L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Serments. – Inspection du haut des murs. – Combat singulier.

Aussitôt que, sous les ordres de leurs chefs, tous ces peuples sont rangés en bataille, les Troyens s’avancent comme une nuée d’oiseaux, en poussant de vives clameurs : ainsi retentit sous la voûte des cieux la voix éclatante des grues, lorsqu’elles fuient les hivers et les violents orages…

L’Iliade : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24
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Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Aussitôt que, sous les ordres de leurs chefs, tous ces peuples sont rangés en bataille, les Troyens s’avancent comme une nuée d’oiseaux, en poussant de vives clameurs : ainsi retentit sous la voûte des cieux la voix éclatante des grues, lorsqu’elles fuient les hivers et les violents orages ; alors, avec des cris perçants, elles volent vers l’Océan rapide, portent aux Pygmées la désolation et la mort, et, du haut des airs, leur livrent de cruels combats. Mais les Grecs, respirant la guerre, marchaient en silence, et brûlaient de se donner un mutuel appui.

Comme le Notos répand sur le sommet des montagnes un brouillard épais, redouté des bergers, et plus favorable au voleur que la nuit même, car la vue ne s’étend point alors au delà du jet d’une pierre, ainsi s’élèvent des tourbillons de poussière sous les pieds des guerriers qui s’avancent, et qui traversent rapidement la plaine.

Dès que les deux armées sont rapprochées, Pâris, semblable aux dieux, paraît à la tête des Troyens : il a sur ses épaules une peau de léopard, son épée et son arc recourbé ; brandissant deux lances à la pointe d’airain, il provoque les plus illustres des Grecs, et les appelle à soutenir un combat terrible.

L’intrépide Ménélas, le voyant s’avancer hors des rangs et marcher à grands pas, se réjouit comme un lion affamé qui rencontre une proie immense, un cerf aux cornes élevées, ou bien une chèvre sauvage ; il les dévore avidement, lors même qu’une jeunesse vaillante et des chiens agiles le poursuivent avec ardeur : tel Ménélas est plein de joie lorsque Pâris s’offre à sa vue, parce qu’il se promet de punir le coupable ; revêtu de ses armes, il saute aussitôt de son char.

Mais Pâris, qui l’aperçoit aux premiers rangs, est frappé de terreur, et se réfugie parmi ses compagnons pour éviter la mort. Ainsi lorsqu’un voyageur découvre un énorme serpent dans le fond d’une vallée, il recule, saisi de crainte ; un tremblement subit agite ses membres, et il s’enfuit la pâleur sur le front : de même le beau Pâris, redoutant le fils d’Atrée, court se perdre dans la foule des superbes Troyens; mais Hector à cette vue l’accable de sanglants reproches.

« Misérable, dit-il, sois donc fier de ta beauté ; guerrier efféminé, vil séducteur, plût aux Dieux que tu ne fusses jamais né, ou que tu fusses mort sans hymen ! Certes je l’aurais préféré : cela valait mieux que d’être aux yeux de tous un objet de honte et d’opprobre. Oui, les valeureux Grecs se rient de toi, eux qui te croyaient brave parce que tu possèdes la beauté ; mais tu n’as dans le cœur ni force ni courage. Étais-tu donc aussi lâche lorsque, réunissant des compagnons fidèles, traversant avec eux les mers sur tes vaisseaux rapides, te mêlant aux nations étrangères, tu enlevais d’une terre éloignée cette femme si belle, sœur de héros belliqueux ? Pourquoi faire ainsi le malheur de ton père, de ta patrie, de tout un peuple, la joie de nos ennemis, et ton propre déshonneur ? Que n’attendais-tu le vaillant Ménélas ? tu saurais maintenant de quel héros tu retiens l’épouse chérie. À quoi t’auraient servi ta lyre et les dons d’Aphrodite, ta chevelure et ta beauté, lorsqu’il t’aurait traîné dans la poussière ? Va, les Troyens sont trop faibles ; ils auraient dû déjà te couvrir d’un vêtement de pierre, pour te punir de tous leurs maux. »

« Hector, lui répond Pâris, dont la beauté semble divine, tes reproches ne sont point injustes, je les ai mérités : mais ton cœur est indomptable comme la hache qui pénètre le chêne, lorsque, secondant le bras d’un ouvrier habile, elle sépare de sa racine le bois destiné aux navires; telle est, dans ton sein, ton âme inflexible. Toutefois, ne me reproche point les dons aimables d’Aphrodite ; il ne faut pas rejeter les nobles présents que nous accorde le ciel, puisque personne ne peut se les donner à son gré. Si tu veux que j’affronte aujourd’hui la guerre et ses périls, arrête les Troyens et tous les Grecs ; qu’au milieu des deux camps l’intrépide Ménélas et moi nous combattions pour Hélène et pour ses trésors. Le vainqueur, maître de cette femme et des richesses qu’elle possède, la ramènera dans ses foyers, et les peuples cimenteront la paix par la foi des serments : alors, Troyens, vous habiterez les champs fertiles d’Ilion ; les Grecs retourneront dans Argos, fière de ses coursiers, et dans l’Achaïe, féconde en belles femmes. »

À ces mots, Hector, rempli de joie, s’avance entre les deux armées, et, saisissant le milieu de sa lance, il retient les phalanges des Troyens ; tous s’arrêtent à l’instant. Mais les Grecs dirigent leurs flèches contre ce héros, l’accablent de traits et de pierres ; lorsque Agamemnon, roi des hommes, s’écrie d’une voix forte : « Arrêtez, Argiens ; suspendez vos coups, fils des Grecs ; le vaillant Hector semble vouloir nous parler. »

Il dit : les Grecs cessent de combattre, et le silence se rétablit aussitôt. Hector cependant adresse ce discours aux deux armées :

« Troyens, et vous, Grecs valeureux, sachez de moi la pensée de Pâris, pour qui s’alluma cette guerre : il demande que tous vous déposiez vos armes sur la terre fertile, qu’au milieu des deux camps l’intrépide Ménélas et lui combattent pour Hélène et pour ses trésors. Le vainqueur, maître de cette femme et des richesses qu’elle possède, la ramènera dans ses foyers ; et nous cimenterons l’alliance par la foi des serments. »

À ces mots tous gardent un profond silence.

« Écoutez-moi, leur dit alors le vaillant Ménélas : depuis longtemps une profonde douleur a pénétré mon âme ; je désire que les Grecs et les Troyens se séparent enfin : ils ont souffert assez de maux à cause de mes débats avec Pâris, qui fut l’agresseur. Celui de nous deux à qui le destin à réservé le trépas, qu’il meure ! que les autres se séparent aussitôt. Troyens, apportez un agneau blanc pour le Soleil, une brebis noire pour la Terre ; et nous aussi sacrifions une brebis à Zeus. Que Priam vienne recevoir nos serments lui seul, car ses fils sont infidèles et parjures ; et que nul désormais n’ose violer la foi jurée à Zeus. Toujours l’esprit des jeunes gens est prompt à changer ; mais quand un vieillard survient, il voit dans le passé et dans l’avenir ce qui peut être également avantageux aux deux partis. »

Ainsi parle Ménélas. Les Troyens et les Grecs se réjouissent, espérant terminer enfin cette guerre funeste ; ils retiennent les coursiers dans les rangs, s’élancent des chars, se dépouillent de leurs armures, et les déposent sur la terre tout près les unes des autres, car un étroit espace séparait les armées.

Aussitôt Hector envoie deux hérauts dans la ville pour conduire les victimes et prévenir Priam. Le puissant Agamemnon envoie Talthybios vers les navires, et lui commande d’apporter un agneau ; Talthybios s’empresse d’obéir aux ordres du roi.

Cependant Iris arrive vers Hélène sous les traits de Laodicé, belle-sœur de cette princesse, et femme du fils d’Anténor ; car le fils d’Anténor, le puissant Hélicaon, avait épousé Laodicé, la plus belle des filles de Priam. La déesse trouve Hélène dans son palais ; elle brodait un long voile de pourpre, et traçait les nombreux combats que supportaient pour elle les Troyens et les valeureux Grecs. Iris, aux pieds légers, s’approche et lui dit :

« Accourez, sœur chérie, contemplez les faits étonnants des Troyens et des Grecs : naguère ils se livraient dans la plaine à toutes les horreurs du carnage, et ne respiraient que les combats sanglants ; maintenant en silence, car la guerre à cessé, tous sont appuyés sur leurs boucliers, et leurs longues lances sont fixées dans la terre. Cependant, Pâris et le vaillant Ménélas vont combattre pour vous, et le vainqueur vous nommera son épouse. »

Ces paroles de la déesse jettent dans le cœur d’Hélène un vif désir de revoir son premier époux, ses parents et ses anciens amis. Elle se couvre d’un voile brillant, et sort de son palais, en versant quelques larmes : elle n’était point seule, deux femmes la suivaient, Éthra, fille de Pitthée, et la belle Clymène. Bientôt elles arrivèrent aux portes de Scées.

Là, Priam, Panthoos, Thymoetès, Lampos, Clytios, Hicétaon, rejeton du dieu Arès, le prudent Oucalégon, et le sage Anténor, tous anciens du peuple, étaient assis au-dessus des portes de Scées ; la vieillesse les éloignait des combats, mais, pleins de sagesse, ils discouraient, semblables à des cigales qui, sur la cime d’un arbre, font retentir la forêt de leurs voix mélodieuses. Ainsi les chefs des Troyens étaient assis au sommet de la tour. Quand ils virent approcher Hélène, ils dirent entre eux à voix basse :

« Ce n’est pas sans raison que les Troyens et les Grecs valeureux supportent pour une telle femme de si longues souffrances : elle ressemble tout à fait aux déesses immortelles ; mais, malgré sa beauté, qu’elle retourne sur les vaisseaux des Grecs, de peur qu’elle n’entraîne notre ruine et celle de nos enfants. »

Ainsi parlèrent les vieillards ; mais Priam, en élevant la voix, appelle Hélène près de lui :

« Approche, ô ma chère enfant, dit-il ; viens t’asseoir à mes côtés, afin que tu reconnaisses ton premier époux, tes amis, et tes parents : ce n’est point toi, ce sont les dieux qui furent la cause de nos maux, et qui suscitèrent cette guerre, source de tant de larmes. Mais, dis-nous le nom de ce héros remarquable, de ce Grec si fort et si majestueux ; d’autres peut-être le surpassent par la hauteur de leur taille ; mais tant de beauté unie à tant de noblesse n’a jamais frappé mes regards. Sans doute ce héros est un roi. »

Hélène lui répond en ces mots, Hélène, la plus belle des femmes :

« Je suis honteuse et craintive devant vous, ô mon noble père : plût aux dieux que j’eusse reçu la mort le jour où je suivis ici votre fils, lorsque j’abandonnai le palais de mon époux, mes parents, ma fille chérie, et les aimables compagnes de ma jeunesse ! Mais il en fut autrement, et je me consume dans les larmes. Toutefois, je vais vous dire ce que vous me demandez. Ce prince est le fils d’Atrée, le puissant Agamemnon : il est, en même temps, roi sage et guerrier vaillant ; je le nommais mon frère. Hélas ! que ne l’est-il encore ! »

« Heureux Atride, s’écrie le vieillard frappé d’admiration, tu naquis sous un destin favorable ; ô roi fortuné ! puisque les nombreux enfants de la Grèce sont soumis à ton empire. Autrefois j’allai dans la Phrygie, fertile en vignes : là je vis la foule des Phrygiens, habiles à diriger les coursiers, peuple d’Otrée et de Mygdon, semblable aux dieux ; ils avaient posé leur vaste camp sur les rives du Sangarios ; et moi, je me trouvais avec eux, comme allié, quand vinrent les belliqueuses Amazones. Mais combien ces peuples étaient moins nombreux que les Grecs aux vifs regards ! »

Le vieillard, apercevant Ulysse, interroge Hélène une seconde fois :

« Dis-moi, ma fille, quel est cet autre guerrier ; sa taille est moins élevée que celle d’Agamemnon, mais ses épaules et sa poitrine ont plus de largeur. Ses armes reposent sur la terre fertile ; lui, comme le chef d’un troupeau, parcourt les rangs des soldats. Je le compare au bélier couvert d’une épaisse toison, qui marche fièrement au milieu d’un grand troupeau de blanches brebis. »

Hélène, la fille de Zeus, répond :

« C’est le fils de Laërte, l’ingénieux Ulysse ; il fut nourri dans Ithaque, quoique le pays soit stérile ; ses ruses sont inépuisables, et ses conseils pleins de sagesse. »

Anténor, interrompant Hélène :

« Femme, dit-il, tout ce que vous racontez est vrai ; car déjà le divin Ulysse et le vaillant Ménélas sont venus ici comme ambassadeurs, à cause de vous, Hélène : je leur ai donné l’hospitalité, je les ai reçus en ami dans mon palais, et j’ai pu connaître leur caractère et leurs sages conseils. Lorsqu’ils se mêlaient aux Troyens dans nos assemblées, s’ils étaient debout, la taille de Ménélas paraissait plus élevée ; s’ils étaient assis, Ulysse avait plus de dignité. Dans leurs discours, proposaient-ils des avis à la multitude, l’éloquence de Ménélas était rapide : il parlait peu, mais avec force ; toujours concis, il ne s’écartait point du sujet, quoiqu’il fût le plus jeune. Quand le sage Ulysse se levait pour parler, immobile, les yeux baissés, les regards attachés à la terre, il tenait son sceptre en repos, sans le balancer d’aucun côté, comme un enfant sans expérience ; vous eussiez dit un homme saisi de colère, ou bien un faible insensé : mais lorsque sa voix sonore s’échappait de son sein, ses paroles se précipitaient comme d’innombrables flocons de neige dans la saison de l’hiver ; nul homme alors n’aurait lutté contre Ulysse, et jamais, en le contemplant, nous n’avions autant admiré sa beauté. »

Enfin Priam, apercevant Ajax, interroge Hélène une troisième fois :

« Quel est cet autre Grec, dit-il, et si fort, et si grand, qu’il surpasse tous les guerriers par ses larges épaules et par sa tête élevés ? »

« C’est, répondit Hélène, le puissant Ajax, le rempart des Grecs. Non loin de là paraît Idoménée, tel qu’un dieu, au milieu de ses Crétois ; les chefs de la Crète sont assemblés autour de lui. Lorsque jadis il quittait sa patrie, souvent Ménélas lui donna l’hospitalité dans notre palais. J’aperçois beaucoup d’autres Grecs au regard terrible : je les reconnais, il me serait facile de les nommer ; mais il est deux chefs des peuples que je ne puis découvrir, Castor, habile à dompter un coursier, et Pollux, plein de force au pugilat : ce sont mes frères, la même mère nous à donné le jour. Seraient-ils restés dans la riante Lacédémone ? ou, s’ils sont venus sur leurs vaisseaux rapides, ne voudraient-ils donc pas se mêler aux combats des héros, tant ils redoutent ma honte et mon opprobre ? »

Elle parlait ainsi ; mais déjà tous deux étaient ensevelis à Lacédémone, dans la terre de leur douce patrie.

Cependant les hérauts portaient à travers la ville les gages sacrés des serments, deux agneaux, et, dans une outre de peau de chèvre, le vin réjouissant, doux fruit de la terre ; Idéos portait aussi l’urne brillante et les coupes d’or ; il se présente devant le vieillard, et l’excite par ces paroles :

« Lève-toi, fils de Laomédon ; les plus illustres des Grecs et des Troyens t’appellent dans la plaine, pour recevoir la fidélité des serments. Pâris et l’intrépide Ménélas, armés de fortes lances, combattront pour Hélène ; et cette femme, avec ses nombreux trésors, sera le partage du vainqueur : alors, après avoir cimenté l’alliance par la foi des serments, nous reviendrons habiter les riches campagnes d’Ilion ; les Grecs retourneront dans Argos, fière de ses coursiers, et dans l’Achaïe, féconde en belles femmes. »

Le vieillard à ces mots frissonne de crainte ; cependant il ordonne à ses compagnons de placer ses chevaux sous le joug ; ils obéissent avec zèle. Priam monte aussitôt, saisit et retient les rênes ; Anténor se place à ses côtés sur le char magnifique. Alors, franchissant les portes de Scées, ils dirigent dans la plaine leurs coursiers agiles.

Lorsqu’ils sont arrivés près des Grecs et des Troyens, ils descendent du char, et s’avancent au milieu des deux armées. Agamemnon, roi des hommes, et le prudent Ulysse se lèvent à l’instant ; bientôt les hérauts vénérables rassemblent les gages des serments, mêlent dans l’urne le vin des deux peuples, et répandent l’eau sur les mains des rois. L’Atride tire le coutelas suspendu toujours auprès du long fourreau de son glaive, coupe de la laine sur la tête des agneaux, et les hérauts la distribuent aux chefs des Troyens et des Grecs. Ensuite, au milieu d’eux, Agamemnon prie à haute voix en élevant ses mains :

« Zeus, notre père, toi qui règnes sur l’Ida ; dieu glorieux et puissant Soleil, qui vois tout et qui entends tout ; fleuves, terre, et vous, divinités qui, dans les enfers, punissez après la mort les hommes parjures, soyez nos témoins, maintenez la foi des serments : si Pâris immole Ménélas, qu’il garde Hélène avec ses trésors, et nous, retournons dans la Grèce sur nos légers navires ; si le blond Ménélas, au contraire, ravit le jour à Pâris, que les Troyens rendent Hélène et ses richesses, qu’ils payent aux Grecs une juste rançon, et que les siècles à venir en gardent la mémoire. Mais, après la mort de Pâris, si Priam et les fils de Priam refusent de payer ce tribut, je combattrai, pour l’obtenir, jusqu’au jour où je verrai la fin de cette guerre. »

À ces mots, il égorge les agneaux, de son glaive cruel, et les dépose sur la terre, palpitants et privés de la vie, que leur arracha le fer. Tous ensuite puisent le vin dans l’urne, font des libations aux dieux immortels ; et chacun des Grecs et des Troyens prie en ces mots :

« Grand et glorieux Zeus, vous tous, dieux puissants, quels que soient les premiers qui violent les traités, faites que leur cervelle, et d’eux et de leurs enfants, se répande sur la terre comme ce vin, et que leurs épouses passent dans les bras des étrangers ! »

Tels étaient leurs vœux ; mais Zeus ne les exauça pas. Alors Priam, fils de Dardanos, adresse ces mots aux deux armées :

« Écoutez-moi, Troyens, et vous, Grecs belliqueux : je retourne dans les remparts d’Ilion ; je ne pourrais supporter de voir devant mes yeux mon fils combattre le vaillant Ménélas ; Zeus seul et les autres immortels savent auquel des deux le destin à réservé la mort. »

Aussitôt le vieillard vénérable pose les victimes sur son char ; il monte, saisit et retient les rênes ; Anténor se place à ses cotés sur le char magnifique ; et tous deux reprennent le chemin d’Ilion.

Cependant Hector, fils de Priam, et le divin Ulysse mesurent d’abord le champ du combat ; ils agitent ensuite les sorts dans un casque d’airain, afin de savoir qui le premier lancera son javelot ; et les deux peuples, les mains élevées vers le ciel, prient ainsi :

« Zeus, notre père, toi qui règnes sur l’Ida, dieu glorieux et puissant, fais que celui qui suscita la guerre entre les deux peuples descende aujourd’hui dans les demeures d’Hadès, que la paix et la foi des serments se rétablissent entre nous. »

Tandis qu’ils parlaient ainsi, le vaillant Hector agite le casque, en détournant les yeux ; le sort désigne Pâris. Tous les soldats, assis, gardaient les rangs ; près d’eux reposent leurs coursiers et leurs armes aux couleurs variées. Alors le divin Pâris, l’époux d’Hélène à la blonde chevelure, se revêt d’une armure brillante : il entoure ses jambes de riches brodequins, que fixent des agrafes d’argent ; il place sur sa poitrine la cuirasse de son frère Lycaon, qui s’adapte à sa taille ; suspend à ses épaules un glaive d’airain enrichi d’argent, et s’arme d’un large et solide bouclier ; il couvre sa tête d’un casque soigneusement travaillé, ombragé d’une épaisse crinière, et surmonté d’une aigrette aux ondulations menaçantes ; enfin il saisit une forte lance, que sa main soulève sans effort. De son côté le vaillant Ménélas se couvrait de ses armes.

S’étant armés ainsi, ils s’avancent tous deux au milieu des guerriers, en se jetant des regards furieux ; à leur aspect, les Grecs et les Troyens sont frappés de saisissement. Cependant ils se rapprochent, et s’arrêtent dans l’enceinte mesurée, en agitant leurs lances, animés l’un contre l’autre d’une égale colère. Pâris, le premier, envoie sa longue javeline : elle frappe le vaste bouclier d’Atride, sans rompre l’airain ; la pointe se recourbe sur le dur bouclier. Ensuite Ménélas lance son javelot, en invoquant le grand Zeus :

« Père des dieux, donne-moi de punir un injuste agresseur, le sacrilège Pâris ; qu’il tombe sous mes coups, et qu’à l’avenir tout homme tremble d’outrager l’hôte qui le reçut avec amitié ! »

Soudain, brandissant son immense javeline, il la lance, et frappe le bouclier arrondi du fils de Priam. Le trait redoutable perce le brillant airain, pénètre dans la superbe cuirasse, et déchire la tunique près du flanc ; Pâris s’incline, et se dérobe au noir trépas. Alors l’Atride, armé de son épée étincelante, lève le bras, atteint le rebord du casque ; mais le fer, brisé en mille éclats, s’échappe de sa main. Il gémit, et levant les yeux vers le ciel :

« O Zeus ! s’écrie-t-il, le plus injuste des dieux ! j’espérais enfin me venger de l’exécrable Pâris, et mon épée se rompt dans mes mains, et ma lance inutile n’a pu le frapper ! »

Soudain il s’élance, saisit la longue crinière du casque, et, tenant son ennemi le front baissé, il l’entraîne vers les Grecs ; la courroie, ornée d’une épaisse broderie, qui retient le casque au-dessous du menton, serrait le cou délicat de Pâris. Ménélas l’eût entraîné sans doute, et se fût couvert d’une gloire immortelle, si Aphrodite à cette vue n’eût aussitôt rompu la courroie, dépouille d’un taureau vigoureux ; et le casque vide suit la forte main du guerrier. Celui-ci, le faisant tourner avec violence, le jette au milieu des Grecs valeureux, et ses fidèles compagnons le relèvent à l’instant. Cependant, Ménélas se précipite de nouveau, brûlant d’égorger son ennemi de sa lance d’airain ; mais Aphrodite, par sa puissance divine, enlève Pâris sans effort : elle l’enveloppe d’un épais nuage, et le transporte dans la chambre de l’hyménée, où s’exhalent de suaves parfums. Aussitôt, la déesse court appeler Hélène ; elle la trouve sur le sommet de la tour, environnée d’une foule de Troyennes. Alors, la tirant doucement par sa robe odorante, elle lui parle sous la figure d’une femme avancée en âge qui la chérissait tendrement, et lui préparait les laines superbes, lorsque cette princesse habitait encore Lacédémone. Aphrodite, empruntant ses traits, lui tient ce discours :

« Venez, accourez, Pâris vous invite à vous rendre près de lui. Ce héros, dans la chambre de l’hyménée, assis sur un lit magnifique, est brillant de parure et de beauté : vous ne diriez pas qu’il vient de combattre un guerrier vaillant, mais qu’il va se rendre à quelque fête, ou qu’après les danses il goûte le repos. »

Ces mots ont répandu le trouble dans l’âme d’Hélène ; mais dès qu’elle aperçoit le cou brillant de la déesse, ce sein qui fait naître les désirs, et le vif éclat de ses yeux, frappée de surprise, elle s’écrie :

« Implacable Aphrodite, pourquoi veux-tu me séduire encore ? En quelle ville de la Phrygie ou de la douce Méonie désires-tu m’entraîner ? Est-il encore là quelque mortel que tu chérisses ! Puisque aujourd’hui Ménélas, vainqueur de Pâris, veut ramener dans ses foyers une indigne épouse, pourquoi venir ici méditer de nouvelles perfidies ? Va t’asseoir auprès de lui, renonce aux sentiers des immortels, et ne porte plus tes pas vers l’Olympe : sans cesse inquiète pour ton Troyen, garde-le soigneusement, heureuse d’être son épouse, ou même son esclave. Pour moi, je n’irai point partager sa couche ; ce serait une honte, et les Troyennes avec raison me poursuivraient de leurs mépris ; déjà mon âme est accablée de douleurs. »

« Ne m’irrite pas, misérable, lui répond Aphrodite, enflammée de colère, de peur que, dans ma fureur, je ne t’abandonne, et ne te haïsse avec autant de violence que je t’ai chérie jusqu’à ce jour : oui, je susciterai de tristes discordes parmi les Grecs et les Troyens, et tu périras victime d’une affreuse destinée. »

À ces mots, la divine Hélène, glacée de crainte, se couvre en silence d’un voile éclatant de blancheur ; et, se dérobant à la vue des Troyennes, elle suit les pas de la déesse.

Lorsqu’elles arrivèrent à la demeure de Pâris, les femmes se hâtaient de retourner à leurs travaux ; Hélène monte à la chambre de l’hyménée. La déesse au tendre sourire prend un siège, le met en face de Pâris ; Hélène s’y place, et, détournant les yeux, elle adresse à son époux ces reproches amers :

« Te voilà donc revenu des batailles. Ah ! plutôt, que n’as-tu péri, vaincu par cet homme vaillant qui fut mon premier époux. Tu te vantais jusqu’à ce jour de l’emporter sur l’intrépide Ménélas par ton courage, par ton bras, et par ta lance ; ose donc encore l’appeler à combattre contre toi !… Mais non, je te conseille de cesser la guerre ; n’affronte plus le blond Ménélas dans les batailles avec tant de témérité, si tu ne veux expirer aussitôt sous sa lance. »

« Chère épouse, lui répond Pâris, ne perce pas mon cœur de ces cruels reproches. Aujourd’hui Ménélas a vaincu par le secours d’Athéna ; je pourrai le vaincre à mon tour : il est aussi des dieux pour nous. Livrons-nous à l’amour sur cette couche. Jamais tant de désirs n’ont enivré mon âme, même lorsque, porté sur mes vaisseaux agiles, je t’enlevai de l’aimable Lacédémone, et que dans l’île Cranaé nous nous unîmes au sein de l’amour et du sommeil. Oui, maintenant je te chéris encore davantage, une plus tendre ardeur s’est emparée de mon âme. »

A ces mots, il la précède vers la couche nuptiale, et son épouse la suit, tous deux reposent sur le lit magnifique.

Cependant Ménélas, comme un lion, se précipite au milieu de la foule pour y découvrir Pâris ; mais ni les Troyens, ni leurs alliés, ne peuvent l’offrir à sa vue. Sans doute, aucun d’eux, s’il l’eût découvert, ne l’eût caché volontiers ; la mort cruelle leur était moins odieuse. Alors Agamemnon, roi des hommes, s’écrie :

« Troyens, fils de Dardanos, et vous, alliés, écoutez ma voix : la victoire du vaillant Ménélas est évidente pour tous. Rendez-nous donc Hélène et tous ses trésors, payez aux Grecs un juste tribut, dont les siècles à venir puissent garder la mémoire. »

Ainsi parle Agamemnon, et tous les Grecs applaudissent à ses paroles.

Fin du chant 3 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)