L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Le radeau d’Ulysse.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

L’Aurore avait quitté la couche du beau Tithon, afin de porter sa lumière aux immortels ainsi qu’aux hommes; les dieux étaient assis dans l’assemblée; au milieu d’eux est Jupiter, qui tonne du haut des airs, et dont la force est immense. Minerve leur racontait les nombreuses douleurs d’Ulysse, en les rappelant à sa mémoire ; car elle veillait sur ce héros, retenu dans les demeures d’une nymphe.

«Jupiter, disait-elle, et vous tous, dieux immortels et fortunés, que désormais aucun des rois honorés du sceptre ne soit plus ni juste, ni clément, qu’il ne conçoive plus en son âme de nobles pensées, mais qu’il soit toujours cruel, et n’accomplisse que des actions impies. Ainsi nul ne se ressouvient d’Ulysse, nul parmi ses peuples qu’il gouverna comme un père plein de douceur. Mais il est renfermé dans une île, souffrant des douleurs ameres dans les demeures de la nymphe Calypso, qui le retient par force auprès d’elle; ce héros ne peut retourner dans sa patrie. Il n’a près de lui ni vaisseaux ni compagnons pour le conduire sur le vaste dos de la mer. Cependant voilà que maintenant des ennemis perfides brûlent d’immoler son fils chéri qui revient dans sa maison ; car, pour apprendre la destinée de son père, ce jeune prince est allé dans la divine Pylos, et dans la superbe Lacédémone. »

? ? ma fille, répond Jupiter, quelle parole s’est échappée de vos lèvres ? Vous-même n’avez-vous pas décidé qu’Ulysse à son retour se vengerait de ses ennemis? Pour Télémaque, c’est vous qui le conduisez avec soin (vous pouvez tout), afin qu’il aborde heureusement aux rivages de la patrie, et que les prétendants s’en retournent sur leur navire sans avoir exécuté leurs desseins. »

Ainsi parle Jupiter, puis il donne cet ordre à Mercure, son fils chéri :

« Mercure, toi qui fus en toute occasion mon messager fidèle, va dire à la belle Calypso que ma ferme résolution, touchant le retour du malheureux Ulysse, est qu’il parte sans le secours ni des dieux ni des hommes; je veux que ce héros, après avoir souffert de grands maux sur un radeau solide, arrive le vingtième jour dans la fertile Schérie, pays des Phéaciens, qui sont presque égaux aux dieux; ces peuples au fond du cœur l’honoreront comme une divinité, le conduiront dans sa chère patrie, et lui donnerontde l’or, de l’airain et des vêtements en plus grande abondance qu’Ulysse lui-même n’en eût rapporté d’Ilion s’il lût revenu sans dommage, après avoir reçu sa part des dépouilles. Ainsi sa destinée est de revoir ses amis, et de retourner dans sa haute demeure aux terres paternelles.»

Il dit ; aussitôt le céleste messager s’empresse d’obéir. Il attache à ses pieds de superbes, d’immortels brodequins d’or qui le portent sur les ondes et sur la terre immense aussi vite que le souffle des vents. Puis il prend la baguette dont il se sert pour fermer à son gré les yeux des hommes, ou les arracher au sommeil ; la tenant à la main, le puissant Mercure s’envole dans les airs. D’abord "franchissant les montagnes de Pierie, du haut des cieux il se précipite sur la mer; il effleure les vagues avec rapidité, semblable à cet oiseau nommé laros qui, parmi les gouffres profonds de la mer orageuse, poursuit les poissons, et plonge ses ailes épaisses dans l’onde amère. Tel paraît Mercure penché sur la surface des flots. Lorsqu’il arrive à l’île lointaine, le dieu quitte la mer azurée, et gagne le rivage, jusqu’à ce qu’il parvienne à l’immense grotte qu’habitait la nymphe à la belle chevelure. Le dieu la trouve dans l’intérieur de cette demeure. Un grand feu brillait dans le foyer, et par toute l’île s’exhalait le suave parfum du cèdre et du thuya qui brûlaient fendus en éclat; la déesse, au fond de cette grotte, chantant d’une voix mélodieuse, s’occupait à tisser une toile avec une navette d’or. Tout à l’entour s’élevait un bois verdoyant d’aunes, de peupliers et de cyprès. Là les oiseaux venaient faire leurs nids, les scops, les éperviers, et les corneilles marines à la voix perçante, qui se plaisent aux travaux de la mer. A l’extérieur de cette grotte sombre une jeune vigne étendait ses branches chargées de grappes ; quatre fontaines parallèles laissaient couler une onde limpide, d’abord rapprochées entre elles, puis se divisant en mille détours. Sur leurs rives s’étendaient de vertes prairies émaillées d’aches et de violettes ; un dieu même arrivant en ces lieux était à cette vue frappé d’admiration, et goûtait une douce joie dans son cœur. C’est là que s’arrête étonné le messager Mercure. Après avoir en secret admiré toutes ces beautés, il se hâte d’entrer dans la vaste grotte; en le voyant, Calypso n’ignora pas quel était celui qui se présentait devant elle; jamais les immortels ne restent inconnus les uns aux autres, quelque éloignées que soient leurs demeures. Mercure ne trouva point Ulysse auprès de la déesse; mais ce héros gémissait assis sur le rivage; là, comme auparavant, rongeant son âme dans les pleurs, les soupirs et les chagrins, il contemplait la mer orageuse en répandant des larmes. Cependant Calypso, déesse puissante, après avoir placé Mercure sur un siège éclatant, l’interroge en ces mots:

« Pourquoi, Mercure, qui portez une baguette d’or, venez-vous dans ma demeure, divinité vénérable et chérie ? Autrefois vous ne la fréquentiez pas. Dites-moi ce que vous avez dans la pensée ; mon désir est d’accomplir vos vœux, si je le puis, si même leur accomplissement est possible. Mais suivez-moi d’abord, afin que je vous offre le repas de l’hospitalité. »

La déesse, en parlant ainsi, place une table, et l’ayant chargée d’ambroisie, elle verse le rouge nectar. Aussitôt le messager Mercure prend la nourriture et le breuvage. Quand il a terminé ce repas au gré de ses désirs, il fait entendre ces paroles :

« Vous me demandez , déesse, pourquoi, moi qui suis un dieu, je viens dans votre île; je vous répondrai sans détour; vous l’ordonnez. C’est Jupiter qui m’envoie ici malgré moi ; quel dieu volontiers traverserait une si vaste mer ? Là ne s’élève aucune ville où les hommes offrentaux divinités des sacrifices et des hécatombes choisies. Mais telle est la volonté du puissant Jupiter, que nul parmi les immortels n’ose l’enfreindre, ni même la négliger. Il dit que vous retenez près de vous le plus infortuné de tous ces héros, qui, neuf ans entiers, combattirent autour de la citadelle de Priam,etqui, la dixième année, après avoir détruit la ville,retournèrent dans leur patrie; mais plusieurs de ces guerriers,pendant le retour, offensèrent Minerve, et celle-ci souleva contre eux les tempêtes et les vagues mugissantes. Là périrent même tous les braves compagnons d’Ulysse ; lui seul, poussé par les vents et les flots, fut jeté sur ce rivage. C’est ce héros qu’aujourd’hui Jupiter vous ordonne de renvoyer sans délai ; car Ulysse ne doit point mourir loin de ceux qui le chérissent; sa destinée est de revoir ses amis, et de retourner dans sa belle demeure aux terres paternelles. »

A cet ordre, la belle Calypso frémit de douleur, et laisse à l’instant échapper ces mots :

« Que vous êtes injustes, dieux jaloux plus que tous les autres ! vous qui toujours enviez aux déesses le bonheur de s’unir ouvertement à des hommes, et de les choisir pour époux. Ainsi, lorsque Orion fut enlevé par l’Aurore aux doigts de rosé, les dieux fortunés s’irritèrent contre lui jusqu’au moment où, survenant clans Ortygie, lachaste Diane l’eut percé de ses douces flèches. Ainsi, lorsque la blonde Gérés aima Jasion, et que, cédant à ses désirs, elle s’unit d’amour avec lui dans un guéret que la charrue avait sillonné trois fois, Jupiter les découvrit, et soudain il immola Jasion de sa foudre étincelante. De même aujourd’hui, divinités jalouses, vous m’enviez le bonheur de posséder un mortel.Ce pendant c’est moi qui l’aisauvé,lorsqueseul il parcourait les débris de son vaisseau que Jupiter avait brisé d’un coup de tonnerre, au sein de la mer téné- breuse.Là périrent tous les braves compagnons d’Ulysse ; lui seul, poussé par les vents et les flots, fut jeté sur ce rivage. Je l’aimai, je le nourris, je lui promis même de le rendre immortel, et de l’affranchir à jamais de la vieillesse. Mais enfin, si telle est la volonté du puissant Jupiter, que nul parmi les immortels n’ose l’enfreindre ni même la négliger, qu’Ulysse parte, puisque Jupiter l’excite et le pousse encore sur la mer orageuse. Cependant je ne puis le renvoyer moi-même; car je n’ai ni vaisseaux ni compagnons pour le conduire sur le vaste dos de la mer. Mais, bienveillante, je l’assisterai de mes conseils, et ne lui cacherai pas comment il pourra parvenir heureusement aux terres de la patrie. »

«Oui, répond le céleste messager, hâtez-vous de renvoyer Ulysse, évitez la colère de Jupiter, de peur que dans l’avenir ce dieu courroucé ne s’indigne contre vous. »

Mercure s’éloigne en achevant ces paroles. L’auguste nymphe se rend auprès du valeureux Ulysse, après avoir entendu les ordres de Jupiter; elle trouve ce héros assis sur le rivage ; ses yeux ne tarissaient pas de larmes; il consumait sa douce vie dans la tristesse4, en soupirant après son retour, auquel la nymphe ne voulait pas consentir. Toutes les nuits, contraint par nécessité de dormir dans la grotte profonde, il ne voulait pas ce que voulait la déesse ; et pendant le jour, il était assis sur les rochers qui bordent la plage; là rongeant son âme dans les pleurs, les soupirs et les chagrins, il contemplait la mer orageuse en répandant des larmes. En ce moment la déesse puissante s’approche du guerrier, et lui tient ce discours :

«Infortuné, ne pleurez plus en ces lieux, et que votre vie ne se consume plus dans la tristesse; bien- veillante pour vous, je consens à vous renvoyer. Hâtez- vous, allez couper les arbres élevés, et construisez avec le fer un large radeau ; sur la partie supérieure vous fixerez un tillac qui puisse vous porter sur la mer ténébreuse. J’y déposerai du pain, de l’eau, du vin fortifiant, pour vous garantir de la faim; je vous donnerai des vêtements, et je ferai souffler pour vous un vent favorable, afin que vous arriviez heureusement aux terres de la patrie, si toutefois le permettent les dieux habitants de l’Olympe, qui l’emportent sur moi par leur intelligence et leur pouvoir. »

Elle dit; le prudent Ulysse frémit de terreur, et répond à l’instant ces paroles rapides :

«Ah ! sans doute, déesse, vous avez une autre pensée que celle de mon départ, vous qui m’ordonnez d’affronter sur un simple radeau le profond abîme de la mer, abîme périlleux et terrible, que ne peuvent franchir les meilleurs navires, poussés joyeusement par le souffle de Jupiter. Non, jamais, malgré vous, je ne monterai dans un radeau, si vous ne jurez, ô déesse, par un serment redoutable, que vous n’avez point résolu ma perte en me donnant ce conseil. »

A ces mots, Calypso sourit, elle prend la main d’Ulysse, le nomme, et lui dit :

« Certes, vous êtes bien rusé, bien fertile en ressources , pour qu’il vous soit venu dans la pensée de proférer une telle parole? J’en prends donc à témoin la terre, les cieux élevés, et les eaux souterraines du Styx, serment le plus fort et le plus terrible aux dieux fortunés, je n’ai point résolu d’attirer sur vous quelque autre malheur. Mais je pense et je vous dis ce que je me conseillerais à moi – même, si j’étais soumise à pareil destin. Mon esprit est sincère, et mon sein ne renferme point un cœur de fer, mais un cœur compatissant. »

Ayant ainsi parlé, Calypso se hâte d’abandonner le rivage; Ulysse suit les pas de cette divinité. Le mortel et la déesse arrivent dans l’intérieur de la grotte; là le héros se place sur le siège que venait de quitter Mercure; la nymphe place devant lui toute espèce de mets, le breuvage et les aliments qui sont la nourriture des hommes mortels.’Elle-même s’asseoit en face du divin Ulysse; ses servantes lui présentent le nectar et l’ambroisie. Tous les deux alors portent les mains vers les mets qu’on leur a servis. Quand ils ont satisfait la faim et la soif, la déesse Calypso commence l’entretien, et fait entendre ces paroles:

« Noble fils de Laërte, astucieux Ulysse, voulez-vous donc maintenant retourner sans délai dans votre chère patrie ? eh bien, soyez heureux ! Mais si vous saviez combien de maux vous fera supporter le destin avant d’arriver aux terres paternelles, sans doute restant ici près de moi, vous habiteriez encore cette demeure, où vous seriez immortel, quel que soit votre désir de revoir l’épouse que vous regrettez tous les jours. Cependant je me vante de n’être point inférieure à cette femme, ni par la taille, ni par les traits de mon visage; certes il siérait mal à des mortelles de disputer aux déesses la grâce et la beauté. »

«Déesse vénérable, ne vous irritez pas contre moi, répond aussitôt le sage Ulysse; je sais parfaitement combien la prudente Pénélope vous est inférieure par la taille et par la beauté ; car Pénélope est une femme, et vous une immortelle exempte de vieillesse. Mais ce que je veux, ce que je- désire sans cesse, c’est de rentrer dans ma maison, et de voir le jour du retour. Si quelque dieu me poursuit encore sur la mer profonde, j’endurerai tout, mon sein ren-ferme une âme patiente dans les douleurs; j’ai déjà beaucoup souffert, j’ai supporté de nombreux travaux sur les flots et dans les combats ; à ces peines ajoutons encore ce nouveau danger. »

A peine eut-il achevé de parler que le soleil se couche, et que les ténèbres couvrent la terre; alors Ulysse et Calypso se retirent au fond de la grotte obscure, et près l’un de l’autre tous les deux goûtent les charmes de l’amour.

Le lendemain, dès que l’aurore brille dans les cieux, Ulysse revêt sa tunique et son manteau ; la nymphe prend une robe éclatante de blancheur, d’un tissu délicat et gracieux; elle entoure ses reins d’une belle ceinture d’or, et met sur sa tête un long voile; puis elle se dispose à préparer le départ du héros magnanime. D’abord elle lui donne une forte hache d’airain à deux tranchants qu’il peut manier sans efforts ; à cette cognée s’adaptait solidement un superbe manche d’olivier ; elle lui donne encore une besaiguë bien polie; puis elle le conduit à l’extrémité de l’île où croissaient des arbres magnifiques, l’aune, le peuplier et le pin à la haute chevelure, qui, desséchés depuis long-temps et brûlés par le soleil, étaient plus propres à naviguer légèrement. Après avoir indiqué l’endroit où croissaient ces arbres élevés, la déesse Calypso retourne dans sa demeure.

Alors Ulysse coupe les arbres, et se hâte de terminer son ouvrage. Il en abat vingt, qu’il émonde avec le fer, qu’il polit avec soin, et qu’il aligne au cordeau. Cependant Calypso, déesse puissante, apporte au héros des tarières; aussitôt il perce toutes les poutres, et les réunit entre elles ; il les assujétit ensemble avec des clous et des chevilles. Autant qu’un ouvrier habile dans son art étend la base d’un large vaisseau de transport, autant Ulysse donne d’étendue à son large radeau. Puis, plaçant le tillac, qu’il fait avec de nombreux madriers, il termine en le recouvrant avec de larges planches. Il fait ensuite un mât auquel il adapte une antenne, et façonne en outre un gouvernail pour se diriger. Il l’entoure de toutes parts avec des claies d’osier qui seront un rempart contre les vagues, et jette dans le fond une grande quantité de bois. Alors Calypso, déesse puissante, apporte des toiles destinées à former les voiles; Ulysse les dispose avec habileté, puis il attache les cordages, ceux qui tiennent les voiles pliées, ceux qui les tiennent étendues. Enfin, à l’aide de leviers puissants, il lance cette barque sur la vaste mer.

Le quatrième jour, Ulysse eut achevé tout son ouvrage, et le cinquième la belle Calypso lui permit de quitter son île, après l’avoir revêtu d’habits parfumés et l’avoir baigné. Dans le navire elle place deux ou très, l’une remplie d’un vin délectable, et l’autre, plus grande, remplie d’eau; dans un sac de cuir elle renferme les provisions du voyage, c’est là qu’elle met tous les aliments qui soutiennent les forces de l’homme; enfin elle envoie au héros un vent doux et propice. Ulysse plein de joie abandonne les voiles à ce vent favorable. Assis près de la poupe il se dirige habile ment au moyen du gouvernail ; le sommeil n’approche point de ses paupières, et sans cesse il contemple les Pléiades, le Bouvier si lent à se coucher, l’Ourse qu’on appelle aussi le Chariot, qui tourne sur elle-même en épiant Orion, et la seule de toutes les constellations qui ne se plonge point dans les flots de l’Océan. La déesse lui recommanda de traverser la mer en laissant cette constellation à sa gauche. Il navigue pendant dix-sept jours en traversant la mer, et le dix- huitième, Ulysse aperçoit au sein des vapeurs les montagnes du pays des Phéaciens, dont il était déjà près; il découvrait cette île comme un bouclier sur la mer ténébreuse.

Cependant le puissant Neptune, revenant d’Ethiopie, jette au loin ses regards du haut des montagnes de Solyme ; il reconnaît Ulysse qui naviguait sur les ondes ; la colère s’allume dans son âme : alors en agitant la tête, il dit au fond de son cœur:

« Eh quoi ! les dieux ont changé de résolution en faveur d’Ulysse, pendant que j’étais au milieu des Ethiopiens; le voilà près d’arriver dans le pays des Phéaciens, où sa destinée est d’échapper aux longs malheurs qui le poursuivent. Mais auparavant je veux encore le rassasier de maux. »

En achevant ces mots, il rassemble les nuages, bouleverse les mers, et, tenant en ses mains son trident , il excite le souffle impétueux de tous les vents opposés; sous d’épaisses nuées il enveloppe à la fois et la terre et les eaux ; une nuit épaisse tombe des cieux. Avec l’Eurus et le Notus s’élancent le violent Zéphyr et le froid Borée, soulevant des vagues énormes.Ulysse alors sent ses genoux trembler et son cœur défaillir; il soupire, et dit en son âme :

« Ah, malheureux que je suis! quels nouveaux tourments me sont réservés ! je crains bien que la déesse Calypso ne m’ait dit la vérité, lorsqu’elle m’annonça que sur la mer, avant d’arriver dans ma patrie, je serais accablé de maux; c’est maintenant que s’accomplissent toutes ses paroles. De quels affreux nuages Jupiter obscurcit les vastes cieux, comme il bouleverse les ondes ! les tempêtes de tous les vents se précipitent sur la mer. Maintenant un affreux trépas m’est assuré. Trois et quatre fois heureux les enfants de Danaüs qui succombèrent dans les plaines d’Ilion en défendant la cause des Atrides ! Plût aux dieux que je fusse mort, que j’eusse accompli ma destinée en ce jour où de nombreux Troyens dirigeaient contre moi leurs lances d’airain, autour du fils de Pelée qui venait d’expirer. Du moins alors j’aurais obtenu des funérailles, et les Grecs m’auraient comblé de gloire; aujourd’hui mon destin est de périr d’une mort honteuse. »

Comme il achevait ces mots, une vague énorme fond sur lui d’en haut, et, se précipitant avec fureur, fait tourner le fragile esquif. Soudain Ulysse tombe loin du radeau, le gouvernail échappe de ses mains. Un impétueux tourbillon de tous les vents confondus brise le mât par le milieu; la voile et les antennes sont emportées dans la rner; le héros lui-même reste longtemps enseveli sous les eaux; il ne peut s’élever au- dessus des vagues impétueuses, car il est appesanti par les riches vêtements que lui donna la déesse. Enfin il surgit, et rejette de sa bouche l’onde amère qui coule à longs flots de sa tête. Mais il n’a point oublié le radeau, malgré ses fatigues; il s’élance au milieu des flots, et le saisit; puis il s’assied au milieu pour éviter le trépas. La vague avec rapidité emporte de ton s côtés ce léger esquif. Comme le vent d’automne, à travers un champ, emporte d’épaisses broussailles qui s’accrochent entre elles, de même les vents emportent de tous côtés sur la mer le radeau d’Ulysse; tantôt le Notus le livre à Borée, qui le rejette au loin, tantôt l’Eurus l’abandonne au Zéphyr, qui le poursuit avec fureur.

Cependant la fille de Cadmus aperçoit Ulysse, la belle Ino, qui fut autrefois une mortelle à la voix humaine, sous le nom de Leucothée, et qui maintenant obtient les honneurs des dieux dans les flots de la mer. Elle prend pitié du héros ballotté par la tempête et souffrant mille douleurs; telle qu’un oiseau rapide, elle s’élance du sein de la mer, se place sur le radeau d’Ulysse, et lui dit ces mots :

« Infortuné, pourquoi le puissant Neptune est-il ainsi courroucé contre vous, qu’il vous cause tous ces maux ? Cependant il ne vous perdra pas, malgré sa fureur. Faites donc ce que je vais vous dire ; il me semble que vous n’êtes point sans prudence ; quittez ces habits, et laissez emporter aux vents votre radeau; vous, nageant de vos deux mains, tâchez d’arriver au pays des Phéaciens, où votre destinée est d’être sauvé. Entourez aussi votre sein de ce voile immortel; vous n’aurez à craindre ni les souffrances, ni la mort. Lorsque de vos mains vous aurez touché le rivage, détachez ce voile, et jetez-le dans la mer loin du continent, puis reprenez votre route.»

En parlant ainsi, la déesse lui remet le voile, et, semblable au plongeon, elle se précipite au sein de la mer immense; alors une noire vague la dérobe aux yeux. Cependant le noble et patient Ulysse hésite, et, gémissant, il dit en son cœur magnanime :

«Malheureux que je suis! peut-être que cette divinité me tend un nouveau piège, lorsqu’elle me conseille d’abandonner mon radeau. Je ne puis m’y résoudre; mes yeux découvrent encore trop loin de moi la terre où la déesse m’a dit que serait mon refuge. Voici donc ce que je ferai, c’est, il me semble, le meilleur parti; tant que ces poutres seront réunies ensemble j’y resterai tout le temps, et patient je supporterai mes douleurs; mais aussitôt que mon radeau sera brisé par les vagues, j’aurai recours à la nage ; quant à présent je n’imagine rien de mieux.»

Tandis qu’il roulait ces pensées dans son âme, le formidable Neptune soulève une vague furieuse, terrible, et la pousse contre le héros. Ainsi que le souffle des vents emporte un monceau de pailles desséchées, qu’il disperse de toutes parts, de même les vastes poutres du radeau sont dispersées. Ulysse alors s’élance sur une de ces poutres, et, la dirigeant comme un coursier, il quitte les habits que lui donna Calypso. Aussitôt il met le voile autour de son sein, et s’élance tête baissée dans la mer, en étendant les mains et nageant avec ardeur. Cependant le puissant Neptune le découvre alors; en agitant la tête, il dit au fond de son cœur:

«Oui, maintenant en proie à des tourments nombreux, erre au milieu des flots jusqu’à ce que tu sois parmi ces peuples issus de Jupiter; et même alors je ne pense pas que tu trouves un terme à ton malheur. »

En achevant ces mots, il frappe ses coursiers à la flottante crinière ; il se dirige vers la ville d’Aiguës, où sont placés ses superbes palais.

Cependant Minerve, la fille de Jupiter, se livre à d’autres soins ; elle enchaîne la violence des vents, leur commande à tous de s’apaiser et de s’assoupir ; mais elle excite le rapide Borée, et brise l’impétuosité des flots, jusqu’à ce que le noble Ulysse arrive parmi les Phéaciens, nautonniers habiles, après avoir évité les parques et le trépas.

Durant deux jours et deux nuits entières, Ulysse est ballotté sur d’énormes vagues ; et souvent en son cœur il prévoyait la mort. Mais dès que l’Aurore à la belle chevelure amène le troisième jour, le vent s’apaise , une douce sérénité renaît sur les flots ; alors, du haut d’une vague élevée, le héros porte au loin ses regards, et près de lui découvre la terre. Comme aux yeux de ses enfants brille l’heureuse convalescence d’un père qui, pendant sa maladie, souffrit de cruelles douleurs, et fut long-temps affaibli, parce qu’une divinité funeste le poursuivait, comme ils goûtent une douce joie lorsque les dieux l’ont enfin délivré de ses maux ; de même à l’heureux Ulysse apparaissent et la terre et les forêts. Il nage, et de ses pieds il s’efforce de gagner la rive ; mais, lorsqu’il n’en est plus éloigné qu’à la distance de la voix, il entend un bruit affreux au milieu des rochers de la mer. Des vagues énormes se roulent avec un horrible fracas contre la terre ferme, toute couverte de l’écume des flots ; car là n’étaient ni ports protecteurs des navires, ni rades favorables, et ces bords escarpés étaient tout hérissés de rochers et d’écueils. Alors Ulysse sent ses genoux trembler, son cœur défaillir, et, gémissant, il dit en son âme magnanime :

« Malheur à moi ! Quand Jupiter m’accorde enfin de voir cette terre inespérée, et qu’après avoir franchi cet abîme, tout semblait accompli, voilà qu’aucune issue ne m’apparaît pour sortir de la mer blanchissante; devant moi des écueils aigus, tout autour une vague qui retentit avec horreur, et des roches lisses qui s’étendent au loin; la mer est profonde, et rien où je puisse assurer mes deux pieds pour m’arracher au malheur. Je crains en m’avançant qu’un flot énorme ne me pousse contre cet âpre rocher, et cet effort me sera funeste. Si je nage plus avant pour tâcher de trouver quelques plages tranquilles, quelques ports favorables, je crains que la tempête ne me rejette gémissant au milieu de la mer poissonneuse, ou qu’un dieu n’excite contre moi du fond des eaux un de ces monstres nombreux que nourrit Ampliitrite ; car je sais combien le puissant Neptune est irrité contre moi. »

Tandis qu’il agite ces pensées en lui-même, une vague énorme le pousse contre l’âpre rivage. Là, tout son corps aurait été meurtri, et ses os brisés, si la bienveillante Minerve ne se fût placée dans l’âme du héros ; aussitôt de ses deux mains il saisit le rocher, et l’embrasse en soupirant jusqu’à ce que l’énorme vague soit passée. C’est ainsi qu’il est sauvé ; mais la vague, revenant de non veau, le frappe en se précipitant, elle jette au loin dans la mer. Comme aux pieds creux du polype arraché de sa demeure s’attachent de nombreux petits cailloux; de même la peau des mains vigoureuses d’Ulysse est arrachée par le rocher; la vague énorme cache le héros. Là, sans doute, malgré le destin, le malheureux Ulysse aurait péri, si la puissante Minerve ne l’eût rempli de sagesse. Alors il élève sa tête au-dessus des flots qui sont poussés contre la rive, il s’avance à la nage en regardant la terre, pour tâcher de trouver quelques plages tranquilles, quelques ports favorables. Enfin, à force de nager, il arrive à l’embouchure d’un fleuve au cours limpide; il aperçoit une plage favorable qui n’est point hérissée de rochers, et qui cependant offre un abri contre les vents; dès qu’Ulysse a reconnu le fleuve, il l’implore du fond de son cœur, et s’écrie :

a Divinité puissante, qui que vous soyez, écoutez- moi ; j’arrive auprès de vous que j’ai désirée si vivement, et j’échappe du sein des mers aux menaces de Neptune. Oui, sans doute, il doit être respectable aux dieux immortels l’homme qui touche au terme, après avoir erré long-temps; c’est ainsi que mainte-nant j’arrive dans votre sein, et que j’embrasse vos genoux, après avoir souffert bien des maux. Laissez- vous toucher, ô roi ; je m’honore d’être votre suppliant.«

Il dit; aussitôt le dieu modère son cours, et retient ses flots ; il répand le calme devant le héros, et le reçoit à l’embouchure du fleuve. Ulysse sent faiblir ses genoux et ses bras vigoureux; son cœur est dompté par la mer ; tout son corps est enflé ; l’onde amère jaillit abondamment de sa bouche et de ses narines ; sans respiration et sans voix, il tombe en défaillance, tant il est accablé de fatigues. Mais lorsqu’il commence à respirer, et que son courage se fortifie dans son âme, il détache de son sein le voile de la déesse, et le jette dans le fleuve à l’onde salée ; les flots l’entraînent dans leur cours, et bientôt Ino le reçoit dans ses mains. Cependant Ulysse s’éloignant du fleuve s’assied parmi les roseaux, et baise la terre féconde. Alors en soupirant, il dit en son cœur magnanime:

« Malheureux que je suis ! qu’ai-je encore à souffrir? quels nouveaux tourments me sont réservés? Si je passe cette nuit terrible dans le fleuve, il est à craindre que le givre glacé du matin et la tendre rosée ne domptent mes forces déjà bien affaiblies par la fatigue; toujours un air froid s’élève du sein des fleuves au retour de l’aurore ; si, me dirigeant vers la colline et ce bois touffu, je m’endors sous cet épais taillis, lors même queje n’éprouverais ni froid ni fatigue, et que viendrait le doux sommeil, je crains alors d’être la proie et la pâture des bêtes sauvages. »

II parlait ainsi; pourtant ce dernier parti lui semble préférable; il se dirige vers un bois, qu’il trouve près du fleuve, sur une eminence; il se blottit sous deux arbrisseaux qui croissaient ensemble : l’un était un olivier franc, et l’autre un olivier sauvage. Jamais l’humide impétuosité des vents ne souffla sous cet ombrage, jamais le brillant soleil ne le frappa de ses rayons, et la pluie n’y pénétra jamais, tant ils étaient touffus et fortement entrelacés ; le héros se place sous ces arbres. Alors de ses mains il se prépare une vaste couche; car en ce lieu se trouvait un grand amas de feuilles, même en telle abondance, qu’elles auraient pu couvrir deux et trois hommes dans la saison d’hiver, malgré la rigueur du froid. A cette vue, le noble et patient Ulysse ressent une douce joie; il se couche au milieu de ces feuilles, puis il en couvre tout son corps. Comme un homme, à l’extrémité d’un champ, loin de tout voisinage, cache soigneusement un tison sous la cendre épaisse pour conserver la semence du feu, qu’il ne pourrait rallumer ailleurs ; de même Ulysse est caché tout entier sous les feuilles. Minerve alors répand le sommeil sur les yeux du héros, et lui ferme la paupière pour le délasser de ses pénibles fatigues.

Fin du Chant 5 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)