L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Arrivée d’Ulysse parmi les Phéaciens.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

C’est ainsi qu’en ces lieux épais reposait Ulysse, appesanti par la fatigue et le sommeil : cependant Athéna arrive dans la ville des Phéaciens ; ils habitaient jadis les vastes plaines d’Hypérie, près des Cyclopes, hommes violents, qui les accablaient d’outrages, parce qu’ils leur étaient supérieurs en force. Le divin Nausithoos engagea donc ses peuples à quitter ce pays, et les conduisit dans l’île de Schérie, loin de ces hommes subtils ; il construisit une enceinte pour une ville, bâtit des maisons, les temples des dieux, et fit le partage des terres. Mais, déjà vaincu par le destin, il était descendu dans les demeures d’Hadès ; alors régnait Alcinoos, instruit par les dieux dans de sages conseils. Ce fut en son palais que descendit la déesse Athéna, méditant le retour du magnanime Ulysse. D’abord elle pénètre dans la chambre magnifique où dormait une jeune vierge que son esprit et sa beauté rendaient l’égale des immortelles, Nausicaa, la fille du généreux Alcinoos ; dans la même chambre, deux sui­vantes, qui reçurent des Grâces la beauté, se tenaient près de la porte, dont les battants étaient étroitement fermés. Comme un léger souffle, la déesse s’approche du lit de la jeune vierge ; elle s’arrête sur sa tête, et lui fait entendre une parole, en lui paraissant semblable à la fille du pilote Dymas, compagne du même âge que la princesse, et la plus chère à son cœur. Athéna, ayant revêtu cette image, parle en ces mots :

« Nausicaa, que votre mère vous a donc enfantée indolente ! vos habits magnifiques restent négligés ; cependant approche l’instant de votre mariage, où vous devez revêtir de belles parures, et même en offrir à celui qui sera votre époux. C’est par de tels soins que votre bonne renommée s’établira parmi les hommes ; votre père et votre mère en seront comblés de joie. Dès que brillera l’aurore, allons donc ensemble au lavoir, où je vous accompagnerai pour vous aider, afin que tout soit vite prêt ; car maintenant vous ne serez plus longtemps vierge. Les plus illustres parmi le peuple des Phéaciens vous recherchent en mariage, parce que vous êtes aussi d’une noble origine. Ainsi donc, demain, dès le matin, engagez votre noble père à faire préparer les mules et le chariot pour transporter vos ceintures, vos voiles et vos superbes manteaux. Il vous est plus convenable d’aller ainsi que d’aller à pied ; car les lavoirs sont éloignés de la ville. »

En achevant ces paroles, Athéna remonte dans l’Olympe, où, dit-on, est l’inébranlable demeure des dieux ; séjour qui n’est point agité par les vents, qui n’est point inondé par la pluie, où la neige ne tombe jamais, mais où surtout circule un air pur et serein qu’environne le plus brillant éclat ; les dieux fortunés s’y réjouissent sans cesse. C’est là que se retire Athéna, après avoir donné de sages conseils à la jeune fille.

Aussitôt que l’Aurore paraît sur son trône éclatant, elle réveille la belle Nausicaa ; cependant celle-ci reste toute surprise de ce songe. Elle se hâte ensuite de traverser le palais pour en prévenir son père et sa mère ; elle les trouve retirés dans l’intérieur de leur appartement. La reine, assise près du foyer, entourée des femmes qui la servent, filait une laine couleur de pourpre ; mais Alcinoos était sur le point de sortir pour se rendre avec les plus illustres princes au conseil, où l’avaient appelé les généreux Phéaciens. Alors Nausicaa, s’approchant du roi :

« Père chéri, lui dit-elle, ne me ferez-vous point préparer un chariot magnifique, aux roues arrondies, pour que j’aille laver dans le fleuve les beaux habits, qui sont tout couverts de poussière ? Il convient à vous-même, lorsque vous assistez au conseil avec les premiers citoyens, que vous soyez couvert de vêtements d’une grande propreté. D’ailleurs, vous avez cinq fils dans vos palais ; deux sont mariés, mais les trois plus jeunes ne le sont point encore, et ceux-ci veulent toujours des habits nouvellement lavés, quand ils se rendent dans les chœurs des danses ; c’est sur moi que reposent tous ces soins. »

Elle dit ; par pudeur, Nausicaa ne parla point du doux mariage à son père, mais Alcinoos, pénétrant toute la pensée de sa fille, lui répond en ces mots :

« Non, mon enfant, je ne vous refuserai ni mes mules ni rien autre chose. Allez, mes serviteurs vous prépareront un chariot magnifique aux roues arrondies, et pourvu d’un coffre solide. »

En achevant ces mots, il donne des ordres à ses serviteurs ; tous s’empressent d’obéir. Les uns sortent le rapide chariot, les autres conduisent les mules, et les mettent sous le joug. La jeune fille apporte de la chambre une brillante parure, et la place sur le chariot élégant. Sa mère dépose dans une corbeille des mets savoureux de toute espèce, et verse le vin dans une outre de peau de chèvre ; la jeune fille monte dans le chariot, et la reine lui donne une essence liquide dans une fiole d’or pour se parfumer après le bain avec les femmes qui l’accompagnent. Nausicaa saisit alors le fouet et les rênes brillantes, et frappe les mules pour les exciter à partir ; on entend le bruit de leurs pas ; sans s’arrêter, elles s’avancent, emportant les vêtements et la princesse, qui n’est point seule ; avec elle sont les femmes qui la servent.

Bientôt elles arrivent vers le limpide courant du fleuve ; c’est là qu’étaient de larges lavoirs, où coulait avec abondance une eau pure, qui peut nettoyer les vêtements même les plus souillés ; elles détellent les mules, et les laissent en liberté près du fleuve rapide brouter les gras pâturages ; puis de leurs mains elles sortent du chariot les vêtements, et les plongent dans l’onde ; elles les foulent dans ces profonds réservoirs, et rivalisent de zèle pour hâter leurs travaux. Après les avoir bien lavés, en avoir ôté toutes les souillures, elles les étendent sur la plage, en un lieu sec et couvert de cailloux nettoyés par les flots de la mer. Après s’être baignées et parfumées d’une essence onctueuse, elles prennent le repas sur les rives du fleuve, en attendant que les vêtements sèchent aux rayons du soleil. Quand elles ont suffisamment apaisé leur faim, les suivantes et la princesse quittent leurs voiles, et jouent à la paume ; au milieu d’elles l’élégante Nausicaa dirige les jeux. Ainsi Artémis, en parcourant une montagne, soit le haut Taygète, soit l’Erymanthe, se plaît à lancer les sangliers et les cerfs rapides ; autour d’elle jouent les nymphes agrestes, filles du dieu de l’égide, et Leto se réjouit dans son cœur, car au-dessus de ces nymphes Artémis élève sa tête et son front ; on la reconnaît sans peine, si belles que soient toutes les autres ; telle au milieu de ses compagnes se distingue la jeune vierge.

Mais lorsqu’elles se disposent à retourner au palais, qu’elles sont près d’atteler les mules et déplier les vêtements, Athéna, de son côté, songe comment Ulysse se réveillera, comment il pourra découvrir la belle princesse qui doit le conduire dans la ville des Phéaciens. En ce moment Nausicaa jette à l’une de ses suivantes la paume légère, qui s’égare et va tomber dans le rapide courant du fleuve : toutes alors poussent un grand cri. Le divin Ulysse se réveille à ce bruit, et s’asseyant, il dit en son cœur :

« Hélas, malheureux ! chez quels peuples suis-je arrivé de nouveau ? Sont-ce des hommes cruels, sauvages, sans justice, ou des hommes hospitaliers, dont l’âme respecte les dieux ? Une voix de femme vient d’arriver jusqu’à moi ; peut-être celle des nymphes, soit qu’elles habitent les sommets élevés des montagnes, les sources de ses fleuves, et les humides prairies. Ou bien suis-je auprès des mortels à la voix humaine ? Approchons, je tenterai tout pour le savoir. »

Aussitôt le divin Ulysse quitte sa retraite ; de sa forte main il rompt une branche chargée de feuilles, dont il couvre son corps et voile sa nudité. Le héros s’avance comme le lion des montagnes, qui, se confiant en sa force, marche trempé de pluie et battu par l’orage ; la flamme brille dans ses yeux. Cependant il se précipite sur les bœufs, sur les brebis, sur les cerfs de la forêt, et la faim l’excite à fondre sur les troupeaux eu pénétrant dans leur forte étable ; de même, Ulysse se décide à se mêler à ces jeunes filles, quoiqu’il soit sans vêtement, car la nécessité l’y contraint. Il leur apparaît horrible, et souillé par l’onde amère : aussitôt elles se dispersent de toutes parts sur les rives élevées. La fille d’Alcinoos reste seule ; ce fut Athéna qui lui donna cette force, et qui l’affranchit de toute crainte ; elle s’arrête donc pour attendre Ulysse. Cependant le héros hésite s’il embrassera les genoux de la jeune fille, ou, se tenant de loin, s’il la suppliera, par de douces paroles, de lui dire le chemin de la ville et de lui donner des vêtements. Dans sa pensée, il croit préférable de l’implorer par de douces paroles, en se tenant de loin, de peur, s’il embrasse ses genoux, d’irriter cette aimable vierge. Élevant donc la voix, il prononce ce discours insinuant et flatteur :

« Je vous implore, ô reine, que vous soyez déesse ou mortelle. Si vous êtes l’une des divinités qui possèdent le vaste ciel, à votre figure, votre taille, et votre majesté, je ne puis que vous comparer à Artémis, la fille du grand Zeus ; si vous êtes l’une des femmes qui vivent sur la terre, trois fois heureux votre père et votre mère vénérable, trois fois heureux vos frères ; sans doute leur âme est comblée de joie lorsqu’ils vous contemplent si jeune parcourant les chœurs des danses. Mais plus heureux que tous les autres l’époux qui, vous donnant le riche présent des noces, vous conduira dans sa demeure. Mes yeux n’aperçurent jamais rien de semblable parmi les mortels, aucun homme, aucune femme ; je suis frappé de surprise en vous voyant. De même à Délos, près de l’autel d’Apollon, j’ai vu s’élever tout nouvellement une tige de palmier dans les airs ; car jadis je suis allé dans cette île, un peuple nombreux me suivit dans ce voyage, qui devait être pour moi la source des plus grands malheurs. Mais ainsi qu’à la vue de ce palmier je restai muet de surprise, car jamais arbre si majestueux ne s’éleva du sein de la terre, de même, ô jeune femme, rempli pour vous d’une admiration religieuse, je reste muet de surprise ; j’ai même redouté d’embrasser vos genoux. Cependant une grande infortune m’accable : après vingt jours, hier seulement j’échappai de la mer ténébreuse ; jusque alors je fus emporté par les vagues et par les tempêtes loin de l’île d’Ogygie. Maintenant une divinité me jette sur ce rivage, où je dois peut-être encore éprouver bien des maux : je ne crois pas qu’ils soient à leur terme, et les dieux sans doute me préparent encore de nombreux tourments. Mais, ô reine, prenez pitié de moi, puisqu’au sein de mes infortunes c’est vous que j’implore la première. Je ne connais aucun des hommes qui peuplent ces contrées ; montrez-moi le chemin de la ville, et donnez-moi quelques lambeaux pour me couvrir, si toutefois en venant ici vous avez apporté les enveloppes de vos vêtements. Puissent les dieux accomplir tout ce que vous désirez dans votre âme, et vous accorder un époux, une famille où règne la bonne harmonie ! Il n’est pas de plus doux, de plus grand bonheur que celui d’un homme et d’une femme qui gouvernent leur maison en se réunissant dans les mêmes pensées ; ils sont le désespoir de leurs envieux et la joie de leurs amis ; eux surtout obtiennent une bonne renommée. »

« Étranger, répondit la belle Nausicaa, vous qui ne me semblez point un homme criminel ni privé de raison, Zeus, roi de l’Olympe, lui-même distribue la fortune aux mortels, soit aux bons, soit aux pervers, à chacun comme il lui plaît : ce qu’il vous envoie, il vous faut le supporter ; mais aujourd’hui, puisque vous abordez dans notre patrie, vous ne manquerez point de vêtements ni de tous les secours que l’on doit au suppliant qui se présente à nous. Je vous enseignerai le chemin de la ville, et vous dirai le nom de ces peuples. Ce sont les Phéaciens qui possèdent cette ville et ce pays ; moi, je suis la fille du magnanime Alcinoos ; il reçut d’eux la puissance et la force. »

Ainsi parle Nausicaa ; puis elle donne cet ordre aux femmes qui l’ont suivie :

« Arrêtez, ô mes compagnes ; pourquoi fuyez-vous à la vue de cet étranger ? Le prendriez-vous pour l’un de nos ennemis ? Non, il n’est aucun mortel, il n’en sera jamais qui vienne dans le pays des Phéaciens pour y porter la guerre, car nous sommes chéris des dieux. Nous habitons, séparés de tous, au milieu de la mer ténébreuse, et nul autre peuple n’a des relations avec nous. Après avoir erré longtemps sur les flots, cet infortuné touche enfin à ce rivage, et maintenant nous devons en prendre soin : c’est de Zeus que nous viennent tous les étrangers et les pauvres ; le plus léger don leur est cher. Mes compagnes, offrez à l’étranger la nourriture et le breuvage ; ensuite baignez-le dans le fleuve, en un lieu qui soit à l’abri du vent. »

Aussitôt elles s’arrêtent, et s’encouragent mutuellement. Alors elles conduisent Ulysse dans un endroit abrité, comme l’avait ordonné Nausicaa, la fille du magnanime Alcinoos ; elles placent près de lui des vêtements, une tunique, un manteau, lui donnent une essence liquide renfermée dans une fiole d’or, et l’engagent à se plonger dans le courant du fleuve. Cependant Ulysse leur adresse ces paroles :

« Jeunes filles, éloignez-vous pendant que j’ôterai l’écume qui couvre mes épaules, et que je me parfumerai d’essence ; depuis bien longtemps l’huile n’a pas coulé sur mon corps. Mais je ne me laverai point devant vous ; j’ai honte de paraître ainsi dépouillé parmi de jeunes filles. »

Il dit ; les Phéaciennes s’éloignent et rapportent ce discours à Nausicaa. Cependant Ulysse lave avec les eaux du fleuve la fange qui souillait son dos et ses larges épaules, puis il essuie sur sa tête l’écume de la mer. Après avoir lavé tout son corps, et s’être parfumé d’essence, il prend les habits que lui donna la jeune vierge ; Athéna, la fille de Zeus, fait paraître la taille du héros plus grande, plus majestueuse, et de sa tête elle laisse descendre sa chevelure en boucles ondoyantes, semblables à la fleur d’hyacinthe. Comme un ouvrier habile, que Athéna et Héphaïstos ont instruit dans tous les secrets de son art, fait couler l’or autour de l’argent, et forme un ouvrage gracieux, de même la déesse répand la grâce sur la tête et les épaules d’Ulysse. Il s’assied ensuite, en se tenant à l’écart sur le rivage de la mer, tout resplendissant de grâces et de beauté ; la jeune fille est frappée d’admiration ; alors elle adresse ces mots aux femmes élégantes qui l’ont suivie :

« Écoutez-moi, mes belles compagnes, que je vous dise ma pensée ; non, ce n’est point sans la volonté de tous les dieux habitants de l’Olympe que cet étranger est venu parmi les nobles Phéaciens. Il m’a paru d’abord n’être qu’un malheureux, et maintenant il est semblable aux immortels habitant le ciel immense. Plût aux dieux qu’il fût tel que ce héros celui que je nommerai mon époux, et que, demeurant en ces lieux, il consentît à rester toujours parmi nous ! Cependant, jeunes compagnes, donnez à l’étranger la nourriture et le breuvage. » Elle dit ; toutes s’empressent d’obéir à cet ordre. Elles placent auprès de lui la nourriture et le breuvage. Alors le patient Ulysse boit et mange avec avidité ; car depuis longtemps il n’avait pris aucune nourriture.

Cependant la belle Nausicaa s’occupe d’autres soins ; après avoir plié les vêtements, elle les place sur le char, et met sous le joug les mules aux pieds solides ; la jeune fille monte ensuite. Cependant elle encourage Ulysse, et lui parle en ces mots :

« Étranger, levez-vous maintenant, allons à la ville, afin que je vous conduise dans le palais de mon père, où, je pense, vous verrez rassemblés les plus illustres de tous les Phéaciens. Mais voici ce que vous avez à faire ; vous ne me semblez pas manquer de prudence : tant que nous parcourons les champs et les travaux des laboureurs, hâtez-vous avec mes compagnes de suivre le char traîné par les mules ; moi, je vous indiquerai le chemin. Mais quand nous serons près d’entrer dans la ville qu’entoure une haute muraille, dans cette ville qui des deux côtés possède un beau port, dont l’entrée est étroite, où cependant arrivent les larges navires, parce qu’ils y trouvent un abri commode, dans cette ville où, tout autour du superbe autel de Poséidon, s’élève la place publique construite avec de larges pierres de taille : c’est là qu’on prépare tous les agrès des navires, les cordages, les câbles, et qu’on polit les rames. Les Phéaciens ne s’occupent point à façonner des arcs, des carquois, mais ils fabriquent des mâts, des rames, et de grands vaisseaux, sur lesquels ils parcourent joyeusement la mer ; quand, dis-je, nous approcherons de la ville, évitons la médisance des citoyens, craignons que quelqu’un ne nous raille en secret (il est beaucoup d’insolents parmi ce peuple) ; et si quelque méchant vient à nous rencontrer, il ne manquera pas de dire : Quel est cet étranger si grand et si beau qui suit Nausicaa ? Mais où l’a-t-elle rencontré ? Peut-être c’est celui qui sera son époux. Ou bien c’est quelque étranger qu’elle amène de son navire, arrivé d’un pays lointain, car il n’existe pas de peuples voisins de cette île ; ou peut-être c’est une divinité descendue des cieux qui vient à sa prière, et qu’elle retiendra toujours. Il est heureux que dans ses courses elle ait trouvé cet époux étranger ; sans doute elle méprise le peuple des Phéaciens, puisqu’il en est plusieurs, même des plus illustres, qui la demandent en mariage. C’est ainsi qu’ils parleraient, et ces discours me seraient un sujet d’opprobre. Moi-même je blâmerais celle qui tiendrait une pareille conduite, et qui, sans l’aveu de son père et de sa mère, se mêlerait à la société des hommes avant d’avoir célébré solennellement son mariage. Étranger, recueillez donc mes paroles, pour obtenir bientôt de mon père votre départ et votre retour. Vous verrez près du chemin le bois charmant d’Athéna, planté de hauts peupliers ; là coule une fontaine, et tout autour est une prairie. C’est là que se trouve aussi le champ réservé de mon père, fertile verger qui n’est éloigné de la ville qu’à la distance où la voix peut s’étendre. Assis en ces lieux, restez-y quelque temps, jusqu’à ce que nous arrivions à la ville, et que nous soyons rendues dans le palais de mon père. Quand vous jugerez que nous sommes arrivées, dirigez-vous aussi vers la ville, et demandez la maison du magnanime Alcinoos. Elle est facile à connaître, un enfant pourrait vous y conduire ; et parmi les maisons des autres Phéaciens, il n’en est point qui soit comparable à la demeure du héros Alcinoos. Dès que vous aurez atteint le palais et la cour, traversez aussitôt les appartements pour arriver jusqu’à ma mère ; vous la trouverez assise près du foyer à la lueur de la flamme, filant, appuyée contre une colonne, des laines de pourpre d’une admirable beauté ; près d’elle sont assises les femmes qui la servent. Là s’élève, éclairé par la même lueur, le trône de mon père ; sur ce siège, buvant le vin à pleine coupe, il se repose assis comme une divinité. Ne vous arrêtez point à lui, mais de vos mains touchez les genoux de ma mère, afin que vous puissiez voir le jour du retour, et que vous goûtiez à l’instant une douce joie, quoique vous soyez loin encore de votre patrie. Oui, si cette reine vous est bienveillante en son âme, ayez l’espérance de revoir bientôt vos amis, et de retourner dans vos belles demeures, aux terres paternelles. »

En achevant ces mots, Nausicaa frappe les mules de son fouet éclatant ; soudain elles quittent le rivage du fleuve, et courant avec rapidité, de leurs pieds elles rasent légèrement la terre. Cependant la jeune vierge retient les rênes, et ménage ses coups avec adresse, pour qu’Ulysse et ses femmes puissent la suivre à pied. Le soleil se couchait lorsqu’ils arrivèrent au bois sacré d’Athéna, où s’assit le noble Ulysse. Aussitôt il adressa cette prière à la puissante fille de Zeus :

« Écoutez-moi, fille du dieu de l’égide, déesse invincible. Écoutez ma voix maintenant, ô vous qui ne l’avez point écoutée lorsque, battu par la tempête, j’étais le jouet du puissant Poséidon. Faites que j’arrive en ami chez les Phéaciens, et qu’ils aient pitié de moi. »

C’est ainsi qu’il priait : l’auguste Athéna l’exauça ; mais elle ne voulut point paraître devant lui, car elle redoutait son oncle paternel ; pour lui, il garda son violent courroux contre le divin Ulysse jusqu’au jour où ce héros arriva dans sa patrie.

Fin du chant 6 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)