L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Combat près des murs.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Tandis que dans les tentes le vaillant fils de Ménétios soulageait Eurypyle blessé, les Grecs et les Troyens en foule combattaient avec ardeur ; cependant le fossé qu’avaient creusé les enfants de Danaos ne devait plus les défendre, ni la large muraille élevée autour du fossé pour protéger la flotte ; car ils n’offrirent point aux dieux de solennelles hécatombes, pour que ces remparts protégeassent leurs navires et l’immense butin qu’ils renfermaient. Aussi cet ouvrage fut-il construit sans l’aveu des immortels, et ne subsista pas de longues années. Tant qu’Hector conserva la vie, tant qu’Achille nourrit sa colère, et que resta debout la ville du roi Priam, cette grande muraille qu’avaient élevée les Grecs fut inébranlable. Mais après la mort des Troyens les plus illustres, lorsque, parmi les nombreux guerriers d’Argos, les uns eurent péri et les autres furent sauvés, lorsque après dix années de guerre la ville de Priam fut détruite, et qu’enfin les Grecs revirent les douces terres de la patrie, Poséidon et Apollon résolurent d’anéantir ces remparts, en précipitant tous les fleuves impétueux qui, du haut des montagnes de l’Ida, se jettent dans le sein des mers ; le Rhésos, l’Heptaporos, le Carèsos, le Rhodios, le Grénicos, l’Aisépos, le divin Scamandros, et le Simoïs, où tombèrent ensevelis dans le sable tant de casques, tant de boucliers, et cette foule de héros issus des demi-dieux. Apollon changea l’embouchure de ces fleuves, et pendant neuf jours, il dirigea leur cours contre cette muraille. Zeus ne cessa de verser des torrents de pluie pour engloutir bientôt ces travaux dans la mer. Poséidon lui-même, armé de son trident, marcha le premier, et précipita dans les flots jusqu’aux bases de pierre et de bois que les Grecs avaient posées avec tant de peines : il aplanit le rivage jusqu’au rapide Hellespont, et, après avoir détruit la muraille, il recouvrit de sable toute cette vaste plaine. Ensuite, il permit aux fleuves de reprendre le cours où jusque alors ils avaient roulé leurs ondes limpides.

Ainsi plus tard devaient s’accomplir les desseins de Poséidon et d’Apollon ; mais en ce moment le tumulte et les combats règnent autour de ces remparts, et les poutres qui soutiennent les tours résonnent sous le choc des javelots. Les Argiens, domptés par le fouet de Zeus, se tiennent renfermés dans leurs navires, redoutant Hector, funeste artisan de terreur ; mais ce héros, comme auparavant, se précipite dans les combats, semblable à la tempête. Ainsi, lorsqu’au milieu des chiens et des chasseurs, un sanglier ou bien un lion se retourne en roulant des yeux enflammés de colère, ceux-ci se forment en cercle autour de lui, s’opposent à sa rage, et de leurs mains s’échappent des traits nombreux ; mais l’animal magnanime n’en est point troublé, il ne prend pas la fuite ; sa vaillance le perd. Souvent il s’élance pour tenter de rompre les rangs des chasseurs, mais partout où il s’élance les rangs des chasseurs se retirent : tel Hector se précipite en se mêlant au fort des combats, exhortant ses compagnons à passer le fossé. Ses coursiers impétueux ne l’osent pas ; ils s’arrêtent, en hennissant, sur les bords escarpés : ce large fossé les épouvante ; il n’est facile ni de le traverser, ni de le franchir : des deux côtés est une pente rapide, garnie en dessus de pieux aigus que les fils des Grecs placèrent longs et serrés pour être une barrière contre leurs ennemis. Le coursier traînant un char n’y parviendrait pas aisément ; mais le fantassin désire avec ardeur de pouvoir le franchir. Alors Polydamas s’approche du valeureux Hector, et lui dit :

« Hector, et vous, chefs des Troyens et des alliés, il serait imprudent de lancer nos coursiers à travers ce fossé. Oui, sans doute, il est difficile de le franchir. Ces bords sont munis de pieux acérés, et derrière eux est le mur des Grecs ; là nous ne pouvons avec nos coursiers ni descendre ni combattre, car le passage est étroit, et je pense que nous y serions vaincus. Si le puissant Zeus médite la ruine des Grecs, et s’il à résolu de secourir les Troyens, ah ! combien je désire qu’il accomplisse à l’instant sa volonté, et que nos ennemis meurent ici sans honneur, loin d’Argos ! Mais s’ils se retournent, s’ils nous repoussent de leurs vaisseaux, et que nous soyons engagés dans ce fossé profond, je ne crois pas qu’un seul guerrier échappe à cette attaque des Grecs pour annoncer notre défaite dans Ilion. Écoutez donc ce que je vais dire ; tous obéissez à ma voix : que les écuyers retiennent les chevaux sur le bord du fossé, et nous, à pied, revêtus de nos armes, suivons tous en foule les pas d’Hector ; les Grecs ne pourront nous résister, s’il est vrai qu’ils touchent à leur dernier jour. »

Ainsi parle Polydamas. Hector goûte ce prudent conseil. Aussitôt, couvert de son armure, il saute de son char ; les autres Troyens abandonnent aussi leurs coursiers, et s’élancent sur la terre, à l’exemple du divin Hector. Chaque héros ordonne à son écuyer de retenir ses chevaux, et de les ranger en ligne sur le bord du fossé ; ensuite les Troyens prennent leurs rangs, et se partagent en cinq colonnes, sous les ordres de leurs chefs.

Les uns suivent Hector et le sage Polydamas ; ils étaient les plus nombreux et les plus vaillants : eux surtout, brûlent de renverser la muraille et de combattre sur les vaisseaux ; leur troisième chef est Cébrionès, car Hector a laissé, pour garder son char, un écuyer moins brave que Cébrionès. D’autres ont à leur tête Pâris, Alcathoos et Agénor. Le troisième corps est commandé par Hélénos et le beau Déiphobe, tous les deux fils de Priam ; l’autre chef était Asios, héros vaillant, Asios, fils d’Hyrtacès : ses coursiers, pleins d’ardeur et d’une haute taille, amenèrent ce guerrier des campagnes d’Arisbé, non loin du fleuve Selléis. La quatrième troupe est commandée par Énée, le valeureux fils d’Anchise ; à ses côtés paraissent les deux fils d’Anténor, Archelochos et Acamas, habiles en tous les genres de combats. Sarpédon conduit les illustres alliés ; il a choisi, pour le seconder, Glaucos et le martial Astéropée ; car, à ses yeux, ces deux guerriers sont, après lui, les plus braves des alliés ; mais Sarpédon l’emportait sur tous. Ainsi les Troyens serrent les rangs, se couvrent de leurs boucliers, et, pleins d’impatience, marchent droit à l’ennemi : ils pensaient que les Grecs ne résisteraient plus, et que tous périraient auprès de leurs noirs vaisseaux.

Tous les Troyens, et leurs alliés venus des terres lointaines, s’étaient rendus aux sages avis de Polydamas ; mais le fils d’Hyrtacès, Asios, prince des hommes, ne veut point confier ses chevaux à un écuyer, et, monté sur son char, il s’élance vers les légers navires ; insensé ! il n’échappera pas aux fatales Moires : glorieux de son char et de ses coursiers, il ne devait plus revenir, loin des vaisseaux, dans Ilion aux remparts élevés ; auparavant une destinée cruelle le fera périr sous le fer du célèbre Idoménée, issu de Deucalion. Déjà sur la gauche de la flotte, il s’avance au lieu même où les Grecs s’enfuyaient de la plaine, emportés sur leurs chars : c’est là qu’Asios dirige ses coursiers ; il ne trouve pas à l’entrée du camp les portes fermées ni la lourde barrière , des guerriers, au contraire, les tenaient ouvertes pour recevoir ceux de leurs compagnons qui, s’éloignant des combats, cherchaient leur salut près des navires : c’est là qu’Asios, plein d’ardeur, pousse ses chevaux ; ses soldats le suivent avec des cris perçants ; ils pensaient que les Grecs ne résisteraient plus, et que tous périraient près de leurs noirs vaisseaux. Malheureux ! à ces portes ils trouvent deux braves guerriers, illustres descendants des belliqueux Lapithes : l’un est le fils de Pirithoos, le fort Polypétès ; l’autre est Léontée, semblable à l’homicide Arès. Ils paraissent debout devant les portes élevées ; comme lorsque, sur les montagnes, deux chênes au front superbe, attachés à la terre par de fortes et profondes racines, bravent incessamment l’effort des vents et des orages ; tels ces deux guerriers, se confiant en leurs forces, attendent Asios qui s’avance, et ne s’effrayent point. Ses soldats élèvent les larges boucliers, et marchent droit vers la muraille, en poussant de vives clameurs. Tous suivent au combat leur roi Asios, laménès, Oreste, Adamas, fils d’Asios, Énomaos et Thoon. Jusque alors, les deux héros lapithes, en dedans de la muraille, avaient exhorté les Grecs à combattre pour les navires ; mais dès qu’ils virent les Troyens marcher contre les remparts, et que, parmi les Grecs, s’élevaient le tumulte et les cris, alors, s’élançant tous deux hors des murs, ils vinrent combattre au-devant des portes : tels deux sangliers cruels, sur le sommet des montagnes, soutiennent l’attaque tumultueuse des chiens et des chasseurs ; en se précipitant dans leur course vagabonde, ils déracinent les arbres et ravagent la forêt : le grincement de leurs dents se fait entendre jusqu’à ce qu’un des chasseurs leur ravisse le jour : ainsi retentit l’airain frappé de toutes parts sur la poitrine de ces guerriers. Ils combattent avec ardeur, pleins de confiance en leurs troupes et en leur propre courage. Du haut des tours, les Grecs lancent des pierres pour se défendre eux-mêmes, et leurs tentes, et leurs légers navires. Comme tombe la neige, lorsqu’un vent impétueux, en roulant de sombres nuages, la répand à flocons abondants sur la terre féconde, de même on voit pleuvoir une grêle de traits que lancent les Grecs et les Troyens. Les casques et les larges boucliers, heurtés par ces pierres énormes, rendent un son rauque ; alors Asios soupire, se frappe la cuisse, et, plein d’indignation, il s’écrie :

« O Zeus, tu es donc aussi une divinité trompeuse ! Je ne pensais pas que les héros de la Grèce dussent soutenir nos ef forts et nos mains invincibles. Mais, tels que des abeilles ou des guêpes au corsage de couleurs variées, qui, ayant construit leurs ruches sur les bords d’un chemin rocailleux, n’abandonnent point leurs demeures profondes, et, résistant à leurs ennemis, défendent leur famille avec courage ; tels ces deux héros, quoique seuls, ne veulent point s’éloigner des portes qu’ils ne soient immolés ou faits captifs. »

Il dit : mais ces plaintes n’ont point fléchi Zeus, qui, dans son cœur, ne veut combler de gloire que le seul Hector.

On combattait aux autres portes avec la même fureur ; mais il me serait difficile de pouvoir, comme un dieu, rapporter tous ces exploits. De tous côtés, autour des remparts, s’allume le feu des batailles. Les Grecs, quoique accablés de maux, sont forcés de combattre pour sauver les navires ; et, dans l’Olympe, les dieux favorables aux armes des Grecs sont consumés de tristesse. Cependant les Lapithes soutiennent la guerre et les combats.

Le fils de Pirithoos, l’intrépide Polypétès, armé de sa lance, frappe Damasos à travers le casque solide ; l’airain ne peut le garantir, la pointe aiguë brise l’os, pénètre jusqu’à la cervelle tout ensanglantée, et terrasse ce guerrier plein d’ardeur ; il égorge ensuite Orménios et Pylon. Léontée, rejeton du dieu Arès, de sa lance frappa Hippomachos, fils d’Antimachos, et déchire le baudrier de ce héros. Ensuite, tirant du fourreau son glaive étincelant, il fond dans la mêlée, tue d’abord Antiphatès, qui tombe renversé sur la terre ; puis il immole Ménon, lamènos, Orestès, et tous, entassés, sont étendus sur le sol fertile.

Tandis que les vainqueurs enlèvent de riches dépouilles, déjà, sur les pas d’Hector et de Polydamas, s’avancent de jeunes guerriers, nombreux et vaillants, qui surtout désirent avec ardeur abattre les remparts et porter la flamme dans les vaisseaux ; pourtant ils balancent encore immobiles sur les bords du fossé, car, prêts à le franchir, il survient un augure : un aigle superbe, laissant à sa gauche l’armée troyenne, emporte entre ses ongles un serpent énorme, ensanglanté, vivant et palpitant encore ; ce monstre n’a point cessé le combat, et, se repliant en arrière, près du col, il déchire la poitrine de l’ennemi qui le tient dans ses serres ; l’oiseau, vaincu par la douleur, le rejette loin de lui sur la terre ; le serpent tombe au milieu de la foule des combattants, et l’aigle, avec des cris aigus, s’envole dans les airs, emporté par le souffle des vents. Les Troyens sont glacés de crainte, en voyant étendu au milieu d’eux ce serpent aux couleurs variées, présage du grand Zeus ; alors Polydamas s’approche de l’audacieux Hector, et lui dit :

« Hector, toujours, dans nos assemblées, tu me désapprouves quand je donne de sages avis. Cependant il n’est point juste que même un simple citoyen évite de dire la vérité, soit dans les conseils, soit dans les combats, pour augmenter toujours ta puissance. Maintenant donc je déclarerai quel parti me semble préférable. N’allons pas attaquer les Grecs près de leurs vaisseaux. Voici, je crois, ce qu’il adviendra, s’il est véritable l’augure survenu aux Troyens, impatients de franchir le fossé. Un aigle superbe, laissant à sa gauche l’armée troyenne, et emportant entre ses ongles un serpent énorme ensanglanté, vivant et respirant encore, l’a rejeté avant d’arriver dans son aire, et n’a pu le donner à ses jeunes aiglons. Ainsi, lors même qu’avec de grands efforts nous renverserions les portes et les murailles des Grecs, lors même qu’ils prendraient la fuite, sans doute loin de la flotte, nous ne repasserions pas avec gloire ces mêmes sentiers, et nous laisserions une foule de Troyens qu’immolerait le fer des Grecs, combattant pour leurs vaisseaux. Voilà comment devrait parler un devin instruit dans les prodiges du ciel, et les peuples lui obéiraient. »

Hector, lançant sur lui des regards furieux :

« Polydamas, dit-il, de tels discours ne sauraient me plaire ; tu pouvais, je pense, me donner un meilleur conseil : s’il est vrai que tu parles sérieusement, il faut que les dieux t’aient privé de la raison, toi qui m’ordonnes d’oublier les desseins du grand Zeus, desseins qu’il a promis d’accomplir, qu’il a confirmés du signe de la tête. Toi, cependant, tu m’ordonnes d’obéir au vol rapide des oiseaux : je ne m’en occupe point, et ne m’inquiète pas si, à ma droite, ils volent près de l’aurore et du soleil, ou si à ma gauche ils s’élancent vers l’occident ténébreux : pour nous, n’obéissons qu’à la volonté du grand Zeus, qui règne sur les dieux et sur les bommes. Le plus certain des augures, c’est de combattre pour la patrie. Mais pourquoi redoutes-tu la guerre et ses alarmes ? Quand nous péririons tous près des vaisseaux, tu ne dois pas craindre la mort ; car ton faible cœur ne sait ni résister ni combattre ; toutefois, si tu t’éloignes des batailles, si, par de trompeuses paroles, tu détournes quelque guerrier du combat, aussitôt, frappé par ma lance, tu perdras la vie. »

A ces mots, Hector s’avance à la tête des Troyens ; ceux-ci le suivent en poussant de longues clameurs. Alors Zeus, roi des tempêtes, envoie des montagnes de l’Ida un vent impétueux, qui porte jusqu’aux navires des Grecs un nuage de poussière ; il amollit leur courage, et comble de gloire Hector et les Troyens. Ceux-ci, pleins de confiance en ces prodiges et en leur propre valeur, tâchent de rompre la forte muraille des Grecs ; ils arrachent les créneaux des tours, démolissent les parapets, et s’efforcent d’arracher, avec les leviers, les masses de pierre que les Grecs posèrent sur un solide fondement pour être la base des tours. Ils les ont déjà ébranlées, ils espèrent rompre les murs ; mais les Grecs n’abandonnent point le passage, ils couvrent les parapets de leurs épais boucliers, et de là ils accablent les ennemis qui s’avancent au pied des remparts.

Cependant les deux Ajax, parcourant les tours, exhortaient les Grecs de toutes parts, et ranimaient leur courage. A l’un ils adressent des paroles flatteuses, à l’autre de sévères reproches, s’ils le voient s’éloigner des combats.

« Amis, disaient-ils, vous, les plus braves des Argiens, et vous, guerriers moins vaillants encore, car tous ne sont pas égaux dans les batailles, aujourd’hui le même devoir est imposé à tous : vous le reconnaissez vous-mêmes. Qu’aucun de vous donc ne retourne vers les navires en écoutant ceux, qui vous menacent ; mais marchez en avant, exhortez-vous les uns et les autres, et puisse Zeus, roi terrible de l’Olympe, vous accorder de mettre fin à ce combat et de poursuivre nos ennemis dans Ilion.»

Ainsi les deux héros, à la tête des Grecs, les excitent à combattre. Comme les flocons pressés de la neige tombent dans la saison de l’hiver, quand Zeus se lève pour lancer ses traits sur les mortels : alors, calmant les vents, il ne cesse de répandre la neige, jusqu’à ce qu’elle couvre et le haut des montagnes, et leurs cimes aiguës, et les plaines fécondes, et les riches travaux du laboureur ; elle s’amoncelle sur les ports et les rivages de la mer écumeuse, où les vagues la dissipent bientôt, mais tout le reste est enveloppé, tant que pèse la neige de Zeus. Ainsi du sein des deux armées volent des pierres innombrables ; les unes frappent les Troyens, les autres, lancées par les Troyens, atteignent les Grecs ; partout sur les murailles le bruit s’élève.

Mais, sans doute, les Troyens et le vaillant Hector n’eussent jamais renversé les murs ni rompu les portes et leurs fortes barrières, si Zeus n’avait précipité son fils Sarpédon sur les Argiens, comme un lion sur des boeufs aux cornes recourbées. Soudain ce héros saisit un vaste et superbe bouclier d’airain, façonné par un ouvrier habile, qui, dans l’intérieur, le garnit de nombreuses peaux de bœuf, et l’entoura de lames d’or. Sarpédon porte devant lui ce bouclier, et, balançant deux javelots, il s’avance tel qu’un lion nourri dans les forêts, et privé depuis longtemps de sa pâture ; son cœur intrépide le pousse à fondre au milieu des brebis, et à pénétrer dans l’intérieur de la bergerie : là, quoiqu’il trouve les pasteurs veillant sur le troupeau avec leurs chiens et leurs armes, il ne veut point, sans avoir essayé sa valeur, être repoussé de l’étable ; mais, en s’élançant, ou le monstre ravit sa proie, ou il tombe aux premiers rangs, frappé par le trait que lance une main vigoureuse. Tel, plein d’un noble courage, Sarpédon, semblable aux dieux, s’élance pour abattre la muraille et franchir les remparts : en cet instant il s’adresse à Glaucos, fils d’Hippolochos, et lui dit :

« Glaucos, pourquoi dans la Lycie sommes-nous distingués et par les premières places dans les festins, et par l’excellence des viandes, et par de larges coupes toujours remplies ? Pourquoi, tous, sommes-nous considérés comme des dieux, et cultivons-nous, sur les rives du Xanthos, un vaste champ à part, où la vigne et le froment croissent en abondance ? C’est pour que main tenant, placés aux premiers rangs, nous résistions au feu des combats, et que chacun des valeureux Lyciens dise : Non, ce n’est pas sans gloire que nos rois gouvernent la Lycie ; ils se nourrissent des chairs les plus succulentes, ils boivent un vin délicieux ; mais leur force est invincible quand ils combattent à la tète de leurs soldats. Ami, si nous devions, en évitant la guerre, jouir d’une jeunesse éternelle, je ne combattrais pas le premier de tous, je ne t’engagerais pas dans ce combat glorieux ; mais, puisque mille hasards nous conduisent à la mort, qu’il n’est donné à l’homme ni de fuir ni d’éviter, marchons, cédons la gloire à l’ennemi, ou qu’il nous la donne. »

Il dit : Glaucos obéit à ses conseils, et tous deux s’avancent audacieusement, suivis d’une troupe nombreuse de Lyciens.

En les voyant, le fils de Pétéos, Ménesthéus, frissonne de crainte ; car ils marchent contre la tour qu’il occupe, le désastre et l’épouvante les suit. Cependant Ménesthéus jette ses regards sur ce rempart des Grecs pour découvrir quelque vaillant capitaine qui puisse repousser la mort loin de ses compagnons ; il aperçoit enfin les deux Ajax, insatiables de combats, et près d’eux est Teucros, qui sortait de sa tente ; mais s’il les appelle, il ne sera pas entendu, tant est grand le tumulte : le bruit s’élève jusque vers les cieux, aux coups dont retentissent les boucliers, les casques et les portes ; car elles sont toutes assaillies par les ennemis qui s’efforcent de les rompre avec violence pour pénétrer dans les remparts. A l’instant Ménesthéus envoie le héraut Thoos auprès d’Ajax.

« Va, dit-il, généreux Thoos ; hâte-toi d’appeler un des Ajax, ou plutôt qu’ils viennent tous deux : ce parti serait préférable à tous les autres, car ici bientôt va s’accomplir une entière défaite ; déjà les chefs des Lyciens nous accablent, eux qui se sont déjà signalés dans les batailles terribles. Mais si les Ajax soutiennent de leur côté les travaux de la guerre, que du moins le fils vaillant de Télamonios vienne seul, suivi de Teucros, habile à lancer des flèches. »

Il dit : aussitôt le héraut obéit à cet ordre ; il parcourt les remparts des valeureux Grecs, s’arrête près des Ajax, et leur dit aussitôt :

« Illustres Ajax, princes des Argiens, le fils chéri de Pétéos vous invite à vous rendre près de lui pour partager ses dangers, ou plutôt venez ensemble ; ce parti serait préférable à tous les autres, puisqu’ici bientôt va s’accomplir une entière défaite. Car les chefs des Lyciens nous accablent, eux qui se sont déjà signalés dans les batailles terribles. Mais si vous avez là aussi à soutenir les travaux de la guerre, que du moins le fils vaillant de Télamon vienne, suivi de Teucros, habile à lancer des flèches. »

Le grand Ajax ne résiste point ; et, s’adressant au fils d’Oïléus :

« Ajax, et toi, fort Lycomèdès, exhortez ici les Grecs à combattre avec ardeur ; moi, je vais ailleurs soutenir le combat, et je reviendrai près de vous dès que je les aurai secourus. »

En disant ces mots, le fils de Télamon s’éloigne, ainsi que Teucros, son frère de père ; Pandion, qui les accompagne, porte l’are flexible de ce héros. Lorsque, en s’avançant derrière les remparts, ils furent parvenus à la tour défendue par le magnanime Ménesthéus, ils se trouvèrent près de leurs compagnons accablés ; mais déjà les valeureux princes des Lyciens, tels qu’une noire tempête, escaladaient les murailles. Alors Ajax et Teucros se précipitent pour les combattre ; un grand bruit se fait entendre.

D’abord Ajax immole un guerrier ami de Sarpédon, le brave Épicléus ; il le frappe d’une roche raboteuse ; cette pierre se trouvait sur le sommet de la muraille, près des créneaux : un homme, tel qu’ils sont de nos jours, fût-il à la fleur de son âge, la soulèverait à peine de ses deux mains ; Ajax l’enlève, et la lance dans les airs ; elle brise le casque du guerrier, et lui fracasse tous les os de la tête : semblable à un plongeur, il tombe du haut de la tour, et son âme l’abandonne. Teucros, au sommet des rem parts, dirige un trait contre l’intrépide fils d’Hippolochos, Glaucos, à l’endroit où il aperçoit le bras découvert, et lui fait cesser le combat. Glaucos s’éloigne des murs, en cachant sa fuite ; il craint que les Grecs n’aperçoivent sa blessure, et ne l’insultent par leurs discours. Sarpédon est saisi de douleur au départ de Glaucos : il s’en est aussitôt aperçu, et cependant n’abandonne point la bataille. Avec sa lance, il atteint Alcmaon, fils de Thestor, et la retire aussitôt ; Alcmaon suit le fer, et tombe le front dans la poudre ; autour de lui retentissent ses armes éclatantes d’airain. Alors Sarpédon, de ses mains vigoureuses, saisit un créneau, l’arrache, l’entraîne tout entier ; et, découvrant le sommet de la muraille, il fraye une route à ses nombreux Lyciens.

Ajax et Teucros marchent contre lui. Teucros lance une flèche qui, vers la poitrine, déchire la courroie du vaste bouclier ; mais Zeus éloigne la mort de son fils, et ne veut pas qu’il succombe près des navires ; ensuite Ajax en s’élançant frappe le bouclier ; le fer à pénétré cette armure, et arrête l’ardeur du héros. Il se retire un peu de la muraille, sans toutefois s’éloigner entièrement ; car, dans son cœur, il espère encore se couvrir de gloire : alors, se tournant vers ses troupes, il les anime par ces paroles :

«O Lyciens ! pourquoi laisser ralentir votre mâle valeur ? Quelle que soit ma force, il m’est difficile, après avoir renversé ces murs, de vous frayer à moi seul un chemin jusqu’aux navires ; mais suivez-moi, l’effort de plusieurs vaudra mieux. »

Il dit : tous sont saisis de honte à la voix de leur chef, et se pressent avec plus d’ardeur autour de ce roi prudent, sage conseiller. Les Argiens, de leur côté, renforcent leurs phalanges dans l’intérieur des remparts ; car le combat leur paraissait devoir être terrible. Cependant les forts Lyciens, même après avoir rompu la muraille, ne pouvaient s’ouvrir un chemin jusqu’aux vaisseaux, et les braves fils de Danaos ne pouvaient repousser leurs ennemis loin des remparts qu’ils ont envahis. Ainsi, deux hommes se disputent pour des limites, et tous deux, une mesure à la main, sur le champ en litige, contestent une égale portion de terrain dans un étroit espace : de même, les combattants ne sont plus séparés que par les créneaux ; de part et d’autre, sur la poitrine des soldats, retentissent et les écus légers et les boucliers arrondis. Plusieurs guerriers sont percés par l’airain cruel : les uns lorsqu’en fuyant ils découvrent leurs dos ; mais le plus grand nombre reçoit la mort à travers les boucliers mêmes. Les tours, les remparts, sont partout baignés du sang des Grecs et des Troyens ; mais ceux-ci ne peuvent forcer les Argiens à la fuite. Comme une femme équitable qui est du travail de ses mains, tenant sa balance, met le poids d’un côté, et de l’autre la laine, jusqu’à ce qu’elle égalise les bassins, afin d’apporter à ses jeunes enfants son modique salaire : de même se balance également le sort de la guerre et des batailles, jusqu’à l’heure où Zeus voulut combler de gloire le fils de Priam, Hector, qui le premier franchit les remparts des Grecs. D’une voix formidable il crie à ses Troyens :

« Courage, Troyens généreux, rompez ces murs, et portez jusqu’aux vaisseaux les flammes dévorantes. »

Ainsi le héros exhortait les siens : tous l’ont entendu ; ils se précipitent en foule sur la muraille, et montent sur les créneaux en tenant leurs lances aiguës.

Hector saisit une pierre placée devant les portes ; elle était large à sa base et s’élevait en pointe ; deux hommes vigoureux, tels qu’ils existent aujourd’hui, ne pourraient l’arracher du sol pour la placer sur un char : Hector la balance facilement à lui seul, tant le fils de Cronos la rendait légère à ce héros. Ainsi le pasteur porte aisément, et d’une seule main, la toison d’un bélier ; ce n’est pour lui qu’un léger fardeau : tel Hector, en enlevant cette pierre, la pousse droit contre les ais, qui, fortement serrés, ferment les portes solides, élevées, à deux battants, et dans l’intérieur, assujetties par deux poutres énormes que retient un lien de fer. S’étant approché, il s’arrête, et, les jambes écartées, s’affermissant sur la terre, pour ne pas porter un coup inutile, il frappe le milieu des portes ; du coup il brise les deux gonds : la pierre tombe en dedans de tout son poids, les portes immenses mugissent, les poutres ne résistent plus, et les ais volent en éclats sous le choc de ce rocher. Soudain le vaillant Hector se précipite, son aspect est semblable à la nuit rapide ; l’airain dont il est revêtu jette un éclat effrayant, et dans ses mains il balance deux javelots. Nul autre qu’un dieu ne l’aurait arrêté dans sa course quand il franchissait les portes ; ses yeux lancent des flammes ; il s’adresse aux Troyens, et, se tournant vers la foule, il l’excite à franchir les murs : tous obéissent à ses ordres ; aussitôt les uns envahissent les remparts, et les autres s’écoulent à travers les portes : les Grecs, effrayés, se réfugient dans leurs navires, et de toutes parts s’élève un tumulte épouvantable.

Fin du Chant 12 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)