L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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Arrivée d’Ulysse chez Alcinoos.

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

C’est ainsi qu’en ces lieux priait le noble et patient Ulysse ; cependant la jeune fille, sur le chariot que traînent de fortes mules, arrive à la ville. Lorsqu’elle est parvenue aux superbes demeures de son père, Nausicaa s’arrête sous les portiques ; ses frères, aussi beaux que les dieux, s’empressent autour d’elle ; les uns détellent les mules du chariot, et les autres portent les habits dans l’intérieur du palais. Elle se rend dans sa chambre ; une vieille Épirote, la servante Eurymedusa, que jadis de larges vaisseaux amenèrent de l’Épire, avait allumé le feu ; les Phéaciens la choisirent pour être la récompense d’Alcinoos, qui régnait sur eux tous, et que le peuple écoutait comme un dieu ; ce fut elle qui jadis éleva la belle Nausicaa dans le palais. Elle alluma le feu, puis prépara le repas du soir.

En ce moment Ulysse se lève pour aller à la ville ; alors Athéna, amie bienveillante à ce héros, le couvre d’un épais nuage, de peur que quelque Phéacien venant à le rencontrer ne le blesse par des railleries, et ne le questionne sur ce qu’il est. Lorsqu’Ulysse est près d’entrer dans cette ville charmante, la déesse se présente à lui sous la forme d’une jeune vierge qui portait une cruche ; elle s’arrête devant Ulysse, et le héros l’interroge ainsi :

« Mon enfant, ne pourriez-vous pas me conduire à la maison du héros Alcinoos, qui règne sur ces peuples ? J’arrive ici, malheureux étranger, d’un pays bien éloigné ; je ne connais aucun des hommes qui résident en cette ville, et qui cultivent ces champs. »

« Oui, sans doute, vénérable étranger, répond la déesse, je vous indiquerai la maison que vous me demandez : Alcinoos habite auprès de mon irréprochable père ; mais gardez toujours le même silence ; moi, je vous montrerai le chemin ; ne regardez, n’interrogez personne. Nos citoyens ne reçoivent pas volontiers les étrangers, et n’accueillent pas avec bienveillance ceux qui viennent de loin. Les Phéaciens, se confiant à leurs vaisseaux légers, sillonnent les vastes mers, comme Poséidon leur en a donné la puissance ; leurs navires sont rapides comme l’aile ou la pensée. »

Athéna ayant ainsi parlé s’avance rapidement ; le héros suit les pas de la déesse. Les Phéaciens, navigateurs illustres, ne l’aperçurent point lorsqu’au milieu d’eux il traversa la ville. Athéna à la belle chevelure, déesse terrible, ne le permit pas, et, bienveillante en son âme, elle le couvrit d’un divin nuage. Cependant Ulysse regardait avec étonnement le port, les vaisseaux rangés en ligne, la place publique où s’assemblaient les chefs, les longues et hautes murailles garnies de pieux, spectacle admirable à voir. Lorsqu’ils arrivent près des riches palais du roi, la déesse parle en ces mots :

« Voilà, vénérable étranger, la maison que vous m’avez ordonné de vous indiquer ; vous trouverez les princes, enfants de Zeus, rassemblés pour le festin ; entrez dans cette demeure, et que votre âme ne se trouble point : en toute entreprise, l’homme intrépide accomplit mieux ses desseins, lors même qu’il arrive d’un pays éloigné. D’abord, dans le palais, adressez-vous à la reine, son nom significatif est Arété ; elle est née des mêmes parents que le héros Alcinoos. Nausithoos reçut le jour de Poséidon et de Péribéa, la plus belle des femmes, et la plus jeune des filles du magnanime Eurymédon, qui régna jadis sur les superbes Géants. Mais ce héros anéantit ce peuple impie dans les guerres qu’il entreprit, et mourut aussi. Poséidon s’unit donc à Péribéa, dont il eut Nausithoos, qui régna sur les Phéaciens ; Nausithoos fut le père d’Alcinoos et de Rhexenor. Ce dernier n’eut point de fils, et, jeune époux, il fut frappé dans son palais par les flèches d’Apollon, ne laissant après lui qu’une jeune fille. C’est Arété ; elle qu’Alcinoos à choisie pour épouse, et qu’il honore, comme nulle autre femme n’est honorée, sur la terre, parmi toutes celles qui, soumises à leur époux, gouvernent leur maison avec sagesse. Ainsi cette femme est comblée d’honneur et par ses enfants, et par Alcinoos lui-même, et par les peuples, qui la contem plent comme une déesse et la saluent de leurs vœux chaque fois qu’elle se promène par la ville. Jamais son esprit n’a manqué de prudence ; et par de sages pensées elle termine les différends parmi les hommes. Si cette reine vous est bienveillante en son âme, ayez espoir de revoir bientôt vos amis et de retourner dans vos belles demeures, aux terres paternelles. »

En achevant ces paroles, Athéna s’élance sur la vaste mer, et quitte l’aimable Schérie ; elle traverse Marathon, la grande ville d’Athènes, et se rend dans la forte demeure d’Érechthée. Ulysse cependant s’avance vers le superbe palais d’Alcinoos ; le cœur agité de mille soucis, il s’arrête, avant de franchir le seuil d’airain. Comme resplendit l’éclat de la lune et du soleil, ainsi brille la maison élevée du magnanime Alcinoos. Les murailles des deux côtés étaient revêtues d’airain depuis la base jusqu’au sommet ; tout autour régnait une corniche d’azur ; des portes d’or fermaient l’intérieur de cette forte demeure, et les montants d’argent reposaient sur le seuil d’airain ; le linteau de ces portes était aussi d’argent, et l’anneau d’or. Aux deux côtés paraissent des chiens d’or et d’argent, qu’avait formés Héphaïstos avec une merveilleuse industrie, pour garder la maison du magnanime Alcinoos ; ils étaient immortels et pour toujours exempts de vieillesse. Dans l’intérieur, depuis l’entrée jusqu’aux extrémités de la salle, se trouvaient des sièges affermis le long de la muraille ; on les avait recouverts de tapis fins et bien tissés : c’était l’ouvrage des femmes. Là s’asseyaient les chefs des Phéaciens pour boire et manger, car ils avaient tout en abondance. Sur de larges socles étaient debout de jeunes hommes d’or, tenant entre leurs mains des flambeaux allumés pour éclairer pendant la nuit la salle des convives. Cinquante femmes esclaves habitaient ce palais ; les unes s’occupaient à broyer sous la meule le blond froment, les autres, assises en ordre, ou tissaient la toile, ou filaient la laine, nombreuses comme les feuilles d’un haut peuplier ; de ces étoffes délicates semblait couler une huile éclatante. Autant les Phéaciens excellent à guider sur la mer un léger navire, autant leurs femmes à tisser la toile ; Athéna leur donna d’accomplir ces beaux ouvrages et d’avoir de sages pensées. Au delà de la cour, et tout près des portes, est un jardin de quatre arpents ; de toutes parts il est fermé par une enceinte. Là croissent des arbres élevés et verdoyants, les poiriers, les grenadiers, les pommiers aux fruits éclatants, les doux figuiers et les oliviers toujours verts. Les fruits de ces arbres ne cessent pas pendant toute l’année, ils ne manquent ni l’hiver ni l’été ; sans cesse le Zéphyr en soufflant fait naître les uns et mûrit les autres. La poire vieillit auprès de la poire, la pomme auprès de la pomme, le raisin auprès du raisin, et la figue auprès de la figue. Là fut aussi plantée une vigne féconde, dont une partie, dans une plaine unie et découverte, sèche aux rayons du soleil ; on vendange ses grappes, tandis que les autres sont pressées ; plus loin sont encore de jeunes grappes, les unes paraissent en fleur, et les autres commencent à noircir. A l’extrémité du jardin, des plates-bandes régulières sont remplies de diverses plantes potagères qui fleurissent abondamment ; en ces lieux sont, enfin, deux fontaines : l’une serpente à travers tout le jardin, la seconde, d’un autre côté, coule à l’entrée de la cour près du palais élevé ; c’est là que viennent puiser les habitants. Tels étaient les riches présents des dieux dans la demeure d’Alcinoos.

A cette vue le noble Ulysse restait immobile d’étonnement. Après avoir dans son âme admiré toutes ces merveilles, il franchit rapidement le seuil, et pénètre dans l’intérieur du palais. Il trouve les princes et les chefs des Phéaciens faisant avec leurs coupes des libations au clairvoyant Hermès ; car c’était à lui qu’on offrait les derniers sacrifices quand on songeait au sommeil. Le noble et patient Ulysse traverse la maison, toujours enveloppé de l’épais nuage dont l’entoura Athéna, jusqu’à ce qu’il fût arrivé près du puissant Alcinoos et d’Arété. De ses deux mains alors il embrasse les genoux de la reine ; aussitôt le divin nuage s’éloigne de lui. Tous les Phéaciens dans le palais gardent le silence en l’apercevant, et le contemplent avec admiration ; alors Ulysse fait entendre ces paroles suppliantes :

« Arété, fille du divin Rhexenor, après avoir beaucoup souffert, j’arrive à vos pieds, auprès de votre époux et de ces convives ; puissent les dieux leur donner de vivre heureusement, et puisse chacun d’eux laisser à ses enfants les richesses renfermées dans son palais et les récompenses qu’il a reçues du peuple ! Cependant hâtez mon départ, afin que je retourne bientôt dans ma patrie, parce que déjà depuis longtemps je supporte, loin de mes amis, d’amères douleurs. »

En achevant ces mots, le héros va s’asseoir près du feu sur la cendre du foyer ; tous les assistants restent en silence. Enfin au milieu d’eux parle le vieux guerrier Échénéos, le plus âgé des Phéaciens, qui brillait par ses discours, et connaissait beaucoup de choses anciennes. Plein de bienveillance pour ses concitoyens, il parle ainsi :

« Non, sans doute, Alcinoos, il n’est point généreux à vous, il n’est point convenable de laisser un étranger assis sur la cendre du foyer ; tous les assistants attendent de recevoir vos ordres. Faites donc asseoir votre hôte sur un siège orné de clous d’argent ; puis commandez à vos hérauts de mêler le vin, afin que nous offrions des libations à Zeus, roi de la foudre, qui toujours accompagne les respectables suppliants, et que l’intendante du palais serve à l’étranger les mets qui sont en réserve. »

Alcinoos ayant entendu ces paroles, présente la main au sage Ulysse, le relève du foyer, et le place sur un siège brillant, en déplaçant son fils, l’aimable Laodamas, assis à ses côtés, et celui de tous ses enfants qu’il aimait le plus. Alors une servante, portant une belle aiguière d’or, verse l’eau qu’elle contient dans un bassin d’argent, pour qu’Ulysse lave ses mains ; puis elle place devant le héros une table polie. L’intendante du palais y dépose le pain et des mets nombreux, en y joignant ceux qui sont en réserve. Ainsi le noble et patient Ulysse boit et mange à son gré ; le fort Alcinoos dit alors à l’un de ses hérauts :

« Pontonoos, mêlez le vin dans l’urne, et distribuez-le à tous dans ce palais, afin que nous offrions des libations à Zeus, roi de la foudre, qui toujours accompagne les respectables suppliants. »

Il dit ; Pontonoos mêle le vin délicieux, et distribue les coupes à tous. Quand ils ont offert les libations, et qu’ils ont bu selon leurs désirs, Alcinoos se lève, et leur adresse ce discours :

« Princes et chefs de Phéaciens, écoutez mes paroles, et que je vous dise ce que m’inspire mon âme. Maintenant que le repas est terminé, retournez dans vos demeures goûter le repos ; mais demain dès l’aurore nous rassemblerons les anciens en plus grand nombre, nous accueillerons l’étranger dans ce palais, et nous immolerons aux dieux de belles victimes ; ensuite nous nous occuperons du départ, afin que l’étranger, exempt de soins et de tristesse sous notre conduite, bientôt arrive joyeux dans sa patrie, lors même qu’elle serait très-éloignée, et que dans le trajet il n’éprouve aucun dommage, aucun malheur, avant d’avoir atteint son pays ; c’est là qu’il subira dans la suite tout ce que la destinée et les pesantes fileuses ourdirent avec le fil de sa vie, lorsque l’enfanta sa mère. Mais si c’est quelque divinité descendue du ciel, sans doute que les dieux conçoivent un autre dessein pour l’avenir ; car toujours, jusqu’à présent, les dieux se sont montrés manifestement à nous quand nous leur avons immolé d’illustres hécatombes, et même ont pris part à nos festins, assis au milieu de nous. Si jamais quelque voyageur solitaire vient à les rencontrer, ils ne se déroberont point à lui, parce que nous sommes autant rapprochés d’eux que les Cyclopes et la race farouche des Géants. »

« Alcinoos, ayez d’autres pensées, reprend aussitôt Ulysse ; je ne suis point semblable aux immortels habitant les vastes cieux, ni par la taille, ni par les traits, mais aux faibles mortels. Bien plus, ceux des hommes que vous savez avoir éprouvé les plus grandes infortunes, je puis les égaler en souffrances. Oui, je vous raconterais de plus grands malheurs si je vous disais tous ceux que j’ai soufferts par la volonté des dieux. Mais permettez que j’achève ce repas, malgré ma tristesse. Il n’est pas de plus poignant aiguillon que la faim dévorante, qui par nécessité rappelle son souvenir à l’homme affligé, portant la douleur en son âme. Ainsi moi de même je porte la douleur en mon âme ; ce­pendant la faim m’ordonne de boire et de manger ; elle me fait oublier tous les maux que j’ai soufferts, et me contraint à me nourrir. Cependant, hâtez-vous demain, au lever de l’aurore, de ramener dans sa patrie un infortuné qui supporta tant de malheurs ; ensuite, que la vie m’abandonne quand j’aurai revu mes domaines, mes serviteurs et mon superbe palais. »

Il dit ; les Phéaciens applaudissent à ce discours, et conviennent de reconduire l’étranger qui venait de parler avec tant de sagesse. Quand ils ont achevé les libations, et qu’ils ont bu selon leur désir, ils retournent dans leurs demeures pour y goûter le repos. Ulysse resta seul dans le palais ; près de lui s’assirent le divin Alcinoos et la reine Arété ; les serviteurs enlevèrent les apprêts du festin. Alors la belle Arété commença l’entretien : elle avait reconnu le manteau, la tunique ; et, considérant les beaux habits qu’elle-même avait tissés avec ses femmes, elle adresse au héros ces paroles rapides :

« Étranger, je désire vous interroger la première : qui donc êtes-vous ? quels peuples venez-vous de quitter ? qui vous à donné ces habits ? n’avez-vous pas dit qu’après avoir erré sur la mer, vous fûtes jeté sur ce rivage ? »

Le sage Ulysse lui répond aussitôt : « Il serait difficile, ô reine, de vous raconter toutes mes infortunes, car les dieux du ciel m’ont accablé d’un grand nombre de maux ; cependant je vais répondre à ce que vous me demandez. Loin d’ici s’élève au milieu de la mer l’île d’Ogygie, qu’habite la fille d’Atlas, l’astucieuse Calypso, déesse redoutable ; nul parmi les dieux ni les hommes ne s’unit jamais à cette nymphe. Mais une divinité me conduisit pour être seul son malheureux hôte, après que Zeus eut brisé mon navire en le frappant de sa foudre étincelante au sein de la mer ténébreuse. Là périrent tous mes valeureux com­pagnons ; moi cependant, saisissant entre mes bras la carène de mon large navire, je fus pendant neuf jours porté sur les ondes ; la dixième nuit seulement les dieux me poussèrent dans l’île d’Ogygie, qu’habite la belle Calypso, déesse redoutable ; elle m’accueillit avec bienveillance, prit soin de ma vie, et me dit qu’elle me rendrait immortel en m’affranchissant à jamais de la vieillesse. Mais dans mon sein elle ne persuada pas mon âme. Je demeurai sept années entières en ces lieux, et sans cesse j’arrosais de mes larmes les vêtements immortels que m’avait donnés Calypso. Lorsque la huitième année fut révolue, elle m’ordonna de tout préparer pour mon départ ; soit par un ordre de Zeus, soit qu’elle eût changé de pensée, elle me renvoya sur un fort radeau, me donna de nombreux présents, du pain, du vin délicieux, me revêtit de vêtements immortels, et fit souffler un vent doux et propice. Je voguai durant dix-sept jours en traversant la mer, et le dix-huitième apparurent à moi les montagnes ombragées de votre pays ; la joie pénétrait dans mon cœur infortuné ; car je devais éprouver encore un grand désastre que me suscita le terrible Poséidon : il excita les vents impétueux, me ferma tous les chemins, et bouleversa la vaste mer. La fureur des vagues ne me permit pas de rester sur mon radeau. Bientôt il fut brisé par la tempête ; moi, cependant, nageant avec effort, je fendis l’onde amère, jusqu’au moment où les vents et les flots me poussèrent contre vos rivages. Là, comme j’étais près d’arriver à terre, une vague me jeta contre un roc énorme, dans un endroit périlleux ; j’évitai cet écueil, et je nageai de nouveau jusqu’à ce que je parvins près du fleuve, où s’offrit à ma vue un lieu favorable, entièrement dégagé de rochers, et cependant à l’abri des vents. Je tombai sur la plage en recueillant mes forces ; bientôt la nuit arriva ; m’éloignant alors du fleuve, je me couchai sous des arbrisseaux, et me couvris d’un grand amas de feuilles ; un dieu fit couler dans mon sein le plus profond sommeil. Là, caché sous ces feuilles, bien que mon cœur fût dévoré d’inquiétudes, je dormis toute la nuit et le lendemain jusqu’au milieu du jour ; le soleil était près de terminer sa course lorsque le doux sommeil m’abandonna. Ce fut alors que j’aperçus les suivantes de votre fille, jouant sur le rivage ; cette princesse au milieu d’elles paraissait comme une divinité. J’implorai son secours : elle cependant ne manqua point de cet esprit de sagesse qu’on n’espère pas rencontrer dans un âge aussi tendre, car toujours les jeunes gens manquent de prudence. Elle m’offrit du pain en abondance, un vin fortifiant, et, m’ayant fait baigner dans le fleuve, elle me donna ces habits. Telles sont mes aventures ; malgré mon chagrin, je les ai racontées sans déguisement. »

« Étranger ; reprit Alcinoos, ma fille n’a point accompli tout ce qu’elle devait, puisque elle-même avec ses femmes ne vous à pas conduit dans ma maison : c’est elle cependant que vous avez implorée la première. »

« Héros puissant, ne blâmez point à cause de moi votre fille irréprochable, répond le sage Ulysse ; elle m’avait ordonné de la suivre avec ses femmes, mais je ne l’ai pas voulu, par respect pour cette princesse, de peur que votre colère ne s’allumât en me voyant ; car nous sommes soupçonneux, faibles humains qui rampons sur la terre. »

« Étranger, lui dit Alcinoos, non, dans mon sein mon cœur ne s’irrite pas ainsi sans motif ; le mieux ce sont toutes les choses justes. Ah ! veuille le grand Zeus, Athéna, Apollon, qu’un homme tel que vous êtes, pensant comme je pense moi-même, épouse ma fille, et soit appelé mon gendre, en demeurant ici ! je vous donnerais un palais, de grandes richesses, si vous vouliez rester avec nous ; mais aucun des Phéaciens ne vous retiendra malgré vos désirs : un tel dessein serait odieux à Zeus ! Demain donc, sachez-le bien, j’ordonnerai tout pour le départ ; jusqu’à ce moment goûtez en paix les douceurs du sommeil. Puis les nautoniers sillonneront la mer tranquille, pour vous conduire dans votre patrie et dans votre palais, quel que soit l’endroit où vous désiriez arriver, fût-il même au delà de l’Eubée, pays que disent être fort éloigné ceux de nos concitoyens qui l’ont vu, lorsqu’ils accompagnèrent le blond Rhadamanthe se rendant auprès de Tityos, fils de la Terre. C’est là qu’ils arrivèrent, sans fatigue ; ils firent ce voyage en un jour, et revinrent ensuite chez eux. Vous-même verrez comme sont excellents mes vaisseaux, et mes jeunes matelots habiles à frapper la mer avec la rame. »

A ces mots, Ulysse, transporté de joie, s’écrie en implorant les dieux :

« Grand Zeus, puisse Alcinoos accomplir tout ce qu’il vient de dire ! Sans doute alors sur la terre féconde il aurait une gloire immortelle, et moi je retournerais enfin dans ma patrie. »

C’est ainsi que ces deux héros discouraient ensemble ; cependant la belle Arété commande à ses femmes de dresser un lit sous le portique, d’y placer de beaux matelas de pourpre, par dessus des tapis et des tuniques moelleuses pour se couvrir. Elles sortent de la salle en portant des flambeaux. Après avoir dressé promptement cette couche moelleuse, elles se tiennent devant Ulysse, et l’avertissent en ces mots :

« Venez dormir, étranger ; votre lit est prêt. »

Elles disent ; et trouver une couche paraît doux au héros. Ainsi le noble et patient Ulysse s’endort dans le lit superbe sous le portique retentissant. Alcinoos se retire aussi dans l’appartement le plus reculé du palais, et la reine son épouse, ayant préparé sa couche, repose auprès de lui.

Fin du chant 7 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)