L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

Retour de Télémaque dans la ville d’Ithaque.

Le lendemain, dès que brille l’Aurore aux doigts de rose, Télémaque, le fils chéri d’Ulysse, entoure ses pieds de riches brodequins ; il saisit une longue lance, que ses mains soulèvent sans effort, et, près de se rendre à la ville, il dit au chef des pasteurs…

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Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Ulysse et ses compagnons, mosaïque du musée du Bardo à Tunis

Le lendemain, dès que brille l’Aurore aux doigts de rose, Télémaque, le fils chéri d’Ulysse, entoure ses pieds de riches brodequins ; il saisit une longue lance, que ses mains soulèvent sans effort, et, près de se rendre à la ville, il dit au chef des pasteurs :

« Eumée, je vais à la ville, afin que ma mère me revoie ; car je ne pense pas qu’elle cesse ses tristes gémissements et ses larmes amères avant de m’avoir vu ; voici maintenant ce que je vous recommande. Vous conduirez ce malheureux étranger à la ville, pour qu’il mendie sa nourriture ; là chacun à son gré pourra lui donner le pain et la coupe. Je ne puis me charger de tous les hommes, éprouvant moi-même bien des douleurs en mon âme ; cependant si notre hôte s’irritait de cette résolution, sa condition en serait pire. Je parle toujours avec franchise. »

« Ami, répond aussitôt le patient Ulysse, je ne désire pas non plus de rester en ces lieux ; pour un pauvre il vaut mieux mendier à la ville que dans les champs ; chacun me donnera selon ses désirs. D’ailleurs, je ne suis plus assez jeune pour rester dans cette bergerie et pour obéir à tous les ordres du maître. Mais allez, le pasteur, ainsi que vous l’avez ordonné, sera mon guide, après avoir réchauffé mon corps au foyer et que la chaleur du soleil se fera sentir. Je ne suis couvert que de méchants habits ; je craindrais d’être saisi par le froid piquant du matin, car on dit que nous sommes loin de la ville. »

Ainsi parlait Ulysse. Alors Télémaque sort de la bergerie, et s’éloignant à grands pas ; il méditait le malheur des prétendants. Quand il est arrivé près de ses superbes demeures, il s’arrête, appuie sa lance contre une haute colonne, entre sous le portique, et franchit le seuil de pierre.

Ce fut la nourrice Euryclée qui la première aperçut Télémaque, tandis qu’elle était occupée à recouvrir avec des tapis les sièges magnifiques. Soudain elle accourt auprès du héros en versant des larmes ; autour d’elle les autres servantes du valeureux Ulysse entourent Télémaque, et, le serrant avec transport, lui baisent la tète et tes épaules.

Arrive ensuite de ses riches appartements la sage Pénélope, aussi belle que Artémis ou la blonde Aphrodite ; elle jette en pleurant ses bras autour de son fils bien aimé, lui baise la tête et les yeux, et laisse à travers des sanglots échapper ces mots rapides :

« Vous voilà donc enfin, ô Télémaque, ma douce lumière. Je n’espérais plus vous revoir, depuis le jour où, malgré mon désir, un vaisseau vous conduisit secrètement à Pylos, pour entendre parler de votre père. Mais hâtez-vous de me dire tout ce que vous avez vu. »

« O ma mère, lui répond Télémaque, ne renouvelez pas mes peines, et ne troublez pas mon âme, puisque enfin j’ai le bonheur d’échapper à la mort ; mais entrez dans le bain, prenez vos habits nouvellement lavés en montant dans les appartements élevés avec vos femmes, et promettez à tous les dieux d’immoler de solennelles hécatombes, pour que Zeus accomplisse l’œuvre de la vengeance. Moi, je vais me rendre à l’assemblée, où j’appellerai l’étranger qui m’accompagna quand je revins ici. Je l’ai renvoyé d’abord avec mes nobles compagnons ; mais j’ai recommandé toutefois à Piraeos de le recevoir dans sa demeure, de l’accueillir avec soin, et de l’honorer jusqu’à mon retour. »

Ainsi parle Télémaque ; cette parole n’est point fugitive pour Pénélope. Elle entre dans le bain, et prenant ensuite ses habits nouvellement lavés, elle promet à tous les dieux d’immoler de solennelles hécatombes pour que Zeus accomplisse l’œuvre de la vengeance.

Pendant ce temps Télémaque s’éloignait du palais en tenant sa lance ; deux chiens aux pieds rapides suivent ses pas. Athéna sur lui répand une grâce divine, et tout le peuple admire le héros qui s’avance. Les superbes prétendants l’entourent, en lui souhaitant mille félicités ; mais au fond ils méditent de mauvais desseins dans leur âme. Télémaque échappe à cette troupe nombreuse ; mais, se rapprochant de Mentor, d’Antiphos et d’Halithersès, qui dès l’origine furent les compagnons de son père, c’est là qu’il s’assied ; ceux-ci l’interrogent sur chaque chose. Cependant, l’illustre Piraeos arrive en guidant l’étranger par la ville, et le conduit à l’assemblée ; Télémaque ne reste pas longtemps loin de son hôte, et se place près de lui. Piraeos adresse alors ces paroles au fils d’Ulysse :

« Télémaque, ordonne aux femmes de se rendre dans mes demeures, afin que je te renvoie les présents que t’offrit Ménélas. »

« Cher Piraeos, lui répond le prudent Télémaque, nous ne savons quels événements arriveront. Si les fiers prétendants m’assassinent en secret dans ma maison, et se divisent les richesses paternelles, il vaut mieux que tu jouisses de ces trésors qu’aucun d’entre eux ; mais si je dois au contraire leur donner la mort, heureux alors, tu rapporteras dans mon palais ces présents qui me combleront de joie. »

En achevant ces mots, il emmène chez lui son hôte infortuné. Dès qu’ils sont parvenus dans les riches demeures d’Ulysse, ils mettent leurs vêtements sur des trônes et sur des sièges ; puis ils se plongent dans les bains magnifiques pour se laver. Les servantes les baignent, les oignent d’huile, les revêtent de manteaux et de tuniques moelleuses, et lorsqu’ils ont quitté le bain, ils vont se reposer sur des sièges. Bientôt une esclave, portant une aiguière d’or, verse l’eau dans un bassin d’argent, afin qu’ils lavent leurs mains ; ensuite elle place devant eux une table soigneusement polie. L’intendante du palais y dépose le pain et, des mets nombreux, en y joignant ceux qui sont en réserve. Pénélope était vis-à-vis de son fils, non loin de la porte, assise sur un siège, et filait une laine délicate. Télémaque et l’étranger portent les mains vers les mets qu’on leur à servis ; quand ils ont apaisé la faim et la soif, Pénélope ouvre l’entretien, et dit aussitôt :

« Télémaque, je vais remonter dans mes appartements, et me reposer sur cette couche qui m’est devenue si douloureuse, et qui fut sans cesse arrosée de mes larmes, depuis le jour où mon époux partit avec les Atrides pour Ilion ; car vous n’avez pas voulu me dire, avant l’arrivée des prétendants audacieux dans cette maison, ce que vous avez appris touchant le retour de votre père. »

Le sage et prudent Télémaque lui répondit en ces mots :

« Ma mère, je vous raconterai tout avec vérité. Nous sommes allés à Pylos auprès de Nestor, pasteur des peuples ; il me reçut dans ses riches palais, m’accueillit avec amitié, comme un père accueille son fils arrivant tout récemment d’un pays étranger après une longue absence ; c’est ainsi qu’avec bienveillance me reçut Nestor, ainsi que ses nobles enfants. Cependant il ne me dit rien du malheureux Ulysse, n’ayant appris d’aucun mortel si ce héros vivait encore ou s’il avait péri ; mais il m’envoya vers l’Atride, l’illustre Ménélas, avec un char magnifique et des coursiers. C’est là que je vis Hélène, née dans Argos, elle pour qui les Grecs et les Troyens ont souffert tant de maux, par la volonté des dieux. Aussitôt le valeureux Ménélas me demanda pour quelle raison j’arrivais dans la divine Lacédémone ; moi cependant je lui dis toute la vérité. Alors il me répondit en ces mots :

« Grands dieux, ils aspireraient donc à reposer dans la couche d’un homme vaillant, ces lâches insensés ! De même, lorsqu’une biche à déposé ses jeunes faons encore à la mamelle dans le repaire d’un fort lion, elle parcourt la montagne et va paître les herbages de la vallée ; alors l’animal terrible revient en son antre, et les égorge tous sans pitié : tel Ulysse immolera ces jeunes audacieux. Grand Zeus, Athéna, Apollon, ah ! que n’est-il encore ce qu’il fut autrefois dans la superbe Lesbos, lorsque, à la suite d’une querelle, se levant pour lutter contre Philomélidès, il terrassa ce guerrier d’un bras vigoureux, et combla de joie tous les Grecs. Si tel qu’il était alors, Ulysse paraissait à la vue des prétendants, pour eux tous quelle mort prompte ! quelles noces amères ! Quant aux questions que vous m’adressez, j’y répondrai sans détour, et ne vous tromperai point. Je ne vous cèlerai pas non plus ce que m’a dit le véridique vieillard de la mer, je ne vous cacherai rien. Il m’a dit qu’il avait vu dans une île écartée Ulysse souffrant d’amères douleurs, dans les demeures de la nymphe Calypso, qui le retient par la force ; il ne peut retourner dans sa patrie : il n’a ni vaisseaux ni rameurs pour traverser le vaste dos de la mer. »

Telles furent les paroles de l’illustre Ménélas. Ayant accompli ces choses, je partis ; les immortels m’accordèrent un vent favorable, et me ramenèrent bientôt dans ma patrie. »

Ainsi parla Télémaque, et ce récit fit tressaillir le cœur de Pénélope. Alors le devin Théoclyménos reprend l’entretien, et fait entendre ces mots :

« Chaste épouse d’Ulysse, fils de Laërte, Ménélas ne connaît pas clairement ces destinées ; écoutez donc mes paroles : je vous dirai l’avenir avec certitude, et ne vous cacherai rien. J’en atteste donc Zeus, le plus puissant des dieux, et cette table hospitalière, et ce foyer de l’irréprochable Ulysse où je trouve un asile, Ulysse est déjà dans sa patrie. Assis à l’écart, ou peut-être s’avançant en secret, il s’instruit des crimes commis, et prépare à tous les prétendants un affreux trépas. Tel fut l’augure que j’observai quand j’étais assis dans le navire, et je le fis remarquer à Télémaque. »

« Plût aux dieux, cher étranger, s’écrie Pénélope, que cette parole s’accomplisse ! vous éprouveriez à l’instant toute ma reconnaissance, et je vous comblerais de tant de biens que chacun en vous voyant vanterait votre félicité. »

C’est ainsi qu’ils discouraient entre eux. Cependant les prétendants, rassemblés devant le palais d’Ulysse, se plaisaient à lancer le disque et le javelot dans une vaste cour où déjà souvent ils firent éclater leur insolence. Lorsque vint l’heure du repas, et qu’arrivèrent des champs les brebis que conduisaient ceux qui jusque alors furent chargés de ces soins, Médon leur adressa ces mots ; c’était de tous les hérauts le plus agréable aux prétendants, et celui qui partageait leurs festins :

« Jeunes princes, c’est assez vous récréer à ces jeux, venez dans le palais pour y préparer les mets ; il n’est point indifférent de prendre le repas en son temps. »

Il dit ; tous à l’instant obéissent à sa voix. Lorsqu’ils sont entrés dans les riches demeures, ils déposent leurs tuniques sur des trônes et sur des sièges ; ils immolent les brebis superbes et les chèvres les plus grasses, immolent aussi les porcs revêtus d’une graisse éclatante, avec un bœuf des troupeaux, et font les apprêts du festin. En ce moment Ulysse et le fidèle Eumée se disposaient à quitter les champs pour venir à la ville. Le chef des pasteurs adresse d’abord la parole à son hôte, et lui dit :

« Étranger, puisque aujourd’hui vous désirez aller à la ville, ainsi que l’ordonna mon maître (certainement j’eusse préféré vous laisser ici pour être le gardien de ces bergeries ; mais je respecte Télémaque, et je crains que plus tard il ne s’irrite contre moi : les menaces des maîtres sont terribles), hâtons-nous maintenant : le jour est sur son déclin ; bientôt le froid du soir se fera sentir. »

« Je comprends, je saisis votre pensée, répond le patient Ulysse ; vous commandez à quelqu’un d’intelligent. Soit, partons ; vous cependant précédez-moi pendant la route. Mais si vous avez une branche coupée, donnez-la-moi pour me soutenir, car vous m’avez dit que le chemin était très-glissant. »

En achevant ces mots, il jette sur ses épaules une pauvre besace toute déchirée ; une corde lui servait de ceinturon. Eumée lui donne le bâton qu’il avait désiré. Tous deux se mettent en route ; les bergers et les chiens restent seuls pour garder la bergerie. Ainsi le sage Eumée conduit à la ville son roi, qui s’appuyait sur un bâton comme un pauvre et vieux mendiant ; son corps est couvert de méchants habits.

Après avoir longtemps marché par des sentiers difficiles, ils arrivent non loin de la ville, vers une belle fontaine jaillissante, où les citoyens venaient puiser de l’eau, et que construisirent Ithacos, Nériton et Polyctor ; tout autour s’élevait un bois de peupliers, qui se plaisent à croître au sein des ondes, et la source glacée de cette fontaine se précipitait du haut d’un rocher ; à son sommet était l’autel des nymphes, où sacrifiaient tous les voyageurs : c’est là que les rencontra le fils de Dolios, Mélanthios, qui conduisait des chèvres, les plus belles des troupeaux, pour le repas des prétendants ; deux autres bergers suivaient ses pas. Sitôt qu’il aperçoit Eumée et l’étranger, il les accable des plus violentes injures ; il excite le courroux d’Ulysse :

« C’est maintenant qu’on peut bien dire qu’un méchant conduit un méchant : toujours un dieu permet qu’on s’attache à son pareil. Où mènes-tu donc cet affamé, sublime gardien des porcs, ce mendiant importun, ce fléau des repas, lui qui debout pressera de ses épaules les lambris du palais, demandant quelques restes, mais non les prix du combat, des femmes et des bassins ? Encore si tu me le donnais pour garder ma bergerie, pour nettoyer mes étables, et porter le feuillage à mes chevreaux, du moins alors buvant le petit lait à son gré, ses membres en deviendraient plus robustes. Mais il ne connaît que les mauvaises actions, et ne veut pas travailler ; errant par la ville, il préfère assouvir en mendiant son ventre insatiable. Toutefois, je te le déclare, et mes paroles s’accompliront, s’il approche des demeures d’Ulysse, aussitôt autour de sa tête de nombreuses escabelles, lancées par la main de nos princes, meurtriront ses flancs, et dans le palais il sera frappé de toutes parts. »

Il dit, et dans sa fureur de son pied il l’atteint à la cuisse, mais ne peut le renverser ; le héros reste inébranlable. En ce moment Ulysse balance en son esprit si, le frappant de son bâton, il n’arrachera pas la vie à cet audacieux, ou si, l’enlevant du sol, il ne lui brisera pas la tête contre la terre. Mais il supporte cet outrage, et comprime sa colère. Alors le gardien des porcs jette sur Mélanthios un regard indigné ; puis il prie à haute voix, en élevant les mains :

« Nymphes de ces fontaines, ô filles de Zeus, si jamais Ulysse en votre honneur brûla les cuisses des brebis et des chèvres et les recouvrit d’une graisse brillante, faites que nos vœux s’accomplissent, que ce prince revienne, et qu’une divinité le ramène ! Comme alors seraient promptement dissipées toutes les jactances dont tu nous accables avec audace, toi qui sans cesse erres par la ville ; cependant de mauvais bergers laissent dépérir tes troupeaux. »

Mélanthios, le gardien des chèvres, lui répond en ces mots :

« Grands dieux, comme parle cet impudent, habile en fourberies ! Mais je l’enverrai sur un navire hors d’Ithaque, pour qu’il me procure une forte rançon. Plût aux dieux que Télémaque périsse aujourd’hui dans son palais par les flèches d’Apollon, ou tombe sous les coups des prétendants, comme il est vrai qu’Ulysse, loin de ces lieux, a perdu le jour du retour ! »

En achevant ces mots, il s’éloigne, laisse Ulysse et le pasteur s’avançant à petits pas, et bientôt il arrive aux demeures du roi. Dés qu’il est entré, Mélanthios s’assied parmi les prétendants, en face d’Eurymaque : lui surtout le chérissait. Les serviteurs chargés des apprêts lui présentent une part des viandes, et l’intendante du palais apportant le pain, le place pour qu’il puisse manger. En ce moment Ulysse et le divin pasteur approchent, et s’arrêtent quand ils sont arrivés ; autour d’eux se répand le son d’une lyre harmonieuse, car Phémios commençait à chanter pour les prétendants ; alors le héros prend la main de son compagnon, et lui dit ;

« Eumée, voilà sans doute la belle habitation d’Ulysse, elle est facile à reconnaître entre plusieurs. Elle a plusieurs étages ; la cour est entourée de murailles et de créneaux, les portes, fortement construites, sont à deux battants ; nul homme ne pourrait l’enlever de vive force. Je reconnais aussi que dans ce palais plusieurs savourent les mets ; l’odeur des viandes se répand, et dans l’intérieur retentit la lyre, que les dieux ont faite la compagne du festin. »

« Vous avez facilement reconnu ce palais, répond Eumée, parce que vous n’êtes point un homme sans expérience. Mais voyons maintenant comment nous exécuterons nos desseins. Si vous entrez le premier dans ces riches demeures pour vous mêler aux prétendants, moi je resterai ; mais si vous voulez, restez ici, moi je vous précéderai ; mais ne tardez pas, de peur que quelqu’un, vous trouvant ainsi dehors, ne vous frappe ou ne vous chasse. Je vous engage à considérer ce que je propose. »

Le patient Ulysse reprit en ces mots :

« Je vous comprends, j’ai saisi votre pensée; vous parlez à quelqu’un d’intelligent. Entrez le premier, moi je reste en ces lieux. Je ne suis pas sans expérience ni des blessures ni de la douleur ; mon âme est patiente, car j’ai déjà supporté de nombreuses infortunes et sur la mer et dans les combats ; que ces maux soient ajoutés aux maux déjà soufferts. Il est impossible de cacher la faim dévorante et funeste, qui procure aux hommes bien des maux ; c’est à cause d’elle que sont armés ces forts navires qui vont à travers la mer inféconde porter la guerre aux ennemis. »

C’est ainsi qu’ils s’entretenaient ensemble. Auprès d’eux un chien couché lève la tête et dresse les oreilles, Argos, le chien du vaillant Ulysse, qu’il avait élevé lui-même, mais dont il ne jouit pas : avant de s’en servir il partit pour la ville sacrée d’Ilion. Autrefois de jeunes chasseurs le conduisaient à la poursuite des chèvres sauvages, des cerfs et des lièvres ; mais durant l’absence de son maître il gisait honteusement sur le vil fumier des mules et des bœufs entassé devant les portes, jusqu’à ce que les serviteurs d’Ulysse vinssent l’enlever pour fumer ses champs ; c’est là que repose étendu le malheureux Argos, tout couvert d’une vermine qui le ronge. Lorsque près de lui ce chien aperçoit Ulysse, il agite sa queue et baisse ses deux oreilles ; mais il ne peut aller jusqu’à son maître. Ulysse à cette vue laisse échapper en secret quelques larmes, en dérobant son trouble au pasteur ; puis il parle en ces mots :

« Eumée, je m’étonne que ce chien reste ainsi couché sur le fumier, il est d’une grande beauté ; toutefois, je ne sais si sa vitesse répond à sa forme, ou s’il est inutile, comme sont les chiens parasites, ceux que les maîtres nourrissent par une vaine ostentation. »

« Hélas, répond Eumée, c’est le chien d’un héros mort dans des terres lointaines. Si, pour les exploits et pour la taille, il était tel qu’Ulysse le laissa quand il partit pour les champs troyens, vous admireriez bientôt, en le voyant, sa force et son agilité. Nulle proie n’échappait à sa vitesse, sitôt qu’il l’avait aperçue dans les profondeurs de la forêt ; car il excellait à connaître les traces. Maintenant il languit accablé de maux ; son maître a péri loin de sa patrie ; les femmes, négligentes, n’en prennent aucun soin. Les servantes dès qu’un maître cesse de leur commander ne veulent plus s’acquitter de leurs devoirs. Le grand Zeus ravit à l’homme la moitié de sa vertu quand le jour de l’esclavage vient le saisir. »

Après avoir dit ces mots, Eumée entre dans les riches demeures d’Ulysse ; il va droit à la salle où se trouvaient les fiers prétendants. Cependant Argos succomba sous les dures lois de la mort aussitôt qu’il eut reconnu son maître, après vingt années.

Télémaque est le premier qui s’aperçoit de l’arrivée du pasteur dans le palais ; à l’instant il lui fait un signe, et l’appelle à ses côtés. Eumée, ayant compris, prend pour s’asseoir le siège où se plaçait celui qui préparait les viandes pour le repas de prétendants ; il porte ce siège auprès de la table, en face de Télémaque ; c’est là qu’il s’assied. Alors un héraut apporte au pasteur une portion des mets, et lui présente le pain, qu’il prend dans une corbeille.

Bientôt après Ulysse entre aussi dans le palais, sous la figure d’un pauvre et vieux mendiant, s’appuyant sur son bâton ; il était revêtu de méchants habits. Il s’assied près de la porte, sur le seuil de frêne, et se place contre le lambris de cyprès que jadis un ouvrier habile polit avec soin, en l’alignant au cordeau. Télémaque alors appelant Eumée, et prenant du pain dans une corbeille magnifique et des viandes autant que ses mains en peuvent porter :

« Tenez, dit-il, donnez ces mets à l’étranger, et commandez-lui de solliciter tous les prétendants : la honte n’est pas avantageuse à l’homme indigent. »

Il dit ; le pasteur se lève dès qu’il a reçu cet ordre, et s’approchant d’Ulysse, il fait entendre ces paroles :

« Étranger, Télémaque vous donne ces mets, et vous commande de solliciter tous les prétendants : la honte n’est pas avantageuse à l’homme indigent. »

Le patient Ulysse répondit en ces mots :

« Grand Zeus, faites que Télémaque soit heureux entre tous les mortels, et que toutes choses s’accomplissent comme son cœur le désire ! »

Alors de ses deux mains il prend les mets qu’on lui présente, et les dépose à ses pieds, sur son humble besace. Il mangea tant que Phémios chanta dans le palais ; quand il eut terminé son repas, le chantre divin cessa. Les prétendants alors se livrèrent au plus bruyant tumulte dans l’intérieur du palais. Athéna s’étant approchée, excite Ulysse, fils de Laërte, à solliciter des aliments auprès des prétendants, pour qu’il reconnaisse ceux qui sont justes et ceux qui sont criminels ; cependant aucun de ces princes ne devait échapper à la mort. Le héros s’avance donc en commençant par la droite, les implore chacun en particulier, et leur tend la main, comme s’il eût été pauvre depuis longtemps. Ceux-ci, touchés de pitié, lui donnèrent abondamment, et le regardaient avec surprise ; ils se demandaient les uns aux autres quel était cet homme et de quel pays il arrivait. Aussitôt Mélanthios, le gardien des chèvres, se lève, et leur dit :

« Prétendants d’une illustre reine, écoutez-moi touchant cet étranger ; je l’ai déjà vu. C’est le gardien des porcs qui l’a conduit en ces lieux ; mais je ne sais pas précisément de quelle nation il se vante d’être issu. »

Ainsi parle Mélanthios ; alors Antinoos adresse ces paroles amères au chef des pasteurs :

« Fameux gardien des porcs, pourquoi conduire cet homme à la ville ? N’avons-nous pas une assez grande quantité de pauvres, d’importuns mendiants, vils fléaux de nos repas ? N’est-ce donc rien pour toi que des gens rassemblés dévorent ici les biens de ton maître, et devais-tu donc appeler encore ce misérable ? »

Eumée, chef des pasteurs, tu répondis en ces mots :

« Antinoos, quoique vous soyez un héros vaillant, vous ne parlez pas avec sagesse ; quel est l’étranger qu’on invite, si ce n’est un de ceux qui se livrent à des emplois publics, un devin, un médecin de nos maux, un ouvrier habile, ou bien un chantre sublime dont la voix nous enchante ? Ce sont les plus illustres des hommes sur la terre immense ; mais nul n’invite le mendiant qui ne fait que l’importuner. Antinoos, de tous les prétendants vous fûtes toujours le plus dur envers les serviteurs d’Ulysse, et surtout envers moi ; mais je n’en conçois aucune crainte, tant que bienveillants pour moi vivront dans ce palais et la prudente Pénélope et le généreux Télémaque. »

« Silence, Eumée, reprit à l’instant Télémaque, ne lui répondez pas en de si longs discours ; Antinoos a coutume de nous blesser outrageusement par des paroles injurieuses, et même il excite les autres. »

Puis, se tournant vers ce jeune prince :

« Certes, Antinoos, dit-il, tu prends pour moi les mêmes soins qu’un père prendrait pour son fils, toi qui par un ordre absolu demandes qu’on chasse l’étranger de cette demeure ; mais que jamais un dieu n’accomplisse ce dessein. Prends pour lui donner, je ne te l’envierai pas, moi-même je te le demande ; ne redoute ni ma mère ni les serviteurs qui sont dans les palais d’Ulysse. Toutefois, je sais bien qu’une telle pensée n’est pas en ton âme : tu désires plutôt manger beaucoup que de donner aux autres. »

« Discoureur insolent, s’écrie Antinoos, jeune audacieux, qu’oses-tu dire ? Si tous les prétendants lui donnaient autant que moi, ce mendiant loin d’ici resterait chez lui trois mois entiers dans sa maison. »

À ces mots, il saisit et montre avec menace une escabelle placée sous la table, et sur laquelle il reposait ses pieds pendant le repas. Tous les autres prétendants lui donnèrent, et remplirent sa besace de pain et de viandes. Aussitôt Ulysse se hâte de retourner à sa place pour goûter les mets que lui donnèrent les Grecs ; cependant il s’arrête près d’Antinoos, et lui tient ce discours :

« Ami, faites-moi quelque don ; vous ne me paraissez pas le plus pauvre des Grecs, mais le plus illustre, et vous semblez être un roi. Vous devez donc me donner plus de pain que les autres ; je célébrerai votre gloire par toute la terre. Moi-même, heureux autrefois, j’habitais aussi parmi les hommes un riche palais, et souvent je comblai de bien le voyageur, quel qu’il fût, quand il arrivait pressé par le besoin. Je possédais mille serviteurs et tous les biens échus à ceux qui vivent dans l’abondance et que l’on nomme fortunés ; mais le fils de Cronos a tout détruit (telle fut sa volonté), lui qui m’inspira d’aller en Égypte avec des corsaires vagabonds, lointain voyage où je devais trouver ma perte. J’arrêtai mes larges navires dans le fleuve Égyptus. Là je donnai l’ordre à mes braves compagnons de rester dans les vaisseaux et de les conduire dans le port ; puis je les envoyai sur les hauteurs observer le pays. Ceux-ci, cédant à leur violence, emportés par trop de courage, ravagent les fertiles campagnes des Égyptiens, enlèvent les enfants et les femmes, et les égorgent ; le bruit s’en répand aussitôt par la ville. En entendant les cris de guerre les citoyens accourent en foule, au lever de l’aurore ; toute la plaine remplie de fantassins et de cavaliers resplendit des éclairs de l’airain. En ce moment Zeus, qui se plaît à lancer la foudre, met en fuite mes compagnons, aucun d’eux ne résiste au choc ; le malheur les enveloppe de toutes parts. Les ennemis tuèrent plusieurs des nôtres avec le fer aigu, saisirent les autres vivants, et les condamnèrent à travailler par force. Moi cependant ils me donnèrent à leur hôte, qu’ils rencontrèrent à Chypre, le fils d’Iasos, Dmétor, qui régnait dans cette île ; c’est de là que maintenant j’arrive en ces lieux, après avoir souffert de grands maux. »

« Quel dieu, reprit aussitôt Antinoos, nous envoya cet importun, l’ennui d’un festin ? Reste tranquille au milieu de la salle, éloigne-toi de ma table, de peur que tu ne retournes dans Chypre et dans l’amère Égypte ; tu n’es qu’un audacieux, un misérable mendiant. Sollicite-les tous en particulier ; ils te donneront sans mesure, parce qu’ils n’ont aucune épargne, aucune pitié des richesses d’autrui : cependant chacun d’eux possède de grands biens. »

Le prudent Ulysse répond en s’éloignant :

« Ah, grands dieux ! votre âme ne répond point à votre beauté. Sans doute que de votre bien vous ne donneriez pas même un grain de sel à celui qui vous le demanderait, puisque vous, qui maintenant jouissez des richesses d’un autre, ne voulez pas seulement m’accorder un peu de pain. Cependant, il existe ici des mets nombreux. »

À ces mots Antinoos éprouve dans son cœur une plus violente colère, et, lançant sur Ulysse un regard foudroyant, il fait entendre ces paroles rapides :

« Maintenant, je ne pense pas que tu sortes heureusement de ce palais, lorsque tu viens ici nous accabler d’injures. »

Soudain il saisit une escabelle, et frappe derrière le dos l’épaule droite d’Ulysse ; le héros reste immobile comme un rocher, et le coup d’Antinoos ne peut l’ébranler ; mais il secoue la tête en silence, méditant une vengeance funeste. Il va s’asseoir sur le seuil, et met à ses pieds la besace qu’on vient de remplir ; puis il dit à tous les convives :

« Écoutez-moi, prétendants d’une reine illustre, afin que je vous dise ce que m’inspire ma pensée. Nul sans doute n’éprouve en son cœur aucune peine, aucun chagrin, lorsqu’un homme, combattant en faveur de ses propres richesses, est blessé pour ses troupeaux de bœufs ou de brebis ; mais Antinoos me frappe, parce que je suis tourmenté d’une faim cruelle et funeste, qui procure aux hommes des maux nombreux. Si les dieux et les Érinyes protègent les pauvres, qu’Antinoos reçoive la mort avant d’avoir accompli son mariage. »

« Étranger, mange en silence ! s’écrie Antinoos, reste en repos, ou quitte ces lieux, de peur que de jeunes serviteurs, quand tu nous tiens de tels discours, ne te traînent par les pieds et les mains à travers ce palais et ne déchirent tout ton corps. »

Il dit ; les prétendants eux-mêmes frémissent d’indignation ; alors l’un de ces jeunes princes laisse échapper ces mots :

« Antinoos, il n’est pas bien d’outrager un infortuné voyageur, qui peut-être est une divinité du ciel ; car souvent les dieux, par qui tout s’accomplit, semblables à des hôtes de pays lointains, parcourent les villes, afin de connaître la violence ou la justice des hommes. »

Ainsi parlaient tous les prétendants ; mais Antinoos ne s’inquiète point de leurs discours. Télémaque éprouvait en son âme une vive douleur de ce qu’on avait frappé son père ; cependant il ne laisse pas échapper une seule larme de ses yeux, mais il secoue la tête en silence, méditant une vengeance funeste.

Cependant, lorsque la prudente Pénélope apprend qu’un suppliant avait été frappé dans le palais, elle s’écrie au milieu de ses suivantes :

« Plût au ciel, Antinoos, qu’Apollon à l’arc étincelant t’ait frappé toi-même ! »

Eurynomé, l’intendante du palais, ajouta ces mots :

« Ah ! si nos vœux étaient exaucés, aucun de ces hommes ne reverrait l’Aurore sur son trône d’or. »

« Oui, chère nourrice, lui répondit Pénélope, tous me sont odieux, puisqu’ils ne méditent que des forfaits ; Antinoos surtout est pour moi semblable à la noire mort. Un étranger malheureux arrive dans ce palais, en implorant les hommes ; la pauvreté l’accable ; tous les autres le comblent d’aliments, lui font quelques dons, et le seul Antinoos d’un coup de marchepied le frappe par derrière à l’épaule droite. »

Tels étaient les discours de Pénélope, assise sur sa couche, au milieu des femmes qui la servent ; pendant ce temps le divin Ulysse achevait son repas. Bientôt la reine appelant le chef des pasteurs, lui parle en ces mots :

« Allez, Eumée, ordonnez qu’on m’amène l’étranger, afin que je le salue, et que je lui demande s’il ne sait rien du malheureux Ulysse, ou s’il ne l’a pas vu de ses propres yeux ; il me semble avoir fait de longs voyages. »

Chef des pasteurs, tu répondis en ces mots :

« Grande reine, quand tous les Grecs garderaient le silence, ce que dira cet étranger charmera votre cœur. Je l’ai reçu pendant trois nuits et pendant trois jours je l’ai gardé dans ma cabane ; c’est d’abord près de moi qu’il est venu, quand il s’est échappé d’un vaisseau ; mais il n’a pu terminer le récit de son infortune. Ainsi qu’on regarde un chanteur qui, jadis instruit par les dieux, redit aux hommes d’aimables récits, ainsi qu’on désire vivement l’écouter, lorsqu’il chante, de même cet étranger me charmait assis dans mes demeures. Il m’a dit qu’il était un hôte paternel d’Ulysse, et qu’il habitait dans la Crète, où naquit Minos. Maintenant il arrive en ce pays, après avoir souffert de grands maux et parcouru plusieurs contrées ; il ajoute avoir entendu dire qu’Ulysse, plein de vie, était près d’ici chez le peuple des Thesprotes ; qu’il rapportait dans sa maison de nombreux trésors. »

La sage Pénélope lui répond aussitôt :

« Hâtez-vous de l’amener, afin qu’il parle devant moi. Quant aux autres, qu’ils se réjouissent, ou sous les portiques ou dans l’intérieur du palais, puisque leur âme est livrée à la joie. Leurs richesses restent intactes dans leurs maisons, le vin délectable et le blé, celles même que mangent les serviteurs ; eux cependant venant tous les jours dans notre palais, immolant les bœufs, les brebis, les chèvres les plus grasses, s’abandonnent aux délices des festins, et boivent impunément un vin délicieux ; nos provisions nombreuses sont consommées, car il n’est point de héros qui, tel qu’Ulysse, puisse éloigner la ruine de cette maison. Ah ! si jamais Ulysse revenait, s’il arrivait aux terres de la patrie, comme, bientôt aidé de son fils, il châtierait l’insolence de ces hommes. »

À peine a-t-elle achevé ces paroles, que Télémaque éternue avec force, et tout le palais en retentit d’un bruit terrible ; Pénélope sourit, puis elle adresse au pasteur Eumée ces paroles rapides :

« Hâtez-vous donc, amenez ici cet étranger devant moi. Ne voyez-vous pas que mon fils vient d’éternuer à mes paroles ? La mort n’est plus douteuse pour les prétendants, pour eux tous ; pas un n’évitera le trépas et le destin. Je le déclare, retenez bien mes paroles : si je reconnais que tous les récits de l’étranger sont sincères, je le revêtirai d’un manteau, d’une tunique et d’habits magnifiques. »

Elle dit ; le chef des pasteurs s’éloigne après avoir entendu cette parole ; il s’approche d’Ulysse, et lui parle en ces mots :

« Cher étranger, la mère prudente de Télémaque vous appelle ; tout son désir est de vous interroger sur son époux, malgré les peines qu’elle endure. Si Pénélope reconnaît que vos récits sont sincères, elle vous revêtira d’une tunique et d’un manteau, dont vous avez grand besoin ; puis en implorant par la ville la pitié des hommes vous apaiserez votre faim, chacun vous donnera selon sa volonté. »

« Cher Eumée, reprit à l’instant le patient héros, je parlerai sincèrement à la fille d’Icarios, la prudente Pénélope ; car je sais quel est le sort d’Ulysse : tous les deux nous souffrons le même malheur. Mais je redoute la foule terrible des prétendants, dont l’injustice et la violence s’est élevée jusqu’à la voûte solide des cieux ; car maintenant lorsque cet homme en me frappant dans ce palais, moi qui ne faisais aucun mal, m’a causé de si vives douleurs, ni Télémaque, ni personne, n’a pu me secourir. Engagez donc Pénélope à m’attendre dans sa demeure, malgré son impatience, jusqu’au coucher du soleil ; alors elle m’interrogera touchant le retour de son époux, en me faisant asseoir près du foyer : car je n’ai que de pauvres habits, vous le savez, puisque c’est vous que j’implorai le premier. »

Ainsi parle Ulysse ; Eumée s’éloigne après avoir entendu cette parole. Cependant Pénélope dit au pasteur qui franchissait le seuil :

« Quoi ! vous ne l’amenez point, Eumée ? Que pense donc ce mendiant? Aurait-il quelque crainte ou quelque honte de traverser ce palais ? Le mendiant honteux est funeste à lui-même. »

Chef des pasteurs, tu répondis alors :

« L’étranger parle avec sagesse, et comme parlerait tout autre qui veut éviter la violence des superbes prétendants. Il vous engage donc à l’attendre jusqu’au coucher du soleil. Alors il vous sera plus facile à vous-même, ô reine, d’interroger seule votre hôte et d’écouter ses récits. »

« Non sans doute, dit aussitôt Pénélope, cet homme, quel qu’il soit, n’est point dépouvu de prudence ; car parmi les mortels il n’en est point, comme ces audacieux, toujours occupés à méditer des crimes. »

C’est ainsi que parlait Pénélope ; le pasteur, après s’être acquitté de son message, revient au milieu des prétendants. Aussitôt il adresse ces paroles à Télémaque, en s’approchant de son oreille, pour que les autres ne l’entendent pas :

« Ami, je retourne à ma bergerie, pour veiller sur les troupeaux, votre subsistance et la mienne ; vous ici veillez sur toutes choses. Songez d’abord à votre propre salut, et tâchez en votre âme qu’il ne vous survienne aucun mal : plusieurs des Grecs méditent de mauvais desseins ; que Zeus les anéantisse avant que nous arrive le malheur. »

« Tout s’accomplira selon vos désirs, bon vieillard, lui répondit Télémaque ; partez après avoir goûté ; demain au lever de l’aurore ramenez ici les victimes sacrées, abandonnez le reste à mes soins, ainsi qu’aux immortels. »

Il dit ; aussitôt Eumée va s’asseoir sur un siège magnifique ; quand il a satisfait la faim et la soif, il se dispose à retourner auprès de ses troupeaux, et s’éloigne de la cour et du palais tout rempli de convives : ceux-ci se livrent aux plaisirs de la danse et du chant, car la fin du jour était près d’arriver.

Fin du chant 17 de l’Odyssée

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1835 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)