L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Le combat interrrompu.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Déjà l’aurore, au voile de pourpre, brillait sur toute la terre, lorsque Zeus, qui se plaît à lancer la foudre, convoque l’assemblée des immortels sur l’une des cimes les plus élevées de l’Olympe ; il parle, et tous les dieux prêtent l’oreille à ses discours.

« Écoutez-moi, dit-il, dieux, et vous, déesses ; je dirai la pensée qui agite mon sein : que nulle parmi les déesses, que nul parmi les dieux ne tente de s’opposer à mes ordres ; vous devez tous les approuver, afin que j’accomplisse bientôt mes desseins. Celui que je verrai s’échapper en secret pour secourir soit les Grecs, soit les Troyens, frappé honteusement, reviendra dans l’Olympe ; ou bien je le précipiterai dans le ténébreux Tartare, à l’endroit le plus reculé, où le gouffre souterrain est le plus profond : là sont des portes de fer sur un seuil d’airain. Cet abîme est aussi loin de l’enfer que le ciel l’est de la terre ; alors il reconnaîtra combien je suis supérieur à tous les immortels. Voulez-vous l’éprouver et vous en convaincre, ô divinités ? Du haut du ciel suspendez une chaîne d’or, et tous attachez-vous à cette chaîne, dieux, et vous, déesses : vous ne pourrez entraîner sous les régions inférieures Zeus, maître suprême, quels que soient vos efforts. Mais, à mon tour, lorsque je le voudrai, je vous enlèverai tous avec la terre, la mer elle-même ; et, si je fixe cette chaîne à l’extrémité de l’Olympe, tout l’univers sera suspendu devant moi : tant je suis au-dessus et des dieux et des hommes. »

Il dit : tous les immortels restent muets d’étonnement à ce discours, car il venait de parler avec force ; mais enfin la déesse Athéna fait entendre ces mots :

« Zeus, père des dieux et souverain des rois, nous le savons, ta force est invincible ; mais nous pleurons sur les Grecs vaillants, qui meurent vaincus par un destin cruel. Oui, nous éviterons les combats, puisque tu l’ordonnes ; cependant, permets-nous d’inspirer aux Argiens de salutaires conseils, afin qu’ils ne périssent pas tous sous les coups de ta colère. »

« Rassure-toi, ma fille chérie, lui répond le grand Zeus en souriant ; sans doute mes paroles partent d’un cœur irrité, mais pour toi je veux être toujours indulgent.»

À ces mots, il place sous le joug ses chevaux rapides, aux pieds d’airain, à la crinière d’or ; lui-même prend un vêtement où l’or étincelle, saisit le fouet éclatant, et monte sur son char : il hâte ses coursiers, qui, sans effort, volent entre la terre et le ciel étoilé ; bientôt il arrive sur l’Ida, source d’abondantes fontaines et retraite des bêtes sauvages, au lieu nommé le Gargare, où ce dieu possède un champ séparé et des autels chargés de parfums. C’est là que le père des dieux et des hommes arrête ses coursiers, les délie du char, et les enveloppe d’un épais nuage. Zeus alors sur le sommet de la montagne s’assied, éclatant de gloire, en considérant la ville des Troyens et les vaisseaux des Grecs.

Cependant, après le repas qu’ils ont pris dans leurs tentes, les Grecs se préparaient aux combats. De leur côté, dans Ilion, les Troyens se couvraient aussi de leurs armures ; quoiqu’ils soient moins nombreux, ils s’empressent toutefois de voler au combat, car la nécessité les contraint de défendre et leurs enfants et leurs épouses. Bientôt les portes sont ouvertes : l’armée en foule, cavaliers et fantassins, se précipite hors de la ville ; un tumulte affreux s’élève de toutes parts.

Dès que les deux armées se sont rencontrées dans la plaine, aussitôt se confondent les boucliers, les lances, et le courage des guerriers étincelants d’airain ; les boucliers arrondis se heurtent entre eux avec un horrible fracas ; les cris de joie des vainqueurs se mêlent aux cris plaintifs des mourants, et la terre est inondée de sang.

Tant que dure le matin et que s’élève l’astre sacré du jour, les traits volent des deux armées, et les peuples périssent également. Mais quand le soleil est au milieu des cieux, Zeus déploie ses balances d’or ; il y place les deux destinées de la mort, sommeil éternel : d’un côté est celle des Troyens, de l’autre celle des Grecs belliqueux. Il saisit en l’élevant le milieu des balances : le jour fatal aux Grecs est arrivé ; leurs destinées penchent vers la terre, et celles des Troyens montent vers les cieux. Alors Zeus tonne des hauteurs de l’Ida, et lance sa foudre étincelante au sein de l’armée des Grecs ; à cette vue ils sont saisis d’effroi, et la pâle crainte s’empare de toutes les âmes.

Idoménée ne résiste plus, ni le grand Agamemnon, ni les deux Ajax, enfants d’Arès. Nestor seul s’arrête, Nestor, le protecteur des Grecs ; non qu’il reste volontiers, mais un de ses chevaux est blessé. Le noble Pâris, l’époux de la belle Hélène, a frappé d’un trait ce coursier au sommet du front, à l’endroit où, sur le crâne, naissent les premiers crins : c’est là surtout qu’une blessure est fatale. L’animal se dresse de douleur, car la flèche a pénétré jusque dans la cervelle ; il épouvante les autres coursiers, et se roule près des roues. Nestor s’efforçait, avec son glaive, de couper les traits, lorsqu’un char rapide s’avance dans les rangs des vainqueurs portant un guerrier formidable ; c’était Hector : le vieillard allait perdre la vie, si le valeureux Diomède ne l’eût aperçu, Soudain, d’une voix forte, il s’écrie en exhortant Ulysse :

« Noble fils de Laërte, Ulysse, fertile en ruses, pourquoi fuir ? pourquoi tourner le dos comme un lâche au sein de la foule ? Crains, dans ta fuite, que quelque Troyen ne te frappe par derrière avec sa lance. Arrête, viens, que nous repoussions loin de ce vieillard un guerrier farouche. »

Il dit ; mais le sage Ulysse ne l’entend pas, et poursuit sa route vers les vaisseaux des Grecs. Alors Diomède, quoique seul, s’élance à la tête des combattants, s’arrête devant les chevaux du fils de Nélée, et lui dit ces mots :

« O Nestor, de jeunes guerriers s’avancent pour te combattre ; cependant la force t’abandonne, et la pesante vieillesse t’accable ; ton écuyer est sans vigueur, et tes chevaux sont tardifs : viens, monte sur ce char, tu verras quels sont les coursiers de Tros, comme ils savent partout, en courant rapidement dans la plaine, éviter ou poursuivre l’ennemi ; ces coursiers, ministres de terreur, que j’enlevai naguère au vaillant Énée. Confie les tiens à nos deux écuyers ; nous cependant, marchons contre les guerriers troyens, et qu’Hector apprenne aujourd’hui combien ma lance est furieuse entre mes mains. »

Le vieillard ne résiste pas à ce conseil : leurs écuyers, le fort Sthénélos et le généreux Eurymédon, prennent soin des chevaux de Nestor ; lui monte sur le char auprès de Diomède ; il saisit les rênes brillantes, frappe les coursiers, et tous deux en un instant sont près d’Hector. Le fils de Tydée dirige sa lance contre ce guerrier impétueux ; mais le fer se détourne, et frappe à la poitrine, près de la mamelle, le fidèle écuyer d’Hector, le fils de Thébaios, Éniopée, qui tenait les rênes. Il tombe du char, les chevaux fougueux reculent, et leur guide sent à la fois s’exhaler et son âme et ses forces. Une douleur cruelle déchire le cœur d’Hector à la vue de son compagnon immolé ; mais, malgré la peine qu’il éprouve, il laisse Éniopée étendu sur la terre, et cherche un vaillant écuyer. Ses coursiers ne restent pas longtemps sans guide ; il découvre l’intrépide Archeptolème, fils d’Iphitos, le fait monter sur son char, et lui confie les rênes.

Alors la déroute était entière, et les exploits devenaient inutiles ; sans doute les Troyens se fussent pressés dans Ilion comme de faibles agneaux, si le père des dieux et des hommes n’eût prévu ces malheurs. Son tonnerre gronde avec fracas ; il lance la foudre dévorante, qui devant les chevaux de Diomède sillonne la terre ; une flamme terrible jaillit du soufre embrasé ; les coursiers, épouvantés, s’abattent sous le char, les rênes brillantes s’échappent des mains de Nestor, et, le cœur plein de troubles, il dit à Diomède :

« Fils de Tydée, presse la fuite de tes coursiers ; ne vois-tu pas que Zeus ne veut pas te secourir ? Aujourd’hui le fils de Cronos comble de gloire ce guerrier ; demain il nous l’accordera, si telle est sa volonté. Nul homme, quelle que soit sa vaillance, n’arrête la pensée de Zeus, car il est le plus puissant des dieux. »

« Oui sans doute, ô Nestor, répond Diomède, toutes tes paroles sont pleines de sagesse ; mais une vive douleur s’empare de ton âme, car un jour Hector s’écriera dans l’assemblée des Troyens : « Le fils de Tydée, reculant devant moi, s’est sauvé dans ses vaisseaux. » C’est ainsi qu’un jour il se vantera ; ah ! puisse alors la terre m’engloutir dans son sein ! »

« Fils du vaillant Tydée, lui répond le vieillard, pourquoi tenir un tel discours ? Si jamais Hector t’accusait d’être un homme faible ou lâche, il ne persuaderait ni les Troyens, enfants de Dardanos, ni les femmes troyennes dont tu as renversé sur la poussière les vaillants époux. »

En disant ces mots, il fait retourner les chevaux agiles, et les pousse à travers la foule. Hector et les Troyens, en jetant de grands cris, accablent ces guerriers de traits cruels. Alors le vaillant Hector s’écrie d’une voix formidable :

« Fils de Tydée, jadis les valeureux Grecs t’honoraient en t’offrant et la première place, et les meilleures viandes, et les plus larges coupes ; mais à présent ils te mépriseront, car tu n’es qu’une femme. Cours à ta perte, fille timide ; ne crois pas que je te laisse franchir nos tours ni traîner nos épouses dans tes navires ; auparavant je te donnerai la mort. »

A ces paroles, Diomède hésite ; il voudrait retourner son char et combattre Hector : trois fois, dans sa pensée et dans son cœur, il balance, et trois fois, des montagnes de l’Ida, Zeus, faisant gronder sa foudre, présage favorable aux Troyens, leur accorde le sort douteux des combats. Cependant Hector anime ses guerriers, et leur crie d’une voix forte :

« Troyens, Lyciens, et vous, braves enfants de Dardanos, combattez en héros ; amis, rappelez votre mâle valeur. Je le reconnais, bienveillant pour moi, le fils de Cronos me promet la victoire, une gloire immense et la ruine des Grecs. Les insensés ! ils ont élevé des murailles, faibles et méprisables barrières qui n’arrêteront pas ma valeur ; nos coursiers franchiront aisément ce fossé. Mais lorsque j’arriverai près des vaisseaux, songez à vous armer de feux dévorants. Je veux embraser leur flotte, et près des navires exterminer tous ces Grecs, troublés par les tour billons de la fumée. »

Ensuite, excitant de la voix ses coursiers, il s’écrie :

« Xanthe, Podargos, Ethon, et toi, généreux Lampos, voici l’instant de me payer les soins que vous prodigue Andromaque, la fille du magnanime Éétion ; elle qui vous présente le pur froment, et prépare le vin pour vous désaltérer, au gré de vos désirs, même avant de songer à moi, qui suis son jeune époux. Poursuivez donc l’ennemi, hâtez-vous; puissions-nous enlever à Nestor ce bouclier dont la gloire s’élève jusqu’aux cieux, ce bouclier d’or dont les poignées mêmes sont d’or massif ! puissions-nous arracher des épaules de Diomède cette riche cuirasse qu’a forgée l’industrieux Héphaïstos ! Si nous ravissons ces dépouilles, j’espère que cette nuit même les Grecs remonteront sur leurs vaisseaux rapides. »

Plein d’orgueil, ainsi parlait Hector. Héra, indignée, s’agite sur son trône, et l’Olympien frémit ; puis s’adressant au grand Poséidon :

« Dieu puissant, dit-elle, dont le trident ébranle la terre, ton cœur sera-t-il sans pitié pour ces Grecs expirants ? eux qui, dans Aiguës et dans Hélice, t’apportent sans cesse de nombreuses et magnifiques offrandes. Puisses-tu leur souhaiter la victoire ! Si nous voulions, nous les protecteurs des Grecs, repousser les Troyens et réprimer la puissance de Zeus, ce dieu, consumé de tristesse, resterait seul sur les montagnes de l’Ida. »

« Téméraire Héra, répond Poséidon irrité, quelle parole oses-tu proférer ? Non, je ne consentirai point à ce que les autres dieux combattent Zeus, le fils de Cronos, car il est le plus puissant. »

Tandis que ces divinités discourent ainsi, tout l’espace que renferme le fossé depuis la tour jusqu’aux navires est rempli de chevaux et de guerriers qui se pressent en tumulte. Semblable au dieu Arès, s’élance le fils de Priam, Hector, que Zeus veut combler de gloire. Sans doute il livrait les vaisseaux à la flamme si l’auguste Héra n’eût placé dans le cœur d’Agamemnon, déjà plein d’ardeur, le désir de ranimer le courage des Grecs. Ce roi parcourt les tentes et les vaisseaux ; il tient en sa main son large manteau de pourpre, et s’arrête vers le navire d’Ulysse, au centre de l’armée, pour être entendu de toutes parts, depuis les tentes d’Ajax, fils de Télamon, jusqu’à celles d’Achille ; car ces guerriers avaient traîné leurs navires aux deux extrémités du camp, se confiant dans leur courage et dans la force de leurs bras. Là, d’une voix formidable, Agamemnon s’écrie :

« Quelle honte, Argiens, et quel excès d’opprobre, vous qui n’êtes braves qu’en apparence ! Que sont devenus maintenant, nous qui nous disions les plus courageux, que sont devenus les superbes discours que vous profériez avec tant de jactance lorsque dans Lemnos, vous rassasiant de la chair des taureaux, et buvant le vin à pleine coupe, chacun de vous disait qu’il vaudrait à la guerre cent et deux cents Troyens ? Aujourd’hui nous ne valons pas le seul Hector, qui bientôt va livrer notre flotte aux feux dévorants. Grand Zeus, accablas-tu jamais un roi puissant de tant de maux, le privas-tu jamais de tant de gloire ? Cependant, depuis qu’avec mes navires j’ai touché ce funeste rivage, je n’ai jamais passé devant ton superbe autel sans l’honorer ; sur tous j’ai brûlé les cuisses et la graisse des taureaux, aspirant à détruire la superbe Ilion. Zeus, du moins, accomplis ce vœu : permets notre retour, favorise notre fuite, et ne souffre pas que sous les coups des Troyens périssent ainsi tous les enfants des Grecs. »

Ainsi parlait Agamemnon : touché de ses larmes, le maître des dieux consent que l’armée soit sauvée, qu’elle ne succombe pas tout entière. Aussitôt il envoie un aigle, le plus certain des augures, qui, tenant dans ses serres le faon d’une biche rapide, le jette sur l’autel éclatant où les Grecs sacrifiaient à Zeus, père des oracles. A l’aspect de cet oiseau que leur envoie un dieu puissant, ils fondent avec plus de fureur sur les Troyens, et se rappellent leur courage.

Alors nul parmi les Grecs, quoique nombreux, nul n’a pu se vanter d’avoir devancé les chevaux agiles du fils de Tydée, en franchissant le fossé pour attaquer l’ennemi. C’est lui qui, le premier, renverse un guerrier illustre parmi les Troyens, Agélaos, fils de Phradmon : il pressait la fuite de ses coursiers, lors que Diomède l’atteint par derrière avec sa lance, qui s’enfonce entre les deux épaules et traverse la poitrine. Agélaos tombe du char, et ses armes retentissent autour de lui.

Sur les pas de Diomède s’élancent les Atrides, Agamemnon et Ménélas ; à ceux-ci succèdent les deux Ajax, revêtus d’une force impétueuse ; Idoménée et son écuyer Mérion, semblable au dieu Arès ; Eurypyle, fils d’Évaimon ; et Teucer est le neuvième qui s’avance armé de son arc flexible : il s’arrête sous le bouclier d’Ajax, fils de Télamon ; Ajax lui fait un rempart de son bouclier. Le brave Teucer, regardant autour de lui, lançait ses flèches dans la mêlée ; celui qu’elles atteignaient tombait en expirant. Puis Teucer se réfugiait vite auprès d’Ajax, comme un enfant se réfugie près de sa mère, et ce guerrier le couvrait du bouclier étincelant.

Quel fut le premier des Troyens qu’immola Teucer ? Le premier fut Orsilochos ; ensuite il tue Ormènos, Ophélestès, Daitor, Chromios, le beau Lycophontès, Amopaon, fils de Polyaimon, et Mélanippos : tous, abattus, sont entassés sur la terre féconde. Agamemnon, roi des hommes, plein de joie en voyant ce héros dont l’arc terrible renverse les phalanges troyennes, s’approche de Teucer, et lui dit ces mots :

« Digne fils de Télamon, ô toi que je chéris, Teucer, prince des peuples, poursuis tes exploits ; tu seras l’honneur des Grecs et celui de ton père Télamon, qui veilla sur ton enfance, et qui t’éleva dans son palais, bien que tu sois né d’un lit étranger ; quoiqu’il soit éloigné, comble-le de gloire. Je le déclare, j’accomplirai ma promesse : si le grand Zeus, si Athéna, me permettent de renverser les hauts remparts d’Ilion, tu recevras, après moi, le plus honorable prix, soit un trépied, soit deux coursiers avec leurs chars, ou bien enfin une jeune captive qui partagera ta couche. »

« Glorieux fils d’Atrée, répond le généreux Teucer, pourquoi m’exciter encore, lorsque je fais tous mes efforts ? Je combats sans relâche, et de tout mon pouvoir ! Depuis que nous avons repoussé les Troyens vers Ilion, je ne cesse d’abattre ceux qui se présentent à mes flèches. Je viens de lancer huit flèches à la pointe acérée : toutes ont percé le sein à de jeunes guerriers ; mais je ne puis atteindre ce dogue plein de rage. »

Il dit, et lance une autre flèche contre Hector : son cœur est impatient de l’atteindre ; mais le trait s’égare, et frappe dans la poitrine le valeureux Gorgythion, un des nobles fils de Priam : la mère qui lui donna le jour, venue de la ville d’Aisyme, était la belle Castianire ; elle avait le port d’une déesse. Comme, dans un jardin, le pavot penche sa tête chargée de fruits et des rosées du printemps ; de même, ce jeune guerrier laisse sous le casque tomber son front appesanti.

Teucer, toujours brûlant d’exterminer Hector, décoche une autre flèche ; mais elle s’égare encore cette fois : Apollon l’a détournée lui-même ; le dard frappe dans le sein, près de la mamelle, l’intrépide écuyer d’Hector, Archeptolème, plein d’ardeur dans les combats ; il tombe du char, les chevaux fougueux reculent d’effroi, et leur guide sent s’exhaler et son âme et ses forces. Une douleur profonde déchire le cœur d’Hector à la vue de son compagnon immolé ; mais, malgré la peine qu’il éprouve, il le laisse étendu sur la terre, et commande au frère d’Archeptolème, à Cébrion, qui se trouvait à ses côtés, de prendre les rênes des coursiers : le guerrier obéit promptement à cet ordre. Alors Hector s’élance de son char en jetant de grands cris ; il saisit un rocher, et va droit à Teucer ; tout son désir est de l’immoler. Cependant Teucer lui-même avait pris dans le carquois une flèche cruelle qu’il ajustait à la corde; mais au moment où celui-ci, plein d’ardeur, bandait son arc, le terrible Hector lui lance la pierre raboteuse et le frappe près de l’épaule, à l’os qui sépare le cou de la poitrine, endroit mortel ; il brise la corde de son arc, le poignet s’engourdit : Teucer tombe sur ses genoux, et l’arc échappe de ses mains. Ajax n’abandonne point son frère abattu ; soudain il accourt, et le couvre de son bouclier : alors deux amis fidèles se présentent, Mécistée, fils d’Échios, et le divin Alastor ; ces deux guerriers emportent vers les navires Teucer, qui pousse de profonds gémissements.

Zeus alors ranime de nouveau la force des Troyens ; ils poussent les Grecs sur le large fossé. Hector marche à leur tête ; ses regards étincellent de fureur. Tel un limier poursuivant de ses pieds légers un lièvre ou un sanglier farouche s’attache à ses cuisses, à ses reins, en observant tous les mouvements de sa proie ; tel Hector poursuit les Grecs, en immolant sans cesse les derniers fuyards. Tous, en sautant, franchissent dans leur course les fossés et les palissades, et plusieurs tombent sous les coups des Troyens. Ils se réfugient enfin près des vaisseaux, s’exhortent mutuellement ; et, les mains élevées vers les deux, ils implorent à grands cris les dieux immortels. Hector excite ses coursiers impétueux, et presse l’ennemi de toutes parts ; il à les yeux de la Gorgone, ou d’Arès, fléau des mortels. A cette vue la belle Héra, émue de pitié, adresse à Athéna ces paroles :

« O douleur ! fille du grand Zeus, ne pourrons-nous pas secourir les Grecs expirants, du moins pour la dernière fois ? Vaincus par un destin cruel, ils tombent en foule sous l’effort impétueux d’un seul homme ; il ne met plus de bornes à ses fureurs, cet Hector, auteur de tant de maux. »

Athéna, aux yeux d’azur, lui répond aussitôt en ces mots : « Déjà, sous les coups des Grecs, il devrait avoir perdu la vie et les forces aux rivages mêmes de la patrie ; mais mon père, furieux, s’égare en ses funestes desseins ; l’insensé, toujours injuste, est le seul obstacle à mes vengeances. Il ne se rappelle plus combien de fois j’ai sauvé son fils, prêt à succomber sous la puissance d’Eurysthée. Héraclès alors implorait le ciel en gémissant, et Zeus m’envoyait aussitôt pour le secourir. Ah ! si, dans ma prudence, j’eusse prévu ces choses, jamais, lorsque Eurysthée envoya ce héros dans les enfers pour enlever de l’Érèbe le chien du terrible Hadès, jamais Héraclès n’eût échappé des eaux profondes du Styx. Zeus me hait à présent, et veut accomplir les projets de Thétis ; car cette déesse, embrassant ses genoux et le flattant d’une main caressante, l’a supplié d’honorer Achille, fléau destructeur. Un jour cependant il me nommera sa fille chérie ; mais vous, ô Héra, attelez nos agiles coursiers, tandis que, dans le palais du dieu qui porte l’égide, je m’armerai pour la guerre ; nous verrons si le fils de Priam, le vaillant Hector, se réjouira, quand il nous verra paraître au sein des batailles. Ah ! sans doute alors plus d’un Troyen rassasiera de sa chair les chiens et les vautours, en tombant près des navires des Grecs. »

Elle dit : la déesse aux bras d’albâtre se laisse persuader. L’auguste Héra, la fille du grand Cronos, s’empresse de couvrir les coursiers du harnois éclatant. Athéna, dans le palais de son père, laisse couler à ses pieds le riche voile aux couleurs variées, et qu’elle-même a tissé et brodé de ses mains ; ensuite, revêtant la cuirasse du dieu des tempêtes, elle s’arme pour la guerre, source de tant de larmes. La déesse monte sur le char étincelant, et saisit cette lance forte, énorme, terrible, avec laquelle Athéna renverse les phalanges des guerriers et ceux qui ont excité le courroux de cette fille d’un dieu puissant. Soudain Héra presse du fouet ses coursiers : les portes du ciel s’ouvrent d’elles-mêmes en mugissant ; ces portes gardées par les Heures, à qui fut confié le vaste ciel et l’Olympe, qu’elles ouvrent et ferment par un épais nuage. C’est par là que les déesses dirigent les pas de leurs chevaux dociles.

Le grand Zeus les aperçoit des hauteurs de l’Ida ; transporté de colère, il appelle Iris, messagère aux ailes d’or, et lui dit :

« Va, cours, prompte Iris, ramène-les dans l’Olympe ; ne souffre point qu’elles s’opposent à moi : ce serait nous livrer à de funestes débats. Je le déclare, et j’accomplirai ma promesse : j’abattrai leurs coursiers sous le char, je les précipiterai elles-mêmes de leur siège, et le ferai voler en éclats. Dix années ne pourront guérir les profondes blessures que leur fera ma foudre, afin qu’Athéna reçoive cette leçon, lorsqu’elle enfreint les ordres de son père. Je conçois moins de ressentiment, moins de colère contre Héra ; car sans cesse elle a coutume de s’opposer à ce que je désire. »

Il dit, et, plus vite que la tempête, Iris s’élance des montagnes de l’Ida jusque dans le vaste Olympe. Aux premières portes du ciel, elle rencontre les déesses, les arrête, et leur déclare en ces mots les ordres de Zeus :

« Où courez-vous ? quelle fureur aveugle vous égare ? Le fils de Cronos ne permet pas qu’on secoure les Grecs ; voici la peine qui vous attend, s’il accomplit sa menace : il abattra vos coursiers sous le char, vous précipitera vous-mêmes de votre siège, qu’il fera voler en éclats. Dix années ne pourront guérir les profondes blessures que vous fera sa foudre ; ainsi donc, qu’Athéna apprenne à ne point combattre son père. Il conçoit moins de ressentiment, moins de colère contre Héra ; car sans cesse elle à coutume de s’opposer à ce qu’il désire. Mais vous, terrible Athéna, combien seriez-vous audacieuse si vous osiez diriger contre Zeus votre énorme lance ! »

Ayant ainsi parlé, Iris s’éloigne aussitôt : alors Héra, s’adressant à Athéna :

« Fille du puissant roi qui porte l’égide, dit-elle, pour de faibles mortels ne combattons point Zeus ; que ces peuples vivent ou périssent au gré du sort, et que ce dieu juste dispense aux Grecs ainsi qu’aux Troyens ce qu’il à résolu dans sa pensée. »

Elle dit, et retourne son char ; les Heures détellent les superbes coursiers, les attachent à la crèche divine, et inclinent le char contre les murs brillants. Les deux déesses, mêlées à la troupe des immortels, se placent sur des trônes d’or, et leur cœur est rongé de tristesse.

Cependant Zeus, des sommets de l’Ida, dirige vers l’Olympe ses coursiers et son char retentissant ; bientôt il atteint la demeure des dieux. Poséidon dételle les coursiers, place le char sur l’estrade, et le couvre d’un voile de lin. Alors Zeus, au vaste regard, se place sur un trône d’or, et sous ses pieds tout l’Olympe s’émeut. Héra et Pallas seules se tiennent à l’écart, résolues à ne point parler ; mais Zeus, qui connaît leurs secrètes pensées, fait entendre ces paroles :

« Pourquoi vous affliger ainsi, Athéna, et vous, Héra ? Certes, vous ne vous êtes pas longtemps fatiguées dans les glorieux combats à immoler les Troyens, contre lesquels vous nourrissez une haine cruelle. Oui, sans doute, ma force et mon bras sont invincibles; tous les dieux de l’Olympe ne pourraient me vaincre, et vous-mêmes, vos membres ont été glacés de crainte avant d’avoir vu les combats et les durs travaux de la guerre. Je le déclare, j’aurais accompli mes serments ; toutes deux, renversées de votre char, et frappées par ma foudre, vous ne rentriez jamais dans l’Olympe, séjour des immortels. »

A ces mots, Athéna et Héra, par un murmure sourd, témoignent leur dépit : assises l’une près de l’autre, elles méditaient la ruine des Troyens. Athéna garde le silence ; elle n’ose parler, quoique animée d’un violent courroux contre son père ; mais Héra ne contient plus sa fureur dans son sein, et s’écrie :

« Cruel fils de Cronos, quelles paroles as-tu prononcées ? Nous le savons tous, ta force est invincible ; mais nous pleurons sur les Grecs valeureux qui meurent vaincus par un destin cruel. Oui, nous éviterons les combats, puisque tu le commandes ; cependant permets que nous inspirions aux Argiens de salutaires conseils, afin que, tous, ils ne périssent pas sous les coups de ta colère. »

Zeus, dieu des tempêtes, lui répondit aussitôt : « Demain, fière Héra, tu verras, si tel est ton désir, le puissant fils de Cronos accabler de maux plus grands encore l’armée des Grecs belliqueux. Le terrible Hector ne cessera de combattre que lorsque Achille s’élancera de ses navires, au jour où les deux armées, resserrées près de la flotte dans un étroit espace, combattront pour le corps de Patrocle : tel est l’arrêt des destins. Je méprise ta colère, quand bien même tu te rendrais aux extrémités de la terre et des mers, où sont Iapetos et Cronos, privés de la lumière du soleil et de la douce haleine des vents, dont ils sont séparés par le profond Tartare ; oui, lors même que jusque là tu porterais ta course insensée, je me ris de tes menaces, quoique rien n’égale ta fureur. »

Il dit, et la belle Héra ne lui répondit point. Déjà la brillante lumière du soleil s’était précipitée dans l’Océan, en attirant la nuit ténébreuse sur la terre : le jour disparaît, regretté des Troyens ; mais les Grecs voient arriver avec joie cette nuit trois fois désirée.

Le vaillant Hector rassemble son armée loin des vaisseaux sur les bords du fleuve écumant, en un lieu que n’a point souillé le sang des cadavres ; les guerriers descendent de leurs chars pour écouter les paroles que veut leur adresser Hector, chéri de Zeus. Ce héros tient en ses mains une lance de onze coudées, dont la pointe d’airain, fixée par un cercle d’or, jette un vif éclat ; appuyé sur cette lance, il adresse ces paroles aux Troyens :

« Écoutez-moi, Troyens, enfants de Dardanos, et vous, alliés. J’espérais aujourd’hui même, après avoir détruit la flotte et toute l’armée des Grecs, retourner vainqueur dans Ilion ; mais voici la nuit ; elle sauve et les Argiens et leurs vaisseaux qui bordent le rivage de la mer. Maintenant, donc, obéissons à la nuit ténébreuse, et préparons le repas du soir. Guerriers, dételez vos chevaux à la flottante crinière, et donnez-leur la nourriture ; puis hâtez-vous d’amener de la ville les bœufs et les grasses brebis ; apportez aussi de vos demeures le vin délectable, le pur froment, et rassemblez des monceaux de bois, afin que, durant toute la nuit jusqu’au lever de l’aurore matinale, nous allumions des feux dont l’éclat s’élève jusqu’au ciel. Peut-être cette nuit même les Grecs voudront s’enfuir sur le vaste dos des mers : ne souffrez pas que, sans danger, ils montent tranquillement dans leurs vaisseaux ; mais que chacun d’eux, frappé d’une flèche ou d’un javelot, quand il s’élancera sur son navire, ait encore à panser des blessures au sein de ses foyers ; enfin, qu’à l’avenir chacun tremble d’apporter aux rivages troyens le lamentable fléau de la guerre. Vous, hérauts aimés de Zeus, allez dans Ilion ; ordonnez aux jeunes gens et aux vieillards dont l’âge à blanchi la tête de veiller avec soin par toute la ville, et sur ces tours que les dieux ont bâties ; dites à nos jeunes épouses d’allumer de grands feux dans leurs demeures ; que chacun soit vigilant, de peur qu’une embûche ennemie ne pénètre dans la ville, privée de soldats. Écoutez mes conseils, généreux Troyens : les avis que je propose sont maintenant les plus salutaires ; demain je vous donnerai de nouveaux ordres, et j’espère qu’alors, secondé par Zeus et par tous les autres dieux, je chasserai ces dogues cruels qu’une fatale destinée conduisit en ces lieux. Pendant toute la nuit soyons attentifs à notre défense. Aux premiers rayons du jour, tous, revêtus de nos armes, nous porterons le carnage jusque sur leurs vaisseaux. Je verrai si le fort Diomède me repoussera loin des navires jusque vers nos remparts, ou si, moi-même, le frappant avec l’airain, j’enlèverai ses dépouilles sanglantes. Demain il fera preuve de valeur, s’il résiste aux coups de ma lance ; mais, j’ose le croire, dès l’aurore il tombera le premier couvert de blessures, et ses nombreux compagnons autour de lui. Plût aux dieux que je fusse assuré d’être immortel, de conserver toujours une vive jeunesse, et d’être honoré à l’égal d’Athéna ou d’Apollon, comme il est sûr que ce jour sera funeste aux Argiens ! »

Ainsi parle Hector, et les Troyens applaudissent à grands cris. Aussitôt ils dégagent du joug les chevaux baignés de sueur, et chacun avec des liens les attache à son char ; ensuite ils se hâtent d’amener de la ville les bœufs et les grasses brebis ; ils apportent aussi de leurs demeures le vin délectable et le pur froment, rassemblent de grands monceaux de bois, et offrent aux immortels de solennelles hécatombes. Les vents, du sein de la plaine, portent jusqu’au ciel le doux parfum des sacrifices ; mais les dieux n’y participent point : ils refusent ces offrandes ; car la ville sacrée d’Ilion leur est odieuse, et Priam, et le peuple de ce roi guerrier. Les Troyens, fiers de leur victoire, durant toute la nuit reposent sur le champ de bataille, à la lueur des feux qu’ils ont allumés. Ainsi, lorsque, dans le ciel, autour de la lune argentée, brillent les étoiles radieuses ; lorsque les vents se taisent dans les airs, qu’on découvre au loin les collines, les sommets des montagnes et les vallées, la vaste étendue des cieux, s’ouvrant devant nous, laisse apercevoir tous les astres, et le cœur du berger est rempli d’allégresse : ainsi brillent de toutes parts les flammes que les Troyens ont allumées devant Ilion, entre la flotte et le Xanthe impétueux. Mille feux étincellent dans la plaine ; le vif éclat de chaque foyer éclaire cinquante guerriers assis alentour ; et les chevaux, se repaissant d’orge blanche et d’avoine, attendent près de leurs chars que l’aurore reparaisse sur son trône éclatant.

Fin du chant 8 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)