L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Zeus est trompé.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Ces cris n’échappèrent point à l’oreille de Nestor, tandis qu’il buvait dans sa tente ; aussitôt il adresse ces paroles au fils d’Asclépios :

« Considère un peu, noble Machaon, ce que tout ceci va devenir ; déjà près des vaisseaux redoublent les cris d’une vaillante jeunesse. Cependant, toi, reste assis en buvant ce vin coloré, jusqu’à ce que la blonde Hécamède ait échauffé le bain pour que tu laves le sang de tes blessures ; moi, je vais monter sur un tertre afin de tout découvrir. »

À ces mots, il prend le fort bouclier de son fils ; car il reposait dans sa tente, le bouclier étincelant d’airain du fier Thrasymédès, qui lui-même possédait alors l’armure de son père. Nestor saisit une forte lance terminée par une pointe d’airain ; et, s’arrêtant hors de sa tente, il voit un spectacle déplorable, les Grecs dispersés, que poursuivent en foule les superbes Troyens ; le mur des Grecs est abattu. Lorsque le vaste Océan noircit son onde silencieuse, présageant les mouvements rapides des vents sonores, ses flots ne s’inclinent encore d’aucun côté, jusqu’au moment où le souffle de Zeus se précipite avec violence. Ainsi le vieillard reste en suspens, et délibère au fond de son âme s’il ira dans la foule parmi les Grecs valeureux, ou près d’Agamemnon, roi des peuples. Il semble préférable à ce guerrier prudent de se rendre auprès de l’Atride : cependant les deux armées s’égorgeaient à l’envi, et, autour de la poitrine des guerriers, l’airain terrible retentissait sous les coups des glaives et des lances aiguës.

Au-devant de Nestor accourent les rois enfants de Zeus ; tous ceux que le fer à blessés sortent de leurs vaisseaux, Diomède, Ulysse, Agamemnon, fils d’Atrée : loin des combats ils avaient placé leurs navires sur les bords de la mer blanchissante. Ceux qui abordèrent les premiers furent traînés vers la plaine, et devant les poupes, on bâtit un mur ; car le rivage, quoique vaste, ne pouvait contenir tous les navires, l’armée eût été trop resserrée : ils rangèrent donc les vaisseaux en lignes, et remplirent le grand espace de la plage qu’embrassent les deux promontoires. Ces chefs, impatients de voir la guerre et les combats, s’avançaient, appuyés sur leurs lances, le cœur consumé de tristesse ; le vieux Nestor les aborde, et répand dans leur âme un nouveau trouble. Alors le puissant Agamemnon lui parle en ces mots :

« Nestor, fils de Nélée, toi, la gloire des Grecs, pourquoi donc, abandonnant la guerre cruelle, venir en ces lieux ? Ah ! combien je redoute que le terrible Hector n’accomplisse sa promesse, lorsque, parlant dans l’assemblée des Troyens, il nous menaçait de ne point retourner dans Ilion avant d’avoir brûlé nos vaisseaux et nous avoir exterminés nous-mêmes : c’est ainsi qu’il parlait ; maintenant il exécute ces desseins. Grands dieux ! tous les Grecs, ainsi qu’Achille, nourrissent donc dans leur cœur une violente haine contre moi, puisqu’ils refusent de combattre sur les poupes de leurs navires. »

« Hélas ! répond le sage Nestor, nos malheurs sont certains, et le formidable Zeus lui-même ne saurait faire qu’il en soit autrement. Il est détruit, ce mur qui nous rassurait comme rempart invincible, et pour nos vaisseaux et pour nous-mêmes. Déjà les Troyens, devant nos rapides navires, nous livrent un combat furieux et sans relâche. On ne saurait découvrir, même on s’y appliquant avec attention, de quel côté succombent en plus grand nombre les Grecs éperdus, tant ils périssent en foule ; un affreux tumulte s’élève jusqu’aux cieux. Voyons cependant si, dans de tels malheurs, il est encore quelque conseil salutaire : mais je ne vous exhorte point à retourner dans les batailles ; le héros blessé ne doit pas combattre. »

« O Nestor, reprend aussitôt Agamemnon, roi des hommes, puisque déjà les ennemis nous attaquent devant les poupes de nos navires, puisque le mur n’est plus d’aucun secours, ni le fossé qui nous coûta tant de travaux, espérant au fond du cœur qu’ils seraient un rempart invincible pour nos vaisseaux et pour nous-mêmes, n’en doutons pas, le grand Zeus désire que, loin d’Argos, les Grecs expirent ici sans honneur. Je pensais que ce dieu serait secourable aux enfants de Danaos ; mais, je le vois maintenant, pour combler de gloire les Troyens à l’égal même des immortels, il enchaîne nos bras et notre valeur. Cependant, écoutez, obéissons tous à ce que je vais proposer ; tirons les navires qui sont les plus rapprochés de la mer, et traînons-les sur le vaste Océan : nous gagnerons le large, et les tiendrons sur les ancres, jusqu’à ce que vienne la nuit tranquille, si toutefois les Troyens cessent pour lors de combattre ; entraînons ensuite tous les autres vaisseaux. Il n’est point honteux de fuir le malheur, même durant la nuit, et il vaut mieux en fuyant échapper à la ruine que d’être captif. »

Alors le sage Ulysse, tournant sur lui des regards pleins de courroux :

« Atride, dit-il, quelle parole s’est échappée de tes lèvres ? Malheureux, plût à Dieu que tu fusses le chef d’une lâche armée au lieu de nous commander ; nous, à qui Zeus, depuis notre enfance jusqu’à notre vieillesse, et jusqu’à ce que nous périssions tous, nous donna d’accomplir des guerres terribles ! Veux-tu donc abandonner cette ville des Troyens, pour laquelle nous avons déjà souffert tant de maux ? Garde le silence, de peur que quelqu’un des Grecs n’entende ces mots, que jamais n’aurait dû proférer de sa bouche un héros qui saurait parler avec prudence, qui serait décoré du sceptre, et à qui obéiraient des soldats aussi nombreux que les Argiens auxquels tu commandes. Oui, je blâme ouvertement ce que tu viens de dire, toi qui ordonnes, en cet instant de guerre et de tumulte, de lancer nos forts vaisseaux à la mer, pour satisfaire encore davantage aux vœux des Troyens, qui déjà ne triomphent que trop, et pour hâter ainsi notre affreuse ruine. Non, les Grecs ne soutiendront plus la guerre dès que nos navires seront traînés sur les flots ; ils ne verront alors que la fuite, ils abandonneront le combat ; et tes avis nous auront perdus, prince des peuples. »

« Ulysse, répond Agamemnon, roi des hommes, tes vifs reproches ont touché mon cœur ; non, je ne commande point aux fils des Grecs de traîner malgré eux leurs forts navires à la mer. Mais puisse maintenant un jeune homme ou bien un vieillard nous donner un meilleur avis, il me comblera de joie ! »

Le brave Diomède s’avance, et leur dit aussitôt :

« Cet homme, le voici, nous ne le chercherons pas longtemps, si toutefois vous voulez m’obéir. Ne concevez aucune colère, parce que je suis plus jeune que vous : je me glorifie de tirer mon origine d’un père vaillant, de Tydée, que recouvre la terre qui s’élève devant Thèbes. De Porthée sont issus trois fils irréprochables, qui habitaient dans Pleurone et dans la haute Calydon, Agrius et Mêlas ; le troisième fut le cavalier Oeneos, le père de mon père ; par sa bravoure il l’emportait sur les deux autres. Oeneos resta dans Calydon, mais mon père, après de longs voyages, se fixa dans Argos ; ainsi le voulurent Zeus et tous les autres dieux. Il épousa l’une des filles d’Adraste, et occupait un palais splendide ; il possédait d’abondantes moissons, de vastes vergers, où les arbres étaient disposés avec ordre ; et dans ses champs paissaient de nombreux troupeaux. Il excellait sur tous les autres Grecs par sa force à manier la lance. Sans doute vous avez entendu ces récits, et vous savez que je dis la vérité. Puis donc que vous reconnaissez mon illustre et noble origine, ne méprisez pas les avis que je donne et que je propose hardiment. Quoique blessés, retournons sur le champ de bataille, nous y sommes forcés. Mais là, abstenons-nous de combattre et restons hors de la portée des traits, pour ne pas recevoir blessures sur blessures. Là, du moins, nous exhorterons les autres guerriers, qui auparavant si pleins d’ardeur refusent mainte nant de combattre. »

Il dit : tous les chefs qui l’ont entendu obéissent à sa voix ; ils marchent, et à leur tête s’avance Agamemnon, roi des hommes.

Cependant le puissant Poséidon s’est aperçu de cette résolution ; il arrive près de ces chefs sous les traits d’un vieux guerrier ; il prend la main, droite d’Agamemnon, fils d’Atrée, et lui dit ces mots rapides :

« Atride, c’est maintenant que, dans son cœur cruel, Achille tressaille de joie, en voyant le carnage et la déroute des Grecs. Le malheureux n’a point d’entrailles, non, il n’en à plus. Ah ! puisse-t-il périr ! puisse un dieu le couvrir de honte! Mais toi, tous les immortels ne te poursuivent point dans leur colère ; bientôt les rois et les chefs des Troyens feront voler la poussière dans cette vaste plaine ; bientôt tu les verras fuyant vers Ilion, loin des tentes et des vaisseaux. »

À ces mots. il jette un grand cri, et s’élance dans la plaine. Comme dans un combat crient neuf et dix mille guerriers lors qu’ils engagent la bataille, telle du sein de Poséidon s’échappe une voix formidable ; elle répand dans le cœur des Argiens la force et l’ardeur insatiable des combats.

En ce moment Héra, qui repose sur un trône d’or, jette les yeux sur la terre du haut de l’Olympe : aussitôt elle reconnaît celui qui est à la fois son beau-frère et son oncle, courant avec ardeur parmi les combats glorieux ; elle se réjouit dans son cœur. Mais elle voyait aussi Zeus sur les sommets de l’Ida, source d’abondantes fontaines ; et dans son âme elle s’indignait contre cette divinité. Alors l’auguste Héra médite comment elle séduira l’esprit du dieu qui porte l’égide : le parti qui, dans sa pensée, lui semble préférable est de se rendre sur l’Ida après s’être parée elle-même : peut-être désirera-t-il s’unir d’amour avec elle à cause de sa beauté ; alors un doux et profond sommeil se répandrait sur les yeux de Zeus et sur son esprit pénétrant. Elle se rend aussitôt à l’appartement que lui avait construit Héphaïstos, son fils bien aimé, et dont les portes solides étaient retenues par une serrure secrète qu’aucun autre dieu ne pouvait ouvrir. Dès qu’elle est entrée, la déesse referme les portes brillantes : d’abord, avec l’ambroisie, elle enlève de son corps divin jusqu’à la plus légère poussière, se parfume d’une huile douce, céleste et de la plus agréable odeur ; quand cette huile est agitée dans les riches palais de Zeus, une vapeur suave remplit la terre et les cieux. Après avoir parfumé son beau corps, elle peigne ses cheveux, et de ses mains forme des tresses belles, éblouissantes, embaumées et qui retombent de sa tête immortelle ; elle revêt ensuite une robe magnifique, tissée avec un art merveilleux par Athéna elle-même, et que cette déesse embellit des broderies les plus variées. Héra la fixe sur sa poitrine avec des agrafes d’or, s’entoure d’une ceinture ornée de nombreuses franges, et attache à ses oreilles, habilement percées, des anneaux à trois points, artistement travaillés ; cette parure brille de mille grâces. Ensuite elle couvre sa tête d’un voile qui vient d’être achevé, et dont la blancheur a l’éclat du soleil ; enfin elle lie à ses pieds délicats une chaussure élégante. A peine Héra a-t-elle achevé sa parure, qu’elle abandonne sa retraite, court appeler Aphrodite, et, loin des autres divinités, elle lui parle en ces mots :

« Voudrez-vous m’accorder, ô ma fille chérie, ce que je vais vous demander ? ou bien me le refuserez-vous, irritée contre moi de ce que je protège les Grecs, tandis que vous favorisez les Troyens ? »

Aphrodite, la fille du puissant Zeus, lui répond aussitôt :

« O Héra, vénérable déesse, fille du grand Cronos, dites-moi quelle est votre pensée ; tout mon désir est d’accomplir vos vœux, si je le puis, et si leur accomplissement est possible. »

«Accordez-moi, lui dit l’artificieuse Héra, cet amour, ce désir par qui vous soumettez et les immortels et les faibles humains. Je vais aux extrémités du monde visiter l’Océan, père des dieux, et notre, mère Téthys, eux qui me nourrirent et m’élevèrent dans leur palais, m’ayant reçue de Rhéa, lorsque le formidable Zeus précipita Cronos dans les abîmes de la terre et de la mer inféconde : j’irai les voir pour terminer leurs discordes cruelles ; depuis longtemps ils s’abstiennent d’union et d’amour, parce que la colère à subjugué leur âme. Si par mes paroles je puis fléchir leur cœur, si je parviens à les réunir d’amour dans le lit nuptial, je leur serai pour toujours également chère et respectable. »

Aphrodite, au doux sourire, lui répond aussitôt :

« Il n’est ni juste ni convenable de repousser votre demande, car vous reposez entre les bras du puissant Zeus ! »

Aussitôt elle détache de son sein une riche ceinture, ornée de broderies : là se trouvent tous les charmes séducteurs ; là sont l ‘amour, le désir, les doux entretiens, et les discours flatteurs qui trompent même l’âme prudente des sages ; Aphrodite la remet aux mains de la déesse, et lui dit :

« Recevez cette brillante ceinture, et cachez-la dans votre sein ; elle renferme tout ce qui peut séduire. Je ne pense pas maintenant que vous retourniez dans l’Olympe sans avoir accompli tout ce que vous désirez dans votre cœur. »

À ces mots, l’auguste Héra sourit, et, joyeuse, elle cache le merveilleux tissu dans son sein.

Alors, la belle Aphrodite rentre dans le palais de Zeus ; Héra, se précipitant, quitte le faîte de l’Olympe, franchit les monts de Pièrie, l’Émathie aux campagnes riantes, et s’élance sur les sommets escarpés et les montagnes couvertes de neige des Thraces belliqueux ; ses pieds ne touchent pas la terre : des hauteurs de l’Athos elle descend sur la mer orageuse, et bientôt arrive à Lemnos, ville du divin Thoas. Là, elle s’approche du Sommeil, frère de la Mort, le prend par la main, le nomme, et lui parle en ces mots :

« Sommeil, roi des dieux et des hommes, si jamais tu écoutas mes paroles, c’est aujourd’hui surtout qu’il faut m’obéir ; je t’en garderai une reconnaissance éternelle. Ferme les yeux étincelants de Zeus dès que je me serai unie d’amour à lui. Je te donnerai de riches présents, un trône d’or magnifique, et qui durera toujours ; c’est mon fils, le boiteux Héphaïstos, qui le fabriquera et le polira soigneusement ; au-dessous il placera une riche escabelle pour reposer tes pieds délicats pendant les festins. »

« O Héra, déesse vénérable, fille du grand Cronos, lui répondit le doux Sommeil, il me serait facile d’assoupir tout autre parmi les dieux immortels, même les flots du rapide Océan, à qui tous nous devons la naissance ; mais je n’approcherai point du fils de Cronos, et ne l’assoupirai jamais, s’il ne l’ordonne lui-même ; car l’un de vos ordres, qu’autrefois j’exécutai, m’a rendu prudent. C’était le jour où le magnanime fils de Zeus voguait loin d’Ilion, après avoir ravagé la ville des Troyens. L’enveloppant de mes douces vapeurs, j’endormis l’âme de Zeus, armé de l’égide ; alors, méditant dans votre âme la perte de son fils, tous excitâtes sur les vagues le souffle des vents impétueux, et vous entraînâtes le héros vers la populeuse Cos, loin de tous ses amis. À son réveil, Zeus fut courroucé, et poursuivant tous les dieux dans l’Olympe, c’était moi qu’il cherchait plus que tous les autres, et sans doute il m’aurait précipité du ciel dans l’abîme des mers, si la Nuit, qui dompte les dieux et les hommes, ne m’eût sauvé du péril ; en fuyant je me rendis auprès d’elle, et Zeus s’apaisa malgré sa fureur ; plein de respect, il ne voulut point faire ce qui déplairait à la Nuit rapide ; et maintenant encore vous m’ordonnez d’accomplir une entreprise impossible. »

« Sommeil, reprend aussitôt la belle Héra, pourquoi de telles pensées troublent-elles ton âme ? Crois-tu que le redoutable Zeus, pour favoriser les Troyens, s’irriterait comme pour Héraclès son fils ? Viens, je t’accorderai en mariage la plus jeune des Grâces, et tu nommeras ton épouse, Pasithée, pour qui tu soupires tous les jours. »

À ce discours le Sommeil tressaille de joie, et répond par ces paroles :

« Jurez donc maintenant par les eaux inviolables du Styx ; d’une main touchez la terre fertile, et de l’autre la mer blanchissante, et qu’autour de Cronos tous les dieux infernaux nous soient témoins que vous m’accorderez la plus belle des Grâces, Pasithée, pour qui je soupire tous les jours. »

À l’instant, Héra, aux bras d’albâtre, jure, ainsi qu’il le désire, et nomme tous les dieux qui sont sous le Tartare, et qui sont appelés Titans. Quand elle eut juré, que le serment fut accompli, tous les deux abandonnent la ville d’Imbros et celle de Lemnos ; puis, enveloppés d’un nuage, ils s’élancent avec rapidité. Bientôt près de l’Ida, source d’abondantes fontaines, ils arrivent à Leutos, où ils quittent la mer. Tous deux alors s’avancent sur le continent, et le sommet de la forêt est agité sous leurs pieds. Le Sommeil s’arrête avant d’être aperçu par Zeus, et monte sur un sapin élevé, qui, croissant sur les hauteurs de l’Ida, portait dans les airs sa tête jusqu’aux nues : là, caché sous l’épais feuillage des branches, il s’assied, semblable à cet oiseau mélodieux qui dans les montagnes est appelé Chalcis par les dieux, et Cymindis par les hommes.

Alors Héra monte rapidement sur la cime du Gargare, sommet le plus élevé de l’Ida ; le puissant Zeus l’aperçoit : dès qu’il l’a vue, un vif désir s’est emparé de son âme prudente, comme lorsque pour la première fois ils s’unirent d’amour et partagèrent la même couche à l’insu de leurs parents chéris. Aussitôt il s’approche de son épouse, et lui parle en ces mots :

« Héra, où donc allez-vous ainsi loin de l’Olympe ? Vos coursiers ne sont point ici, ni le char où vous avez coutume de monter. »

L’artificieuse Héra lui répondit :

« Je vais aux extrémités de la terre visiter l’Océan, père des dieux, et notre mère Téthys : ce sont eux qui me nourrirent et m’élevèrent dans leurs palais ; j’irai les voir pour terminer leurs discordes cruelles : depuis longtemps ils s’abstiennent d’union et d’amour, parce que la colère a subjugué leur âme. J’ai laissé au pied du mont Ida les coursiers qui m’emportent à travers les terres et les ondes ; c’est à cause de vous que, loin de l’Olympe, je viens en ces lieux ; j’ai craint d’allumer votre courroux si je me rendais en secret dans les profonds abîmes de l’Océan. »

« O Héra, interrompt à l’instant Zeus, roi des tempêtes, il t’est facile de t’y rendre plus tard ; viens maintenant, unissons-nous d’amour en nous abandonnant au sommeil. Non, jamais pour une déesse ou pour une mortelle tant d’ardeur répandue dans mon sein n’a dompté mon âme ; non, jamais je n’aimai si vivement ni l’épouse d’Ixion, qui me donna Pirithoos, égal aux dieux par sa prudence ; ni la belle Danaé, fille d’Acrise, qui mit au jour Persée, le plus illustre des hommes ; ni la fille du célèbre Phénix, qui enfanta Minos et Rhadamanthe ; ni, dans Thèbes, Alcmène ou Sémélé, l’une mère de l’indomptable Héraclès, l’autre de Bacchus, la joie des hommes ; ni Déméter, à la blonde chevelure ; ni la glorieuse Léto ; ni toi-même, ô Héra, jamais, comme à présent, tu n’as enivré mon âme de si vives délices. »

« Terrible fils de Cronos, reprend l’artificieuse déesse, pourquoi me tenir un semblable langage ? Tu désires t’unir à moi sur les sommets de l’Ida ; et nous serions exposés à tous les regards. Que deviendrais-je si l’un des immortels nous apercevait, et s’il avertissait tous les autres dieux ? Je n’oserais plus, en sortant de tes bras, retourner dans ton palais : je serais trop confuse. Mais, si tu le veux, si tant de désirs remplissent ton âme, il est un asile secret que ton fils Héphaïstos à construit lui-même, et qu’il à fermé avec des partes solides ; viens, c’est là que bous dormirons, puisque ce repos à pour toi des charmes. »

« Héra, repartit le puissant Zeus, ne crains pas d’être vue ni des dieux ni des hommes ; je t’envelopperai d’un tel nuage d’or, que le Soleil même ne pourra nous voir, lui dont les regards sont si perçants. »

À ces mots, le fils de Cronos prend dans ses bras son auguste épouse. Bientôt, sous ces divinités, la terre pousse une herbe nouvelle ; le lotos, humide de rosée, le safran, et l’hyacinthe délicate, qui les soulève mollement : c’est là qu’ils reposent enveloppés dans un brillant nuage d’or, d’où tombe la rosée en perles éclatantes.

C’est ainsi que Zeus dort paisiblement au sommet du Gargare, et, vaincu par l’amour et le sommeil, il tient son épouse entre ses bras. Alors le doux Sommeil court vers les vaisseaux des Grecs annoncer cette nouvelle au puissant Poséidon ; il s’approche du dieu, et lui dit ces mots rapides :

« Favorable aux enfants de Danaos, ô Poséidon, hâte-toi de les secourir ; et du moins, pour un peu de temps, donne-leur la victoire, tandis que Zeus repose encore. Je l’ai enveloppé de mes douces vapeurs, et Héra, l’ayant séduit, le retient assoupi par les charmes de l’amour. »

Il dit, s’envole parmi les illustres tribus des hommes, et rend Poséidon encore plus ardent à favoriser les Grecs. Ce dieu s’élance aux premiers rangs, et s’écrie :

« Argiens, abandonnerez-vous encore cette fois la victoire au fils de Priam, pour qu’il envahisse notre flotte et se couvre de gloire ? C’est pourtant ce qu’il espère ; il s’en glorifie, parce qu’Achille reste dans ses vastes navires, le cœur en proie à la colère. Ah ! nous n’aurions plus un si grand désir de ce héros, si nous nous excitions à nous secourir mutuellement ; mais suivez-moi, cédez tous à l’avis que je propose : armons-nous des boucliers les plus grands et les plus solides qui soient dans toute l’armée, et, plaçant sur nos têtes les casques éblouissants, en tenant dans nos mains de longues lances, marchons : je serai à votre tête, et je ne crois pas qu’Hector, le fils de Priam, nous résiste, quelle que soit son ardeur. Que l’homme vaillant qui sur ses épaules porte un écu trop léger le remette au soldat moins vigoureux, et se couvre d’un plus large bouclier. »

Il dit : tous obéissent aux paroles qu’ils viennent d’entendre. Les rois, quoique blessés, ordonnent les rangs : Diomède, Ulysse, et le fils d’Atrée ; ils parcourent les bataillons, et font l’échange des armes ; le fort revêt une forte armure ; on donne au faible une armure plus légère. Après avoir entouré leur poitrine de l’airain étincelant, ils s’avancent ; le puissant Poséidon les commande en tenant dans sa forte main une longue et formidable épée, semblable à la foudre ; il n’est pas facile de s’attaquer à lui dans un combat sanglant, mais la crainte arrête tous les guerriers.

De son côté, le fils de Priam dispose les phalanges troyennes. Ainsi Poséidon, aux cheveux d’azur, et l’illustre Hector engagèrent alors la plus horrible mêlée, en venant au secours, l’un des Grecs, l’autre des Troyens. La mer bruyait auprès des navires et des tentes des Grecs ; les deux armées, se confondant, poussaient d’affreux hurlements. Ainsi ne mugissent point les vagues de l’Océan poussées de la haute mer contre le rivage par le souffle violent de Borée ; ainsi dans les vallons de la montagne ne retentit point le terrible murmure de la flamme étincelante, laquelle envahit une forêt pour l’embraser ; et le vent impétueux, frappant les chênes à la haute chevelure, ne résonne pas avec autant de fracas que la voix des Grecs et des Troyens, qui, poussant de terribles clameurs, se précipitaient les uns contre les autres.

Hector, le premier, jette son javelot contre Ajax, qui était en face de lui. Le trait ne s’égare pas, mais il frappe la poitrine, à l’endroit où sont deux baudriers, celui du bouclier et celui de la brillante épée : ils ont préservé le corps du héros. Hector est furieux qu’un trait inutile soit échappé de sa main ; il se replonge dans la foule de ses compagnons pour éviter le trépas. Alors le grand Ajax, fils de Télamon, lance contre Hector qui s’éloigne un énorme rocher, car plusieurs qui servent d’étais aux navires se trouvaient aux pieds des combattants ; Ajax en saisit un et atteint la poitrine d’Hector au-dessus du bouclier, tout près du cou ; en le frappant il fait tourbillonner la pierre, qui vole de toutes parts. Lorsque, sous les coups du puissant Zeus, un chêne tombe déraciné, alors de cet arbre s’exhale une odeur affreuse de soufre, que le spectateur ne peut supporter de près, tant est redoutable la foudre du grand Zeus ; ainsi dans la poussière tombe aussitôt le puissant Hector. De sa main s’échappe sa lance, qui bientôt est suivie du bouclier et du casque ; et ses armes d’airain retentissent autour de lui. Alors avec de grands cris accourent les fils des Grecs ; espérant l’entraîner, ils lancent de nombreuses flèches, mais ils ne peuvent, ni du trait ni de la lance, frapper ce pasteur des peuples, car auparavant les plus braves capitaines l’avaient entouré : Polydamas, Énée, le divin Agénor, Sarpédon, commandant des Lyciens, et l’irréprochable Glaucos ; aucun des autres guerriers ne l’abandonne, et tous abaissent devant le héros les boucliers arrondis. Ses compagnons le prennent dans leurs bras, et l’emportent hors de la mêlée, jusqu’à ce qu’il rejoigne ses coursiers agiles, qui, loin du tumulte et des batailles, étaient aux derniers rangs avec leur guide et le char magnifique. Alors les chevaux entraînent du côté d’Ilion ce héros, qui pousse de profonds soupirs.

Mais lorsqu’ils touchent aux bords du fleuve limpide, du Xanthe sinueux, qu’engendra l’immortel Zeus, ses amis le descendent du char, le posent à terre, et lui versent de l’eau : il se ranime, ouvre les yeux, et, s’appuyant sur les genoux, il vomit un sang noir ; puis, de nouveau retombant en arrière, une nuit épaisse obscurcit ses regards ; la violence du coup dompte encore son courage.

Sitôt que les Grecs voient Hector s’éloigner, ils rappellent toute leur valeur, et fondent avec plus de furie sur les Troyens. Devançant de beaucoup tous les autres, le rapide Ajax, fils d’Oïlée, avec une lance aiguë, frappe Satnios, qu’une nymphe, la belle Naïs, conçut du pasteur Énops, sur les rivages du Satnios. Le fils d’Oïlée s’approche, et blesse ce guerrier dans le flanc ; il tombe renversé, et autour de lui les Grecs et les Troyens engagent un combat sanglant. Polydamas, issu de Panthée, brandissant son javelot, accourt pour être le vengeur de Satnios ; il frappe à l’épaule droite Prothoénor, fils d’Aréilyce. Le trait s’enfonce dans l’épaule, et Prothoénor tombant dans la poudre, de sa main presse la terre. Polydamas, fier de son triomphe, s’écrie avec orgueil :

« Certes, je ne crois pas que de la forte main du noble fils de Panthée soit parti un trait inutile : sans doute l’un des Grecs l’a reçu dans son sein, et c’est, je pense, en s’appuyant sur ce javelot qu’il descendra dans les demeures d’Hadès. »

Il dit ; et ce discours superbe cause une vive douleur aux Argiens ; mais surtout il excite la colère du vaillant Ajax, fils de Télamon, car c’était près de lui que Prothoénor était tombé. Soudain il lance un brillant javelot à Polydamas, qui s’éloignait ; ce héros évite un funeste destin, en se jetant de côté ; le dard atteint le fils d’Anténor, Archéloque, à qui les dieux réservaient le trépas : Ajax le frappe à la dernière vertèbre qui unit le cou à la tête, et coupe les deux nerfs ; le front, la bouche et les narines s’enfoncent dans la poudre longtemps avant les jambes et les genoux du héros terrassé. A son tour, Ajax, s’adressant à Polydamas :

« Regarde, Polydamas, s’écrie-t-il, et réponds-moi franchement : ce héros n’est-il pas digne de venger le trépas de Prothoénor ? Il ne me semble point être un lâche, ni d’une naissance obscure : c’est sans doute le frère du noble Anténor, ou bien son fils ; il a tous les traits de cette famille. »

Il parlait ainsi, le reconnaissant bien ; une vive peine accable le cœur des Troyens. À l’instant Acamas, volant auprès de son frère, frappe d’un coup da lance le Béotien Promaque, qui déjà tirait par les pieds le cadavre d’Archéloque. Acamas, s’applaudissant de sa victoire, crie à haute voix :

« Belliqueux Argiens, prodigues de vaines menaces, le deuil et la douleur ne sont pas pour nous seuls ; mais vous aussi, vous périssez quelquefois. Voyez comme votre Promachus dort vaincu par ma lance. Je n’ai pas voulu que la dette d’un frère fût longtemps à être acquittée. Ainsi tout brave guerrier désire laisser dans sa maison un frère pour être son vengeur au sein des batailles. »

Il dit ; et ce discours superbe cause une vive douleur aux Argiens, mais surtout excite la colère du brave Pénélée. Il fond sur Acamas ; ce héros évite la fureur du roi Pénélée, qui frappe Ilionée, fils de Phorbas, riche en troupeaux, celui de tous les Troyens que Hermès chérissait le plus et qu’il combla de biens. L’épouse de Phorbas n’eut de lui que le seul Ilionée. Pénélée le blesse dans l’œil, au-dessous du sourcil ; il arrache la prunelle, le dard pénètre à travers l’œil et ressort derrière la tête. Ilionée tombe assis, les deux mains étendues. Aussitôt Pénélée, tirant son glaive, tranche le cou du guerrier ; la tête roule à terre avec le casque ; le fort javelot est encore enfoncé dans l’œil : alors, l’enlevant comme la tête d’un pavot, il s’adresse aux Troyens, et, fier de son triomphe, il s’écrie :

« Troyens, allez dire au père et à la mère du célèbre Ilionée de gémir dans leur palais. Hélas ! l’épouse de Promaque, fils d’Alégénor, ne sourira point non plus à l’arrivée de son époux, lorsque, loin d’Ilion, les fils des Grecs, sur leurs légers navires, retourneront dans la patrie.»

À ces mots, la pâle crainte a glacé tous les cœurs, et chaque guerrier cherche avec effroi comment il évitera la mort cruelle.

Dites-moi maintenant, ô Muses habitantes de l’Olympe, quel est celui qui parmi les Grecs enleva le premier de sanglantes dépouilles, depuis que Poséidon inclina pour eux la balance des combats.

Ajax, fils de Télamon, le premier de tous, blessa le fils de Gyrtias, Hyrtius, chef des valeureux Mysiens. Antiloque dépouilla Phalcès et Merméros ; Mérion immola Hippotion et Morys ; Teucros ravit le jour à Prothoon et à Périphète ; l’Atride blessa dans le flanc Hypèrénor pasteur des peuples, et l’airain pénétrant déchira les entrailles : l’âme de ce héros s’échappa par cette large blessure, et les ténèbres de la mort obscurcirent ses yeux. Mais un plus grand nombre encore périt sous les coups d’Ajax, fils d’Oïlée ; nul n’égalait sa vitesse à poursuivre les ennemis frappés de terreur, lorsque Zeus les eut mis en fuite.

Fin du chant 14 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)