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Traduction de Damas-Hinard, 1845

Personnages.

Basilio, roi de Pologne.
Sigismond, prince.
Astolfe, duc de Moscovie.
Clotaldo, vieillard.
Clairon, valet bouffon.
Estrella, infante.
Rosaura, dame.
Soldats, gardes, musiciens, cortège.

Scène I.

Un site sauvage. Des montagnes. Une caverne.

On voit paraître, sur le haut d’une montagne, ROSAURA, vêtue en homme, portant des habits de voyage ; elle commence à parler en descendant la montagne.

Hippogriffe

L’hippogriffe, une créature mi-oiseau de proie, mi-cheval – d’après une enluminure conservée à la BNF.

ROSAURA. Impétueux hippogriffe, aussi rapide que le vent, arrête-toi ! Pourquoi, éclair sans flamme, oiseau sans plumes, poisson sans écailles, et quadrupède sans instinct naturel, — pourquoi donc t’emporter et t’élancer, le mors aux dents, au milieu du confus labyrinthe de ces rochers dépouillés ?… Arrête, te dis-je, arrête-toi sur cette montagne, où les animaux sauvages auront aussi leur phaéton. Pour moi je ne veux pas aller plus avant, et terminant mon voyage où m’a conduite le destin, désespérée, je descends les hauteurs escarpées de ce mont sourcilleux qui brave le soleil… O Pologne ! ce n’est pas là une attrayante hospitalité que celle que tu m’offres, puisqu’au moment où je mets le pied sur ton sol, tu permets que je le rougisse de mon sang. Hélas ! mon sort ne me promettait pas davantage, et qui jamais eut pitié d’un malheureux ?

Entre CLAIRON ; il descend par le même côté.

CLAIRON. Vous pourriez bien dire deux, s’il vous plaît, et ne pas m’oublier quand vous vous plaignez ; car si nous sommes deux qui avons quitté notre pays pour chercher les aventures, deux qui sommes arrivés jusqu’ici à travers toutes sortes de folies et de disgrâces, et deux encore qui avons dégringolé du haut de la montagne, — il n’est pas juste que j’aie partagé les périls et qu’ensuite je ne sois plus compté pour rien.

ROSAURA. Je ne te comprends point dans mes plaintes, Clairon, afin de ne pas t’enlever le droit que tu as à tes propres consolations en pleurant ton infortune ; car, comme disait un philosophe, on éprouve tant de plaisir à se plaindre, que pour pouvoir se plaindre on devrait presque chercher le malheur.

CLAIRON. Le philosophe qui disait cela était un vieil ivrogne. Si je le tenais, je lui donnerais quelques douzaines de soufflets et autant de coups de pied, et ensuite il pourrait se plaindre tout son soûl… Mais, madame, dites-moi, qu’allons-nous faire tous deux, seuls, à pied, à cette heure, en ce lieu désert, et au moment où le soleil disparaît de l’horizon ?

ROSAURA. Quelle singulière et triste aventure !… Toutefois, si mes sens ne s’abusent, si mes yeux ne sont pas trompés par mon imagination, il me semble qu’à la clarté incertaine du jour qui finit, j’aperçois là-bas un édifice.

CLAIRON. Vous avez raison, ou bien mon désir et mon espoir en ont menti.

ROSAURA. Je vois, au milieu des âpres rochers, une habitation si étroite, si basse, et d’une architecture si grossière, que l’on dirait un roc détaché qui a roulé du haut de la montagne.

CLAIRON. Approchons-nous, madame, et au lieu de regarder ce petit palais, prions les personnes qui l’habitent de vouloir bien nous y recevoir.

ROSAURA. La porte en est ouverte… Mais quoi ! le regard, en plongeant dans ce sombre lieu, n’y découvre que la nuit.

On entend un bruit de chaînes.

CLAIRON. O ciel ! qu’entends-je ?

ROSAURA. Je ne sais quel sentiment m’a rendue immobile, tremblante et glacée.

CLAIRON. N’est-ce pas le bruit d’une chaîne ? Que je meure s’il n’y a pas là un galérien ! Ma peur ne m’a jamais trompé.

SIGISMOND, dans la caverne. Hélas ! malheureux !… hélas ! infortuné !

ROSAURA. Quelle triste voix !… J’éprouve une nouvelle peine et de nouveaux tourments.

CLAIRON. Et moi de nouvelles craintes.

ROSAURA. Clairon ?

CLAIRON. Madame ?

ROSAURA. Fuyons les périls de cette tour enchantée.

CLAIRON. Je voudrais bien, madame ; mais je n’ai pas même assez de courage pour fuir.

ROSAURA. Mais n’aperçois-je pas une faible lumière, une pâle clarté, une sorte d’étoile vacillante dont l’éclat incertain el irrégulier augmente encore, s’il est possible, l’obscurité de cette ténébreuse habitation ? — Oui, à ses reflets, je distingue, quoique de loin, un cadavre vivant qui est enseveli dans cette sombre prison… Et pour augmenter mon effroi, cet homme, qu’éclaire une triste lueur, porte pour vêtement une peau de bête, et il est chargé de fers. — Fuyons, ou du moins, puisqu’il ne nous est pas possible de fuir, écoutons d’ici ses plaintes.

Entre SIGISMOND ; il est enchaîné et couvert de peaux de bêtes.

SIGISMOND. Hélas ! malheureux !… hélas ! infortuné !… O ciel ! je voudrais savoir au moins, dans mon malheur, quel crime j’ai commis contre toi en naissant ! Est-il juste à toi de me traiter aussi cruellement, puisque mon seul crime est d’être né ? et si cela devait m’être imputé à crime, ne devais-tu pas m’empêcher de naître ? car, pour justifier ta rigueur, tu n’as rien autre à me reprocher… Est-ce que le reste des êtres animés n’ont pas eu naissance ainsi que moi ? et si tous ainsi que moi ont eu naissance, pourquoi donc jouissent-ils de privilèges qui m’ont été refusés ?… L’oiseau naît, et à peine est-il une fleur qui a des plumes et un bouquet qui a des ailes, que, revêtu de sa parure charmante, il s’élance de son nid bientôt oublié, et fend d’un vol léger les plaines de l’air. Et moi qui ai plus d’âme, j’ai moins de liberté !… La bête sauvage naît, et dès que sa peau est marquée de ces lâches égales qui y semblent tracées par le plus habile pinceau, elle traverse les forêts en bondissant, et pressée par la nécessité, déchire sans pitié tout ce qu’elle rencontre sur son passage. Et moi, avec de meilleurs instincts, j’ai moins de liberté !… Le poisson naît, et à peine est-il sorti du limon et des algues marines où il fut déposé, — à peine, couvert d’écailles, peut-il se mirer sur les eaux, que, poussé par son caprice et la température de l’humide élément, il parcourt en tous sens l’immensité des mers. Et moi, avec plus d’intelligence, j’ai moins de liberté !… Le ruisseau naît, couleuvre argentée qui se détache parmi les fleurs, et à peine est-il sorti de son berceau parfumé, qu’il se déroule en longs plis avec un doux murmure, et traverse en chantant la plaine qui s’ouvre devant lui. Et moi, avec une vie plus complète, j’ai moins de liberté !… Aussi, quand j’y songe, mon sein se soulève d’indignation, et comme un volcan, il est prêt à lancer feu et flamme. Quelle justice, quelle raison, quelle loi permet donc de refuser à un homme le doux privilège, le droit précieux que Dieu accorde au ruisseau cristallin, au poisson, à la bête sauvage, à l’oiseau ?

ROSAURA. Ses paroles m’ont inspiré tout à la fois de la crainte et de la pitié.

SIGISMOND. Qui donc a écouté mes plaintes ?… Est-ce vous, Clotaldo ?

CLAIRON. Dites que oui.

ROSAURA. Non, ce n’est pas lui ; c’est un infortuné qui dans ces tristes lieux avait entendu vos gémissements.

SIGISMOND. Eh bien ! tu vas mourir ; car je ne veux pas qu’il existe personne qui soit instruit de ma faiblesse ; et seulement parce que tu m’a entendu, je vais te presser entre mes bras robustes et te mettre en pièces.

CLAIRON. Pour moi je suis sourd, et par conséquent je n’ai pas pu vous entendre.

ROSAURA. Si tu as en toi quelque chose d’humain, me voilà à tes pieds, épargne-moi.

SIGISMOND. Je ne sais par quelle secrète puissance, mais ta voix m’attendrit et ta présence me trouble. Qui es-tu ? — Car bien que je ne connaisse rien du monde, puisque cette tour, ou, pour mieux dire, cette caverne, a été jusqu’ici mon berceau et mon tombeau ; bien que depuis ma naissance je n’aie jamais vu que cet affreux désert, où je n’ai qu’une misérable existence aussi monotone et aussi triste que la mort ; bien que je n’aie jamais parlé à aucun être vivant, si ce n’est à un homme qui partage ma disgrâce et qui m’a donné quelques renseignements sur le ciel et sur la terre, sur le cours des astres, sur l’art de gouverner les états ; bien qu’à vrai dire, — ce qui cause ton effroi, — je sois un homme parmi les bêtes sauvages et une bête sauvage parmi les hommes, et que tu puisses à bon droit m’appeler un monstre ; — toi seul, sache-le, tu as suspendu ma colère, adouci ma tristesse, et charmé mon oreille et ma vue. Chaque fois que je te regarde, je t’admire davantage, et à mesure que je le regarde je désire davantage te regarder. Je ne comprends pas que mes yeux se fixent ainsi sur loi, car en te voyant je meurs d’envie de te voir. Mais n’importe, laisse-moi te voir, et que je meure ! car si à te voir je ressens un tel effet, que ressentirais-je donc à ne te voir pas ? Ne serait-ce pas une douleur cruelle, une fureur, une rage pires que la mort ? car, après avoir vécu si malheureux, ne serait-ce pas horrible de mourir au moment du bonheur ?

ROSAURA. Je te regarde avec effroi et t’écoute avec admiration, sans savoir ni ce que je puis te dire ni ce que je dois te demander… Je te dirai seulement que le ciel m’a conduit aujourd’hui en ces lieux afin sans doute que je fusse un peu consolé, si toutefois c’est pour un malheureux une consolation que de voir un homme plus malheureux encore… On raconte d’un certain sage, qui était si pauvre qu’il n’avait pour toute nourriture que les herbes qu’il pouvait cueillir, qu’un jour, comme il disait à part soi, « est-il un homme plus pauvre et plus misérable ?» et comme, là-dessus, il avait regardé en arrière, il eut réponse à sa question ; car il aperçut un autre sage qui ramassait soigneusement les feuilles qu’il jetait. Moi, de même, j’allais par le monde me plaignant de la fortune, et tandis que je disais à part moi, « est-il un mortel plus maltraité du sort ? » toi, plein de pitié, tu m’as répondu ; car ma conscience me dit que tu ramasserais mes peines pour en faire ton allégresse. Si donc, par hasard, mes chagrins peuvent être pour toi un soulagement, une consolation, veuille en écouter le récit, el prends-en ce que j’en aurai de trop. Pour commencer…

CLOTALDO, du dehors. Gardes de cette tour qui, soit paresse, soit lâcheté, avez laissé pénétrer deux personnes dans la prison…

ROSAURA. J’éprouve une nouvelle inquiétude.

SIGISMOND. C’est Clotaldo, mon gardien. Ai-je à redouter de nouvelles disgrâces ?

CLOTALDO, du dehors… . Avancez, accourez sans retard, et, sans qu’elles puissent se défendre, arrêtez-les ou tuez-les.

TOUS, du dehors. Trahison ! trahison !

CLAIRON. Gardes de cette tour, qui nous avez laissé entrer ici, puisque le choix nous est donné, contentez-vous de nous arrêter ; ce sera le plus commode.

Entrent CLOTALDO et des Soldats.

Clotaldo tient un pistolet. Tous les soldats ont le visage couvert.

CLOTALDO. Couvrez-vous tous le visage ; car il importe, tant que nous serons ici, que personne ne nous voie.

CLAIRON. Il paraît qu’on va masqué dans ce pays ?

CLOTALDO. O vous qui, par ignorance sans doute, avez franchi les limites de ce lieu retiré, contrairement au décret du roi qui défend à qui que ce soit de venir voir celui qui vit prisonnier parmi ces rochers, — rendez-vous, rendez vos armes, ou bien ce pistolet que je tiens va partir, en vomissant deux balles dont chacune donnera la mort à l’un de vous.

SIGISMOND. Avant que ces personnes reçoivent de toi la moindre injure, tyran farouche et cruel, je me serai moi-même donné la mort au moyen de ces fers… Oui, j’en jure par le ciel, tout enchaîné que je suis, je me déchirerai avec les mains, avec les dents, et je me briserai contre ces durs rochers, plutôt que de leur voir subir un outrage dont mon cœur serait désolé.

CLOTALDO. Ne sais-tu pas, Sigismond, que ta destinée est telle qu’avant même ta naissance tu fus, par la loi du ciel, condamné à mourir ? Ne sais-tu pas qu’au milieu de ces rochers tu ne peux te livrer qu’à une fureur impuissante ? Pourquoi donc fais-tu entendre ces provocations ? (Aux soldats.) Qu’on le ramène dans sa prison et que la porte en soit fermée sur lui.

Les soldats font rentrer Sigismond dans la caverne.

SIGISMOND, du dehors. Vive Dieu ! vous avez raison de m’ôter la liberté ; car, semblable au géant de la fable, j’aurais entassé rochers sur rochers pour vous attaquer tous ensemble.

CLOTALDO. C’est peut-être parce qu’on avait prévu la violence de ton caractère que tu souffres tous ces maux.

ROSAURA. Puisque la fierté à ce point vous offense et vous irrite, il serait insensé à moi de ne pas vous demander humblement la vie qui est à vos pieds. Laissez-vous toucher de pitié en ma faveur, si vous ne voulez pas qu’on dise que vous traitez avec une égale rigueur et celui qui est fier et celui qui est humble.

CLAIRON. Et si ni la Fierté ni l’Humilité,— ces personnages si importants et si écoutés dans les autosacramentales, — ne peuvent toucher votre cœur, moi qui ne suis ni fier ni humble, mais un milieu entre les deux, je vous prie de vouloir bien nous protéger.

CLOTALDO. Holà !

DES SOLDATS. Seigneur ?

CLOTALDO. Otez-leur à tous deux leurs armes, et bandez-leur les yeux, afin qu’ils ne voient pas où on les emmène.

ROSAURA. Voici mon épée. C’est à vous seul que je la remets, car vous êtes ici le chef ; et je ne voudrais pas la rendre à un homme moins considérable.

CLAIRON. Pour la mienne, je puis vraiment la rendre au premier venu. (Aux soldats. ) Tenez, prenez.

ROSAURA. Et si je dois mourir, je veux, en reconnaissance de cette grâce, vous laisser ce gage d’un grand prix, à cause du héros qui l’a portée. Gardez-la bien, je vous le recommande ; car si je ne sais pas précisément quel secret est attaché à cette épée, je sais qu’elle enferme de grands mystères, et je savais que je pouvais compter sur elle pour venir en Pologne me venger d’un affreux outrage.

CLOTALDO, à part. Saints du ciel ! qu’est ceci ? Mes ennuis, mes peines, mes chagrins pouvaient donc augmenter ! (A Rosaura. ) Qui te l’a donnée, cette épée ?

ROSAURA. Une femme.

CLOTALDO. Son nom ?

ROSAURA. Je dois le taire.

CLOTALDO. Dis-moi donc au moins sur quoi tu te fondes pour penser qu’il y ait un secret en cette épée ?

ROSAURA. La personne qui me l’a donnée m’a dit : « Pars pour la Pologne, et tâche, par ruse et adresse, que les nobles et les principaux du pays te voient cette épée ; car, par ce moyen, tu trouveras auprès de l’un d’eux secours et protection. » Mais, dans l’idée que ce seigneur était peut-être mort, on n’a point voulu me le nommer.

CLOTALDO, à part. Que le ciel me protège ! qu’ai-je entendu ? Il m’est impossible de dire si une pareille aventure est la vérité ou une fiction. C’est bien là l’épée que je laissai à la belle Violante en promettant que celui qui me la rapporterait me trouverait avec le dévouement d’un fils et la tendresse d’un père… Que dois-je donc faire dans une situation si difficile, alors que celui qui m’apporte cette épée qui doit être si puissante sur moi, arrive frappé d’une sentence de mort ?… Quelle position cruelle ! quelle affreuse destinée ! O inconstance de la fortune !… C’est mon fils ! c’est bien lui ! ce gage me le garantit et mon cœur me l’assure ; mon cœur qui tressaille de joie dans ma poitrine, comme pour s’élancer vers lui ; mon cœur qui (semblable au prisonnier, lequel, entendant du bruit au dehors et ne pouvant s’échapper, se précipite à la fenêtre, afin de voir ce qui se passe), dans l’impuissance où il est de sortir de mon sein, monte vers mes yeux, qui sont en quelque sorte la fenêtre de mon âme, et s’en échappe en des larmes pleines de douceur… Que faire, grand Dieu ? que faire ?… Le conduire au roi ? hélas ! c’est le conduire à la mort. Le soustraire aux yeux du roi ? je ne le puis comme loyal vassal… D’un côté l’amour paternel m’implore, d’un autre côté la loyauté me commande… Mais pourquoi hésiter ? la fidélité que je dois au roi ne doit-elle point passer avant ma tendresse pour mon fils ? Que ma loyauté ne subisse donc aucune atteinte, et qu’il advienne de mon fils ce que le sort voudra… D’ailleurs n’a-t-il point dit tout à l’heure qu’il venait se venger d’un outrage ? Or l’homme outragé n’est-il pas un infâme ? or un infâme peut-il être mon fils, peut-il être formé de mon sang ?… Mais, d’autre part, s’il lui est arrivé quelqu’un de ces malheurs auxquels nous sommes tous exposés, — car l’honneur est chose si délicate qu’un souffle le ternit et qu’une parole l’enlève, — que pouvait faire de plus l’homme le plus généreux, que de venir, à travers tant de périls, chercher réparation et vengeance ? Oui, c’est mon fils, c’est mon sang ; je le reconnais à son courage, à sa valeur… C’est pourquoi, dans l’incertitude où je suis, le seul parti que j’aie à prendre, c’est d’aller au roi et de lui dire : « Voilà mon fils, tuez-le. » Qui sait ? peut-être le roi se laissera-t-il toucher en ma faveur, et alors, mon fils vivant, je l’aiderai à se venger ; et si le roi, constant dans ses rigueurs, le condamne à mourir, il mourra du moins sans savoir que je suis son père. (A Rosaura et à Clairon. ) Suivez-moi, étrangers, et soyez persuadés qu’il est des hommes aussi malheureux que vous ; car, en songeant à notre situation respective, je ne sais lequel vaut mieux de vivre ou de mourir.

Scène II.

Le vestibule du palais.

Entrent, d’un côté, ASTOLFE et des Soldats, et, de l’autre, l’Infante ESTRELLA et ses Dames.

Bruit de tambours et de trompettes.

ASTOLFE. A votre apparition, noble madame, les trompettes et les tambours font entendre leurs sons belliqueux, les oiseaux commencent leurs chants joyeux, et les fleurs balancent amoureusement leurs têtes charmantes. Les trompettes et les tambours vous saluent comme Pallas, les oiseaux comme l’Aurore, et comme Flore les fleurs. Et en effet vous êtes Pallas dans la guerre, Aurore pour l’éclat dont vous brillez, et Flore pour le charme dont vous embellissez le printemps ; et, outre tout cela, vous êtes la reine qui régnez sur mon âme.

ESTRELLA. Si les paroles doivent toujours être en harmonie avec les actes, vous avez eu tort de m’adresser tous ces beaux compliments, que dément cet appareil guerrier auquel j’aurais voulu me soustraire. Toutes ces flatteries sont, à mon sens, en complet désaccord avec votre conduite. Et remarquez, je vous prie, qu’il n’appartient qu’aux bêtes sauvages, aussi perfides que cruelles, de caresser au moment où elles tuent.

ASTOLFE. Vous êtes bien mal instruite de mes sentiments, noble Estrella, puisque vous doutez de la sincérité de mon hommage. Veuillez m’écouter, je vous en conjure. Eustorgue, troisième du nom, roi de Pologne, étant mort, eut pour héritiers Basilio et deux filles de qui vous et moi nous sommes nés… Je ne veux point vous fatiguer à vous conter rien qui soit hors de propos… De ces deux filles, Clorilde, qui aujourd’hui repose en paix dans un séjour meilleur, était l’aînée et fut votre mère ; Recisonde, la cadette, — que Dieu conserve mille années, — se maria en Moscovie, et c’est d’elle que je suis né. Maintenant, pour venir à un autre point, Basilio, qui touche déjà à la vieillesse, après avoir toute sa vie dédaigné les plaisirs et négligé les darnes pour l’étude, est devenu veuf sans enfants, et vous et moi nous prétendons lui succéder. Vous, vous dites en votre faveur que vous êtes fille de la sœur aînée ; moi, je réponds que je suis, il est vrai, le fils de la sœur cadette, mais que, comme homme, je dois être préféré. Nous avons soumis le différend à notre oncle ; il nous a répondu qu’il voulait nous réconcilier, et dans ce but il nous a invités tous deux à nous trouver aujourd’hui en ce lieu même. Voilà avec quelle intention je suis venu ici ; j’aime mieux vivre en paix avec vous que de vous faire la guerre, et il est mal à vous de me la déclarer… Oh ! veuille l’amour, ce dieu plein de sagesse, que le vulgaire, dont les prédictions s’accomplissent si souvent, ne se. soit pas trompé dans les acclamations avec lesquelles il nous a reçus tous deux ! Puissiez-vous en effet être reine, mais l’être de mon consentement et de ma volonté ! Puisse notre oncle, pour que votre gloire soit complète, vous donner sa couronne, votre mérite vous attirer un triomphe si flatteur, et mon amour mettre à vos pieds un empire !

ESTRELLA. Mon coeur ne vous cède pas en générosité ; car je ne serais contente d’avoir l’empire du monde que pour vous en faire hommage. Et cependant, je crains bien que mon amour ne vous trouve ingrat. Car, dites-moi, ce portrait que je vois suspendu sur votre poitrine, ne dément-il point vos discours ?

ASTOLFE. Je puis vous donner aisément satisfaction à cet égard… (Bruit de tambours. ) Mais ce n’est pas le moment ; ce bruit m’annonce que le roi sort avec son conseil.

Entrent LE ROI BASILIO et sa Suite.

ESTRELLA. Sage Thalès…

ASTOLFE. Docte Euclide… .

ESTRELLA. Qui connaissez le cours des astres…

ASTOLFE. …Qui avez apprécié l’influence diverse des étoiles…

ESTRELLA. …Permettez que je vous presse dans mes bras.

ASTOLFE. …Souffrez que je me prosterne à vos pieds.

LE ROI. Embrassez-moi, mes enfants ; et puisqu’on venant ici vous m’avez montré tant de déférence, et que vous me témoignez de tels sentiments, croyez bien qu’aucun de vous n’aura lieu de se plaindre, croyez bien que vous serez satisfaits l’un et l’autre ; seulement, ayant à vous confier mes désirs et mon projet, je vous demande un moment de silence. Pour ce qui est de votre approbation, vous me la donnerez après, si vous êtes contents. Écoutez-moi donc avec attention. — Vous savez déjà, mes enfants, et vous aussi, noble cour de Pologne, parents, amis, et vassaux, que ma science m’a mérité dans le inonde le surnom de docte, et que nos peintres, nos statuaires, rivaux de Timante et de Lysippe, ont reproduit mille fois mon image pour. immortaliser celui qu’ils appellent le grand Basilio. Vous savez aussi que la science dont je m’occupe le plus, et pour laquelle je professe le plus d’estime, ce sont les mathématiques, science au moyen de laquelle j’enlève au temps et à la renommée le privilège de m’apprendre les choses encore inaccomplies ou inconnues ; car lorsque je vois présentes sur mes Tables * les nouveautés des siècles futurs, n’est-ce pas comme si j’accompagnais le temps lui-même dans sa marche éternelle ? (Montrant le ciel.) Cette voûte azurée, sur laquelle se promènent mes yeux, que le soleil illumine de ses rayons et que la lune éclaire la nuit d’une douce lumière, ces orbes de diamant, ces globes de cristal, ces astres, ces étoiles, voilà la plus chère étude de ma vie, voilà le livre précieux sur lequel le ciel a tracé clairement en lettres d’or notre destinée à tous, soit heureuse, soit malheureuse. Ces livres, je les lis aujourd’hui avec tant de facilité, qu’avec mon seul esprit et sans nul secours étranger, je les suis à toute heure dans leurs rapides mouvements… Mais plût au ciel qu’il ne m’eût pas été donné de les comprendre, et qu’ils eussent prononcé contre moi le trépas le plus affreux ! car ne vaut-il pas mieux pour un infortuné mourir prématurément dans une sanglante tragédie, que de trouver sa perte dans sa propre science, et de devenir ainsi l’homicide de lui-même ?… Vos regards me demandent le sens de ces paroles ; je vais vous l’expliquer, en requérant de nouveau votre silence et votre attention. — De Clotilde, mon épouse, j’ai eu un fils infortuné, dont l’enfantement fut accompagné d’étranges prodiges. Sa mère, lorsqu’elle le portait dans son sein, — triste sépulture des hommes qui précède la vie de même que l’autre suit la mort, comme si Dieu nous eût voulu placer entre deux tombeaux, — sa mère, en dormant, avait rêvé mille fois qu’il sortait de ses flancs un monstre à figure humaine, impétueux et farouche, qui en naissant lui donnait la mort. Le jour de l’accouchement arriva, et le présage s’accomplit ; car ces songes, que le ciel nous envoie, pourvu qu’on sache les interpréter, ne nous trompent jamais. Au moment où l’enfant naquit et ou fut tiré son horoscope, le soleil, taché de sang, venait de provoquer la lune au combat ; les deux astres luttèrent avec un acharnement sans égal ; et à la un l’on vit l’éclipse la plus complète, la plus horrible que le soleil ait subie depuis celle qui signala la mort du Christ. On eût dit que cet astre était arrivé à son dernier paroxysme, et qu’il allait disparaître à jamais dans ce sombre incendie. Les cieux s’obscurcirent, les édifices tremblèrent sur leur base, les nuées laissèrent tomber une pluie de pierres, et les fleuves coulèrent rougis de sang… C’est au milieu de tous ces prodiges que naquit Sigismond ; et en naissant il montra ce qu’il serait, puisqu’il donna la mort à sa mère, lui témoignant ainsi sa reconnaissance. Pour moi, j’interrogeai mes livres, je consultai les astres, et là je vis que Sigismond serait l’homme le plus intraitable, le prince le plus cruel et le monarque le plus impie ; que sa cour serait une école de perfidies et de vices ; que les peuples se lèveraient contre lui ; et qu’emporté par sa fureur, il ajouterait à tous ses crimes, — je ne le dis ici qu’avec honte, — de me renverser du trône, et de me faire prosterner à ses pieds… Quel homme n’est point disposé à se croire menacé dans l’avenir, surtout quand ses propres études le lui annoncent ? Donc, croyant à ces présages funestes et aux malheurs que m’annonçaient les destins, je résolus de renfermer la bête sauvage qui venait de naître, pour voir si le sage peut éviter l’influence des étoiles. En conséquence, je fis publier que l’infant était mort en naissant ; l’on construisit une tour au milieu des rochers de ces montagnes, qui sont d’une telle élévation, que la lumière du jour ne peut que difficilement y pénétrer ; et des édits publies défendirent, sous les peines les plus graves, que personne entrât dans une certaine partie de la montagne. C’est là que vit enfermé le triste et malheureux Sigismond, qui, dans ce lieu, ne connaît que le seul Clotaldo, et n’a jamais vu, jamais entendu un autre homme. C’est Clotaldo, l’unique témoin de ses misères, qui lui a enseigné les sciences et l’a instruit dans la foi catholique… Maintenant voici trois choses. D’abord, ma chère Pologne, c’est que j’ai pour toi tant d’amour, que je veux te délivrer de l’oppression d’un tyran ; car il ne serait pas un bon roi celui qui mettrait son pays en un si grand péril. En second lieu, je considère que si je prive mon sang des droits que lui ont accordés les lois divines et humaines, c’est agir contre la charité chrétienne, car rien ne m’autorise à être moi-même un despote afin d’empêcher un autre de l’être, et de commettre un crime afin que mon fils n’en commette point. Enfin, et en dernier lieu, je vois que j’ai eu grand tort de donner un tel crédit à de malheureux pronostics ; car, bien qu’il ait de mauvaises inclinations, peut-être les aurait-il surmontées ; d’autant qu’après tout, la planète la plus puissante peut bien faire incliner d’un côté ou d’un autre notre libre arbitre, mais ne peut pas le diriger d’une manière fatale et irrésistible. C’est pourquoi, au milieu de tous ces doutes et de toutes ces incertitudes, je me suis arrêté à un parti qui va bien vous surprendre : demain, sans plus tarder, je yeux que Sigismond, tout en ignorant qu’il est mon fils et votre roi, s’asseye sur mon trône royal, pour vous gouverner en mon lieu et place, et que tous vous acceptiez son gouvernement et lui juriez obéissance. Par là j’obtiens trois avantages qui correspondent aux trois difficultés que j’ai dites. D’abord, c’est que si l’habitant des montagnes se montre prudent, sage et bon, et qu’il démente son funeste et redoutable horoscope, vous posséderez à la tête de l’état votre roi légitime. En second lieu, s’il est orgueilleux, intraitable et cruel, et qu’il s’abandonne sans frein à tous les vices, alors j’aurai largement accompli mes obligations ; je pourrai le déposer en usant du pouvoir qui m’appartient ; et quand je le ferai ramener à sa prison, ce ne sera plus cruauté, mais châtiment. Enfin, en troisième lieu, mes vassaux, si le prince est tel que je viens de dire, mon affection vous donnera des rois plus dignes de porter la couronne et le sceptre : ce seront mes neveux, qui, réunissant et confondant leurs droits par un heureux mariage, obtiendront l’empire qu’ils ont mérité. Voilà ma prière comme père, mon avis comme savant, mes conseils comme ancien, mes ordres comme roi ; et s’il est vrai, ainsi que l’a dit l’Espagnol Sénèque, qu’un roi n’est que l’esclave de ses sujets, voilà mon humble supplique comme esclave.

ASTOLFE. S’il m’appartient, seigneur, de vous répondre comme étant celui qui est le plus intéressé en cette affaire, je vous invite au nom de tous à faire revenir Sigismond, car nous devons lui céder puisqu’il est votre fils.

TOUS. Oui, seigneur, rendez-nous notre prince ; nous le demandons pour roi.

LE ROI. Je vous suis reconnaissant, mes vassaux, de l’attachement que vous me témoignez. Accompagnez à leur appartement ces deux soutiens de mon empire. Demain vous verrez Sigismond.

TOUS. Vive le grand roi Basilio !

Tous se retirent à la suite d’Astolfe et d’Estrella.

Le Roi demeure seul, et entrent CLOTALDO, ROSAURA et CLAIRON.

CLOTALDO. Puis-je vous parler, seigneur ?

LE ROI. Soyez le bienvenu, Clotaldo.

CLOTALDO. Il ne peut pas en être autrement, seigneur, lorsque je viens a vos pieds. El cependant le destin a été pour moi bien cruel, puisqu’il m’a fait enfreindre vos lois et vos ordres, à mon insu, contre ma volonté.

LE ROI. Qu’est-ce donc ?

CLOTALDO. Hélas ! j’en suis réduit là, qu’un événement qui aurait dû être pour moi le plus grand sujet de joie n’est qu’une disgrâce et un malheur.

LE ROI. Expliquez-vous.

CLOTALDO. Ce beau jeune homme que vous voyez devant vous a pénétré par mégarde dans la tour où le prince est renfermé, et ce jeune homme…

LE ROI. Soyez sans inquiétude, Clotaldo. Si cela fût arrivé un autre jour, je n’aurais pas été content, je l’avoue ; mais à présent que j’ai révélé ce secret, il m’importe peu que ce jeune homme le connaisse. Venez me voir dans un moment ; j’ai à vous conter beaucoup de choses, et je veux vous confier une mission du plus haut intérêt, en vous avertissant d’avance que vous allez jouer un des principaux rôles dans un événement jusqu’ici sans exemple. Quant à ces prisonniers, j’excuse votre négligence et je leur pardonne.

Il sort.

CLOTALDO. Vivez, vivez mille siècles, grand roi ! (A part. ) Le ciel a eu pitié de mon sort Maintenant que la nécessité ne m’y force pas, je ne dirai point qu’il est mon fils. (Haut. ) Étrangers, vous êtes libres.

ROSAURA. Je vous baise les pieds mille fois.

CLAIRON. Et moi aussi, avec beaucoup de politesse 1.

ROSAURA. Vous m’avez donné la vie, seigneur ; et puisque je n’existe que par vous, je veux être à jamais votre esclave.

CLOTALDO. Je ne vous ai point donné la vie ; car un homme bien né, quand il a reçu un outrage, ne vit plus ; et puisque vous êtes venu, dites- vous, avec le projet de vous venger d’un outrage, je n’ai pas pu vous donner la vie que vous n’avez pas apportée en vous-même ; car une vie infâme n’est pas une vie. (À part. ) Certes, ces paroles doivent exciter son courage.

ROSAURA. Oui, bien que vous m’ayez donné la vie, j’avoue que je ne vivrai point jusqu’à ce que je me sois vengé ; mais bientôt ma vengeance sera complète, bientôt j’aurai rétabli mon honneur, et alors vous me permettrez de dire que je vous dois la vie.

CLOTALDO. Prenez cette épée, que vous portiez avec vous ; elle suffira, je le sais, à votre vengeance ; — car une épée qui a été à moi (je parle ainsi à cause qu’elle a été un moment entre mes mains) saura vous venger.

ROSAURA. Je ceins de nouveau cette épée en votre nom ; et sur cette épée, je jure que je me vengerai, quand bien même mon ennemi serait encore plus puissant qu’il n’est.

CLOTALDO. L’est-il beaucoup ?

ROSAURA. Il l’est à un tel point que je ne puis vous le dire ; non pas que je ne fusse prêt à confier plus encore à votre prudence, mais afin que votre protection et vos bontés ne se tournent point contre moi.

CLOTALDO. Au contraire, me faire cette confidence, ce serait me mettre entièrement dans vos intérêts ; et de la sorte, je ne pourrais servir, à mon insu, votre ennemi. (A part. } Oh ! que ne puis-je savoir son nom !

ROSAURA. Tant de bonté a droit à toute ma confiance. Eh bien ! sachez-le donc, mon ennemi n’est rien moins qu’Astolfe, duc de Moscovie.

CLOTALDO, à part. O ciel ! quelle douleur ! Je ne pouvais rien imaginer de plus triste. (Haut. ) Vous n’y avez pas assez réfléchi, ce me semble. Puisque vous êtes né Moscovite, le seigneur légitime de ce pays n’a point pu vous outrager. Renoncez donc à des projets conçus dans la colère, et retournez dans votre famille.

ROSAURA. Vous avez beau dire ; quoiqu’il soit mon prince, il a pu m’outrager.

CLOTALDO. Il ne l’a point pu, vous dis-je, alors même qu’il vous eût porté la main au visage.

ROSAURA. Il m’a plus outragé encore.

CLOTALDO. Parlez donc ; car tout ce que vous me direz est au-dessous de ce que j’imagine.

ROSAURA. Eh bien ! soit… Mais je ne sais quel respect vous m’inspirez, de quelle vénération et de quelle crainte vous remplissez mon cœur ; et j’ose à peine vous confier que ces vêtements ne sont point ceux que je devrais porter. Si donc je ne suis point ce que je parais être, et puisque Astolfe est venu épouser Estrella, jugez par là s’il a pu m’outrager. Je vous en ai dit assez.

Rosaura et Clairon sortent.

CLOTALDO. Écoute ! arrête… Quel est ce confus labyrinthe où je me trouve perdu et où ma raison marche sans guide ? Mon honneur est outragé, mon ennemi est puissant, et je suis son vassal que le ciel me montre le chemin ! Mais, hélas ! je ne l’espère point ; car pour l’homme plongé dans cet abîme ténébreux, tout le ciel n’est qu’un présage, et le monde entier qu’un prodige.

Fin de la Première Journée.

Lien vers la seconde journée