L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Aventures à Pylos.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Le soleil, abandonnant le sein éclatant des mers, s’élevait dans le ciel à la voûte d’airain pour éclairer les dieux et les hommes sur la terre féconde ; c’est alors qu’ils arrivèrent à Pylos, ville superbe du roi Nélée.

En ce moment les peuples offraient sur le rivage un sacrifice de taureaux noirs à Poséidon, aux cheveux azurés. Là s’élevaient neuf sièges ; sur chacun étaient cinq cents convives, et chaque groupe avait immolé neuf taureaux. Après avoir goûté les entrailles des victimes, ils brûlaient les cuisses en l’honneur de la divinité, lorsque les Ithaciens entraient dans le port, pliaient les voiles du vaisseau, l’attachaient au rivage, et descendaient à terre.

Télémaque sort aussi du navire, et Athéna le précède. La déesse, commençant l’entretien, lui parle en ces mots :

« Télémaque, il ne vous faut plus être timide en aucune manière, puisque vous venez de traverser les mers pour vous informer de votre père, pour savoir quel pays le retient encore et quel est son destin. Allez donc maintenant droit au guerrier Nestor ; sachons quelle pensée il renferme en son sein. Implorez-le pour qu’il parle sincèrement ; ce héros ne vous dira point un mensonge, car il est surtout rempli de prudence. »

« O Mentor, reprend aussitôt le jeune Télémaque, comment l’aborderai-je et comment oserai-je l’implorer ? Je n’ai point encore l’expérience des habiles discours ; un jeune homme éprouve toujours quelque pudeur à questionner un vieillard. »

« Télémaque, répond la puissante Athéna, vous trouverez en votre âme une partie de ce qu’il faut dire, un dieu vous suggérera le reste ; car ce n’est point, je pense, contre le gré des immortels que vous reçûtes le jour et que vous fûtes élevé. »

En parlant ainsi Pallas s’avance rapidement ; Télémaque suit les pas de la déesse. Bientôt ils arrivent dans l’assemblée où les citoyens de Pylos étaient assis. Là se trouvait Nestor avec ses enfants ; auprès d’eux leurs compagnons, préparant le repas, perçaient les viandes et les faisaient rôtir. Dès qu’ils aperçoivent les étrangers, ils accourent en foule pour leur prendre la main et les engager à s’asseoir. Le premier de tous, Pisistrate, fils de Nestor, s’approche de ses hôtes, les prend par la main, et sur des peaux moelleuses, qui couvrent le sable du rivage, il leur donne place au repas, entre son père et son frère Thrasymédès ; ensuite il leur présente une part des victimes, et verse le vin dans une coupe d’or ; plein de respect, il adresse ce discours à Athéna, fille du puissant Zeus :

« Étranger, implorez avec nous le dieu Poséidon, puisque vous vous trouver au moment des sacrifices, en arrivant ici. Quand vous aurez, comme il est juste, fait les libations et que vous aurez prié, remettez à ce jeune héros la coupe remplie de vin, pour qu’à son tour il fasse des libations ; car je pense qu’il veut aussi prier les immortels : tous les hommes ont besoin de l’assistance des dieux. Toutefois, votre compagnon est le plus jeune, il est de mon âge ; voilà pourquoi c’est à vous le premier que je présente cette coupe d’or. »

Il dit, et lui remet entre les mains la coupe pleine d’un vin délicieux ; Athéna se réjouit de la conduite de ce héros prudent et sage, parce qu’il lui présente d’abord la coupe des libations. Aussitôt elle implore en ces mots le dieu Poséidon :

« Écoute nos vœux, puissant Poséidon, ne refuse pas à ceux qui te prient d’achever leurs travaux. Avant tout, comble de gloire Nestor et ses enfants ; puis sois aussi favorable à tous les habitants de Pylos, en retour de cette illustre hécatombe. Fais encore que Télémaque et moi nous retournions dans Ithaque après avoir accompli le dessein qui nous conduisit en ces lieux sur un léger navire. »

Athéna ayant ainsi prié, termine elle-même les libations ; puis elle remet à Télémaque la belle coupe arrondie. Le fils chéri d’Ulysse à son tour implore la divinité. Quand les viandes sont rôties, on les retire, on distribue les parts aux convives, qui savourent les mets succulents. Dès qu’ils ont chassé la faim et la soif, le vieux guerrier Nestor, le premier de tous, fait entendre ces paroles :

« Il est bien maintenant d’interroger nos hôtes, de s’informer de leur sort, puisqu’ils se sont rassasiés par une abondante nourriture : Étrangers, qui donc êtes-vous ? d’où venez-vous à travers les plaines humides ? Est-ce pour une affaire, ou parcourez-vous les mers sans dessein, comme des pirates qui naviguent en exposant leur vie et portant le ravage chez les autres nations ? »

Le sage Télémaque lui répondit en se rassurant ; car Athéna plaça la force dans l’âme du jeune héros, pour qu’il s’informât de son père absent, et qu’il obtînt une bonne renommée parmi les hommes :

« O Nestor, fils de Nélée ! vous la grande gloire des Grecs, vous demandez d’où nous venons ; je vous le raconterai. Nous arrivons de la ville d’Ithaque, située au pied du mont Néius ; c’est d’un intérêt particulier et non public que je veux vous entretenir. Je viens pour m’enquérir de la glorieuse destinée de mon père, le noble et valeureux Ulysse, qui, dit-on, en combattant avec vous à renversé la ville des Troyens. Pour tous les autres guerriers qui combattirent au siège d’Ilion, nous savons où chacun à péri d’une mort affreuse ; mais le fils de Cronos nous cache le trépas d’Ulysse : nul jusqu’à ce jour n’a pu nous dire où ce héros à péri ; s’il est mort sur le continent par la main de ses ennemis, ou dans la mer par les flots d’Amphitrite. J’embrasse aujourd’hui vos genoux pour que vous me racontiez sa fin déplorable, si vous l’avez vue de vos propres yeux ou si vous l’avez apprise de quelque voyageur ; sa mère l’enfanta malheureux. Soit respect, soit pitié, ne me flattez pas ; dites-moi tout ce que vous savez. Je vous en supplie, si jamais mon père, le vaillant Ulysse, vous aida de ses conseils et de son bras au milieu du peuple troyen, où vous, Grecs, avez souffert tant de maux, gardez-m’en aujourd’hui le souvenir, et dites-moi la vérité. »

« Ami, lui répond le vieux guerrier Nestor, vous venez de rappeler à ma pensée tous les maux que supportèrent contre ce peuple, avec tant d’énergie, les valeureux enfants des Grecs, et ceux qui sur leurs navires parcoururent la vaste mer pour le butin, où les menait Achille, et ceux qui combattaient autour de la citadelle du grand roi Priam ; c’est là que furent immolés nos chefs les plus illustres : là périt l’impétueux Ajax, Achille, et Patrocle, semblable aux dieux par sa prudence ; là périt aussi mon fils, à la fois irréprochable et vaillant, Antilochos, léger à la course et brave dans les combats. Mais nous éprouvâmes bien d’autres malheurs encore : qui, parmi les faibles mortels, pourrait les raconter tous ? Si pendant cinq et six années vous restiez en ces lieux, ce temps ne suffirait pas pour apprendre tout ce qu’ont souffert les héros de la Grèce ; avant la fin de mon récit vous languiriez de retourner dans votre patrie. Neuf ans entiers nous n’avons cessé d’attaquer les Troyens par toutes sortes de ruses ; à peine alors le fils de Cronos y mit un terme. Là nul ne voulut jamais lutter en prudence avec le divin Ulysse, parce qu’il l’emportait de beaucoup par toutes sortes de ruses, votre noble père, si vraiment vous êtes son fils. Je suis frappé de surprise en vous regardant : toutes vos paroles sont semblables aux siennes ; on ne croirait pas qu’un jeune homme pût avoir un langage si conforme à celui de ce héros. Là, tant qu’a duré la guerre, jamais Ulysse et moi n’avons eu dans l’assemblée deux avis différents, ni dans le conseil ; mais nous n’avions qu’une même pensée, et par notre esprit, par nos avis, pleins de sagesse, nous proposions toujours ce qui devait être le plus avantageux aux Argiens. Après que nous eûmes renversé la superbe ville de Priam, quand nous montâmes dans nos navires, un dieu dispersa les Grecs, et dès lors Zeus médita dans sa pensée un funeste retour aux Argiens, parce que tous ne furent pas également prudents et justes ; plusieurs même éprouvèrent une destinée funeste, par la colère terrible de la puissante Athéna, qui fit naître une vive querelle entre les Atrides. Tous deux, sans prudence, et contre l’ordre accoutumé, convoquant l’assemblée après le coucher du soleil (les fils des Grecs s’y rendirent l’esprit troublé par le vin), les deux chefs exposent pour quel motif ils ont rassemblé l’armée. Là Ménélas engage les Grecs à songer au retour sur le vaste dos de la mer ; mais Agamemnon refuse absolument d’y consentir; son avis est de retenir encore les soldats, et d’immoler les hécatombes sacrées, afin d’apaiser le violent courroux d’Athéna ; l’insensé ne savait pas qu’il ne la fléchirait jamais : l’esprit des dieux immortels ne change point si facilement. Aussitôt les deux frères s’attaquent tour à tour par des paroles injurieuses ; tous les Grecs se lèvent à grand bruit ; ils étaient partagés en deux avis différents. Nous passons ainsi la nuit, agitant les uns contre les autres des projets funestes ; car Zeus méditait pour nous le comble du malheur. Dès l’aurore quelques-uns lancent à la mer leurs vaisseaux, y renferment les richesses et les femmes aux belles ceintures. Une moitié de l’armée reste auprès d’Agamemnon, pasteur des peuples ; nous, l’autre moitié, nous étant embarqués, nous partons ; nos vaisseaux voguent rapidement, un dieu devant nous aplanissait la surface des mers. Arrivés à Ténédos, nous offrons aux dieux des sacrifices, impatients de revoir nos foyers ; mais Zeus ne nous accorde point encore le retour, et le cruel allume pour la seconde fois la discorde. Alors quelques-uns de nos guerriers, retournant vers Ilion, montèrent sur leurs larges vaisseaux, conduits par Ulysse, roi sage et prudent, tous désirant de nouveau plaire au puissant Agamemnon. Moi cependant, avec les vaisseaux qui m’avaient suivi, je continuai mon voyage, prévoyant bien qu’un dieu méditait de grands maux ; avec nous partit aussi le valeureux fils de Tydée, en excitant ses compagnons. Vers le soir Ménélas nous rejoignit, dans l’île de Lesbos, où nous délibérions sur notre long voyage, incertains si nous devions naviguer au-dessus de l’âpre Chio, en côtoyant l’île de Psyrie, et la laissant à notre gauche, ou naviguer au-dessous de Chio, près du promontoire élevé de Mimas. Nous suppliâmes Zeus de nous faire voir un prodige ; ce dieu nous le montra, puis nous ordonna de tenir le milieu de la mer, où se trouve l’île Eubée, afin d’échapper promptement au péril. Alors il s’élève un vent frais, et nos navires, sillonnant l’humide plaine, arrivent à Géreste pendant la nuit. C’est là que pour Poséidon nous plaçâmes sur l’autel plusieurs cuisses de taureaux après avoir parcouru la vaste mer. Ce fut le quatrième jour que les compagnons de Diomède entrèrent dans Argos ; moi, je dirigeai ma course vers Pylos, et le vent favorable qu’un dieu nous avait envoyé ne cessa de souffler. Ainsi, mon cher enfant, je suis venu sans rien apprendre ; je n’ai pu savoir quels sont parmi les Grecs ceux qui périrent et ceux qui furent sauvés. Mais tout ce que j’ai recueilli depuis que je suis dans mon palais, je vous l’apprendrai, comme il est juste, et je ne vous cacherai rien. On dit que les braves Thessaliens sont revenus heureusement dans leur patrie, sous la conduite du valeureux fils d’Achille ; on annonce aussi l’heureux retour de Philoctète, le noble fils de Pœan. Idoménée à ramené dans la Crète tous ceux de ses compagnons échappés aux dangers des combats ; aucun d’eux ne fut englouti dans les flots de la mer. Sans doute, quoique éloigné, vous avez entendu parler d’Agamemnon, comment il vint dans sa patrie, et comment Égisthe le fit périr d’une mort affreuse. Mais ce prince lui-même à subi la peine due à son crime. Heureux le héros qui laisse après son trépas un fils plein de vaillance ! Tel Oreste s’est vengé du traître Égisthe, l’assassin de son illustre père. De même, ô mon ami (je vous vois grand et fort), soyez aussi plein de courage, pour que l’on parle bien de vous dans les siècles futurs. »

« Nestor, fils de Nélée, vous la gloire des Grecs, lui répond la jeune Télémaque, oui, c’est avec justice qu’Oreste s’est vengé ; les Grecs célébreront sa gloire et les siècles à venir en seront instruits. Ah ! que n’ai-je aussi la force de punir les prétendants de leur insolente audace, eux qui, m’outrageant, commettent d’odieux attentats. Mais les dieux ne me filèrent point une semblable destinée, non plus qu’à mon père, et maintenant il me faut tout supporter. »

« Ami, reprend aussitôt le vénérable Nestor (ce que vous venez de dire me rappelle vos malheurs), on raconte, en effet, que de nombreux prétendants, sous prétexte d’épouser votre mère, vous accablent de maux dans vos propres demeures. Mais dites-moi si vous avez succombé sans résistance, ou si les peuples vous haïssent en cédant à la voix d’un dieu. Qui sait pourtant si, revenant dans sa patrie, Ulysse ne les punira pas de leur violence, soit qu’il combatte seul, ou bien avec tous les Grecs réunis ? Si Athéna voulait avoir pour vous l’affection qu’elle portait autrefois au vaillant Ulysse dans les champs troyens, où les Grecs ont souffert tant de maux (non, jamais je n’ai vu les dieux protéger ouvertement un héros comme Athéna ouvertement protégea votre père), sans doute, si cette déesse voulait ainsi vous chérir, et dans son cœur avoir les mêmes soins, chacun de ces audacieux oublierait bientôt le mariage. »

« O vieillard, lui répond Télémaque, je ne pense pas que cette parole s’accomplisse : vous m’annoncez trop de bonheur ; j’en suis saisi de surprise ; je n’espère pas que ces choses arrivent, même avec la volonté des dieux. »

Athéna, l’interrompant alors, reprend en ces mots :

« Télémaque, ah ! quelle parole s’est échappée de vos lèvres ! Un dieu, quand il le veut, sauve aisément un mortel, quoiqu’il soit éloigné. Pour moi, j’aimerais mieux, après avoir éprouvé mille douleurs, revenir dans ma patrie, et voir enfin le jour du retour, que de trouver la mort au sein de mes foyers, après un heureux voyage, comme Agamemnon, qui vient de périr par la perfidie d’Égisthe et d’une odieuse épouse. La mort est le seul malheur dont les dieux ne peuvent sauver un héros qu’ils chérissent, quand le destin à marqué l’instant du sommeil éternel. »

« Cher Mentor, reprend alors le prudent Télémaque, cessons un tel entretien, malgré nos regrets ; il n’est plus de retour pour Ulysse, mais les dieux immortels ont résolu son trépas et sa funeste destinée. Maintenant, je veux adresser d’autres questions à Nestor, qui l’emporte sur tous par sa justice et par sa prudence ; il a, dit-on, régné sur trois générations d’hommes, aussi son aspect me paraît celui d’un immortel. Fils de Nélée, dites-moi la vérité: comment a succombé le puissant Agamemnon ? Où Ménélas était-il alors ? Comment a préparé ce trépas le perfide Égisthe, car il a fait périr un héros bien plus vaillant que lui ?

Est-ce que Ménélas était loin d’Argos, errant parmi des peuples étrangers, et son absence a-t-elle encouragé cet assassin ? »

« Mon enfant, lui répond le vénérable Nestor, je vous dirai la vérité. Tout ce que vous présumez est en effet arrivé. Sans doute, si le blond Ménélas, à son retour d’Ilion, eût trouvé dans le palais d’Atride Égisthe encore vivant, jamais on n’eût élevé de tombe à ce traître après sa mort, mais les chiens et les vautours auraient dévoré son corps étendu dans les champs loin d’Argos ; les femmes des Grecs ne l’auraient pas pleuré, car il commit un grand forfait. Nous, sur les rivages troyens nous soutenions de nombreux combats ; mais Égisthe, tranquille au sein de la fertile Argos, séduisait par ses paroles l’épouse d’Agamemnon. La noble Clytemnestre refusa longtemps de consentir à ce forfait, car son âme était vertueuse ; d’ailleurs, près d’elle était un chantre divin auquel Atride, en partant pour Ilion, avait expressément recommandé de garder son épouse. Mais lorsque la destinée des dieux eut arrêté qu’Égisthe soumettrait cette femme, alors transportant le chanteur dans une île déserte, il l’y laissa pour être le repas et la proie des oiseaux ; puis, au gré de leurs désirs mutuels, il emmena Clytemnestre dans sa maison, brûla les cuisses nombreuses des victimes sur les saints autels des dieux, suspendit un grand nombre d’offrandes, des vêtements et de l’or, accomplissant ainsi son dessein criminel, ce que son cœur n’osait espérer. Cependant nous voguions ensemble, loin d’Ilion, Ménélas et moi, qui fûmes toujours amis l’un de l’autre. Lorsque nous abordâmes à Sounion, promontoire sacré des Athéniens, le brillant Apollon perça de ses flèches le pilote de Ménélas, qui, dans ses mains, tenait le gouvernail du vaisseau, Phrontis, fils d’Onétor, et le plus habile des hommes à diriger un navire quand fondent les tempêtes. Ménélas, quoique impatient de continuer son voyage, s’arrête en ces lieux pour ensevelir son compagnon et célébrer des funérailles ; mais ce héros, s’étant remis en mer sur ses larges navires, était près de doubler la haute montagne des Maléens, quand Zeus résolut de lui rendre le voyage difficile, et fit retentir le souffle des vents sur les vagues émues, masses énormes comme des montagnes. Alors Zeus dispersant les vaisseaux de Ménélas, pousse les uns vers la Crète, à l’endroit qu’habitent les Cydoniens sur les rives du Iardanos. A l’extrémité de Gortyne est une roche élevée, d’une surface unie, qui s’avance au sein de la mer profonde ; là, le Notos poussant avec violence les flots à la gauche du promontoire de Pheste, un petit rocher arrête de grandes vagues. C’est sur cette plage que vint échouer la flotte, et les hommes n’échappèrent qu’avec peine à la mort, mais les flots brisèrent les navires contre les écueils; cependant cinq vaisseaux furent poussés vers les rivages de l’Égypte par les vents et par les ondes. Là Ménélas, ramassant de l’or et des biens en abondance, errait avec ses navires parmi des peuples étrangers ; ce fut pendant ce long voyage qu’Égisthe remplit de deuil sa maison en immolant Atride ; le peuple fut soumis à ses lois. Durant sept ans il régna sur l’opulente Mycènes ; mais pour son malheur, à la huitième année, Oreste arriva d’Athènes, et tua le parricide, le traître Égisthe, qui lui-même avait tué le père de ce héros. Oreste, après l’avoir immolé, prépara pour les Argiens le repas funèbre d’une odieuse mère et de l’infâme Égisthe ; c’est en ce moment qu’arriva le vaillant Ménélas avec beaucoup de richesses, autant qu’en pouvaient porter ses navires. Pour vous, à mon ami, n’errez pas longtemps loin de votre patrie, en abandonnant vos trésors, et laissant dans vos demeures ces hommes remplis d’une telle audace ; de peur qu’ils ne se partagent vos biens pour les dévorer, et que vous n’ayez fait un voyage inutile. Toutefois, je vous conseille et vous engage à vous rendre auprès de Ménélas, qui tout récemment vient de quitter des peuples étrangers, d’où sans doute n’espérerait plus revenir celui qu’en ces lieux auraient dérouté les tempêtes à travers une si vaste mer, et d’où les oiseaux ne pourraient revenir en une année, tant cette route est longue et périlleuse. Partez donc maintenant avec votre navire et vos compagnons. Si vous désirez voyager par terre, vous aurez un char et des coursiers ; près de vous, mes fils seront vos guides jusque dans la divine Lacédémone, où règne le blond Ménélas. Implorez-le pour qu’il parle sincèrement ; ce héros ne mentira point, car il est surtout rempli de prudence. »

Comme il achevait ce discours, le soleil se couche, et bientôt arrivent les ténèbres. Alors la déesse Athéna leur parle en ces mots :

« O vieillard, tout ce que vous dites est selon la justice ; maintenant donc coupez les langues des victimes, versez le vin dans les coupes, afin qu’après avoir fait les libations en l’honneur de Poséidon et des autres immortels, nous allions goûter le sommeil ; c’est l’heure du repos. Déjà la lumière s’est cachée dans l’ombre ; il ne convient pas de rester plus longtemps assis au sacrifice des dieux, il faut rentrer. »

Ainsi parle la fille de Zeus ; tous obéissent à sa voix. Aussitôt des hérauts leur versent l’eau sur les mains ; de jeunes serviteurs remplissent les coupes de vin, et les distribuent à tous les convives ; ils jettent les langues dans le feu, puis se levant ils font les libations. Quand ils ont achevé ces libations, et bu selon leurs désirs, Athéna et le beau Télémaque se disposent à retourner sur leur navire ; mais Nestor les retient, en leur adressant ces paroles :

« Que Zeus et tous les dieux immortels me préservent de vous laisser aller loin de moi coucher dans votre navire, comme si je n’étais qu’un pauvre indigent qui n’a dans sa demeure ni manteaux ni couvertures pour son service, ou pour offrir une couche moelleuse à ses hôtes. Je possède des manteaux et de belles couvertures. Non, sans doute, jamais le fils chéri d’un héros tel qu’Ulysse ne couchera, tant que je vivrai, sur le tillac d’un navire ; puis après moi mes enfants seront laissés dans ces demeures pour accueillir tout étranger qui se présentera devant ma maison. »

« Cher vieillard, lui répond Athéna, vous parlez toujours avec sagesse ; il est bien que Télémaque se rende à vos désirs, c’est le parti le plus convenable. Que ce héros donc vous suive pour dormir dans vos demeures ; moi, je retourne sur le vaisseau pour encourager nos compagnons, et donner à chacun des ordres. C’est moi qui me glorifie d’être le plus âgé ; les autres, qui nous ont suivis par amitié, sont tous du même âge que le valeureux Télémaque. J’irai donc maintenant au navire ; demain dès l’aurore je partirai pour le pays des vaillants Caucones, où je dois réclamer une dette qui n’est pas nouvelle ni d’une faible valeur ; mais vous, puisque vous recevez ce jeune héros dans votre maison, faites-le partir avec un char et l’un de vos fils ; donnez-lui ceux de vos coursiers qui sont les plus forts et les plus rapides. »

Ainsi parle Athéna ; et soudain elle s’envole sous la forme d’un aigle ; la crainte s’empare de tous les assistants. Le vieillard admire le prodige qui vient d’éclater à ses yeux ; alors il prend la main de Télémaque, le nomme, et lui parle en ces mots :

« O mon ami, je ne pense pas que vous soyez désormais un homme sans force et sans courage, puisque, si jeune encore, les immortels sont vos guides. De tous les habitants de l’Olympe, ce ne peut être que la fille de Zeus, la puissante Athéna, elle qui parmi les Argiens honorait surtout votre valeureux père. Déesse, soyez-nous propice, daignez combler de gloire moi, mes enfants, et ma vertueuse épouse ; j’immolerai pour vous une génisse au large front, encore indomptée, et qu’aucun homme n’a mise sous le joug ; oui, je veux vous l’immoler, après avoir entouré d’or ses cornes naissantes. »

Telle fut sa prière ; Athéna l’exauça. Le vieux guerrier Nestor précède ses fils et ses gendres, et retourne dans ses superbes palais. Quand ils sont parvenus dans les opulentes demeures du roi, tous se placent en ordre sur des trônes et sur des sièges. Alors le vieillard prépare pour chaque assistant une coupe remplie d’un vin pur qui vieillit durant onze années, et que l’intendante avait puisé dans l’urne qu’elle venait d’ouvrir. Sitôt que Nestor en a rempli la coupe, il adresse ses vœux à Athéna, et répand les prémices en l’honneur de cette fille de Zeus, maître de l’égide.

Quand les libations sont achevées, et qu’ils ont bu selon leurs désirs, ils vont se livrer au sommeil, chacun dans sa demeure. Cependant Nestor fait dresser pour Télémaque, le fils chéri d’Ulysse, un lit moelleux placé sous le portique ; il veut que près du héros repose Pisistrate, chef des peuples, et le seul des enfants de Nestor qui, dans le palais, n’eût pas encore d’épouse. Le vieillard se retire enfin dans l’appartement le plus secret de son vaste palais ; il s’endort sur le lit qu’avait préparé la reine son épouse.

Le lendemain, dès que brille l’aurore, l’auguste Nestor abandonne sa couche. Il sort du palais, et s’assied sur des pierres polies, qui, blanches et frottées d’huile, étaient devant les portes élevées, et sur lesquelles s’asseyait jadis le roi Nélée, qui par sa prudence était semblable aux dieux. Mais, déjà vaincu par l’inexorable destin, il était descendu dans les demeures d’Hadès ; c’est là que, tenant son sceptre, s’assied le vieux guerrier Nestor, le rempart des Grecs. Autour de lui se rassemblent ses fils, qui tous ont aussi quitté leurs couches, Échéphron, Stratios, Persée, Arétos et Thrasymédès, le sixième est Pisistrate ; ils conduisent eux-mêmes le beau Télémaque, et le font placer auprès du vieillard, qui leur adresse ces paroles :

« Hâtez-vous, ô mes enfants, de satisfaire à mes désirs, je veux offrir un sacrifice expiatoire à la première des déesses, Athéna, qui m’est apparue pendant le sacrifice offert à Poséidon. Que l’un de vous aille aux champs, afin que le pasteur des bœufs nous amène promptement une génisse en ces lieux ; qu’un autre se rende sur le vaisseau de Télémaque, et qu’il amène ici tous les compagnons de ce prince, qu’il n’en laisse que deux seulement ; qu’un autre, enfin, appelle ici l’orfèvre Laercée, pour entourer d’or les cornes de la génisse. Mes autres enfants resteront auprès de moi ; dites aux serviteurs du palais de préparer un splendide festin, d’apporter les sièges, le bois et l’onde limpide. »

Ainsi parle Nestor ; tous exécutent ses ordres : la génisse arrive des champs, et les compagnons de Télémaque du rapide navire ; arrive aussi l’ouvrier habile, tenant dans ses mains tous les instruments de son art, le marteau, l’enclume et les tenailles faites avec soin qui lui servent à travailler l’or ; enfin Athéna vient elle-même, désirant assister au sacrifice. Le noble vieillard donne l’or ; l’ouvrier, l’adaptant avec soin, le place aux cornes de la génisse, afin que la déesse se réjouît en voyant cette offrande. Stratios et le divin Échéphron conduisaient la génisse par les cornes. Arétos, venant de la salle, portait l’eau dans un vase richement ciselé, de l’autre main il portait l’orge sacrée dans une corbeille. Le fort Thrasymédès, debout, tenait en ses mains la hache tranchante, prêt à frapper la génisse. Persée tenait la coupe où l’on recueillera le sang. Le vieux guerrier Nestor commence à répandre l’eau du sacrifice et l’orge sacrée ; puis, adressant de nombreuses prières à Athéna, il jette dans le feu le poil de la tête.

Lorsqu’ils ont prié, qu’ils ont répandu l’orge sacrée, le fils de Nestor, le fort Thrasymédès, frappe en s’approchant ; la hache tranche les nerfs du cou : la force abandonne la génisse ; les filles de Nestor, les femmes de ses fils, et sa chaste épouse Eurydice, l’aînée des filles de Clymène, poussent un cri religieux. On s’efforce ensuite de soulever de terre l’animal expirant, et Pisistrate, chef des peuples, l’égorge aussitôt. Quand le sang a cessé de couler, et que la vie abandonne la victime, on enlève les boyaux : ils détachent les cuisses, selon l’usage, et les recouvrent de deux couches de graisse, sur lesquelles on place des lambeaux palpitants. Le vieillard brûle les cuisses sur des éclats de bois qu’il arrose de vin ; près de lui de jeunes garçons tiennent en leurs mains des broches à cinq pointes. Sitôt que les cuisses sont consumées, que les assistants ont goûté les entrailles, ils divisent en morceaux les restes de la victime, qu’ils percent avec des broches, et qu’ils font rôtir en tenant dans les mains ces broches acérées.

Durant ces apprêts, Télémaque est conduit au bain par la belle Polycaste, la plus jeune des filles de Nestor. Quand elle l’a baigné, qu’elle l’a parfumé d’essence, elle couvre d’une tunique et d’un riche manteau le héros, qui s’éloigne du bain, et paraît dans sa démarche semblable aux immortels. Il s’avance, et va s’asseoir auprès de Nestor, pasteur des peuples.

Dès que les viandes sont rôties, on les retire du foyer, et tous s’asseyent pour prendre le repas ; alors des hommes vigoureux se lèvent et versent le vin dans des coupes d’or. Lorsque les convives ont chassé la faim et la soif, le vieux Nestor dit à ses fils :

« Mes enfants, hâtez-vous d’amener pour Télémaque les coursiers à la belle crinière et de les atteler au char, afin qu’il accomplisse son voyage. »

Il dit ; ceux-ci s’empressent d’obéir aux ordres qu’ils viennent d’entendre. Aussitôt ils attellent au char les coursiers rapides. L’intendante du palais y dépose le pain, le vin, et toutes les provisions destinées à la nourriture des rois enfants de Zeus. Télémaque monte dans le char étincelant ; le fils de Nestor, Pisistrate, se place à ses côtés, prend les rênes dans ses mains, et du fouet frappe les chevaux. Ils s’élancent sans efforts dans la plaine, en quittant la haute ville de Pylos ; durant tout le jour chaque coursier de son côté agite le joug qui les rassemble.

Le soleil se couchait, et toutes les rues étaient dans l’ombre, lorsqu’ils arrivèrent à Phères, dans le palais de Dioclée, fils d’Orsilochos, issu lui-même d’Alphée. C’est là qu’ils reposent toute la nuit, et ce héros leur offrit les dons de l’hospitalité.

Le lendemain, dès que paraît la fille du matin, l’Aurore aux doigts de rose, ils attellent les coursiers, montent sur le char magnifique, et s’éloignent du palais à travers le portique retentissant. Pisistrate frappe les chevaux ; ils s’élancent sans efforts. Les deux héros traversent des plaines fertiles ; bientôt ils arrivent au terme du voyage, tant les coursiers les emportent avec rapidité. Le soleil se couchait et toutes les rues étaient dans l’ombre.

Fin du Chant 3 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)