L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Le Songe. – La Béotie.

Les dieux et les guerriers, durant toute la nuit, se livraient au repos ; Zeus seul ne goûtait point le doux sommeil : il s’agitait en son sein comment il honorerait Achille et ferait périr un grand nombre de Grecs près de leurs navires…

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Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Les dieux et les guerriers, durant toute la nuit, se livraient au repos ; Zeus seul ne goûtait point le doux sommeil : il s’agitait en son sein comment il honorerait Achille et ferait périr un grand nombre de Grecs près de leurs navires. Le dessein qui, dans sa pensée, lui semble préférable est d’envoyer au fils d’Atrée un songe trompeur. Il l’appelle, et lui adresse ces paroles :

« Va, Songe trompeur, vers la flotte des Grecs ; pénètre dans la tente d’Agamemnon, et rapporte-lui fidèlement les ordres que je te confie : dis-lui d’armer à l’instant tous les Grecs ; dis-lui qu’aujourd’hui même il s’emparera de la superbe ville d’Ilion ; que les immortels habitants de l’Olympe ne sont plus d’avis différents, que Héra suppliante les à tous persuadés ; et que de grands malheurs menacent les Troyens. »

Il dit : le Songe s’envole, après avoir entendu cet ordre. Bientôt atteint les rapides vaisseaux, et se rend près du fils d’Atrée. Il le trouve couché dans sa tente, plongé dans les douces vapeurs du sommeil ; il se place sur la tête d’Agamemnon, et, prenant les traits de Nestor, celui de tous les chefs qu’honorait le plus Atride, le Songe divin parle en ces mots :

« Tu dors, fils du vaillant et belliqueux Atrée ! Il ne faut pas qu’il se livre toute la nuit au sommeil, le héros prudent à qui sont confiés les peuples et de si grands intérêts. Prête-moi maintenant une oreille attentive. Je suis envoyé par Zeus, qui, quoique éloigné, s’occupe et prend pitié de toi. Il t’ordonne d’ar­mer à l’instant tous les Grecs : aujourd’hui tu dois t’emparer de la superbe ville d’Ilion ; les immortels habitants de l’Olympe ne sont plus d’avis différents, Héra suppliante les à tous séduits ; et les Troyens sont menacés de grands maux par Zeus. Renferme ces paroles dans ton sein, et crains de les oublier lorsque le doux sommeil t’abandonnera. »

A ces mots, le Songe s’éloigne et laisse Agamemnon réfléchissant en lui-même à ces promesses, qui ne doivent pas s’accomplir : il pensait ce jour même renverser la ville de Priam. L’insensé ne connaissait pas les projets de Zeus ! Ce dieu préparait aux Grecs ainsi qu’aux Troyens bien des douleurs et bien des larmes dans de cruels combats. Cependant le roi s’arrache au sommeil, tandis que la voix divine résonne encore à ses côtés. Il se lève, prend une belle et moelleuse tunique, toute neuve ; il jette autour de lui son large manteau, attache à ses pieds de riches brodequins, suspend à ses épaules un glaive où l’argent étincelle ; et, saisissant le sceptre incorruptible de ses pères, il marche vers les navires des Grecs.

Déjà l’Aurore, remontant dans le vaste Olympe, annonçait le jour à Zeus et à tous les immortels, lorsque Agamemnon envoie les hérauts à la voix sonore pour convoquer l’assemblée des Grecs chevelus. Ces hérauts à l’instant appellent les guer­riers, qui bientôt sont réunis.

Atride désigne le vaisseau de Nestor, roi de Pylos, pour tenir le conseil des chefs magnanimes ; et quand ils sont rassemblés, il fait entendre ce sage discours :

« Écoutez, ô mes amis : un Songe divin est venu, pendant mon sommeil, à travers les douces ombres de la nuit ; il était en tout semblable au vénérable Nestor, par la figure, la taille et le noble maintien. Il s’est placé sur ma tête, et m’a dit ces mots : « Tu dors, fils du vaillant et belliqueux Atrée ! Il ne faut pas qu’il se livre toute la nuit au sommeil, le héros prudent à qui sont confiés les peuples et de si grands intérêts. Prête-moi maintenant une oreille attentive. Je suis envoyé par Zeus, qui, quoique éloigné, s’occupe et prend pitié de toi. Il t’ordonne d’armer à l’instant tous les Grecs : aujourd’hui tu dois t’emparer de la superbe ville d’Ilion ; les immortels habitants de l’Olympe ne sont plus d’avis différents, Héra suppliante les à tous persuadés ; et les Troyens sont menacés de grands maux par Zeus. Toi, renferme ces paroles dans ton sein. » A ces mots, il a fui d’une aile légère, et le doux sommeil s’est dissipé. Voyons donc par quels moyens nous armerons les fils des Grecs. D’abord il convient que je les éprouve par mes paroles : je leur ordonnerai de fuir avec nos forts navires ; et vous, de toutes parts, vous les arrêterez par vos reproches. »

Ayant achevé ces mots, Agamemnon reprend sa place. Aussitôt Nestor, roi de Pylos, se lève, et, plein d’amour pour les Grecs, il adresse ces paroles à l’assemblée :

« Amis, princes, et chefs des Argiens, si quelque autre parmi les Grecs nous rapportait ce songe, nous l’accuserions d’imposture, nous ne le croirions pas ; mais celui qui l’a vu se glorifie d’être le plus illustre dans l’armée : voyons donc par quels moyens nous armerons les fils des Grecs. »

Il dit, et s’éloigne le premier de l’assemblée ; tous les rois décorés du sceptre se lèvent, obéissent au pasteur des peuples, et les Grecs accourent en foule. Ainsi d’une roche caverneuse s’élance en foule le peuple nombreux des abeilles ; leurs essaims, toujours renaissants, se groupent sur les fleurs printanières, et voltigent de tous côtés dans les airs : de même tous ces peuples sortent de leurs tentes et de leurs vaisseaux, se répandent sur le vaste rivage des mers, et, par groupes, se rendent au lieu de l’assemblée ; avec eux s’avance la messagère du roi de l’Olympe, l’ardente Renommée, qui précipite leur course. Ils arrivent, se rassemblent en tumulte, et la terre gémit sous leurs pas. Tous se placent, en faisant un grand bruit ; alors neuf hérauts élèvent la voix, et commandent qu’on cesse les clameurs, afin d’écouter les rois, enfants de Zeus. Quand les peuples sont assis dans les rangs, et que les cris sont apaisés, Agamemnon se lève, tenant son sceptre, que Héphaïstos avait façonné lui-même : Héphaïstos le donna jadis au puissant fils de Cronos ; Zeus au messager céleste, vainqueur d’Argos ; Hermès à Pélops, écuyer habile ; Pélops le remit au puissant Atrée, pasteur des peuples ; Atrée, en mourant, le laissa dans les mains de Thyeste, riche en troupeaux ; Thyeste, enfin, voulut qu’Agamemnon le portât pour gouverner des Iles nombreuses et tout le royaume d’Argos. Appuyé sur ce sceptre, l’Atride adresse à tous ces paroles :

« Amis, généreux enfants de Danaos, héros fidèles au dieu Arès, Zeus m’enchaîne par une dure nécessité. Le cruel ! il me promit, me jura même que je ne m’en retournerais point avant d’avoir détruit les fortes murailles d’Ilion ; mais aujourd’hui, méditant de perfides conseils, il m’ordonne de retourner honteusement dans Argos, après avoir perdu de nombreux guerriers. Ainsi l’a résolu le puissant Zeus, ce dieu qui renversa le faîte de tant de villes, et qui doit en renverser encore, car son pouvoir est sans bornes. Cependant quel opprobre lorsque, même dans l’avenir, on apprendra que la nation des Grecs, si nombreuse et si vaillante, est venue porter en ces lieux une guerre inutile, et combattre des ennemis bien plus faibles, sans voir la fin de ses travaux ! Oui, si, pour compter tous leurs soldats, les Grecs et les Troyens voulaient immoler les victimes gages des serments ; si l’on rassemblait alors tous les citoyens d’Ilion, et que les Grecs fussent divisés par groupes de dix guerriers, auxquels chaque Troyen verserait le vin, plusieurs de nos groupes manqueraient d’échansons, tant les fils des Grecs sont plus nombreux que les habitants de la ville de Troie. Mais de toutes parts leur sont venus de vaillants alliés, armés de javelots ; ils s’opposent à mes projets, et ne me permettent point de détruire la forte citadelle d’Ilion : déjà neuf années se sont écoulées ; les bois de nos vaisseaux pourrissent, et les cordages sont consumés par le temps ; nos femmes, nos jeunes enfants, languissent dans nos foyers en attendant notre retour ; et cependant nous sommes bien loin d’avoir accompli le dessein qui nous con­duisit en ces lieux. Quoi qu’il en soit, cédons tous aux conseils que je vous donne ; fuyons avec nos vaisseaux vers les doux rivages de la patrie : jamais nous ne pourrons envahir la superbe ville des Troyens. »

Ces paroles jettent le trouble dans le cœur de cette foule de guerriers qui n’assistèrent point au conseil ; la multitude est agitée : tels sont les vastes flots de la mer d’Icarie, que soulèvent et l’Euros et le Notos, lancés des nuages du puissant Zeus. Ainsi, lorsque dans sa course le zéphyr agite une vaste moisson, impétueux il s’élance, et fait ondoyer les épis ; de même s’ébranle toute l’assemblée. Les soldats, en poussant de grands cris, courent vers la flotte, et sous leurs pas s’élèvent des tourbillons de poussière : ils s’excitent les uns les autres à prendre les vaisseaux, pour les traîner dans la vaste mer, et s’empressent de rouvrir les canaux. Déjà les clameurs des guerriers, impatients du retour, montent jusqu’aux cieux ; et déjà même ils enlèvent les appuis qui supportaient les navires.

Sans doute alors, malgré les destins, les Grecs hâtaient leur retour, si Héra n’eût adressé ces paroles à Athéna :

« Ainsi donc, fille d’un dieu puissant, les Argiens, emportés vers les rivages de la patrie, vont s’enfuir sur la vaste étendue des mers. Quelle gloire à Priam, aux Troyens, si les Grecs abandonnent cette Hélène pour laquelle tant de héros ont péri devant Ilion, loin des lieux chéris de leur naissance ! Mais vole au sein de l’armée des Grecs valeureux, retiens chaque guerrier par tes paroles insinuantes, et ne souffre pas qu’ils lancent à la mer leurs légers navires. »

Soudain Athéna, aux yeux d’azur, exécute ces ordres ; elle s’élance des sommets de l’Olympe, et se rend aussitôt près de la flotte des Grecs : c’est là qu’elle trouve Ulysse, dont la sagesse égale celle de Zeus ; immobile, il ne touchait point à son navire : une vive douleur s’était emparée de son âme. Athéna se place à ses côtés, et lui parle en ces mots :

« Eh quoi ! noble fils de Laërte, Ulysse, si fertile en ressources, ainsi donc, pour revoir les rivages de la patrie, vous allez tous fuir, emportés sur vos légers vaisseaux. Quelle gloire à Priam, aux Troyens, si vous abandonnez cette Hélène pour laquelle tant de Grecs ont péri devant Ilion, loin des lieux chéris de leur naissance ! Mais, sans tarder, parcours l’armée des Grecs, retiens chaque guerrier par tes paroles insinuantes, et ne souffre pas qu’ils lancent à la mer leurs légers navires. »

A ces mots, reconnaissant la voix de la déesse, il s’élance, et jette à terre son manteau, que relève un héraut né dans Ithaque, Eurybate, son fidèle serviteur. Ulysse court au-devant d’Agamemnon, reçoit de ce monarque le sceptre incorruptible des Atrides, et, ce sceptre à la main, il marche vers la flotte des Grecs.

S’il rencontre un roi ou quelque héros illustre, il le retient par ces paroles flatteuses :

« Homme vaillant, ce n’est point à toi de trembler comme un lâche ; suspends ta fuite, arrête les autres guerriers. Tu ne sais pas, sans doute, quelle est la pensée de l’Atride : maintenant il éprouve, mais bientôt il punira les fils des Grecs. Tous, nous n’avons pas entendu ce qu’il à résolu dans le conseil ; craignons que ce prince, irrité, n’accable de maux les enfants de la Grèce : la colère d’un roi puissant est terrible ; toute gloire vient de Zeus, et ce dieu chérit Agamemnon. »

Mais lorsque Ulysse rencontre un soldat obscur poussant d’insolentes clameurs, il le frappe de son sceptre, et le menace en ces termes :

« Misérable ! garde le silence, écoute ceux qui valent mieux que toi ; guerrier faible et lâche, jamais tu ne fus compté parmi nous, ni dans les rangs, ni dans les conseils. Ici tous les Grecs ne doivent pas commander : le grand nombre des chefs est funeste. N’ayons qu’un chef, qu’un prince, auquel le prudent fils de Cronos confie et le sceptre et les lois pour nous gouverner tous. »

L’autorité de ces paroles ramène le calme dans l’armée, et de nouveau les Grecs se précipitent à grand bruit vers l’assemblée, loin des tentes et des navires. Ainsi les flots de la mer mugissante frémissent contre le rivage, et font retentir tout l’Océan.

Les soldats étaient assis et gardaient les rangs : le seul Thersite, parleur immodéré, prolongeait le tumulte ; son esprit était fertile en insolents propos ; sans cesse, avec audace et bravant toute honte, il outrageait les rois, afin d’exciter le rire de la multitude. Le plus vil des guerriers venus sur ces bords, il était louche et boiteux ; ses épaules recourbées resserraient sa poitrine, et sur sa tête, terminée en pointe, flottaient quelques cheveux épars. Ennemi déclaré d’Achille et d’Ulysse, toujours il bravait ces deux héros ; maintenant c’est contre Agamemnon que sa voix aigre et perçante éclate en injures. Tous les Grecs, indignés au fond du cœur, s’irritent de cette audace ; lui, cependant, à grands cris insulte Agamemnon en ces mots :

« Atride, pourquoi te plaindre ? que te manque-t-il encore ? Tes tentes regorgent d’airain, et renferment plusieurs femmes superbes, que les Grecs s’empressèrent de t’offrir quand ils ravagèrent les villes ennemies. Faut-il encore qu’un Troyen t’apporte d’Ilion ses trésors pour racheter son fils, que moi seul ou quelque autre guerrier aurons amené prisonnier en ces lieux ? Te faut-il une nouvelle captive, que tu tiendras à l’écart pour la posséder seul ? Il convient mal à notre chef d’accabler de tant de maux les enfants des Grecs.

« Lâches, opprobre du monde, ô vous qui n’êtes que des femmes et non des hommes, retournons dans notre patrie ; lais­sons-le seul devant Ilion se repaître d’honneurs et de richesses : qu’il sache si les Grecs sont pour lui de quelque secours, ou s’ils ne peuvent rien. Maintenant il insulte Achille, guerrier plus brave que lui ; car il vient d’enlever et possède la récompense de ce héros. Certes, Achille maîtrise bien sa colère ;… mais non ! il est sans courage : sans cela, fils d’Atrée, tu l’aurais insulté pour la dernière fois. »

Ainsi Thersite insultait Agamemnon, pasteur des peuples. Aussitôt se lève le divin Ulysse ; il le regarde d’un œil furieux, et l’accable de ces reproches terribles :

« Thersite, parleur audacieux, bien que tu sois un discoureur habile, cesse, et ne viens pas seul braver ainsi les rois. Je ne crois pas qu’il existe un guerrier plus vil que toi parmi tous ceux qui vinrent avec les Atrides sur ce rivage. Que le nom de nos princes ne soit donc plus dans ta bouche ; ne leur adresse plus d’injures, en épiant l’instant du retour. Nous ignorons l’issue de cette entreprise ; nous ignorons s’il serait avantageux ou funeste aux Grecs de retourner dans leur patrie. Toi, cependant, tu te plais à braver Agamemnon ; et parce que les nobles fils de Danaos l’ont comblé de biens, tu cherches à l’irriter par tes mordants discours. Mais, je le jure, et j’accomplirai mes serments : qu’à l’avenir je te voie, comme à présent, agir avec audace, et je consens que ma tête soit séparée de mes épaules, qu’on ne m’appelle plus le père de Télémaque, si, te saisissant moi-même, je n’arrache tes vêtements, ta tunique et ton manteau, voiles de ta nudité, et si, te chassant de l’assemblée, je ne t’envoie gémir vers nos vaisseaux, le corps meurtri de coups honteux. »

Il dit, et de son sceptre il le frappe sur le dos. Thersite s’incline, des larmes abondantes coulent de ses yeux ; et, par le poids du sceptre d’or, une tumeur sanglante s’élève sur ses épaules. Tremblant, il s’assied ; et, souffrant une vive douleur, sur son visage hideux il essuie ses larmes. Malgré leurs peines, les Grecs sourient à cette vue ; ils se regardent entre eux, et s’écrient :

« O dieux ! Ulysse à déjà fait mille actions éclatantes, il s’est distingué dans le conseil, il a brillé dans les combats ; mais ce qu’il vient d’accomplir au milieu des Grecs est encore préférable : il a réprimé l’audace de ce harangueur factieux, qui sans doute n’osera plus, poussé par son insolence, adresser aux chefs ses discours outrageants. »

Ainsi parlait la multitude. Cependant Ulysse, destructeur des cités, se lève en tenant son sceptre ; à ses côtés Athéna, aux yeux brillants, sous la forme d’un héraut, impose silence aux soldats, afin que, des premiers rangs jusqu’aux plus reculés, les fils des Grecs entendent les paroles d’Ulysse et reçoivent ses avis. Alors le sage fils de Laërte adresse ces paroles aux Grecs assemblés :

« Atride, notre roi, les Grecs veulent aujourd’hui te couvrir d’opprobre aux yeux de tous les hommes ; ils refusent d’accomplir la promesse qu’ils te firent en venant ici, loin de la fertile Argos, de ne point retourner dans leur patrie qu’ils n’eussent renversé les superbes remparts d’Ilion. Maintenant, comme de faibles veuves ou de timides enfants, ils pleurent, dans le désir de revoir leurs foyers. Sans doute le labeur est grand et le re­gret de la patrie est naturel au milieu des chagrins. Si le voyageur qui, depuis un mois seulement, est éloigné de son épouse gémit auprès du navire que tourmentent les tempêtes de l’hiver de la mer orageuse, que doit-ce être pour nous, qui depuis neuf ans entiers sommes retenus sur ces bords ? Je ne m’indigne donc point si les Grecs éprouvent une si vive impatience près de leurs noirs vaisseaux. Cependant il serait honteux, après être restés si longtemps, de s’en retourner sans avoir rien accompli. Supportons nos peines, mes amis ; demeurons encore quelque temps, et sachons du moins si Calchas nous prédit la vérité. Cet oracle est encore présent à ma pensée : tous, vous en fûtes les témoins, vous que n’ont pas atteints les ravages de la mort. Il me semble qu’hier encore la flotte des Grecs était rassemblée dans l’Aulide, menaçant d’affreux malheurs Priam et les Troyens. Réunis autour d’une fontaine, nous offrions aux dieux, sur leurs autels sacrés, de solennelles hécatombes ; c’était sous l’ombrage d’un superbe platane, où coulait une onde limpide : alors apparut un grand prodige. Un horrible serpent, le dos couvert de taches sanglantes (ce fut Zeus lui-même qui nous le montra), s’échappe de l’autel et s’élance vers le platane. Sur la branche la plus haute on voyait huit jeunes passereaux, faible couvée, qui se cachaient en tremblant sous le feuillage ; la mère qui leur donna le jour était la neuvième. Le monstre déchire sans pitié ces jeunes oiseaux, qui poussaient des cris plaintifs : la mère, désolée, volait, en gémissant, autour de sa famille chérie ; mais le serpent se replie, la saisit par les ailes, et la dévore. A peine a-t-il englouti les enfants et leur mère, que le dieu qui l’envoya voulut que ce monstre devînt lui-même un signe mémorable : le fils du prudent Cronos en fit une pierre. Tous immobiles, nous admirions ces prodiges ; car tels étaient ceux que les dieux faisaient éclater au milieu des hécatombes, lorsque Calchas, prédisant l’avenir : « Pourquoi, dit-il, rester muets de surprise, enfants belliqueux de la Grèce ? Le puissant Zeus nous annonce, par ce grand prodige, des travaux longs et opiniâtres, mais dont la gloire ne périra jamais. Ainsi que le monstre, à dévoré les passereaux et leur mère : ils étaient huit, et celle qui leur donna le jour était la neuvième ; ainsi pendant neuf années nous combattrons sur les rivages d’Ilion ; mais à la dixième nous envahirons cette ville superbe. » Ainsi parla Calchas au milieu de l’assemblée. «C’est maintenant que les oracles s’accompliront : armez-vous donc de constance, généreux Grecs, et n’abandonnez ces lieux qu’après avoir renversé la vaste citadelle de Priam. »

Il dit ; les Argiens poussent des cris de joie qui retentissent au loin autour des vaisseaux, et tous les guerriers applaudissent aux paroles du divin Ulysse. Alors le vénérable Nestor se lève et leur parle en ces mots :

« Grands dieux ! vous discourez comme de faibles enfants, inhabiles aux travaux de la guerre. Que deviendront nos serments et nos traités ? Ils se sont donc évanouis comme la fumée de nos sacrifices, ces conseils, ces desseins des héros, ces libations saintes, et cette inviolable foi scellée par l’union de nos mains ! Nous disputons en vain ; et, sans pouvoir trouver un heureux stratagème, nous perdons ici des instants précieux. Atride, comme autrefois, prends une résolution inébranlable : conduis encore les Grecs au sein des batailles sanglantes, et laisse se con­sumer dans la douleur un ou deux guerriers qui nous conseil­lent la fuite ; leur désir restera sans effet. Sachons avant de retourner dans Argos si les promesses du grand Zeus sont certaines ou mensongères. Je déclare que le puissant fils de Cronos approuva nos desseins le jour où les Grecs, montant sur leurs légers navires, apportèrent aux Troyens la désolation et le trépas ; alors à notre droite il fit briller la foudre, et nous montra d’heureux présages : que nul donc ne revoie ses foyers avant de s’être uni à quelque femme troyenne, pour venger l’enlèvement et les larmes d’Hélène. Mais si quelqu’un parmi vous désirait avec trop d’ardeur de retourner dans sa patrie, qu’il ose toucher à son navire, et le premier de tous il recevra la mort. Toi, notre chef suprême, délibère avec sagesse, cède à nos avis, et ne rejette point les conseils que je te donnerai. Agamemnon, divise tes soldats par races et par familles, afin que les tribus et les familles se prêtent un mutuel secours. Si tu disposes ainsi les troupes, et que les Grecs t’obéissent, tu sauras bientôt quels sont les lâches ou les braves, soit des chefs, soit des soldats ; car chacun combattra pour son propre intérêt : tu reconnaîtras encore si c’est par la volonté des dieux que tu ne renverses point Ilion, ou par la lâcheté de tes troupes et leur ignorance dans la guerre. »

Le puissant Agamemnon reprend aussitôt :

« Oui, sans doute, ô vieillard, tu l’emportes dans le conseil sur tous les enfants des Grecs. Puissant Zeus, Athéna, Apollon, que n’ai-je dix chefs aussi prudents que Nestor ! et bientôt tomberait la ville de Priam, soumise et ravagée par nos mains. Mais le fils de Cronos, m’accablant de douleurs, m’a jeté dans de funestes combats et de vaines querelles. Achille et moi, pour une jeune captive, nous nous sommes mutuellement adressé de violents reproches ; mais ce fut moi qui l’insultai le premier. Ah ! si jamais nous agissions de concert, la ruine de Troie ne serait pas différée, même d’un instant. Maintenant allez prendre le repas, pour nous rassembler et combattre ; aiguisez les lances, préparez les boucliers ; donnez une abondante nourriture à vos coursiers agiles, et qu’en visitant les chars avec soin, on dispose tout pour la bataille. Que cette journée entière soit consacrée au cruel Arès ; il n’y aura point de relâche, pas même un seul moment, jusqu’à l’heure où la nuit viendra séparer les combattants : que la courroie qui soutient l’immense bouclier soit trempée de sueur ; que la main se fatigue à lancer le javelot ; et que le coursier, tramant le char étincelant, soit aussi baigné de sueur. Alors, si je vois un seul d’entre vous s’éloigner des combats ou rester près des vaisseaux, il n’évitera pas les chiens et les vautours. »

À ces mots, les Argiens poussent de grands cris ; ainsi sur le rivage élevé retentissent les vagues, lorsque l’autan furieux les précipite contre un rocher escarpé, battu sans cesse par les flots de la mer, de quelque part que naissent les vents. Les Grecs aussitôt se précipitent en foule vers les vaisseaux ; la fumée s’élève des tentes, et tous prennent le repas. Chacun sacrifie à l’un des dieux immortels, et l’implore afin d’éviter la mort et le cruel destin des combats. Ensuite Agamemnon, roi des hommes, immole un taureau de cinq ans au puissant fils de Cronos ; il convie au sacrifice les plus illustres chefs des Grecs. Les premiers sont Nestor et le roi Idoménée, puis les deux Ajax et le fils de Tydée ; le sixième était Ulysse, dont la prudence égale celle de Zeus. Ménélas s’y rendit de lui-même ; car il savait que pour lui seul son frère sacrifiait aux dieux. Ils entourent la victime, élèvent l’orge sacrée, et le puissant Agamemnon, priant au milieu d’eux, s’écrie :

« Grand et puissant Zeus, roi des sombres nuages, qui résides dans les régions éthérées, permets qu’avant le coucher du soleil et le retour des ténèbres je renverse le palais embrasé du Priam ; que ses portes soient consumées par le feu dévorant ; et que sur la poitrine d’Hector je perce sa cuirasse, déchirée par mon glaive. Puissent, autour de lui, ses nombreux compagnons tomber dans la poudre, et de leurs dents mordre la terre ! »

Tels étaient ses vœux : Zeus ne les exauça pas, mais il reçut le sacrifice des Grecs, et leur prépara de grands travaux. Après qu’ils ont prié les dieux et répandu l’orge sacrée, ils dressent la tète de la victime, l’égorgent et la dépouillent ; puis ils coupent les cuisses, les recouvrent d’une double enveloppe de graisse et de lambeaux palpitants, et les brûlent sur des rameaux dépouillés de leurs feuilles. Ils percent les entrailles, qu’ils soutiennent au-dessus des flammes. Ensuite, lorsque les cuisses sont consumées, qu’ils ont goûté les entrailles, ils divisent les restes de la vic­time, les traversent de longues broches, les font rôtir avec soin, et les retirent de l’ardent foyer. Ces apprêts terminés, ils dispo­sent le banquet, commencent le repas, et se rassasient de mets également partagés. Quand ils ont chassé la faim et la soif dans l’abondance des festins, le vénérable Nestor leur parle en ces mots :

« Glorieux Atride, Agamemnon, roi des hommes, ne perdons plus de temps, ne différons pas d’exécuter les desseins qu’un dieu nous inspira. Vous, hérauts des Grecs belliqueux, rassemblez l’armée près des navires ; et nous, parmi les phalanges argiennes, courons ranimer l’ardeur des combats. »

Il dit : Agamemnon, docile à ce conseil, ordonne à ses hérauts d’appeler aux combats les Grecs valeureux. La voix sombre des hérauts a retenti ; bientôt les soldats sont rassemblés, et déjà les rois qui se trouvaient auprès d’Agamemnon volent de tous côtés pour les ranger en bataille. Avec eux est Athéna, aux terribles regards : elle tient l’égide glorieuse, incorruptible, immortelle ; à cette égide sont suspendues cent franges d’or d’un tissu merveilleux, chacune est du prix de cent bœufs. La déesse parcourt rapidement les bataillons des Grecs, les excite à marcher ; elle inspire une insatiable ardeur des combats et du carnage dans le cœur de tous ces guerriers : maintenant la guerre leur est plus douce que le retour lui-même aux rivages de leur chère patrie.

Comme la flamme dévorante consume une vaste forêt sur les sommets d’une montagne, et répand au loin une vive lumière, ainsi dans la marche des guerriers le brillant éclat de l’airain étincelle de toutes parts, et s’élève jusqu’aux cieux.

Comme de nombreuses légions d’oies sauvages, de grues et de cygnes, au col allongé, volent en se jouant dans les prairies d’Asias, sur les ondes du Caystre, agitent leurs ailes, et cherchent à se devancer, en poussant des cris dont les campagnes retentissent, ainsi de nombreux bataillons sortent des tentes et des vaisseaux, et se répandent dans la plaine du Scamandre : la terre gémit profondément sous les pas des soldats et des coursiers. Ils s’arrêtent sur les rives émaillées du fleuve, innombrables comme les fleurs et les feuilles qui naissent au printemps.

Les essaims abondants de mouches qui au retour de la saison nouvelle errent sans cesse dans l’étable du berger, lorsque le lait coule dans les vases, sont moins nombreux que les Grecs, à la longue chevelure, qui, rassemblés dans la plaine, brûlent de marcher contre les Troyens.

Et de même que les pasteurs sans peine reconnaissent leurs immenses troupeaux de chèvres confondus dans les pâturages, ainsi chacun des chefs dispose ses guerriers pour les mener au combat. Entre eux tous se distingue le puissant Agamemnon : il a les traits et le regard de Zeus, la taille d’Arès et la poitrine de Poséidon. Tel, au milieu d’un grand troupeau, s’élève un taureau superbe, qui domine les génisses rassemblées autour de lui ; de même, en ce jour, Zeus fait briller l’Atride au milieu des guerriers, et le rend supérieur à tous les héros.

Dites-moi maintenant, ô Muses de l’Olympe, déesses qui voyez, qui connaissez toutes choses, tandis que, dans notre ignorance, nous n’entendons que le bruit de la renommée, quels furent les chefs et les princes des Grecs. Je ne parlerai point de la multitude : je ne pourrais les nommer tous, eussè-je dix langues, dix bouches, une voix infatigable, une poitrine d’airain, et quand même les Muses de l’Olympe, filles du puissant Zeus, me rap­pelleraient tous ceux qui vinrent sous les murs d’Ilion. Je dirai donc seulement quels étaient les chefs et le nombre des vaisseaux.

Pénéléos, Loïtos, Archésilas, Prothoénor et Clonios commandent aux Béotiens : plusieurs d’entre eux habitaient Hyria et Aulis, couverte de rochers, Schoinos, Scolos, la montueuse Étéone, Théspie, Graia, et les vastes plaines de Mycalèse ; d’autres ont quitté les campagnes d’Harma, Ilèse et Érythra ; plusieurs habitaient Éléon, Hylé, Pétéon, Ocalée, Médéon, ville superbe, Copas, Eutrésis, et Thisbé, séjour aimé des colombes ; plusieurs cultivèrent les champs de Coronée, de Platée, de Glisas, et les riantes prairies d’Haliarte ; quelques-uns reçurent le jour dans les murs magnifiques d’Hypothèbes, et dans Onchestos, où s’élève le bois sacré de Poséidon ; d’autres, enfin, regrettent Arna, fertile en vignes, la divine Nisa, Midée, et la ville d’Anthédon, située aux confins de la Béotie. Ces peuples armèrent cinquante vaisseaux, et sur chacun d’eux étaient montés cent vingt jeunes Béotiens.

Les habitants d’Asplédon et d’Orchomène, ville de Minyas, sont commandés par Ascalaphos et par Ialménos, fils d’Arès ; ce fut la belle Astyochée qui leur donna le jour dans le palais d’Actor, fils d’Azée. Cette vierge timide ne put résister au terrible Arès, qui la suivit aux appartements les plus élevés, où il partagea sa couche en secret : ses deux fils commandent trente navires.

Épistrophos et Schédios, fils du magnanime Iphitos, issu lui-même du guerrier Naubolos, sont à la tête des Phocéens : les uns habitaient Cyparissos, Python, hérissée de rochers, la divine Crisa, Daulis, et Panopée ; d’autres, les campagnes d’Anémorie et d’Hyampolis ; plusieurs cultivaient les rivages heureux du Céphise ; d’autres enfin habitaient Lilée, près des sources de ce fleuve. Ils ont armé quarante vaisseaux, et leurs chefs disposèrent leurs rangs à la gauche des Béotiens.

Les Locriens avaient à leur tête le rapide Ajax, fils d’Oïlée. Il était loin d’avoir la haute stature d’Ajax Télamonien ; cependant, malgré la petitesse de son corps, couvert d’une cuirasse de lin, sa lance l’avait illustré parmi les Thessaliens et les Grecs. Les guerriers qu’il commande habitaient Cynos, Oponte, Calliaros, Bessa, Scarphé, la riante Augée, les champs de Thronios et de Tarphé, sur les rivages du Boagrie. Les Locriens qui habitent au delà de l’Eubée suivirent Ajax sur quarante vaisseaux.

Les valeureux Abantes possèdent l’île d’Eubée : les uns habitaient Chalcis, Érétrie, Istia, fertile en vignes, Cérinthe, voisine de la mer, et les remparts élevés de Dion ; les autres, Carystos et Styra ; tous sont commandés par le belliqueux Éléphénor, fils de l’illustre Chalcodon. Il est chef des valeureux Abantes. Ces peuples, légers à la course, le suivent dans les combats ; ils laissent croître leur chevelure derrière la tête ; guerriers vaillants, armés d’une lance de frêne, ils brûlent de percer la cuirasse sur le sein des ennemis. Quarante navires les ont portés sur les ondes.

Viennent ensuite les soldats de la célèbre ville d’Athènes, peuple du magnanime Érechthée, qu’enfanta la terre, et qu’éleva Athéna, la fille de Zeus ; elle le plaça dans Athènes, au sein de son temple enrichi d’offrandes : c’est là que les fils des Athéniens, tous les ans, immolent à la déesse des brebis et des taureaux. Ménesthée, fils de Pétéos, commande à ces peuples : au­cun guerrier n’est semblable à lui pour disposer les rangs de la cavalerie et des soldats armés de boucliers ; Nestor seul pouvait le lui disputer, par l’expérience que lui donnait son âge. Ménesthée a traversé les mers suivi de quarante navires.

Ajax conduisit douze vaisseaux des rivages de Salamine ; il plaça ses guerriers près des phalanges athéniennes.

Les guerriers d’Argos, et de Tirynthe, aux fortes murailles, d’Hermione, et d’Asiné, située près d’un golfe profond, de Trézène, d’Éïones et d’Épidaure, fertile en vignes, ceux qui possèdent Égine et Masès, tous enfants des Grecs, ont à leur tète le vaillant Diomède, et Sthénélos, fils de l’illustre Capanée ; leur troisième chef est Euryale, beau comme un dieu : il est fils de Mécisthée, qu’engendra le roi Talaeos. Diomède commande à tous ces guerriers ; ils montèrent quatre-vingts navires.

Les soldats de Mycènes, ville superbe, de l’opulente Corinthe, de Cléones, aux palais magnifiques, ceux qui cultivaient les champs d’Orneia, de la riante Aréthyrè, et de Sicyone, où jadis Adraste régna le premier, ceux aussi qui possèdent Hypérésie, les remparts élevés de Gonoesse, Pellénè, Aegion, Aegialos, et les vastes campagnes d’Hélicè, tous montés sur cent vaisseaux, sont commandés par le puissant Agamemnon, fils d’Atrée : les soldats qui l’ont suivi sont les plus nombreux et les plus braves ; lui paraît à leur tête, revêtu de l’airain éclatant, glorieux de l’em­porter sur tous les héros, et par sa puissance, et par la multitude des peuples qu’il commande.

Les habitants de la grande Lacédémone, située au sein d’une vallée profonde, ceux de Pharis, de Sparte, de Messa, chère aux colombes, les peuples qui cultivaient les champs de Brysées et de la riante Augeia, ceux qui possèdent Amyclas, Élos, voisine de la mer, Laa, et les campagnes d’OEtylos, commandés par le frère d’Agamemnon, le vaillant Ménélas, ont équipé soixante vaisseaux ; ils se sont rangés à l’écart. Ce héros, seul, au milieu des siens, se confiant à sa valeur, les anime à combattre ; lui surtout brûlait dans son cœur de venger les soupirs et l’enlèvement d’Hélène.

Le sage et vaillant Nestor, suivi de quatre-vingt-dix vaisseaux, commande aux guerriers que virent naître Pylos, l’aimable Aréné, Thryon, où l’Alphée offre un gué facile, les villes d’Aepy, de Cyparissé, et d’Amphigénia ; il commande à ceux qui possèdent Ptéléon, Élos, et Dorion : c’est là que les Muses rencontrèrent le Thrace Thamyris et le privèrent de la voix, alors qu’il revenait du palais d’Eurytos, roi d’OEchalie. Thamyris se vantait d’obtenir le prix même sur les Muses, filles du puissant Zeus. Enflammées de colère, les déesses le rendirent aveugle, lui ravirent la voix ; et Thamyris oublia l’art divin de la lyre.

Les habitants de l’Arcadie, au pied du mont Cyllène, près du tombeau d’Aepytos, où naissent des hommes vaillants, ceux qui possèdent Phénéos, Orchomène, riche en troupeaux, Rhipée, Stratiè, Énispè, exposée aux vents, Tégée, l’aimable Mantinée, Stymphèlos, et Parrhasiè, équipèrent soixante navires, que commande le puissant Agapénor, fils d’Ancaéos. Sur cette flotte étaient montés en foule les soldats arcadiens, habiles dans les combats. Le puissant Agamemnon leur donna de forts navires pour franchir le noir Océan, car ces peuples ne s’occupaient point des travaux de la mer.

Les soldats de Bouprasion, de la divine Élide, et de tout le pays que renferme Hyrminè, la roche d’Olènie, Alésion, et Myrsine, borne de ces contrées, obéissent à quatre chefs : chacun commande à dix vaisseaux rapides, que montèrent les nombreux Épéens. Les chefs sont Amphimachos et Thalpios, l’un fils de Ctéatos, l’autre fils d’Eurytos, descendant d’Actor ; le troisième est l’intrépide Diorès, fils d’Amaryncée ; et le dernier est Polyxénos, beau comme un dieu : il est fils d’Agasthénès, issu lui-même du prince Augias.

Les guerriers qui vinrent de Doulichion et des Échinades, îles sacrées, situées au loin dans la mer, vis-à-vis de l’Élide, sont commandés par Mégès, pareil au dieu Arès : il était fils de Phylée, du vaillant Phylée, chéri de Zeus, et qui s’enfuit à Doulichion pour éviter le courroux d’un père. Ces peuples ont suivi leur chef sur quarante navires.

Ulysse est à la tête des magnanimes Céphalléniens : les uns habitaient Ithaque, où le Nériton est ombragé de forêts, Crocylée, et l’âpre contrée d’Aegilipe ; d’autres habitaient Zacynthe, Samos, et les terres du continent sur la rive voisine. Ulysse, que sa prudence égale à Zeus, les conduit sur douze vaisseaux, dont les poupes brillent d’un rouge éclatant.

Thoas, fils d’Andraimon, est le chef des Étoliens, qui possè­dent Pleuron, Olénon, Pylène, Chalcis, sur le rivage de la mer, et la pierreuse Calydon. Les fils du magnanime Oenée n’existaient plus, et Méléagre lui-même, le blond Méléagre, avait cessé de vivre. Maintenant le commandement suprême des Éto­liens était échu à Thoas, que suivaient quarante navires.

Les Crétois obéissent au vaillant Idoménée ; les habitants de Cnossos, de Gotryne, aux murs élevés, de Lyctos, de Milet et de la brillante Lycastos, ceux qui naquirent dans Phaestos et dans Rhytion, villes remplies d’un peuple nombreux, enfin tous les soldats de la Crète, aux cent villes, équipèrent quatre-vingts vaisseaux commandés par l’illustre Idoménée, et par Mérion, semblable au dieu sanglant de la guerre.

Le grand et fort Tlépolème, fils d’Héraclès, parti de Rhodes avec neuf vaisseaux, mène au combat les fiers Rhodiens : divisés en trois tribus, ils occupent Lindos, Iésulos, et la blanche Camira ; tous ces guerriers sont commandés par Tlépolème, habile à manier la lance. Il reçut le jour d’Astyochée, unie au grand Héraclès : ce héros l’avait enlevée d’Éphyre, près du fleuve Selléis, quand il eut conquis les villes de plusieurs jeunes rois. Tlépolème, élevé dans un riche palais, tua l’oncle maternel de son père, le vieillard Licymnios, rejeton du dieu Arès ; aussitôt il construit des na­vires, rassemble de nombreux guerriers, et s’enfuit sur les mers, pour échapper aux menaces des autres fils et des petits-fils du magnanime Héraclès. Ayant erré longtemps et souffert de grands maux, il parvint à Rhodes, et divisa son peuple en trois tribus ; elles furent aimées de Zeus, roi des dieux et des hommes, qui versa sur eux d’abondantes richesses.

Nirée conduisit de Syma trois vaisseaux d’égale grandeur ; Nirée, fils d’Aglaé et du roi Charops ; Nirée, après Achille, le plus beau de tous les Grecs qui vinrent devant Ilion : mais il est efféminé, et ses guerriers sont peu nombreux.

Accompagnés de trente navires aux larges flancs, Antiphos et Phidippos, tous deux fils du roi Thessalos, de la race des Héraclides, commandent aux guerriers de Nisyros, de Crapathos, de Casos, de Côs, ville d’Eurypyle, et des îles Calydnes.

Je dirai maintenant les peuples d’Argos pélasgique ; ceux d’Alos, d’Alopée, de Trachis ; ceux qui possèdent les champs de Phthie et d’Hellas, fière de ses belles femmes : ces peuples se nomment Myrmidons, Hellènes, Achéens ; ils ont armé cinquante vaisseaux, et leur chef est Achille. Mais ils ont oublié les combats terribles ; on ne voit plus celui qui conduisait leurs phalanges : il repose dans ses vaisseaux, le divin et rapide Achille, consumé par le regrets pour la belle Briséis, qu’après de longs travaux il enleva de Lyrnessos, lorsqu’il détruisit cette ville et les remparts de Thèbes, et qu’il immola Épistrophos et Mynès, fils du belliqueux Événos, issu du roi Sélépios. C’est pour cette captive qu’il languit dans la tristesse : mais bientôt il se relèvera.

Les soldats de Phylacé, ceux des campagnes de Pyrasos, émaillées de fleurs et consacrées à Déméter, ceux d’Itone, où naissent de nombreux troupeaux, d’Antron, qui borde le rivage de la mer, et de Ptéléos, fertile en pâturages, étaient commandés par le vaillant Protésilas, quand il vivait encore ; maintenant Protésilas est enseveli dans le sein de la terre. Il quitta sa maison sans laisser d’héritier ; et, seule dans Phylacé, sa malheureuse épouse se meurtrissait le visage. Un héros dardanien ravit le jour à Protésilas, lorsque, le premier de tous les Grecs, il s’élança de son vaisseau. Ses troupes le regrettent, et cependant ne sont point privées de chef ; elles obéissent aux ordres du belliqueux Podarcès, fils d’Iphiclès, riche en troupeaux, et petit-fils de Phylacos : il était frère du magnanime Protésilaos, mais plus jeune que lui. Protésilas, son aîné, était un héros plus beau et plus vaillant ; et les soldats, quoiqu’ils eussent un chef, regrettaient toujours ce généreux guerrier. Ils ont traversé les mers sur quarante navires.

Ceux qui possédaient Phéras, près du lac Boebéis, et Boebé, et Glaphyras, et la riche Iolcos, ont suivi, sur onze vaisseaux, le fils chéri d’Admète, Eumélos, qu’enfanta l’épouse d’Admète, Alceste, la plus noble des femmes, elle qui par sa beauté l’emportait sur toutes les filles de Pélias.

Les citoyens de Méthone, de Thaumacie, ceux qui possèdent Mélibée et l’âpre pays d’Olizon, sont commandés par Philoctète, habile à lancer les flèches : ils ont armé sept vaisseaux, et sur chacun paraissent cinquante rameurs, qui savent aussi bander l’arc, sans effort. Leur chef, souffrant d’horribles douleurs, est étendu dans la divine Lemnos, où les Grecs l’aban­donnèrent, tourmenté par le noir ulcère que produisit la morsure d’un serpent cruel. C’est là qu’il languit dans la souffrance ; mais bientôt, près de leurs navires, les Argiens se ressouviendront du roi Philoctète. Ses troupes le regrettent, et cependant ne sont point privées de chef ; c’est Médon, fils illégitime d’Oïlée, qui les commande : Rhéna, en s’unissant à Oïlée, lui donna le jour.

Les guerriers qui possèdent Tricca, la montueuse Ithomen, OEchalie, ville d’Eurytos, ont équipé quarante vaisseaux, commandés par les fils d’Asclépios, Podalirios et Machaon, tous deux médecins habiles.

Les soldats d’Orménion, de la fontaine Hypérie, ceux qui naquirent dans Astérios ou sur les blancs sommets du Titanos, obéissent aux ordres d’Eurypyle, fils illustre d’Évaimon ; avec lui quarante navires ont sillonné les ondes.

Les habitants d’Argissa, de Gyrtone, d’Orthè, d’Élonè, et de la blanche ville d’Oloosson, sont commandés par l’intrépide Polypoetès : il était fils de Peirithoos, qu’engendra l’immortel Zeus ; l’illustre Hippodamie donna ce fils à Peirithoos le jour même où ce héros vainquit les Centaures au poil hérissé, les chassa du Pélion, et les repousse jusqu’aux frontières des Aethices. Cependant Polypoetès n’est point seul ; avec lui commande Léontéus, fils du vaillant Coronos, de la famille de Caenée : leurs soldats armèrent quarante navires.

Gounéus partit de Cyphos avec vingt-deux vaisseaux ; les Éniènes le suivent dans les combats, et les Péraebes, tant ceux qui habitent la froide Dodone, que ceux qui cultivent la terre sur les agréables bords du Titarésios, qui verse ses eaux brillantes dans le Pénée, sans les mêler aux flots argentés de ce fleuve : elles surnagent à la surface des ondes comme une huile légère, car le Titarésios s’échappe du Styx, fleuve terrible des serments.

Prothoos, fils de Tenthrédon, est à la tête des Magnésiens ; ils habitaient non loin du Pénée, et du Pélion, couvert de forêts bruyantes. Quarante navires ont porté sur les ondes les guerriers que commande Prothoos.

Tels sont les chefs et les princes des fils de Danaos. Muse, dis-moi quels furent dans l’armée des Atrides et le plus brave guerrier et les coursiers les plus vaillants.

Les cavales de Phérès, que conduit Eumélos, sont les plus renommées : rapides comme l’oiseau, toutes deux du même âge, elles sont semblables et par la taille et par la couleur ; le brillant Apollon les nourrit lui-même dans les champs de Péria. Ces deux cavales portent la terreur au milieu des combats. Le plus brave des guerriers est Ajax, fils de Télamon, tant qu’Achille garde sa colère ; car ce héros l’emporte sur tous, et les coursiers qui le traînant sont les plus vaillants. Mais maintenant, retiré dans ses superbes navires, il nourrit son courroux contre le puissant Agamemnon. Ses soldats, sur le rivage de la mer, se plaisent à lancer le disque, le javelot et les flèches ; ses chevaux, chacun près de leurs chars, paissent le lotus et l’ache humide des prairies ; et les chars magnifiques reposent dans les tentes des chefs, qui regrettent ce héros chéri d’Arès ; ils errent dans les champs, et ne se mêlent point aux combats.

Cependant les Grecs s’avancent comme un vaste incendie qui dévore la campagne. Sous leurs pas la terre a gémi : de même gronde la foudre de Zeus irrité, lorsqu’il dirige ses traits contre Typhée dans les rochers d’Arime, où sont placées, dit-on, les vastes demeures de Typhée ; ainsi gémit la terre sous les pieds des combattants qui s’avancent et se hâtent de traverser la plaine.

Alors, aussi prompte que les vents, Iris, chargée d’un funeste message, est envoyée par Zeus auprès des Troyens. Sous les portiques du palais de Priam étaient rassemblés, pour le conseil, les jeunes gens et les vieillards : près deux s’arrête la déesse aux pieds rapides; elle a pris la voix d’un fils de Priam, de Politès, qui, sentinelle avancée des Troyens, et plein de confiance en sa course légère, s’était placé sur la tombe élevée du vieillard Esyétas, afin d’observer l’instant où les Grecs sortiraient de leurs navires ; en tout semblable à ce guerrier, Iris leur parle en ces mots :

« O vieillard, toujours les longs discours te plaisent, comme jadis au temps de la paix ; pourtant il se prépare un combat inévitable. J’assistai souvent aux guerres des peuples, jamais je ne vis tant de soldats et de si vaillants ; nombreux comme les feuilles ou les grains de sable, ils s’avancent, impatients de combattre, autour de nos remparts. Hector, toi surtout, je t’exhorte à suivre cet avis. Une foule d’alliés est répandue dans la vaste citadelle de Priam ; tous ces peuples, de races diverses, parlent un langage différent : que chaque prince rassemble les soldats qu’il a conduits, qu’il se mette à leur tête, et les dispose pour le combat. »

Hector a reconnu la voix de la déesse ; il rompt aussitôt l’assemblée : on court aux armes, les portes sont ouvertes ; l’armée entière, cavaliers et fantassins, se précipite, et la ville retentit d’un bruit terrible.

Devant Ilion est une haute colline, qui s’étend dans la plaine, et de tous les côtés offre un accès facile ; les hommes l’appellent Batiéia, et les dieux le momment de l’agile Myrina : c’est là que se forment en bataille et les Troyens et les alliés.

Le fils de Priam, le grand Hector, au casque étincelant, commande les Troyens ; avec lui se sont armés les plus nombreux et les plus vaillants guerriers : tous brûlent de combattre.

L’illustre fils d’Anchise est à la tête des Dardaniens, Énée, que la belle Aphrodite conçut d’Anchise ; déesse, elle dormit avec un mortel dans les retraites de l’Ida. Énée ne les commande point seul ; les Dardaniens ont aussi pour chefs les deux fils d’Anténor, Archéloque, Acamas, habiles en toutes sortes de combats.

Les citoyens de la riche Zélée, au pied du mont Ida, qui boivent les noires eaux de l’Asépos, tous Troyens d’origine, obéissent au fils de Lycaon, Pandaros, qui reçut un arc d’Apollon lui-même. Les guerriers d’Adrastée, de la tribu d’Apaisos, de Pityeia et des hautes montagnes de Téreiè, sont commandés par Adrastos, et par Amphios, cuirassé de lin. Tous les deux sont fils de Mérops, habitant de Percoté ; nul mieux que lui ne connaît l’avenir : il ne voulait pas leur permettre d’affronter la guerre dévorante ; mais, indociles à sa voix, ses enfants furent entraînés par les cruelles destinées de la mort.

Ceux qui cultivent les champs de Percoté, de Practios, ceux qui possèdent Sestos, Abydos et la divine Arisbée, ont à leur tête le fils d’Hyrtacès, Asios, chef de héros, Asios, que des coursiers pleins d’ardeur et d’une taille élevée amenèrent des campagnes d’Arisbée, et non loin du fleuve Selléis.

Hippotoos a conduit la nation des vaillants Pélasges loin des fertiles plaines de Larissa : leurs chefs sont Hippotoos et Pyléos, rejeton du dieu Arès, tous deux fils du Pélasge Léthos, issu de Teutamis.

Acamas et le héros Piroos conduisent les Thraces, que sépare l’orageux Hellespont.

Euphèmos, fils de Troïzénos, descendant de Céas, enfant de Zeus, est le chef des valeureux Ciconiens.

Les Péoniens, armés d’un arc recourbé, furent conduits par Pyrechmès loin des campagnes d’Amydone et de l’Axios au large cours, l’Axios, dont les belles eaux fertilisent la terre.

Pylaiménès, au cœur intrépide, commande les Paphlagoniens, venus du pays des Énètes, où naissent les mules sauvages ; il guide aussi les habitants de Cytoros, ceux qui cultivent les campagnes de Sésame, et les guerriers qui, près du fleuve Parthénios, habitent de riches palais dans les villes de Cromna, d’Igiale, et sur les monts élevés d’Érythine

Les Halizons, sous les ordres d’Odios et d’Épistrophos, ont quitté les terres éloignées d’Alybè, où l’argent naît en abondance.

Les Mysiens obéissent aux ordres de Chromis et de l’augure Ennomos, que son art prophétique ne put préserver du trépas ; il périt sous les coups de l’impétueux Éacide, dans le fleuve où ce héros immola tant d’autres Troyens.

Accourus de la lointaine Ascanie, et brûlant de voler au combat, les Phrygiens ont suivi Phorcys et le bel Ascanios.

Les chefs des Méoniens étaient Antiphos et Mesthlès, tous les deux fils de Talaiménès ; ils reçurent le jour de la nymphe du lac Gygée, et commandent les soldats méoniens, qui naquirent près du Tmolos.

Nastès conduit les Cailens, au barbare langage : ces peuples possèdent Milet, les monts ombragés de Phthirion, les bords sinueux du Méandre et les sommets élevés de Mycale. Amphimaque et Nastès, superbes enfants de Nomion, commandent à ces guerriers ; Amphimaque marche au combat couvert d’or comme une jeune femme. Insensé ! ses ornements ne purent l’arracher au trépas ; il périt dans le Scamandre, par la main du terrible Éacide, qui le dépouilla de sa riche parure.

Les Lyciens ont suivi Sarpédon et le généreux Glaucos, loin des campagnes de Lycie et du Xante impétueux.

Fin du chant 2 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)