L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Le combat des dieux.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Ainsi, devant leurs noirs vaisseaux, les Grecs s’armaient autour de toi, fils de Pélée, insatiable de combats ; de leur côté, les Troyens rangeaient leurs bataillons sur le tertre de la plaine.

Cependant, du haut de l’Olympe, Zeus ordonne à Thémis de convoquer l’assemblée des immortels : la déesse vole aussitôt de toutes parts, et commande de se rendre dans les palais de Zeus. Aucun des fleuves, excepté l’Océan, ne manque à cette réunion, ni aucune des nymphes, soit qu’elles habitent les forêts délicieuses, ou les sources des rivières, ou les prairies verdoyantes. Tous les dieux arrivés dans les demeures de Zeus, qui rassemble les nuées, se placent sur de beaux sièges à colonnes, que pour son père Héphaïstos construisit avec une industrie merveilleuse. C’est ainsi que se rassemblent les dieux dans le palais de Zeus. Poséidon n’est point sourd à la voix de Thémis, mais du sein de la mer il arrive parmi eux ; il s’assied au milieu des immortels, et s’informe en ces mots des desseins de Zeus :

« O toi qui lances la foudre, pourquoi convoquer l’assemblée des dieux ? T’occupes-tu du sort des Grecs et des Troyens ? car pour eux la guerre et les combats vont bientôt se rallumer. »

« Divinité qui ébranles le monde, répond le formidable Zeus, tu as connu la pensée qui réside dans mon sein, c’est pour ces peuples que je vous ai rassemblés ; quoique près de périr, ils sont encore l’objet de mes soins. Moi, je resterai assis sur le sommet de l’Olympe, d’où je prendrai plaisir à les considérer ; mais vous, descendez au milieu des Grecs et des Troyens, et que chacun, suivant son désir, favorise l’une des deux armées. Si Achille seul poursuit les Troyens, ils ne résisteront pas même un instant au rapide fils de Pélée ; déjà, même à son aspect, ils ont été glacés d’épouvanté ; et maintenant, que son âme est violemment irritée du trépas de son ami, je crains qu’il ne renverse avant le temps les murs d’Ilion. »

En parlant ainsi, Zeus rallume une guerre terrible ; les dieux volent aux combats, tous animés de sentiments divers. Héra se rend au milieu des navires avec Poséidon, qui ceint la terre de ses ondes, et le bienfaisant Hermès, doué de l’esprit de sagesse. Héphaïstos les accompagne ; ses regards sont pleins de fierté ; il s’avance en boitant, et ses jambes frêles s’agitent avec effort. Parmi les Troyens, on voit Arès au casque étincelant ; avec lui Phébos à la longue chevelure ; Artémis, qui se plaît à lancer des flèches ; Léto, le fleuve Xanthe, et Aphrodite au doux sourire.

Pendant que les dieux étaient encore éloignés des mortels, les Grecs s’enflaient d’orgueil, parce qu’Achille à paru, lui qui si longtemps s’abstint des batailles sanglantes ; pour les Troyens, une terreur profonde enchaîne leurs membres : tremblants d’avoir vu le fils de Pélée revêtu de ses armes étincelantes et semblable au farouche Arès. Mais aussitôt que les habitants de l’Olympe sont descendus parmi la foule des mortels, la Discorde puissante s’élève, et Athéna crie ; tantôt en se tenant debout sur les bords du fossé, hors du rempart, tantôt sur les rivages retentissants, elle fait entendre sa forte voix. De l’autre côté, Arès, tel qu’une sombre tempête, crie aussi ; il exhorte les Troyens à grand bruit, tantôt du sommet de la ville, tantôt en parcourant les rives du Simoïs et les hauteurs du Callicolone.

Ainsi les dieux fortunés, excitant les deux armées, se joignent aux combattants, et parmi eux font éclater une guerre terrible. Du haut des airs, le père des dieux et des hommes fait gronder sa foudre ; tandis que Poséidon agite les entrailles de la terre immense et les cimes élevées des montagnes. Les sommets et les fondements de l’Ida sont ébranlés, ainsi que la ville des Troyens et les vaisseaux des Grecs. Dans ses retraites souterraines, le roi des ombres, Hadès, frémit ; épouvanté, il s’élance de son trône, pousse un cri, de peur que le terrible Poséidon, entr’ouvrant la terre, ne montre aux dieux et aux hommes ces demeures terribles, en horreur même aux immortels ; si grand est le bruit qui naît au moment du combat des dieux. Apollon, armé de ses flèches légères, marche contre le puissant Poséidon ; Athéna, aux yeux d’azur, contre le dieu Arès ; à Héra s’oppose la sœur de Phoebos, Artémis, déesse bruyante, qui tient un arc d’or, et qui se plaît à lancer des flèches ; le sage et puissant Hermès résiste à Léto ; enfin contre Héphaïstos s’élève le fleuve impétueux que les dieux appellent Xanthe et les hommes Scamandre.

Ainsi les dieux s’opposaient aux dieux. Cependant Achille brûle de pénétrer parmi la troupe d’Hector, fils de Priam ; son désir le plus ardent est de rassasier du sang de ce héros Arès, guerrier invincible. Alors Apollon, qui ranime l’ardeur des soldats, excite Énée à marcher contre Achille, et lui inspire une force nouvelle; il emprunte la voix de Lycaon, fils de Priam ; et en tout semblable à lui, ce dieu, fils de Zeus, s’écrie :

« Énée, sage conseiller des Troyens, que sont devenues ces menaces que, dans la joie des festins, tu faisais aux princes d’Ilion, d’attaquer Achille, fils de Pélée ? »

« Noble rejeton de Priam, lui répond Énée, pourquoi m’exciter à combattre malgré moi le valeureux fils de Pélée ? Ce ne serait pas la première fois que j’ai résisté contre le rapide Achille ; mais déjà, par sa lance, il m’a chassé du mont Ida, lorsqu’il fondit sur nos troupeaux, et ravagea les villes de Lyrnesse et de Pédasos. Zeus alors me sauva ; il remplit de force mes membres agiles. Sans cela, je périssais sous le bras d’Achille et d’Athéna, elle qui, marchant en avant, lui accordait la victoire, et l’exhortait à immoler avec l’airain cruel les Lélèges et les Troyens. Non, il n’appartient point à un mortel de combattre Achille : car quelque dieu toujours à ses côtés le préserve de la mort ; d’ailleurs, son javelot ne vole jamais en vain, et ne s’arrête qu’après avoir traversé le corps d’un ennemi. Si une divinité tenait égales entre nous les balances du combat, il ne me vaincrait pas aisément, même quand il se vanterait d’être tout de fer. »

« Brave guerrier, lui répondit Apollon, implore aussi les dieux immortels. On dit que ce fut la belle Aphrodite qui te donna le jour ; Achille est né d’une déesse inférieure ; l’une est fille de Zeus, l’autre du vieillard des mers. Pousse en avant l’indomptable airain, ne sois effrayé ni de ses menaces ni de ses vaines paroles. »

À ces mots, Apollon inspire une grande force à ce pasteur des peuples, qui vole aux premiers rangs, couvert d’une armure brillante. Cependant le fils d’Anchise n’échappe point à la vue de la belle Héra quand il s’élance contre Achille, à travers la foule des guerriers ; aussitôt elle appelle les dieux, et leur dit ces paroles :

« Poséidon, et vous, Athéna, songez en vous-mêmes à ce qui va résulter de ces combats. Énée, revêtu de l’airain étincelant, s’avance contre le fils de Pélée, et c’est Apollon qui l’excite. Hâtons-nous ; repoussons le Troyen en arrière, loin de ces lieux ; que quelque dieu d’entre nous protège Achille, et comble ce héros d’une gloire immense ; que rien ne manque à sa valeur, afin qu’il apprenne que ceux qui l’aiment sont les plus puissants des dieux, et que ce sont les plus faibles qui jusqu’à présent préservent les Troyens de la ruine et du trépas. Tous nous sommes descendus de l’Olympe pour prendre part à ce combat, et pour qu’Achille aujourd’hui n’ait rien à souffrir des Troyens. Ensuite, il subira le destin que les Parques filèrent à sa naissance, lorsque l’enfanta sa mère. Si Achille n’entend pas ces choses par la voix des immortels, il sera saisi de crainte lorsque Apollon viendra l’attaquer dans le combat ; car il est terrible de voir les dieux à découvert. »

« O Héra, s’écrie le puissant Poséidon, ne t’alarme pas hors de saison, cela ne te convient point. Mais je ne voudrais pas que nous autres dieux prissions part à ce combat, puisque nous sommes de beaucoup les plus forts ; retirons-nous donc à l’écart, sur un tertre élevé, et que les hommes seuls s’occupent de la guerre. Si Arès et le brillant Apollon engagent la querelle, ou s’ils retiennent Achille et l’empêchent de combattre, à l’instant s’élèvera parmi nous une terrible querelle, et bientôt, je pense, ces divinités, mises en fuite, s’en iront dans l’Olympe rejoindre la foule des dieux, après avoir été vaincues parla nécessité et la force de nos bras. »

En achevant ces paroles, Poséidon à la chevelure azurée les conduit sur les vastes remparts du divin Héraclès, murs élevés que lui avaient construits les Troyens et Athéna, afin que dans sa fuite ce héros évitât la fureur d’un monstre marin qui dans la plaine le poursuivait loin du rivage. C’est là que s’arrête Poséidon avec les autres divinités. Toutes sont enveloppées dans un nuage impénétrable ; mais les dieux protecteurs d’Ilion se placent sur le penchant du mont Callicolone, autour de toi, brillant Phébos, et d’Arès, destructeur des cités. Ainsi reposent les immortels, séparés en deux troupes ; et, méditant leurs projets, ils hésitent encore les uns et les autres à se livrer à ces combats funestes. Cependant Zeus, assis dans les cieux, a donné le signal.

Toute la plaine, remplie d’hommes et de coursiers, est resplendissante d’airain, la terre résonne sous les pas des bataillons qui se précipitent en foule ; mais deux héros, illustres entre tous, marchent l’un contre l’autre au milieu des deux armées, impatients de combattre, Énée, fils d’Anchise, et le divin Achille. Énée, le premier, s’avance avec menace, en inclinant sa tête sous son casque pesant. Il porte un épais bouclier devant sa poitrine, et balance un fort javelot ; le fils de Pélée marche aussi contre le Troyen, comme un lion furieux que les hommes rassemblés et tout le hameau brûlent d’égorger : lui d’abord s’avance en méprisant ses ennemis ; mais si l’un des jeunes combattants vient à le frapper de sa lance, le lion se retourne, la gueule béante; ses dents sont couvertes d’écume, son noble cœur gémit dans son sein ; de sa queue il frappe tour à tour ses cuisses et ses flancs, et s’excite à combattre ; les regards étincelants, il est emporté par son courage, et veut déchirer un berger ou périr lui-même aux premiers rangs. C’est ainsi que sa force et sa noble ardeur excitent Achille à marcher contre le fils d’Anchise. Quand ils sont rapprochés, le rapide Achille lui tient ce discours :

« Énée, pourquoi, t’éloignant si fort de ta troupe, te places-tu devant moi ? Ton désir serait-il de me combattre, dans l’espoir de régner sur les valeureux Troyens avec les mêmes honneurs que Priam ? Mais quand tu m’arracherais la vie, Priam ne remettrait pas pour cela l’empire en tes mains : ce prince a des enfants ; son esprit est plein de force, ce n’est point un insensé : pense-tu que les Troyens te consacrent séparément un champ superbe, fertile en vignes et en moissons, afin que tu en jouisses, si je péris sous tes coups ? Énée, je crois que tu accompliras difficilement ces desseins ; ma lance t’a déjà mis en fuite. Ne te souvient-il plus que, te rencontrant seul, et loin de tes troupeaux, je te poursuivis rapidement de mes pieds légers sur les montagnes de l’Ida ? Alors tu n’osais te retourner en fuyant ; tu te réfugias dans Lyrnesse, que je ravageai avec le secours d’Athéna et du puissant Zeus ; là je fis plusieurs captives, et leur ravis la douce liberté ; mais toi, ce fut Zeus et les autres dieux qui te conservèrent la vie. Je ne crois pas qu’ils te sauvent aujourd’hui, comme tu te l’es persuadé dans ton cœur. Va, je te conseille de te retirer en rentrant dans la foule ; ne te place pas devant moi, de peur qu’il ne t’arrive quelque mal : mais l’insensé ne juge que l’événement. »

« Achille, lui répond Énée, ne pense pas m’effrayer par tes paroles, comme un faible enfant. Je pourrais aisément moi-même aussi te prodiguer l’insulte et l’outrage ; nous connaissons notre origine, et, instruits par les anciens récits des hommes, nous savons quels furent nos parents, quoique jamais tu ne vis les miens ni moi les tiens : on dit que tu reçus le jour de l’irréprochable Pélée, et que ta mère fut Thétis, nymphe marine à la belle chevelure ; pour moi, je me glorifie d’être le fils d’Anchise, et ma mère est Aphrodite. En ce jour les uns ou les autres auront à pleurer un fils chéri ; car je ne pense pas que nous nous séparions après de vains discours, et que nous retournions ainsi du combat. Cependant, si tu veux être instruit de toutes ces choses, afin que tu saches quelle est ma race, bien des hommes la connaissent, apprends que le puissant Zeus engendra Dardanos, qui fonda Dardanie : alors ne s’élevait point dans cette plaine le saint Ilion, ville remplie d’hommes à la voix retentissante ; mais ils habitaient encore au pied de l’Ida, source d’abondantes fontaines. Dardanos donna le jour au roi Érichthonios, qui fut le plus riche des mortels ; dans ses marais paissaient trois mille cavales, fières de leurs jeunes poulains : Borée en aima plusieurs dans leurs pâturages, et s’unit à elles sous la forme d’un coursier à la crinière d’azur ; ainsi fécondées, elles enfantèrent douze poulains. Lorsque ceux-ci bondissaient au milieu des campagnes fertiles, ils effleuraient le sommet des épis sans les briser ; et lorsqu’ils s’élançaient sur le dos des mers, ils rasaient la surface des ondes blanchissantes. Érichthonios fut le père de Tros, roi des Troyens ; Tros eut trois fils vaillants, Ilos, Assaracos, et le divin Ganymède, qui fut le plus beau de tous les hommes : les dieux l’enlevèrent pour être l’échanson de Zeus, et, à cause de sa beauté, le placèrent au rang des immortels. Ilos engendra l’irréprochable Laomédon ; de Laomédon naquirent Tithon, Priam, Lampos, Clytios, et Hicétaon, rejeton du dieu Arès ; Assaracus engendra Capys, père d’Anchise ; moi je suis né d’Anchise, et le divin Hector est fils de Priam : telle est mon origine, tel est le sang dont je me fais gloire d’être issu. Zeus accroît ou diminue à son gré la force des hommes, car il est le plus puissant de tous les dieux ; mais allons, ne discourons pas davantage, et ne restons pas comme des enfants au sein de cette bataille sanglante. Il nous est facile de nous accabler de tant d’injures, qu’un navire à cent rames n’en supporterait pas le poids. La langue des hommes est facile, elle se prête à toutes sortes de discours, et la multitude des paroles s’échappe dans tous les sens. Autant tu m’adresseras d’injures, autant tu pourras en entendre. Quelle nécessité de nous attaquer l’un et l’autre par l’insulte et la menace, comme des femmes qui, enflammées d’une violente colère, vont se querellant entre elles au milieu d’un carrefour, et prodiguent le mensonge ou la vérité, selon que la passion les anime. Va, par tes paroles, tu n’arrêteras pas mon impétuosité avant que je ne t’aie combattu en face avec ce fer ; mais approche, et déchirons-nous l’un et l’autre de nos lances d’airain. »

Il dit, jette un rapide javelot contre l’épais et formidable bouclier, et tout autour le bouclier mugit par la force du coup ; Achille, étonné, éloigne d’une main vigoureuse l’armure de son corps, car il pensait que la longue javeline du magnanime Énée pénétrerait sans peine. L’insensé ! il ne réfléchissait pas dans sa pensée que les magnifiques présents des dieux ne pouvaient être brisés ni céder aisément aux efforts des mortels. Le trait d’Énée ne peut rompre le bouclier ; il est arrêté par une lame d’or présent d’un dieu ; le héros troyen à percé les deux premières lames, mais trois résistent encore, car Héphaïstos à revêtu cette armure de cinq lames épaisses, deux d’airain, deux d’étain au-dessous, et une lame d’or que ne peut percer le javelot de frêne.

Achille, à son tour, lance une longue javeline, et frappe le vaste bouclier d’Énée près du bord, à l’endroit où l’airain a le moins d’épaisseur, où le cuir est très léger : le frêne du Pélion traverse l’armure ; elle retentit du coup qui l’a frappée. Énée aussitôt rassemble tout son corps, et loin de lui tient le bouclier, daignant d’être frappé. La lance d’Achille rase l’épaule de ce héros, et s’enfonce dans la terre après avoir brisé les bords de ce bouclier, qui le couvrait tout entier. Le Troyen, ayant évité l’arme terrible, s’arrête, et une profonde tristesse obscurcit ses yeux ; il est saisi d’effroi en voyant si près de lui le javelot enfoncé dans la terre. Cependant Achille, furieux, s’élance en tirant son glaive acéré, et jetant de grands cris ; alors Énée, d’une main, saisit un rocher, masse énorme : deux hommes, tels qu’ils sont de nos jours, ne pourraient la soulever, seul il la balance sans peine. Là, Énée frappe de cette pierre Achille, qui s’élance ; il atteint le casque et le bouclier, qui le garantissent du trépas. Alors le fils de Pélée s’approche, et, de son épée, il lui aurait arraché la vie, si le puissant Poséidon, qui les aperçoit, n’eût soudain adressé ces paroles aux immortels :

« Ah ! quelle douleur m’inspire le magnanime Énée, qui, vaincu par Achille, va descendre dans les Enfers, pour avoir cédé aux paroles d’Apollon ; l’insensé ! il ne le garantira pas d’une mort funeste. Mais pourquoi ce héros innocent souffrirait-il des maux que d’autres ont mérités, lui qui toujours offrit d’agréables présents aux dieux habitants de l’Olympe ? Dérobons ce guerrier au trépas, craignons le courroux de Zeus, s’il est immolé par Achille ; le destin d’Énée est d’être sauvé, pour que la race de Dardanos ne périsse pas sans descendants ; ce prince que chérit le fils de Cronos entre tous les enfants que conçurent de lui les femmes mortelles. La famille de Priam est devenue odieuse à Zeus, et c’est Énée qui régnera sur les Troyens, lui et les enfants de ses enfants, jusqu’aux siècles les plus reculés. »

« O Poséidon, lui répond l’auguste Héra, délibère dans ta sagesse si tu dois sauver Énée, ou permettre que, malgré sa valeur, il soit vaincu par Achille ; Athéna et moi, nous avons juré, par de nombreux serments, de ne jamais repousser loin des Troyens le jour fatal ; non, lors même que Troie embrasée brillerait au feu destructeur qu’auraient allumé les vaillants fils des Grecs. »

À peine Poséidon a-t-il entendu ces paroles, qu’il s’élance au milieu du combat, parmi le fracas des lances ; il arrive à l’endroit où se trouvaient Énée et l’illustre Achille : aussitôt il répand un nuage épais sur les yeux du fils de Pélée ; il arrache du bouclier d’Énée le frêne garni d’airain, et le dépose aux pieds d’Achille ; puis enlevant le héros troyen, il le porte au-dessus de la terre. Énée, soutenu par la main d’un dieu, franchit aisément les rangs nombreux des héros et des coursiers : bientôt il arrive à l’extrémité du champ de bataille, où les Caucones s’armaient pour la guerre ; c’est là que le puissant Poséidon s’approche du héros, et lui adresse ces paroles rapides :

« Énée, quelle divinité te conseilla, pour ta perte, d’attaquer et de combattre le valeureux fils de Pélée, lui qui est plus fort que toi et plus aimé des dieux ? Retire-toi désormais, lorsque tu rencontreras ce héros, de peur que, malgré les destins, tu ne parviennes aux demeures d’Hadès ; mais quand Achille aura subi le trépas, alors tu pourras avec confiance combattre aux premiers rangs, car nul autre parmi les Grecs ne te donnera la mort. »

Ainsi parle Poséidon, qui s’éloigne du guerrier après lui avoir tout révélé. Ensuite il dissipe l’épais nuage répandu sur les yeux d’Achille, et bientôt une vive lumière brille aux regards de ce héros. Alors, en soupirant, il dit en son cœur magnanime :

« Grands dieux ! quel étonnant prodige s’offre à ma vue ! Ma lance repose à mes pieds, je ne vois plus l’ennemi contre qui je l’avais dirigée et que je brûlais d’immoler. Oui, sans doute, Énée aussi est cher aux dieux immortels ; mais je pensais qu’il se glorifiait en vain. Eh bien ! qu’il fuie : sans doute il ne désirera plus se mesurer avec moi, celui qui est assez heureux maintenant pour échapper à la mort. Mais allons, et en excitant les valeureux enfants de Danaos, j’essayerai d’attaquer d’autres guerriers troyens. »

Il dit, s’élance dans les bataillons, et commande ainsi à chaque héros :

« Ne vous éloignez pas des Troyens, valeureux Grecs ; mais qu’ardent à combattre, chacun de vous attaque un ennemi. Il me serait difficile, malgré ma vaillance, de poursuivre tant de guerriers, et de les combattre tous. Arès, quoique immortel, Athéna elle-même, ne pourraient attaquer de front ni lutter contre une aussi grande armée. Pour moi, tant que je le pourrai, et de mes mains, et de mes pieds, et de toutes mes forces, je ne pense pas me reposer même un seul instant. Je pénétrerai au sein de ces phalanges, et je ne crois pas qu’il ait à se réjouir celui des Troyens qui s’approchera de ma lance. »

C’est ainsi qu’Achille exhortait les Grecs. Le vaillant Hector, d’une voix formidable, encourage aussi les Troyens, et leur dit de marcher contre Achille :

« Braves Troyens, ne redoutez pas le fils de Pélée : je pourrais aussi, par de vaines paroles, attaquer les immortels ; mais par le fer, ce serait difficile, puisqu’ils sont les plus forts. Achille ne tiendra pas toutes ses promesses ; s’il en accomplit une partie, la moitié restera sans effet. Troyens, je marcherai contre lui, son bras fût-il semblable à la flamme ; oui, son bras fût-il semblable à la flamme, et sa force à l’airain étincelant. »

C’est ainsi qu’Hector exhortait les Troyens ; tous portent leurs lances en avant, de toutes parts ils rassemblent leurs forces, et de grands cris s’élèvent. Alors Apollon s’approche d’Hector, et lui dit :

« Hector, ne te mesure point contre Achille ; mais attends-le dans les rangs, et reste entouré de la foule, de peur que son javelot ne t’atteigne, ou que de près il ne te frappe avec son glaive. »

Il dit : Hector se replonge au milieu des guerriers, tout tremblant de crainte à la voix du dieu qu’il vient d’entendre. Achille, le cœur revêtu de force, se précipite au milieu des Troyens en criant d’une voix terrible. D’abord il renverse le fils vaillant d’Otrynte, Iphition, chef de peuples nombreux : la nymphe Néis le conçut du valeureux Otrynte, dans l’opulente ville d’Hyda, au pied du Tmolos chargé de neige. Comme il s’élançait plein d’ardeur, Achille le frappe au milieu du front, et la tête est partagée tout entière ; ce guerrier tombe avec fracas, et Achille, fier de sa victoire, s’écrie :

« Meurs, fils d’Otrynte, ô le plus terrible des hommes ! C’est donc ici que tu as reçu le trépas, toi qui es né sur les bords du lac Gigée, où sont les champs de ton père, non loin du poissonneux Hyllus et de l’Hermus aux gouffres profonds. »

Tandis qu’Achille se glorifie en ces mots, un sombre nuage obscurcit les yeux d’Iphition, et les chars des Grecs déchirent avec leurs roues ce corps tombé aux premiers rangs. Achille court ensuite sur Démoléon, fils d’Anténor, et guerrier plein de courage ; il le frappe à la tempe, à travers le casque étincelant. L’airain ne peut le préserver : la pointe impatiente pénètre l’armure, brise l’os, s’enfonce dans la cervelle ensanglantée, et dompte ce héros vaillant. Ensuite, lorsque Hippodamas s’élançait de son char, fuyant devant le fils de Pélée, celui-ci, de sa lance, le blesse entre les deux épaules ; et Hippodamas exhale sa vie en mugissant comme mugit un taureau traîné par une jeunesse nombreuse autour du dieu d’Hélice, Poséidon, qui se réjouit de ces sacrifices : ainsi mugissait le Troyen, et sa grande âme l’abandonne. Achille, armé de sa lance, fond sur le beau Polydore, fils de Priam. Son père ne lui permettait pas de combattre, car il était le plus jeune de tous ses enfants ; c’était celui qu’il chérissait davantage, et à la course il triomphait de tous ses compagnons : maintenant, par une vaine ardeur de jeunesse, et pour montrer son agilité, il volait aux premiers rangs, jusqu’à ce qu’il y perdit la vie. L’impétueux Achille, de son javelot, l’atteint dans sa course, au milieu du dos, à l’endroit où se réunissent les anneaux d’or du baudrier, et où la cuirasse forme un double rempart. La pointe du trait ressort par le nombril. Polydore, en gémissant, tombe sur ses genoux ; une sombre nuit l’environne ; étendu sur la terre, il retient ses entrailles avec ses mains.

Dès qu’Hector voit son frère Polydore retenant ainsi ses entrailles avec les mains, et gisant à terre, un sombre nuage couvre ses yeux : il ne soutient plus la pensée de combattre de loin ; mais, semblable à la flamme, il fond sur Achille en agitant son javelot. Cependant dès qu’Achille l’aperçoit, aussitôt il s’élance, et, plein d’orgueil, il s’écrie :

« Le voilà donc près de moi cet homme qui a rempli mon âme de douleur, lui qui vient d’immoler le compagnon que j’honorais ! Ah ! nous ne nous fuirons pas longtemps l’un l’autre dans les sentiers des batailles. »

Puis, lançant contre Hector des yeux enflammés de colère :

« Approche donc, dit-il, et qu’à l’instant tu touches aux portes du trépas. »

« Fils de Pélée, lui répond Hector sans s’émouvoir, ne pense pas par tes paroles m’effrayer comme un faible enfant. Je pourrais aisément moi-même te prodiguer l’insulte et l’outrage ; mais je sais que tu es brave, et que je te suis bien inférieur : toutefois, nos destinées reposent dans le sein des dieux ; et, quoique moins fort que toi, peut-être je t’arracherai la vie en te frappant de ma lance ; mon javelot est aussi armé d’une pointe aiguë. »

À ces mots, il balance et jette le trait rapide ; mais Pallas, d’un souffle léger exhalé de son sein, détourne le dard loin d’Achille, et le renvoie contre Hector ; il tombe aux pieds du héros. Alors Achille se précipite sur lui en poussant d’affreuses clameurs, et brûlant de l’immoler ; mais Apollon enlève sans peine Hector, tel est le pouvoir d’un dieu, et le cache sous un épais nuage. Trois fois Achille se précipite armé de sa lance d’airain, trois fois il ne frappe qu’une épaisse nuée ; et lorsqu’il s’élance pour la quatrième fois, semblable à une divinité, le héros, d’une voix menaçante, fait entendre ces mots :

« Tu viens d’échapper à la mort, misérable guerrier; mais le malheur s’est approché de toi. C’est Apollon qui te sauve aujourd’hui, ce dieu que tu dois implorer quand tu affrontes le sifflement des javelots. Oui, je ne tarderai pas à t’immoler, si je te rencontre encore, et si quelque dieu m’est propice. Maintenant, je cours attaquer parmi les autres Troyens celui que je pourrai atteindre. »

À ces mots, il enfonce son javelot dans la gorge de Dryope, qui tombe à ses pieds. Achille l’abandonne, et d’un coup de lance dans le genou, il arrête les pas du grand Démoque, issu de Philétor ; puis, le frappant de sa terrible épée, il tranche les jours de ce guerrier. Ensuite il se précipite sur Laogon et Dardanos, fils de Bias : tous deux en même temps, il les renverse de leurs chars, en frappant l’un avec le javelot, et de près atteignant l’autre avec son glaive. Tros, fils d’Alastor, vient au-devant du héros, dont il embrasse les genoux pour qu’il lui laisse la vie ; il espère qu’Achille ne l’immolera pas, et qu’étant du même âge, il sera touché de pitié. L’insensé ! il ne savait pas qu’il ne pourrait jamais le persuader. Achille n’avait point une âme flexible et tendre ; il était inexorable. Tros, de ses mains, lui presse les genoux, l’implore avec ardeur ; mais Achille, de son fer, lui perce le foie, qui s’échappe par la blessure. Un sang noir remplit son sein, un sombre nuage couvre ses yeux, et la force l’abandonne. Le héros blesse Moulios près de l’oreille d’un coup de lance : la pointe d’airain ressort par l’autre oreille ; son épée, à la riche poignée, brise la tête d’Échéclos, fils d’Agénor : le glaive tout entier fume de sang ; la mort sanglante et l’impitoyable Parque ferment les yeux d’Échéclos. Ensuite le fils de Pélée perce la main de Deucalion, et la pointe d’airain pénètre jusqu’à l’endroit où se réunissent tous les nerfs du coude. Deucalion, la main appesantie, reste immobile en voyant la mort devant lui : aussitôt Achille lui tranche le cou avec son épée, et fait voler au loin la tête avec son casque ; la moelle jaillit des os, tandis que le corps gît étendu sur la terre. Achille court attaquer ensuite le noble fils de Piraeos, Rhigmos, guerrier venu de la fertile Thrace : le javelot frappe le milieu du corps, et pénètre dans la poitrine ; Rhigmos tombe de son char, et tandis qu’Aréithoos, son écuyer, détourne les coursiers, le héros l’atteint dans le front, le précipite aussi du char, et les chevaux s’enfuient épouvantés.

Ainsi, lorsqu’un feu violent étincelle avec fureur dans les vallées profondes d’une montagne desséchée, et dévore une vaste forêt, le souffle des vents accroît de toutes parts, et fait tourbillonner la flamme ; de même, armé de sa lance, Achille furieux court de tous côtés, semblable à un dieu, en poursuivant ses ennemis expirants ; un sang noir ruisselle sur la terre. Lorsqu’un laboureur a réuni sous le joug deux taureaux au large front pour fouler l’orge blanche dans une aire spacieuse, la paille légère s’envole sous les pieds des taureaux mugissants : ainsi les deux coursiers d’Achille foulent à leurs pieds les cadavres et les boucliers ; l’essieu tout entier est taché de sang, ainsi que les anneaux placés au-devant du char ; ils sont couverts des gouttes sanglantes que font jaillir les cercles des roues et les pieds des chevaux. Le fils de Pélée brûle de se couvrir de gloire, ses mains invincibles sont souillées de carnage.

Fin du chant 20 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)