L’Iliade et l’Odyssée dans la traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel

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L’Odyssée : Chant 1Chant 2Chant 3Chant 4Chant 5Chant 6Chant 7Chant 8Chant 9Chant 10Chant 11Chant 12Chant 13Chant 14Chant 15Chant 16Chant 17Chant 18Chant 19Chant 20Chant 21Chant 22Chant 23Chant 24

Combats près des navires.

Apollon, d'après un vase antique

Apollon, d’après un vase antique

Dès que Zeus à conduit près des navires Hector et les Troyens, il leur laisse supporter sans relâche des combats nombreux et terribles ; il détourne ses regards étincelants, et considère le pays des Thraces, habiles à dompter les coursiers, des vaillants Mysiens, des illustres Hippémolgues, qui se nourrissent de lait ; et des Abiens, les plus justes des hommes. Ainsi Zeus n’arrête plus ses regards sur Ilion, et, dans sa pensée, il ne suppose pas qu’aucun des immortels vienne secourir les Grecs ou les Troyens.

Cependant le puissant Poséidon n’exerçait pas une vigilance inutile ; et, contemplant avec admiration la guerre et les combats, il se tenait assis sur les hautes montagnes de la Samothrace, couvertes de forêts ; car de ces lieux il découvrait tout l’Ida, la ville de Priam, et les vaisseaux des Grecs. C’est là que, s’étant arrêté au sortir de la mer, il déplorait le sort des Grecs, accablés par les Troyens, et qu’il s’indignait contre Zeus.

Aussitôt il se précipite du sommet escarpé des monts, en marchant d’un pas rapide ; les vastes montagnes et les forêts tremblent sous les pieds immortels de Poséidon qui s’avance. Il fait trois pas ; au quatrième, il atteint la ville d’Aiguës, terme de sa course. Là, dans les abîmes de l’Océan, s’élèvent ses brillants et superbes palais, formés d’un or incorruptible : à peine arrive-t-il on ces lieux, qu’il place sous le joug ses vigoureux coursiers à l’ongle d’airain et à la crinière d’or ; lui-même s’entoure d’or, saisit le fouet étincelant, et monte sur son char, qu’il dirige sur les eaux : les baleines, sortant de leurs retraites, bondissent autour de lui ; elles ne méconnaissent point leur roi ; l’Océan entrouvre ses flots avec allégresse. Ce cortège vole légèrement ; l’essieu d’airain n’est pas même mouillé, et les chevaux agiles emportent le dieu vers les navires des Grecs.

Entre Ténédos et les âpres rochers d’Imbros est une vaste grotte, située au sein des mers profondes : c’est là que Poséidon arrête les coursiers, les dételle du char, et leur donne une pâture divine ; puis il resserre leurs pieds dans des entraves d’or, qu’on ne peut ni briser ni délier, afin que, tranquilles, ils attendent le retour de leur maître. Lui se rend aussitôt dans l’armée des Grecs.

Alors les Troyens en foule, pareils à la flamme et à la tempête, pleins d’ardeur, suivaient Hector, fils de Priam, en frémissant de rage et poussant de grands cris ; ils espéraient enfin embraser la flotte des Grecs, et près de leurs vaisseaux les exterminer tous.

Mais Poséidon, qui ceint le monde et qui de son trident ébranle la terre, vient ranimer le courage des Argiens : en sortant des abîmes de la mer, il a pris la voix puissante et la figure de Calchas ; d’abord il s’adresse aux Ajax, tous deux enflammés d’ardeur :

« Braves Ajax, dit-il, vous sauverez l’armée des Grecs en rappelant votre valeur et non la crainte glacée. Ailleurs, je ne redoute pas les bras audacieux des Troyens, qui viennent en foule de pénétrer dans nos remparts : les valeureux Grecs les repousseront tous ; mais ici j’ai grand peur que nous n’ayons à souffrir, ici où, semblable à la flamme, commande Hector, cet enragé, qui se vante d’être fils du grand Zeus. Puisse une divinité vous inspirer à tous les deux de lui résister avec force, et de rassembler vos soldats ! Alors, quelle que soit sa valeur, vous l’éloignerez des navires, quand même ce serait le roi de l’Olympe lui-même qui l’exciterait. »

À l’instant ce dieu, qui enveloppe le monde, les touche de son sceptre, et les remplit tous deux d’une force indomptable ; il rend leurs membres agiles, leurs pieds et leurs mains invincibles.

Lui, cependant, s’éloigne, tel que l’épervier aux ailes rapides, qui, s’élançant précipitamment du haut d’un rocher escarpé, poursuit quelque oiseau dans la plaine : ainsi Poséidon s’élance loin de ces héros. Ajax, fils d’Oïlée, le premier des deux, le reconnaît, et dit au fils de Télamon :

« Ajax, oui, près de nous, l’un des immortels habitants de l’Olympe, sous la forme d’un devin, ordonne de défendre les navires. Ce n’est point là Calchas, l’interprète des oracles ; aux traces de ses pas, je l’ai reconnu sans peine lorsqu’il s’éloignait, car les dieux sont aisément reconnaissables. J’éprouve dans mon âme une nouvelle ardeur pour la guerre et pour les combats. Mes pieds et mes mains sont impatients de batailles. »

« De même, répond le fils de Télamon, je sens mes mains invincibles frémir autour de ma lance, mon courage s’enflamme, mes pieds sont impatients de s’élancer, et je brûle de combattre seul l’impétueux Hector. »

Ainsi parlaient ensemble ces guerriers ; ils se réjouissent de l’ardeur qu’un dieu répand dans leur sein.

Pendant ce temps, Poséidon excitait aux combats les Grecs des derniers rangs, qui, près des légers navires, se livraient au repos. Leurs membres étaient brisés de fatigue ; une vive douleur saisissait leur âme en voyant les Troyens, qui, en foule, escaladaient la muraille. À cet aspect, leurs yeux sont mouillés de larmes ; ils n’espèrent plus échapper au malheur, mais le dieu, par sa présence, ranime aisément l’ardeur de ces phalanges guerrières. D’abord il exhorte Teucros, Léitos, le héros Pénélée, Thoas, Déipyros, Mérion, et Antiloque, pleins de force dans les combats ; ce dieu, les excitant, leur parle en ces mots :

« O honte, jeunes Argiens ! c’est en vous, guerriers vaillants, que je me confiais pour sauver notre flotte ; mais si vous abandonnez la guerre terrible, voici le jour où nous serons vaincus par les Troyens. Dieux immortels ! mes yeux sont donc témoins de ce grand et funeste prodige que je croyais ne devoir jamais s’accomplir. Les Troyens sur nos vaisseaux ! Naguère, semblables à des cerfs fugitifs, qui, timides, inhabiles à combattre, errant ça et là dans la forêt, deviennent la pâture des loups, des panthères ou des léopards, les Troyens n’osaient même un peu résister en face à la force et aux mains des Grecs ; maintenant, loin de la ville, ils combattent vers les navires par la faute du chef et la lâcheté des soldats, qui, dans leur haine contre lui, refusent de défendre leurs vaisseaux, près desquels ils se laissent égorger. Mais quand même il serait vrai que le fils d’Atrée, le puissant Agamemnon, fût coupable pour avoir méprisé l’intrépide Achille, ce n’est point un motif à nous d’abandonner ainsi les combats : hâtons-nous de remédier au mal ; le cœur des braves revient aisément. Il serait mal à vous d’oublier votre mâle valeur, vous tous les plus vaillants de l’armée. Je ne m’irrite point contre celui qui fuit les périls quand il est faible, c’est contre vous que je m’indigne du fond de mon âme. Malheureux ! bientôt vous rendrez le mal plus grand encore par cette lâcheté. Ah ! que chacun redoute en son âme la honte et le reproche ; car une lutte terrible va s’engager. Hector, vaillant et terrible, combat près des navires; il à rompu les portes et les fortes barrières. »

Ainsi Poséidon, par ses exhortations, excitait le courage des Grecs. Autour des deux Ajax se forment d’épaisses phalanges qu’en les voyant n’auraient pu blâmer Arès lui-même et la guerrière Pallas. Les plus illustres chefs, rangés en bataille, attendent les Troyens et le divin Hector ; la lance se croise avec la lance, le pavois soutient le pavois, le bouclier se joint au bouclier, le casque au casque, le guerrier au guerrier ; et sur les cimiers à l’épaisse crinière se confondent les ondulations des aigrettes brillantes, tant les rangs sont pressés. Les lances étincellent, agitées par des mains courageuses ; tous veulent aller en avant et sont impatients de combattre.

Les Troyens en foule attaquent les premiers ; Hector, à leur tête, se précipite plein d’ardeur, semblable à la pierre arrondie détachée du rocher, et que le torrent pousse loin du sommet, lorsque, grossi par un orage, il a brisé les soutiens de cette énorme pierre : elle roule en bondissant, et, sous ses coups, retentit la forêt ; elle court avec violence, jusqu’à ce qu’elle arrive dans la plaine ; alors, elle cesse de rouler, malgré son élan impétueux. Tel est Hector : il menace de se frayer une route facile jusqu’à la mer vers les tentes et les vaisseaux des Grecs, en les exterminant ; mais lorsqu’il rencontre ces épaisses phalanges, il s’arrête au moment de les heurter. Contre lui les fils des Grecs dirigent leurs épées, leurs lances à double tranchant, et le repoussent loin d’eux ; il est contraint de céder. Alors, d’une voix terrible, il s’écrie :

« Troyens, Lyciens, et vous, Dardaniens valeureux, restez inébranlables ; les Grecs ne me résisteront pas longtemps, quoi qu’ils se soient eux-mêmes formés en phalange semblable à une tour. Oui, je le crois, ils céderont à ma lance, s’il est vrai que ce soit le plus puissant des dieux qui m’excite, le redoutable époux de Héra. »

Hector par ces paroles a ranimé l’ardeur et la force de ses guerriers. Parmi eux, Déiphobe, l’un des fils de Priam, marche plein de confiance, et, s’approchant d’un pas léger, il porte devant lui son bouclier arrondi sous lequel il s’avance ; Mérion lui lance sa pique étincelante : le fer, sans se détourner, frappe le bouclier, dépouille d’un fort taureau ; mais il ne peut le traverser, et la longue pointe se rompt près du bois. Déiphobe éloigne le bouclier de son sein, craignant les coups du belliqueux Mérion : ce héros se retire dans la foule de ses compagnons, furieux tout à la fois de perdre et sa lance et la victoire. Aussitôt il vole vers le camp des Grecs pour s’armer d’un long javelot qu’il à laissé dans sa tente. Pendant que les autres guerriers combattent, de grands cris s’élèvent. Teucros, le premier, immole un ennemi, le vaillant Imbrios, fils de Mentor, riche en coursiers. Avant l’arrivée des Grecs, il vivait dans Pédèe, et il épousa Médesicaste, fille illégitime de Priam ; mais, sitôt qu’abordèrent les navires des enfants de Danaos, il vint dans Ilion, et se distingua parmi les Troyens : il habitait près de Priam, qui l’honorait à l’égal de ses enfants. Teucros, fils de Télamon, le frappe de sa lance au-dessous de l’oreille, et retire aussitôt le fer. Imbrios tombe comme un jeune frêne qui, sur le sommet d’une montagne élevée, est abattu par l’airain, et couvre la terre de son tendre feuillage ; ainsi tombe le fils de Mentor : autour de lui retentissent ses armes étincelantes. Teucros s’avance, impatient d’enlever cette armure ; mais au moment où il accourt, Hector lui jette un brillant javelot ; Teucros l’aperçoit, et, se détournant un peu, il évite l’airain cruel : c’est Amphimaque, fils de Ctéate, issu d’Actor, qui s’avançait dans les combats, qu’Hector, de son javelot, a frappé dans le sein. Il tombe, et son armure rend un bruit lugubre.

Le héros troyen se précipite aussitôt pour arracher le casque qui couvrait la tête du magnanime Amphimaque, lorsque Ajax dirige sa pique brillante contre Hector ; la pointe ne pénètre point jusqu’au corps du héros : il était couvert tout entier d’un redoutable airain ; mais, en frappant le milieu du bouclier, Ajax à repoussé le guerrier avec violence. Hector abandonne aussitôt les cadavres d’Amphimaque et d’Imbrios, que les Grecs entraînent loin des combats ; Stichius et Ménesthée, chefs des Athéniens, enlèvent Amphimaque, le portent au camp des Grecs ; et les deux Ajax, pleins d’une belliqueuse ardeur, saisissent le corps d’Imbrios. Tels deux lions arrachant une jeune chèvre à des chiens dévorants, et, de leurs fortes mâchoires, l’élevant au-dessus de terre, ils l’emportent à travers les bruyères épaisses ; tels les deux Ajax élèvent le corps d’Imbrios, et le dépouillent de ses armes. Le fils d’Olïée sépare la tête du cou délicat pour venger la mort d’Amphimaque, et la lance en tournoyant à travers les armées : elle tombe dans la poussière, aux pieds d’Hector.

Cependant, Poséidon était furieux qu’Amphimaque, son arrière-petit-fils, eût succombé dans ce combat sanglant ; il vole parmi les tentes et les vaisseaux des Grecs, ranime ces guerriers, et prépare de grands malheurs aux Troyens. Il est rencontré par le vaillant Idoménée ; ce prince venait de quitter un ami, qui, blessé récemment au genou par l’airain cruel, abandonnait la bataille ; ses compagnons l’emportaient, et Idoménée, l’ayant confié aux médecins, retournait vers sa tente, car il était impatient de participer aux dangers. Poséidon pour lui parler prend les traits et la voix du fils d’Andraimon, de Thoas, qui, dans Pleurone et la haute Calydon, commandait aux Étoliens, et que son peuple honorait comme un dieu.

« Idoménée, prudent capitaine des Crétois, dit Poséidon, que sont devenues ces menaces dont les fils des Grecs épouvantaient les Troyens ? »

« O Thoas ! lui répond le roi de la Crète, nul guerrier n’est coupable, si je peux m’y connaître. Tous nous savons combattre, aucun n’est enchaîné par la crainte, aucun par lâcheté n’évite la guerre funeste ; mais il semble que le fils puissant de Cronos se plaise à voir les Grecs périr ici sans honneur, loin d’Argos. O Thoas, jadis si vaillant ! toi qui ranimes celui que tu vois céder, ne te ralentis pas aujourd’hui, exhorte chaque guerrier. »

Le puissant dieu des mers lui répond aussitôt :

« Idoménée, qu’il ne retourne jamais de Troie, qu’il soit ici la proie des chiens, celui qui en ce jour refusera volontiers de combattre. Mais cours reprendre tes armes, reviens ici ; c’est ensemble qu’il faut nous hâter : peut-être à nous deux serons-nous de quelque secours. L’union des hommes, même les moins braves, produit la force ; et nous, Idoménée, nous saurions combattre même avec les plus vaillants. »

En achevant ces mots, le dieu se jette au milieu des combattants. Alors Idoménée entre dans sa tente ; il revêt son corps d’armes superbes, et prend deux javelots ; il marche, semblable à la foudre que, de sa main, le fils de Cronos lance du haut de l’Olympe éclatant, signe terrible aux mortels, et dont les rayons jettent une vive lumière. Ainsi l’airain brille sur la poitrine du héros qui se précipite ; il trouve, près de la tente, Mérion, son écuyer fidèle, qui venait pour s’armer d’une lance d’airain ; alors le puissant Idoménée lui dit :

« Mérion, fils agile de Molos, toi le plus cher de mes compagnons, pourquoi venir en ces lieux, abandonnant ainsi la guerre et les batailles ? Es-tu blessé ? la pointe d’un dard t’aurait-elle accablé ? ou viens-tu m’apporter quelque message ? Pour moi, je ne veux point rester dans ma tente, mais combattre. »

« Chef prudent des Crétois, lui répondit Mérion, s’il te reste une pique dans ta tente, je viens la prendre ; celle que je portais, je l’ai brisée contre le bouclier de l’orgueilleux Déiphobe. »

« Si tu veux t’armer, reprend le roi de la Crète, tu trouveras dans ma tente non pas une, mais vingt lances suspendues aux lambris resplendissants, armes troyennes enlevées à des guerriers que j’immolai moi-même. Ce n’est pas de loin, je crois, que j’attaque les héros ennemis : aussi je possède des lances, des boucliers arrondis, des casques et des cuirasses brillant d’un vif éclat. »

« De même, dans ma tente et dans mon noir vaisseau, dit alors Mérion, j’ai de nombreuses dépouilles arrachées aux Troyens ; mais elles sont trop loin pour les aller prendre. Je ne pense pas non plus être sans valeur : toujours je suis aux premiers rangs dans les batailles glorieuses lorsque s’élève l’émulation des combats. Cependant j’ai pu combattre sans être aperçu des autres héros ; mais toi, Idoménée, tu m’as vu, sans doute. »

« Je connais ta valeur, lui dit le prince des Crétois : pourquoi dire ces choses ? Oui, si maintenant nous, les plus illustres des Grecs, étions choisis près des navires pour une embuscade où se montre le courage des hommes, où l’on voit quel est le timide et quel est le brave (car alors le visage du lâche change à chaque instant de couleur ; il ne peut conserver une assiette tranquille ; ses genoux chancellent, il se balance sur ses pieds ; dans sa poitrine, son cœur bat en songeant à la mort, et l’on entend le claquement de ses dents : mais les traits du brave ne changent pas, il ne tremble point ; et dès qu’il est placé dans l’embuscade des guerriers, il désire se mêler aussitôt aux ennemis dans un combat sanglant), oui certes, alors, nul ne blâmerait ni ta valeur, ni ton bras ; et si, dans la bataille, tu recevais une blessure de près ou de loin, le trait ne te frapperait point derrière le cou ni dans le dos, tu le recevrais dans la poitrine ou dans le cœur, au milieu des plus vaillants. Mais viens ; ne discourons pas davantage, comme déjeunes insensés, en nous arrêtant ici, de peur que quelque héros ne s’indigne contre nous. Hâte-toi, va dans ma tente, et prends ma forte lance. »

Il dit : Mérion, semblable au dieu de la guerre, court aussitôt dans la tente, s’arme d’une lance d’airain, et s’avance, en songeant à la guerre, sur les pas d’Idoménée. Tel s’avance dans les combats le farouche Arès, suivi de la Terreur, sa fille chérie : à la fois audacieuse et forte, elle épouvante le guerrier quoique intrépide. Ces divinités, venues de Thrace, s’arment contre les guerriers d’Éphyre, ou contre les magnanimes Phlégéens ; mais elles n’exaucent jamais les deux peuples, et n’accordent la victoire qu’à l’un des deux. Tels marchant au combat Mérion et Idoménée, illustres chefs, tout couverts de l’airain étincelant.

« Fils de Deucalion, dit d’abord l’écuyer fidèle, par où désires-tu que nous pénétrions dans la foule ? est-ce à la droite de l’armée, au centre, ou bien à la gauche ? parce qu’il me semble que jamais les Grecs n’ont eu autant d’infériorité dans les combats qu’en ce moment. »

« D’autres guerriers, répond Idoménée, protègent le centre de la flotte : ce sont les deux Ajax, aidés de Teucros, le plus habile des Grecs à lancer une flèche, et habile aussi à combattre de pied ferme. Sans doute ils arrêteront l’impétuosité d’Hector, quoi qu’il soit vaillant et plein de force. Certes, il lui sera, difficile, malgré son impétuosité dans les combats, de dompter leur valeur, leurs mains invincibles, et d’embraser notre flotte ; à moins, cependant, que le fils de Cronos ne jette lui-même une torche allumée sur nos légers navires. Le grand Ajax, fils de Télamon, ne le cède à aucun des mortels qui se nourrissent des fruits de Déméter, et qui succombent aux traits de l’airain, ou sous le poids d’un énorme rocher. Dans une lutte il ne le céderait pas au redoutable Achille, mais à la course il ne pourrait disputer avec lui. Tenons donc la gauche de l’armée, afin que nous voyions à l’instant si nous serons un sujet de gloire pour quelque héros ou lui pour nous. »

Il dit : Mérion, semblable au dieu Arès, s’avance le premier, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans l’armée, à l’endroit qu’Idoménée leur avait désigné.

Dès que les Troyens voient Idoménée, terrible comme la foudre, et près de lui son écuyer, revêtu de ses armes éblouissantes, ils se rassemblent en foule et se précipitent tous contre ce héros. Un combat égal des deux côtés s’engage devant les poupes des navires. Comme au jour où s’élèvent les tempêtes par le souffle impétueux des orages, alors qu’une abondante poussière couvre les routes, et que les vents soutiennent dans les airs un grand nuage de poudre, ainsi s’élève un combat pareil entre les soldats des deux armées : ils brûlent, au sein de la mêlée, de s’immoler les uns et les autres avec l’airain aigu. Ce combat homicide se hérisse de longues lances qui déchirent les chairs. Les yeux sont éblouis par l’éclat de l’airain, que font jaillir les casques étincelants, les cuirasses polies, et les boucliers radieux de tous ces héros qui s’avancent ensemble. Ah ! sans doute, il aurait une âme bien dure celui qui pourrait se réjouir d’un tel spectacle, ou qui n’en gémirait pas !

C’est ainsi que les deux fils du puissant Cronos, roulant dans leurs pensées des desseins contraires, préparaient à ces vaillants guerriers d’amères douleurs. Zeus donnait la victoire aux Troyens et à Hector, pour combler de gloire le violent Achille : il ne voulait pas exterminer entièrement les peuples des Grecs devant Ilion, mais honorer Thétis et le vaillant fils de cette déesse. Poséidon, sorti secrètement de la mer écumeuse, ranime les Argiens par sa présence ; il gémissait de les voir accablés par les Troyens, et s’indignait contre Zeus. Tous les deux avaient une même origine, une même famille ; mais Zeus était plus âgé, et connaissait plus de choses : aussi Poséidon craignait de protéger ouvertement les Grecs ; mais, en parcourant l’armée, il les excitait, caché sous la forme d’un héros. Ces dieux, saisissant tour à tour la chaîne de la discorde funeste et de la guerre déplorable, étendent sur les deux peuples cette chaîne indestructible qui fit périr un grand nombre de guerriers.

Idoménée, quoique à demi blanchi par l’âge, exhorte les Grecs, et, s’élançant parmi les Troyens, jette l’épouvante au milieu d’eux. Il immole Othryonée, venu de Cabèse dans Ilion aux premiers bruits de la guerre : ce guerrier désirait obtenir la belle Cassandre, fille de Priam, sans offrir les présents accoutumés ; mais il promettait une grande chose, de repousser les enfants des Grecs loin de Troie. Alors le vieux Priam promit à son tour et consentit à donner sa fille : Othryonée volait au combat en se confiant à ces promesses. Idoménée dirige contre lui sa lance brillante, et frappe ce guerrier, qui s’avançait plein d’audace. La cuirasse d’airain qu’il portait n’arrête pas le trait qui pénètre dans les entrailles d’Othryonée ; il tombe avec un bruit terrible. Alors Idoménée, glorieux de sa victoire, s’écrie :

« Othryonée, je t’honore entre tous les hommes, si tu accomplis tout ce que tu garantissais à Priam, qui promit à son tour de te donner sa fille. Nous aussi nous tiendrons nos promesses ; nous te donnerons la plus belle des filles d’Atride ; nous l’amènerons d’Argos pour qu’elle t’épouse, si tu veux avec nous ravager la citadelle d’Ilion. Mais suis-moi, viens dans nos forts navires, nous traiterons de ton mariage ; nous ne sommes point des beaux-pères avares. »

En parlant ainsi, le valeureux Idoménée le traînait par les pieds à travers la mêlée sanglante. Asios accourt pour être son ven geur ; il était à pied en avant de son char, et ses coursiers, que retient un écuyer fidèle, respirent au-dessus de ses épaules. Il désirait avec ardeur immoler Idoménée ; mais ce guerrier le prévient, le frappe de sa lance au-dessous du menton, et l’airain s’enfonce dans la gorge : Asios tombe. Ainsi tombe un chêne, ou un blanc peuplier, ou un pin élevé, que sur la montagne les bûcherons abattent de leurs haches tranchantes, pour être un léger navire, tel Asios fut étendu devant son char, et, frémissant, il presse de ses mains l’arène sanglante. Son écuyer, troublé, perd le courage qu’il avait, et n’ose détourner les chevaux, pour échapper aux mains des ennemis. L’intrépide Antiloque, survenant alors, le perce de sa lance ; la cuirasse d’airain qu’il portait ne peut arrêter le trait qui pénètre dans les entrailles. Aussitôt il tombe, en soupirant, du char magnifique, et le fils du magnanime Nestor, Antiloque entraîne les coursiers, loin des Troyens, vers les Grecs valeureux.

Déiphobe, affligé de la mort d’Asios, s’avance près d’Idoménée, et lance un brillant javelot. Idoménée aperçoit le trait et l’évite, car il était couvert par son vaste bouclier. Ce guerrier portait cette armure arrondie faite avec des peaux de bœuf, et d’airain étincelant ; elle avait deux attaches intérieurement. Il se cache tout entier sous cet abri, et le trait vole au-dessus de sa tête ; le bouclier rend un bruit sourd : il est effleuré par le dard, qui pourtant ne s’est pas en vain échappé d’un bras vigoureux ; il atteint le fils d’Hippasos, Hypsénor, pasteur des peuples, et pénètre près du foie dans le flanc du guerrier, que ses genoux défaillants ne peuvent plus soutenir. Fier de ce triomphe :

« Ah, du moins, s’écrie Déiphobe, Asios n’est pas mort sans vengeance, et je pense qu’aux portes terribles de l’enfer il se réjouira dans son âme, puisque je lui donne un guide ! »

Il dit : à cette jactance, la douleur s’empare des Grecs, et surtout l’âme du brave Antiloque en est émue ; mais, quoique affligé, il ne néglige pas le corps de son compagnon : il l’entoure en courant, et le protège de son bouclier. Alors, deux amis fidèles d’Hypsenor, Mécistée, fils d’Échios, et le divin Alastor se présentent, et portent jusque vers les navires ce guerrier poussant encore un profond soupir.

Cependant Idoménée ne laisse point ralentir son courage ; toujours il désire d’envelopper quelque Troyen dans la nuit du trépas, ou de succomber lui-même en écartant la ruine des Grecs. Il renverse le fils chéri du noble Ésyète, Alcathoos, gendre d’Anchise : il avait épousé l’aînée des filles de ce héros, Hippodamie, qu’aimaient avec tendresse et son père et sa mère vénérable ; elle surpassait toutes ses compagnes en beauté, en adresse et en prudence : aussi fut-elle unie à un héros illustre dans la superbe Troie. Poséidon le renverse sous les coups d’Idoménée ; il obscurcit les yeux et enchaîne les membres agiles d’Alcathoos : ce héros ne peut s’enfuir ni se détourner; mais, semblable à une colonne ou à un chêne élevé, il reste immobile. Idoménée le frappe de son javelot, et brise la cuirasse d’airain qui jusque alors avait repoussé la mort ; maintenant, déchirée par le fer, elle rend un son lugubre. Alcathoos tombe avec fracas ; le trait est enfoncé dans son cœur, qui en palpitant fait trembler l’extrémité du javelot. Mais bientôt Arès en ralentit la violence : alors Idoménée, triomphant, s’écrie d’une voix élevée :

« Déiphobe, n’est-ce pas rétablir l’équivalent que d’en tuer trois contre un ? Et tu te vantes avec audace ! Brave héros, ose donc t’opposer à moi, afin que je t’apprenne ce qu’est le fils de Zeus, moi qui viens en ces lieux. D’abord Zeus engendra Minos, le protecteur de la Crète ; Minos engendra l’irréprochable Deucalion : et Deucalion m’engendra pour être le roi d’hommes nombreux dans la fertile Crète. Aujourd’hui mes vaisseaux me conduisent ici ; ils t’apportent le malheur, à toi, à ton père, et aux autres Troyens. »

Ainsi parle Idoménée : Déiphobe balance si, retournant sur ses pas, il implorera le secours de quelque Troyen magnanime, ou s’il tentera seul le combat ; enfin, dans sa prudence, il croit plus avantageux de se rendre auprès d’Énée. Il le trouve debout, aux derniers rangs de l’armée, car il était irrité contre le divin Priam, qui ne l’honorait pas, quoiqu’il fût brave entre tous les guerriers. Déiphohe s’approche, et lui tient ce discours :

« Énée, sage conseiller des Troyens, hâte-toi de secourir ton beau-frère, s’il te reste encore quelque amour pour les tiens ; suis-moi, protégeons le corps d’Alcathoos, cet époux de ta sœur, lui qui jadis, dans son palais, prit soin de ton enfance ; l’illustre Idoménée vient de l’immoler. »

À ces mots le cœur du héros est pénétré de douleur ; il marche contre Idoménée, et sent renaître son ardeur pour la guerre. Mais Idoménée ne s’abandonne point à la fuite comme un jeune enfant ; il reste inébranlable. Tel, sur les montagnes, un sanglier, se confiant en sa force, attend dans un lieu désert la foule tumultueuse des chasseurs qui s’avance ; sur son dos le poil se hérisse, de ses yeux jaillissent des flammes ; il aiguise ses dents, impatient de renverser les chiens et les chasseurs : de même reste Idoménée, il ne recule point lorsque s’avance le valeureux Énée ; mais, apercevant ses compagnons, il appelle à grands cris Ascalaphe, Apharée, Déipyros, Mérion, Antiloque, habiles dans les combats, et, pour les exciter, il leur dit ces paroles :

« Accourez, mes amis, je suis seul, secourez-moi ; je redoute beaucoup Énée, qui se précipite d’un pas rapide, et qui est près de m’atteindre. Ce héros, dans les batailles, est habile à exterminer nos guerriers, et, ce qui augmente encore sa force, c’est qu’il est florissant de jeunesse. Si nous étions du même âge, bientôt, avec le courage qui m’anime, ou il remporterait la victoire, ou je triompherais. »

À ces mots, tous, n’ayant qu’un même esprit, se rangent auprès d’Idoménée, en inclinant les boucliers sur leurs épaules. Énée, apercevant Déiphobe, Pâris, et le divin Agénor, qui étaient, ainsi que lui, chefs des Troyens, exhorte aussi ses compagnons ; les soldats suivaient en foule, comme suivent un bélier les brebis qui vont boire loin du pâturage : le pasteur alors éprouve une douce joie ; de même, Énée se réjouit dans son cœur en voyant ce grand nombre de peuples marcher sur ses pas.

Autour d’Alcathoos, ils se précipitent en tenant leurs fortes lances ; les armures retentissent avec un bruit horrible sur la poitrine des guerriers qui se heurtent dans la mêlée ; mais deux héros vaillants se distinguent entre tous les autres, Énée et Idoménée, semblables au dieu Arès. Chacun d’eux brûle de déchirer avec le fer le sein de son ennemi. Énée, le premier, jette un trait ; Idoménée le voit et évite le javelot d’airain : le dard s’enfonce dans la terre en frémissant, lancé en vain par un bras vigoureux. Idoménée alors frappe Oenomaos au milieu du ventre, rompt la cuirasse, et le fer se plonge dans les entrailles : le guerrier tombe dans la poudre, et de sa main il presse la terre. Idoménée retire du cadavre sa longue lance, mais ne peut enlever des épaules les armes éclatantes : il est accablé sous une grêle de traits. Déjà, ses genoux étaient moins robustes quand il s’élançait, soit pour reprendre son javelot, soit pour éviter celui de l’ennemi. Il repoussait encore dans les combats, de pied ferme, l’heure fatale ; mais ses pieds, dans la fuite, ne l’emportaient pas aisément hors des batailles. Tandis qu’il s’éloigne avec lenteur, Déiphobe lui lance un javelot étincelant, car il avait toujours contre lui une profonde colère ; mais il le manque encore, et, de son fer, il atteint Ascalaphe, issu du dieu Arès : l’arme terrible traverse les épaules ; Ascalaphe tombe dans la poussière, et ses mains s’attachent à l’arène. Arès, divinité terrible et bruyante, ignore que son fils a succombé dans cette lutte sanglante. Ce dieu, au sommet de l’Olympe, était assis dans un nuage d’or, et retenu par la volonté de Zeus : là reposaient aussi les autres immortels, tous s’abstenaient de participer à ces combats.

Cependant les guerriers s’attaquent avec furie près du corps d’Ascalaphos : à l’instant où Déiphobe lui ravissait le casque étincelant, il est frappé au bras par le javelot de Mérion, pareil au dieu Arès ; le casque, échappé de ses mains, tombe en résonnant sur la terre. Mérion s’élance de nouveau, tel qu’un vautour ; il arrache du bras le fort javelot, et se retire dans la foule de ses compagnons. Politès, frère de Déiphobe, l’entoure de ses bras, et le conduit loin de la guerre cruelle, jusqu’à ce qu’il trouve ses coursiers rapides, placés derrière les combattants avec l’écuyer et le char magnifique. Bientôt ils emportent vers la ville Déiphobe, qui pousse de profonds soupirs, accablé par la douleur ; le sang coule abondamment sa blessure récente.

Les autres combattaient avec courage, et des cris de guerre s’élèvent dans les airs. Énée, s’avançant contre le fils de Calétor, Apharée, qui voulait l’attaquer, le frappe à la gorge de sa lance acérée ; la tête s’incline, le casque, avec le bouclier, la suivent, et la mort funeste se répand autour de lui. Antiloque aperçoit Thoas qui fuyait ; il s’élance, l’atteint, et lui coupe la veine qui s’étend depuis le dos jusqu’à la tête ; il la coupe tout entière. Ce guerrier tombe renversé sur le sable, en étendant les mains vers ses compagnons chéris. Antiloque se précipite, et, regardant tout autour de lui, il arrache l’armure des épaules de Thoas. Les Troyens alors accourent en foule, frappent de près le large bouclier d’Antiloque ; mais ils ne peuvent, avec le tranchant de l’airain, effleurer la peau délicate de ce héros : le puissant Poséidon protégeait le fils de Nestor contre cette multitude de traits. Antiloque reste toujours entouré d’ennemis ; il tourne au milieu d’eux, et son javelot ne reste pas immobile ; sans cesse il l’agite en le faisant tournoyer, puis il m édite dans sa pensée s’il le lancera, ou s’il fondra sur ceux qui l’environnent.

Tandis qu’il méditait ainsi dans la foule, il n’échappe point à la vue du fils d’Asios, Adamas, qui, de sa pique acérée, frappe, en s’approchant, le milieu du bouclier. Poséidon émousse la pointe d’airain, car ce dieu protégeait la vie d’Antiloque : la moitié du dard, comme un pieu durci par la flamme, reste engagée dans le bouclier ; l’autre moitié tombe à terre. Aussitôt Adamas recule au milieu de ses compagnons pour éviter le trépas. Comme il s’éloignait, Mérion le poursuit, et lui enfonce sa redoutable lance au-dessous du nombril, endroit où les blessures d’Arès sont funestes aux mortels : c’est là que pénètre la lance. Adamas tombe sur ce fer, en palpitant. Comme un bœuf que des pasteurs, ayant lié malgré lui, entraînent par les montagnes, tel s’agitait le héros blessé ; mais il ne palpita que peu d’instants : le brave Mérion s’approche, et retire la lance d’airain : une ombre épaisse couvre les yeux d’Adamas.

Hélénos s’approche de Déipyros, le frappe à la tête avec une grande épée de Thrace, et du coup partage le casque. L’armure ébranlée tombe à terre, et l’un des valeureux Grecs relève ce casque, qui roula jusqu’à ses pieds ; mais une sombre nuit obscurcit les regards de Déipyros.

La douleur s’empare alors du fils d’Atrée, le brave Ménélas ; il menace le roi Hélénos, et marche contre lui en agitant une longue javeline, tandis que ce héros tendait son arc flexible. Tous deux s’avancent à la fois, impatients de frapper, l’un avec son javelot, l’autre avec sa flèche légère. Le fils de Priam atteint, au milieu de la poitrine, la cuirasse de Ménélas ; mais la flèche arrière rebondit aussitôt. Ainsi du large van, dans une aire spacieuse, jaillissent les pois et les noires fèves, au souffle retentissant du zéphyr et aux secousses du vanneur. Ainsi repoussé de la cuirasse du glorieux Ménélas, le trait vole, et va tomber au loin. Alors l’Atride frappe la main d’Hélénos, armée de l’arc étincelant ; le fer du javelot atteint l’arc en traversant la main. Hélénos, pour éviter la mort, se réfugie au milieu des siens, en portant sa main pendante, qui traînait le javelot de frêne.

Bientôt le magnanime Agénor l’arrache de la main, qu’il lie avec une fronde tissèe de la laine des brebis, et que portait l’écuyer de ce pasteur des peuples.

Pisandre marche contre le vaillant fils d’Atrée. Le cruel destin de la mort l’entraîne pour être vaincu par toi, Ménélas, dans ce combat terrible. Tous les deux s’avancent : à peine se sont-ils rapprochés, que le trait de l’Atride s’égare et se détourne loin de lui. Pisandre frappe le bouclier de Ménélas, mais il ne peut percer l’airain : l’épais bouclier résiste, et la lance est brisée près du manche. Pourtant, il se réjouissait dans son âme, et se flattait de la victoire ; mais l’Atride tire son épée enrichie de clous d’argent, et fond sur Pisandre. Celui-ci, protégé par le bouclier, saisit alors sa hache étincelante, dont le manche allongé était une branche d’olivier polie avec soin, et tous deux s’attaquent en même temps. Pisandre atteint le sommet du casque touffu, près de l’aigrette ondoyante ; Ménélas frappe, à l’extrémité du nez, le front de ce guerrier impétueux : l’os est fracassé, les yeux ensanglantés roulent dans la poussière, lui-même enfin chancelle, et tombe. L’Atride alors presse du talon la poitrine du vaincu, le dépouille de ses armes, et, triomphant, il s’écrie :

« C’est ainsi que tous vous abandonnerez les vaisseaux des Grecs belliqueux, ô Troyens parjures et insatiables de discordes funestes ! Il n’est point d’affront ni d’outrage que vous ne m’ayez réservé, dogues funestes ! Vous n’avez pas redouté la terrible colère du maître de la foudre, Zeus hospitalier, ce dieu qui sans doute renversera votre cité superbe ! Sans avoir à venger aucune injure, vous avez enlevé mes trésors, celle que j’épousai vierge, qui vous accueillit avec amitié : maintenant vous désirez avec ardeur lancer sur nos forts vaisseaux un feu dévorant, exterminer tous les héros de la Grèce ; mais, quels que soient vos efforts, vous serez repoussés du champ de bataille. Puissant Zeus, on dit que tu l’emportes en sagesse et sur les hommes et sur les dieux, et pourtant c’est par toi que s’accomplissent tous ces maux. Quoi, tu portes secours à ces pervers, à ces Troyens qui ne respirent que les forfaits, qui ne peuvent assez se rassa sier de meurtre et de carnage ! Tout enfin amène la satiété ; et le sommeil, et l’amour, et les douces chansons, et les nobles chœurs des danses, auxquels chacun désire bien plus se livrer qu’à la guerre ; mais les Troyens sont insatiables de combats. »

En achevant ces mots, le grand Ménélas enlève les dépouilles sanglantes, les remet à ses compagnons, et court se mêler aux guerriers des premiers rangs.

En ce moment s’élançait le fils du roi Pylémènes, Harpalion, qui suivit son père bien aimé pour combattre devant Ilion ; mais il ne revit plus les champs paternels. Il s’approche, frappe de sa lance le bouclier de l’Atride, et ne peut en traverser l’airain ; alors il se réfugie parmi ses soldats pour éviter la mort, et regarde avec inquiétude, de peur qu’un trait ennemi n’atteigne son corps. Mérion, comme il s’enfuyait, lui jette un javelot, et l’atteint à la hanche droite ; le dard pénètre au-dessous de l’os jusque dans les entrailles : Harpalion tombe sur la place, entre les bras de ses compagnons chéris, en exhalant le dernier soupir, et, comme un ver, il reste étendu sur la poudre. Le sang noir qui coule de sa blessure inonde la terre. Bientôt les vaillants Paphlagoniens s’empressent autour de lui ; ils le placent sur un char, et le conduisent tristement dans les murs sacrés d’Ilion : son père marchait avec eux en répandant des larmes. Hélas ! la mort de son fils restera sans vengeance.

Pâris éprouve une vive colère du trépas d’Harpalion, car jadis il lui donna l’hospitalité dans le pays des nombreux Paphlagoniens ; enflammé de courroux, il lance une flèche, à la pointe d’airain. Parmi les Grecs était un homme riche et vaillant, Euchénor, fils du deyin Polyide ; il habitait Corinthe, et, quand il monta sur son navire, il n’ignorait pas sa fatale destinée. Le vieillard Polyide lui disait souvent, ou qu’il périrait d’un mal affreux près de ses foyers, ou que, devant la flotte des Grecs, il serait terrassé par les Troyens. Euchénor partit, évitant à la fois les reproches sévères des Grecs et une maladie cruelle, afin de ne pas avoir à souffrir tant de maux. Le trait de Pâris l’atteignit au-dessous de l’oreille : aussitôt ses forces l’abandonnent, et il tombe enveloppé d’épaisses ténèbres.

Ainsi combattaient les deux armées, semblables à la flamme dévorante. Hector, chéri de Zeus, n’avait pas appris, il ignorait absolument qu’à la gauche des navires ses peuples périssaient, vaincus par les Argiens. Déjà, la victoire se déclarait pour les Grecs, tant Poséidon élevait leur courage et les remplissait de force. Cependant, Hector était encore aux lieux où, franchissant les portes et les remparts, il avait rompu les profondes phalanges hérissées de boucliers, à l’endroit où les vaisseaux d’Ajax et de Protésilaos furent traînés sur le rivage de la mer écumeuse, où les murailles étaient le moins élevées, où enfin les fantassins et les cavaliers se livraient à toute la fureur des combats.

Là, les Béotiens, les Ioniens, vêtus de longues tuniques, les peuples de Locre, de Phthie, et les illustres Épéens, s’opposent avec courage au héros qui s’élance sur leurs navires ; mais ils ne peuvent repousser loin d’eux ce guerrier semblable à la foudre, le divin Hector. Aux premiers rangs est l’élite des Athéniens, commandés par le fils de Pétéos, Ménesthée, que suivent Phéidas, Stichius et le vaillant Bias ; les capitaines des Épéens sont Mégès, issu de Phylée ; Amphion et Dracios. Ceux des peuples de Phthie sont Médon et le belliqueux Podarcès ; Médon, fils illégitime d’Oïlée et frère d’Ajax : il avait quitté sa patrie, et vivait dans Phylace depuis le jour où il tua le frère de sa marâtre Ériopis, épouse d’Oïlée. Podarcès était le fils d’Iphiclos, de la race des Phylacides : ces deux chefs commandent aux peuples de Phthie, et combattent avec les Béotiens pour défendre leurs vaisseaux.

Ajax, fils d’Oïlée, est auprès d’Ajax, fils de Télamon ; il ne le quitte jamais, pas d’un instant. Tels, dans un guéret, deux bœufs noirs traînent avec la même ardeur une pesante charrue ; de leurs fronts armés de cornes découle une abondante sueur : séparés seulement par le joug brillant, ils tracent un profond sillon, et déchirent le sein de la terre. Ainsi rapprochés s’avancent les deux Ajax. De nombreux et vaillants soldats entourent le fils de Télamon ; ils reçoivent son bouclier, lorsque ses membres sont brisés de fatigue ou baignés de sueur. Mais les Locriens n’accompagnent pas le fils d’Oïlée : leur courage ne résiste pas dans un combat de pied ferme ; ils n’ont point de casques d’airain ombragés d’une épaisse crinière, ils n’ont point de boucliers arrondis, ni de lances de frêne ; ils sont venus avec lui devant Ilion, se confiant en leurs arcs, en leurs frondes tissues de laine, et leurs traits nombreux rompent les phalanges de Troyens. Ainsi, les soldats du fils de Télamon, revêtus d’armes éclatantes, marchent en avant, attaquent les ennemis et même le vaillant Hector ; et ceux du fils d’Oïlée se cachent derrière les bataillons en lançant des traits. Déjà les Troyens sont près d’oublier leur courage, tant ils sont troublés par ces flèches. Alors, les Troyens en déroute auraient fui jusque dans Ilion, loin des tentes et des vaisseaux, si Polydamas, en s’approchant, n’eût dit au terrible Hector :

« Hector, rebelle à suivre nos avis, quoi ! parce qu’un dieu te donna d’accomplir des actions guerrières, veux-tu donc dans le conseil l’emporter sur tous les autres ? Cependant tu ne peux seul réunir tous les avantages : car à l’un les dieux donnèrent les exploits guerriers ; à l’autre, l’art de la danse ; à l’autre, celui de la lyre ou du chant ; un autre enfin reçoit du puissant Zeus l’esprit de sagesse : les peuples nombreux en jouissent, il sauve les villes ; et lui-même comprend tout l’avantage de sa prudence. Je dirai donc ce qui me semble être préférable : de toutes parts autour de toi le cercle de la guerre s’allume ; les magnanimes Troyens, après avoir franchi ces murs, ou restent à l’écart avec leurs armes, ou, dispersés devant les navires, luttent en petit nombre contre une multitude d’ennemis. Retire-toi donc un instant en appelant ici les plus braves, afin que nous délibérions tous dans le conseil, ou de fondre sur les vaisseaux, si un dieu veut nous donner la victoire, ou de nous éloigner sains et saufs loin des navires. Je crains que les Grecs ne nous payent leur dette d’hier, car près de leurs vaisseaux est un héros insatiable de guerre, et je pense qu’il ne s’éloignera pas longtemps des batailles. »

Ainsi parle Polydamas. Ce conseil prudent plaît au vaillant Hector ; soudain il s’élance de son char, saute à terre, et fait entendre ces paroles :

« Polydamas, retiens ici tous nos chefs les plus braves ; je cours à cet endroit m’opposer à l’ennemi, et je reviendrai près de toi quand j’aurai donné mes ordres. »

À ces mots, il s’éloigne, jette de grands cris, et comme un mont couvert de neige, il paraît au milieu des Troyens et des alliés. Bientôt les chefs arrivent auprès de Polydamas, noble fils de Panthoos, quand ils ont entendu la voix d’Hector. Celui-ci s’avance en cherchant aux premiers rangs s’il pourra découvrir Déiphobe, le puissant Hélénos, Adamas, fils d’Asios, et Asios, fils d’Hyrtace : il n’en trouve aucun qui n’ait reçu quelque blessure ou la mort. Les uns devant la flotte ont perdu la vie sous les coups des Argiens ; d’autres furent blessés par le javelot ou la lance, dans le rempart des Grecs. À la gauche de cette bataille déplorable, bientôt il rencontre l’époux de la blonde Hélène, Pâris, qui exhortait ses soldats à combattre. Hector s’approche, et lui adresse ces paroles amères :

« Funeste Pâris, homme vain de ta beauté, guerrier efféminé, vil séducteur, où sont Déiphobe, Hélénos, roi plein de force, Adamas, fils d’Asios, Asios, fils d’Hyrtace ? où donc est Othryonée ? Aujourd’hui tout Ilion se précipite de son faîte, aujourd’hui ta perte est certaine. »

« Cher Hector, lui répond le beau Pâris, sans doute ton désir est d’accuser un innocent : je ne montrai jamais tant d’ardeur pour la guerre, et certes, ma mère n’enfanta point un lâche. Depuis qu’un combat près des navires rassembla nos compagnons, depuis cet instant, nous nous sommes mêlés sans relâche aux enfants de Danaos. Les amis que tu demandes ont péri ; seulement Déiphobe et le puissant Hélénos se sont retirés, tous deux blessés à la main par de longues lances ; le fils de Cronos les a garantis de la mort. Mais guide-nous maintenant où t’appelle ton cœur audacieux ; nous sommes impatients de te suivre, et je ne pense pas manquer de courage, tant qu’il me restera quelque force ; mais nul, quelque vaillant qu’il soit, ne peut combattre au delà de son pouvoir. »

Par ces paroles, Pâris à fléchi l’âme de son frère. Tous deux s’élancent aux lieux où éclatent surtout le tumulte et les batailles ; là se trouvaient déjà Cébrion, l’irréprochable Polydamas, Phalcès, Orthéos, Polyphète, beau comme un dieu, Palmys, Ascagne, et Morys, le fils d’Hippotion. Ces guerriers, remplaçant d’autres guerriers, étaient venus le jour précédent de la féconde Ascanie, et maintenant Zeus les excite à combattre : ils s’avancent, semblables à un tourbillon de vents impétueux qui, du sein de la foudre de Zeus, fond sur la terre et se mêle à l’océan avec un bruit terrible ; alors, les flots bouillonnants de la mer mugissante, enflés et blanchissants d’écume, se poussent et se succèdent sans cesse. Ainsi, brillants d’airain, les Troyens rassemblés se pressent les uns et les autres, et marchent sur les pas de leurs chefs. Hector les précède, pareil au farouche Arès : il tient devant lui son large bouclier, revêtu de peaux épaisses et recouvert de lames d’airain ; sur sa tête resplendit un casque étincelant. Il porte ses pas de tous côtés autour des phalanges ennemies ; et, garanti par son bouclier, il tâchait de voir si elles ne pouvaient pas céder à ses efforts. Mais il ne trouble point dans leur sein l’âme courageuse des Grecs. Ajax, le premier, marchant à grands pas, défie Hector par ces paroles :

« Brave héros, dit-il, approche donc : pourquoi vouloir effrayer ainsi les Argiens ? Nous ne sommes point inhabiles dans les combats ; mais aujourd’hui les Grecs succombent sous le terrible fouet de Zeus. Dans ton audace, tu penses ravager nos vaisseaux ; mais il nous reste des bras pour les défendre ; auparavant, votre ville superbe sera prise et ravagée par nos mains. Je te le prédis, le jour n’est pas loin où, fuyant toi-même, tu prieras Zeus et tous les dieux que tes superbes chevaux soient plus vites que l’épervier, et te ramènent dans Ilion, en agitant la poussière de la plaine. »

Tandis qu’il parlait, un oiseau vole à sa droite : c’était un aigle au vol élevé. L’armée des Grecs jette un cri de joie à cet heureux présage ; alors l’illustre Hector répond en ces mots :

«Ajax, guerrier orgueilleux et insensé, qu’oses-tu dire ? Plût aux dieux que, fils du puissant Zeus et de l’auguste Héra, je fusse certain d’être immortel, d’être honoré à l’égal d’Athéna ou d’Apollon, comme il est sûr que ce jour sera funeste à tous les Argiens ! Toi-même, tu périras avec eux, si tu oses affronter ma lance redoutable ; elle déchirera ta peau délicate ; tu rassasieras de ta graisse et de ta chair les chiens et les vautours des Troyens, en tombant devant les navires des Grecs. »

Il dit, et s’élance à la tête de ses guerriers. Ils le suivent en poussant de grands cris, et l’armée crie jusqu’aux derniers rangs, Les Grecs criaient aussi de leur côté ; ils n’ont point oublié leur courage ; mais ils attendent de pied ferme et résistent aux chefs des Troyens qui s’avancent. Les clameurs des deux peuples s’élèvent dans les airs et dans les demeures brillantes de Zeus.

Fin du chant 13 de l’Iliade

(Traduction de Jean-Baptiste Dugas-Montbel, 1828 –
Corrections Kulturica : re-hellénistation des noms propres)