon époux Ulysse. Si ce héros en revenant ici protégeait encore ma vie, j’en aurais bien plus de gloire et de beauté. Maintenant je languis dans la tristesse, tant sont nombreux les maux dont une divinité m’accable. Lorsque Ulysse partit, abandonnant les terres de la patrie, il prit ma main droite dans la sienne, et me dit :

« Chère épouse, je ne pense pas que tous les Grecs reviennent heureusement d’Ilion ; on dit que les Troyens sont des guerriers vaillants, habiles à lancer un trait, à diriger une flèche, à conduire dans la plaine de rapides coursiers, qui décident en un instant la grande lutte d’une bataille sanglante. J’ignore donc si quelque dieu doit me sauver ou me perdre dans les plaines de Troie ; mais, vous, ici veillez sur tous nos biens. Souvenez-vous, dans ce palais, de mon père, de ma mère, comme maintenant, et plus encore, pendant mon absence. Cependant lorsque vous verrez que mon fils est adolescent, vous choisirez un époux selon vos désirs, et vous abandonnerez cette maison. »

C’est ainsi que parlait Ulysse ; maintenant les temps sont arrivés. La nuit approche où ce mariage odieux va s’accomplir pour moi, malheureuse, que Zeus a privée de tout bien. Mais un violent chagrin s’est encore emparé de mon âme ; mes prétendants n’observent point l’usage consacré jusqu’à ce jour : ceux qui désirent obtenir une femme vertueuse, fille d’un homme puissant, ceux qui se disputent sa main, amènent des bœufs et de grasses brebis pour offrir un repas aux amis de la prétendue, et lui donnent de superbes présents ; mais ils ne dévorent pas impunément les richesses d’autrui. »

Elle dit ; Ulysse sourit à ce discours, parce qu’elle attirait ainsi les dons des prétendants, et qu’elle flattait leur espoir par de douces paroles ; mais son esprit avait conçu d’autres pensées Alors le fils d’Eupithès, Antinoos, lui répond en ces mots :

« Fille d’Icarios, prudente Pénélope, acceptez les présents que chacun des Grecs voudra vous apporter ici, car il ne serait pas bien de refuser ces dons ; mais nous ne retournerons point dans nos domaines, ni nulle autre part, avant que vous n’ayez épousé le plus illustre des Grecs. »

Ainsi parle Antinoos ; tous approuvent ce dessein. Chacun d’eux envoie son héraut pour chercher les présents ; celui d’Antinoos apporte un grand et riche manteau chargé de broderies : là sont douze agrafes, toutes d’or, adaptées à leurs anneaux bien arrondis. Celui d’Eurymaque apporte un riche collier, où l’ambre est enchâssé dans l’or, et brillant comme le soleil. Les deux serviteurs d’Eurydamas apportent de belles boucles d’oreilles, soigneusement travaillées ; cette parure brille de mille grâces. Un serviteur revient de chez Pisandros, fils de Polyctor, avec un collier, ornement d’une rare beauté. C’est ainsi que chacun des Grecs donne à la reine un superbe présent. Alors Pénélope, la plus belle des femmes, remonte dans ses appartements élevés ; les deux suivantes emportent les dons magnifiques.

Après son départ, les jeunes princes goûtèrent le charme de la danse et du chant ; ils restèrent jusqu’à ce que vînt le soir. La nuit sombre arriva qu’ils se réjouissaient encore. Aussitôt on allume trois brasiers dans le palais, afin de l’éclairer ; dans ces brasiers on jette des éclats d’un bois dur, desséché depuis longtemps, nouvellement divisé par le fer, et l’on y mêle le feu des torches enflammées ; les servantes du patient Ulysse entretiennent tour à tour la lumière. Alors le noble et sage Ulysse leur adresse ces paroles :

« Servantes d’Ulysse, de ce prince absent depuis tant d’années, retournez dans les appartements où s’est retirée l’auguste reine ; pour elle tournez le fuseau, réjouissez son âme en restant assises dans sa chambre, ou de vos mains préparez la laine ; je me charge d’entretenir ici la lumière à ces princes. Si même ils veulent at tendre l’Aurore sur son trône d’or, ils ne vaincront pas ma constance ; je suis patient dans les travaux. »

Il dit, et toutes les femmes se regardent en riant. Cependant la belle Mélantho l’injurie avec outrages ; fille de Dolios, Pénélope l’éleva, la chérit comme son enfant, et lui donna des parures pour charmer son cœur ; pourtant dans son âme elle ne partagea point la douleur de Pénélope ; mais elle s’unit au jeune Eurymaque, et l’aima. Cette femme insulte Ulysse par ces paroles outrageantes :

« Étranger misérable, tu n’es qu’un vil insensé, toi qui refuses d’aller coucher dans une forge, ou dans quelque taverne ; mais tu préfères ici discourir avec audace au milieu de ces héros nombreux, et dans ton âme tu ne redoutes rien. Est-ce que le vin a troublé ta raison, ou ton esprit est-il toujours ainsi ? Tu ne débites que des paroles inconsidérées. Ou serait-ce la joie d’avoir terrassé le mendiant Iros ? Mais crains qu’un autre plus vaillant qu’Iros ne se lève, et, te frappant la tête de son bras vigoureux, ne te renvoie de cette maison, en te souillant de sang. »

Le sage Ulysse, lançant sur elle un regard d’indignation, s’écrie :

« Impudente, je vais à l’instant dire à Télémaque ce que tu viens de proférer, pour qu’arrivant en ces lieux il mette ton corps en lambeaux. »

Il dit, et par ces paroles il remplit de terreur toutes les servantes. Elles se dispersent dans le palais, et leurs membres sont brisés par la crainte ; elles pensaient que vraiment il dirait tout à Télémaque. Cependant Ulysse, à la lueur des brasiers étincelants, se tient debout en considérant tous ces princes ; il roule au fond de son âme mille desseins terribles, qui ne resteront pas sans effet.

Cependant Athéna ne permet pas que les superbes prétendants cessent leurs insultes cruelles, afin que la douleur pénètre encore davantage dans l’âme d’Ulysse. Eurymaque, fils de Polybos, est le premier qui cherche à blesser le cœur du héros ; alors pour exciter le rire de ses compagnons :

« Écoutez-moi, dit-il, prétendants d’une illustre reine, que je vous dise ce que m’inspire mon âme. Ce n’est pas sans l’intervention d’un dieu que cet homme est venu dans le palais d’Ulysse ; il me paraît que l’éclat des flambeaux est semblable à celui de sa tête, car on n’y voit pas un cheveu, pas un seul en vérité. »

Puis il se tourne vers Ulysse, et lui tient ce discours :

« Étranger voudrais-tu me servir, si je te prenais à mes gages (la récompense serait suffisante), pour tailler les haies, et planter de grands arbres aux limites de mon champ ? En outre, je te fournirais une abondante nourriture, je te revêtirais d’habits, et je te donnerais des chaussures pour tes pieds. Mais tu ne connais que les mauvaises actions, tu ne veux pas travailler, et tu préfères mendier par la ville pour assouvir ton ventre insatiable. »

« Eurymaque, lui répond Ulysse, s’il s’élevait entre nous une lutte de travail dans une prairie, durant la saison du printemps, lorsque viennent les longs jours, que je fusse armé d’une faux recourbée, que vous en eussiez une aussi, pour que nous fissions preuves de travail, tous deux à jeun, jusqu’à l’heure des ténèbres, l’herbe de mon côté serait toute fauchée. Ou bien si des bœufs devaient être dirigés, des bœufs robustes, roux, grands, tous deux abondamment nourris, de même âge, égaux en force, et dont la vigueur est tout entière, et s’il existait une terre de quatre arpents dont le sol dût céder à la charrue, alors vous verriez si je creuserais un profond sillon. Si même aujourd’hui le fils de Cronos allumait la guerre, si j’avais un bouclier, deux javelots, un casque d’airain qui s’adaptât à mes tempes, alors vous me verriez marcher à la tête des combattants, et vous ne parleriez pas pour me reprocher ma voracité. Mais vous ne savez qu’outrager, et votre cœur est sans pitié ; vous croyez être fort et puissant, parce que vous êtes au milieu d’un petit nombre d’hommes sans courage. Si le valeureux Ulysse arrivait, s’il revenait aux terres de la patrie, ces portes, quoique vastes, vous seraient étroites dans votre fuite loin du seuil de ce palais. »

Il dit ; Eurymaque aussitôt éprouve un violent courroux dans son cœur, et jetant sur Ulysse des regards furieux, il laisse échapper ces paroles rapides :

« Misérable ! je vais à l’instant t’accabler de maux, toi qui parles avec tant d’audace au milieu de ces héros nombreux, et qui dans ton âme ne redoutes rien ; est-ce que le vin a troublé ta raison, ou ton esprit est-il toujours ainsi ? Tu ne débites que des paroles inconsidérées. Ou bien enfin serait-ce la joie d’avoir terrassé le mendiant Iros ? »

Il dit, et saisit une longue escabelle ; mais Ulysse s’assied aux pieds d’Amphinomos de Dulichium, en redoutant Eurymaque ; ce prince frappe l’échanson à la main droite ; aussitôt l’aiguière tombe à terre avec un grand bruit ; lui-même en gémissant est renversé dans la poussière. Alors parmi les prétendants s’élève un horrible tumulte au sein du palais ombragé ; tous se disaient les uns aux autres :

« Plût au ciel que cet étranger mendiant fût mort avant de venir en ces lieux ! un tel tumulte ne serait pas survenu. Maintenant nous nous querellons pour des pauvres ; la joie des splendides festins n’existe plus, c’est le mal qui triomphe. »

Alors le puissant Télémaque leur adresse ces mots :

« Malheureux ! vous délirez, vous ne comprimez plus en votre âme les excès de la bonne chère et du vin ; sans doute c’est un dieu qui vous excite. Cependant, après vous être bien rassasiés, allez goûter le sommeil en rentrant dans vos demeures, si c’est là votre désir ; je ne contrains personne. »

Tous à ces mots compriment leurs lèvres de dépit, et s’étonnent que Télémaque ose parler avec tant d’assurance. Cependant Amphinomos, illustre fils de Nisos, issu lui-même d’Arètos, fait entendre ce discours au milieu de l’assemblée :

« O mes amis, qu’aucun de nous à ce juste reproche ne s’indigne en répliquant par d’aigres paroles ; ne frappez point l’étranger, ni les serviteurs qui sont dans la maison d’Ulysse. Mais plutôt que l’échanson nous présente les coupes, afin qu’après avoir fait les libations, nous allions goûter le repos en rentrant dans nos demeures ; dans ce palais, laissons à Télémaque le soin d’accueillir l’étranger ; c’est chez lui qu’il est arrivé. »

Il dit, et ce conseil est agréable à tous les prétendants. Aussitôt Moulios, héraut de Dulichium, mêle le breuvage dans l’urne (c’était le serviteur d’Amphinomos); puis il distribue avec soin les coupes aux convives. Eux cependant, après avoir fait les libations aux dieux immortels, boivent le vin délectable. Quand ils ont terminé ces libations, et bu le vin au gré de leurs désirs, ils vont goûter le sommeil chacun dans sa demeure.

Fin du chant 18 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)